BOLOGNE "La Rouge" : Mythes et Réalités

BOLOGNA, 1977, Université, photo : Tano D'Amico

Ici bourgeois et communistes c’est du pareil au même, ils vont dans les mêmes cafés, les mêmes restos, s’habillent à l’identique et d’ailleurs souvent ce sont tout simplement les mêmes personnes. 
Valerio Monteventi  
Militant Nuova Sinistra - 1996
La réhabilitation de l'habitat ancien 
et le maintien sur place des habitants sont deux objectifs inconciliables.
François Aballea, - 1978

Bologne, ville dirigée dès 1945 par le Parti communiste associé au Parti socialiste pendant 54 années [21 avril 1945 - 30 juin 1999 date de l'élection d'un maire pro-Berlusconi], était jusque dans les années 1980, le laboratoire urbain expérimental du Parti, une « vitrine de propagande » du communisme démocratique destinée à assurer au Peuple italien qu'il était en mesure d'apporter à l'ensemble des classes sociales d'une ville, d'une région, une réponse face aux problèmes urbains. Voire même, un style de vie conciliant modernité et traditions, et ce pour le bien-être et le confort urbain de la communauté.


Une politique faite pour soustraire le territoire, au point de vue économique et social, à l'anarchie du marché capitaliste et pour maîtriser les finalités dans le sens d'un développement contrôlé des rapports entre les diverses composantes économiques et sociales, traditionnellement antagonistes. 

Une politique qui marque d'une certaine manière une rupture dans la pensée urbaine communiste qui privilégiait après la seconde guerre mondiale l'architecture et l'urbanisme fonctionnel, les grands ensembles d'habitat social, destinés à résorber la crise du logement et à se constituer une solide base électorale. Pour les élites communistes de Bologne, au contraire,  contre les illusions urbaines de la croissance, le bâti hérité, les  quartiers historiques allaient devenir un incubateur social. Paradoxalement, le changement social se traduira spatialement en conservatisme, c'est à dire par une politique urbaine dont les objectifs principaux sont la préservation et la restauration ou la réhabilitation du bâti des quartiers historiques.


Des opérations de restauration étaient déjà à l'oeuvre dans d'autres villes de l'Italie [Sienna, Parma, Padova, etc.] qui avaient hérité d'un patrimoine historique exceptionnel et de la France [loi Malraux, 1962] ; en cela, ce type d'opération, dans les années 1960, était le plus souvent synonyme de déportation pour les habitants, associé à l'idée d'urbanisme libéral et justement conservateur. 


L'intérêt majeur de l'expérience de Bologne est la tentative faite pour le maintien des populations fragiles et ouvrières ; et d'autre part, la mise en place des Consigli di quartiere, [Conseils de quartier] qui devaient permettre, théoriquement, à chaque habitant de participer à l'élaboration du plan d'urbanisme de leur quartier. 


Ces deux pratiques différencient Bologne des autres villes européennes même si elles ne sont pas inédites. En France, un peu plus tardivement, on retrouve cette même volonté de certaines municipalités de maintenir le spectre social de la population dans le cadre des [rares] opérations de réhabilitation, mais selon A. Mollet et B. Lahaume : "Comme la rénovation urbaine, la restauration ou la réhabilitation se sont traduites par le rejet et l'expulsion des occupants des immeubles anciens. Elles ont produit une ville sans pauvres, une ville sans vieux ". Le bilan, selon eux, à la fin des années 1970 n'est guère brillant et aucune opération n'a réussi à maintenir les populations en place. François Aballea, déclare plus critique en 1978 : "La réhabilitation de l'habitat ancien et le maintien sur place des habitants sont deux objectifs inconciliables."


A Bologne, ces expériences, ces initiatives sociales innovantes,  mises en place dans le cadre d'une politique sociale urbaine plus large ont été considérées par un grand nombre d'architectes/théoriciens de la Gauche historique -du monde entier- comme un modèle à suivre. Bologne devint une étape obligée, un pèlerinage aussi bien pour les architectes que pour les décideurs et politiciens, de France comme du Japon, qui venaient ici en visite pour évaluer les bienfaits urbains d'une expérience sociale novatrice. Les théoriciens français, et barcelonais [proches de La Tendanza], s'en inspireront largement et importeront le modèle. La large diffusion de la culture architecturale italienne, s'effectua par les revues d'architecture de l'époque [1970 / 1990] qui publiaient régulièrement des articles de grands critiques vantant les mérites d'une politique volontariste, démocratique, sachant  prendre en haute considération les potentialités sociales de l'architecture urbaine. Bologne la Rossa avait-elle réussie là ou d'autres avaient échoué ?

Peut-être, mais sous le vernis brillant de pratiques politiques destinées en principe à la classe populaire, des opérations de réhabilitation reconnues mondialement, se dissimule un vaste système basé sur le clientélisme, le compromis politique avec les forces rétrogrades, des actions contre les mouvements étudiants et les groupes de la Nuova Sinistra. Car en effet, si effectivement le centre ville historique réhabilité conservait une certaine proportion d'ouvriers, la plupart d'entre eux étaient adhérant, militant et sympathisant communiste ou bien en position de soumission clientéliste.

Le Communisme Démocratique

Au début des années 1960, l’administration communiste de Bologne élabora une politique destinée à préserver le centre ville historique de la spéculation et donc de la destruction et, plus important, à préserver des processus habituels de substitution, les fonctions et les classes sociales. Bologne constituera pour le Parti Communiste une sorte de laboratoire expérimental en vue d’une offensive nationale de propagande sur les couches moyennes afin d’élargir tout à la fois son électorat et d’adapter ses propositions pour mieux les capter.

La politique de la ville élaborée par la municipalité a été déterminée, en premier lieu, par des considérations qui concernent l’enjeu électoral du centre ville. En effet, la restructuration de l’industrie de la région qui était en grande partie dédiée à l’industrie de l’armement imposa après la guerre la fermeture de nombreuses usines et le départ des ouvriers vers d'autres villes. Dans le centre ville, les principales forces économiques et sociales étaient constituées d’artisans traditionnels attachés à leur boutique, de commerçants et de petits propriétaires ruraux : un électorat oscillant mais davantage porté vers la Démocratie-chrétienne.


BOLOGNA, Centro Storico

Dès lors, au début des années 1960, la municipalité communiste engagera une politique d’accords, de compromis afin de contenter les classes moyennes, et parallèlement des mesures destinées à stopper l’exode de la classe ouvrière, son électorat privilégié.  Cette stratégie profitera aux dirigeants communistes locaux et à l’image de marque de la Bologne communiste. En quelque sorte, Bologne préfigure la future ligne du Parti Communiste : le communisme « démocratique » et elle anticipe de quelques années son [incroyable] alliance avec la Démocratie-chrétienne en 1974.


BOLOGNA, Piano Regolatore Generale 1955

Piano per il centro storico

Dans un premier temps, le contexte politique des quartiers du centre historique de Bologne est à l’origine du programme du plan pour le centre historique : la réhabilitation – restauro - du bâti a pour objectif de contenter les artisans et les commerçants -le plus souvent propriétaires- qui constituaient une force électorale importante, d’offrir à ces catégories un cadre propice à leur maintien, par la conservation et le développement des activités dédiées à l’artisanat traditionnel.  Mais la diminution progressive de la proportion d’ouvriers résidant en centre ville [113.000 habitants dans le centre ville en 1955, 90.000 en 1961 sur une population totale de 450.000] malgré la politique des maisons populaires, le développement des foyers d’ouvriers et la création d’équipements publics de quartier,   incitera la commune à élaborer le Piano per il centro storico (le plan pour le centre historique) pour s’opposer au processus d’expulsion des couches sociales à faibles revenus. Le plan d'urbanisme de 1969 impose ou prolonge comme programme :


1. la conservation et le développement des activités dédiées à l’artisanat traditionnel, au commerce et au service, 
2. le maintien des couches sociales à faible revenu, le développement des foyers d’ouvriers,
3. la réhabilitation de bâtiments prestigieux en partenariat avec le privé en vue du développement de l'activité tertiaire,
4. la création d'équipements publics de quartier [bibliothèques, écoles, etc.],
5. la création d’équipements publics à vocation régionale destinés à revitaliser le centre historique,
6. la mise en place de Conseil de quartier,
7. le développement de l'activité touristique par la mise en valeur des monuments historiques et du tissu urbain connexe [restauration, voie piétonne, etc.],
8. une croissance zéro, afin d'éviter un développement anarchique et de permettre un contrôle efficace du territoire, de ses usagers, des programmes et des fonctions. 


Le plan d’urbanisme pour le centre historique s’est traduit par une réhabilitation à l’identique des vieux immeubles, la construction de nouveaux bâtiments respectueux du contexte historique, reprenant leur typo-morphologie, voire les matériaux de façade. 


BOLOGNA, Restauration du quartier San Leonardo



Le choix d’une réhabilitation lourde des tissus anciens plutôt qu’une rénovation est également apparue comme un élément culturel, par l’attachement des habitants à leur patrimoine historique inestimable. Ainsi, reprenant en partie les thèses et les méthodes des architectes de la Tendenza, les services techniques municipaux effectueront des analyses typologiques et morphologiques du bâti, des relevés métriques, des recherches dans les cadastres historiques, des enquêtes sur la composition démographique et sociale de la population et, enfin, un relevé photographique, instruments d’analyse qui ont permis une connaissance fine du tissu urbain et de ses typologies. 


L'enquête photographique a été réalisée dans les meilleurs conditions possibles, sans voitures garées, ou de panneaux routiers ou de mobilier urbain en premier plan. Le résultat est un gigantesque répertoire d'images, montrant une ville monochromatique pétrifié dans le temps, dont la fonction documentaire, devait apporter une aide à la décision et à la préfiguration des interventions de restauration. Le plan divise la ville historique en treize divisions urbaines, est censé représenter les zones suffisamment homogènes du point de vue morphologique, fonctionnel et socio-économique, et définir un état des lieux de dégénérescence physique et hygiénique.

Le Piano per la costruzione economica e popolare [Plan pour la construction économique et populaire, PEEP], adopté en 1973, intègre le résultat de ces enquêtes en vue de l’acquisition de terrains par la municipalité et du sauvetage du patrimoine.


BOLOGNE, 1969. Images tirées du recensement photographique de Paolo Monti. 



Bologne, 1969. Plan d'urbanisme


Bologne, 1969. Plan de sauvegarde des bâtis par typologie


Des équipements publics

De très nombreux équipements publics seront programmés dans le centre historique qui devait devenir un  condensateur social correspondant à l'antique urbs et civitas. Ainsi, des petits équipements de quartier, écoles, bibliothèques, crèches, dispensaires destinés aux habitants d'un quartier seront construit ou prendront place dans d'anciennes constructions. 

Reconversion d'un couvent [Via Pieralata] en équipement public de quartier [Saragozza], 1969


A cela, s'ajoute une politique culturelle de plus grande envergure et certains grands bâtiments historiques seront reconvertis en équipement public majeur destinés à la population de l'agglomération, voire de la région. Ainsi, aux forts liens locaux qui existaient auparavant, associant parfois très étroitement lieu de travail et domicile, boutiques et types de consommation, lieux de plaisir et de récréation et formes de sociabilité, la rénovation substitue des équipements qui n'ont pas essentiellement valeur locale et s'inscrivent plus largement dans un politique de la ville et de l'agglomération. Ces condensateurs sociaux n'ont pas pour autant renforcer la vie locale, et au contraire provoqué l'arrivée de nouveaux habitants et d'activités.


Le tertiaire

Dans le même temps, le programme décidé par la municipalité concernant la restauration des bâtiments historiques de qualité mais dégradés autorisait leur transformation et leur changement d'affectation devant satisfaire les activités tertiaires :  banques,  sièges sociaux, bureaux, activités professionnelles libérales [avocat, architecte, médecin, etc.] ; mais également une réhabilitation respectueuse en appartement de luxe. Une activité tertiaire qui connaissait une formidable expansion, demandeuse de surface, un urbanisme d'affaires non véritablement anticipé -ou à ce point- dans les années 1960 ; à Bologne, le capital historique hérité est tel qu'il décida les élites de la ville à autoriser des sacrifices à l'environnement social. 


Pour répondre à la demande de ce secteur, et soulager l'immobilier du centre ville,  la municipalité commandita en 1965, à un grand nom de l'architecture, le japonais Kenzo Tange, d'élaborer un plan d'urbanisme concernant l'édification d'un quartier d'affaires. 

Mixité sociale 

L’intérêt fondamental du cas bolonais a consisté à élaborer une politique sociale volontariste qui incluait des mesures d’attribution de logements, de contrôle des loyers et de la prise en charge de l’hébergement provisoire des habitants pendant la durée des travaux et qui proposait d’associer les habitants dans le processus de formalisation du projet.

Certains critiques évoquent la volonté de la municipalité de garantir la mixité sociale et de garder un principe d'équité, à savoir permettre aux classes sociales les moins favorisées de bénéficier de la ville ancienne dans des conditions décentes : il fallait sauvegarder la ville ancienne mais aussi sa population, en particulier, la population la plus fragile, tout en adoptant une politique qui puisse satisfaire les classes aisée, moyenne dans une forme de consensus général, pour les uns, de compromis pour les autres. Car en effet, les opérations de restauration de bâtiments anciens se révèlent économiquement peu rentables et excessivement coûteuses par rapport aux opération de démolition/reconstruction. 

Dès lors, il était admis que les acteurs économiques et financiers de la cité devaient être pleinement incorporés dans le processus de rénovation du centre, une forme inédite -à l'époque et dans ce cadre- de PPP, Partenariat Public Privé.  Il doit être souligné que, pour compléter le financement public, les contributions privées ont été largement appuyées notamment en raison de la fragilité économique de la municipalité, puis de sa quasi faillite après la crise de 1973. L'immense effort de restauration du centre ville a largement mobilisé à la fois le capital privé, propriétaires, promoteurs et capital public. L'estimation pour le budget d'intervention nécessaire pour les districts urbains du centre était estimé à 31 milliards de lires italiennes, près de 15 millions d'euros, alors que la municipalité ne disposait que d'un budget de seulement 10 milliards de lires, soit près de 5 millions d'euros, pour financer les interventions  jusqu'en 1975. 

BOLOGNA, Centro storico
Pierluigi Cervellatti [1] en charge du plan pour le centre historique, affirmait que pour obtenir l’adhésion de tous les partenaires, opérateurs privés et publics, classes aisées et ouvrières, la municipalité avait du s’engager à faire des concessions aux uns comme aux autres. De nombreux avantages financiers furent notamment accordés aux propriétaires ; les conventions entre la municipalité et les propriétaires privés engageaient la ville à des prêts avantageux accordés pour la réhabilitation en échange du maintien des locataires pour une durée de vingt cinq ans. Si le propriétaire ne disposait pas de moyens financiers lui permettant d’effectuer les travaux, la municipalité s’engageait à prendre en charge la totalité des travaux à la condition de maintenir les locataires à faible revenu et de contrôler les loyers. De même, si un appartement se libérait, la municipalité se réservait le droit de l’attribuer à des personnes en attente de logement social.


Les Consigli di quartiere

C'est ce point particulier qui force l'admiration des avant-gardes architecturales -européennes- de la gauche historique et qui sera considéré comme une avancée importante. Selon eux, de cette façon, la planification urbaine est devenue permanente et démocratique, en constante évolution pour répondre aux mutations sociales qui se déroulent dans la ville. Une planification ouverte à ses citoyens, faisant d'eux des acteurs à part entière, des personnes concernées, de sorte que la communauté locale est devenue un des protagonistes de la réflexion pour le développement de la ville, de la destinée de la ville. Les rencontres et les débats qui s'y organisaient, ont permis une réelle discussion, un dialogue constructif entre les intérêts des propriétaires, des locataires, des artisans, etc. 

PierLuigi Cervellati [2] affirmait que le plan pour le centre historique de Bologne est, avant toute chose, issu de la volonté des habitants des quartiers et n’a pas été sous l’influence d’une quelconque idéologie architecturale ou urbaine. Car en effet, la politique de la ville expérimenta dès les années 1950, une nouvelle forme de démocratie participative directe en organisant sur l’ensemble de son territoire administratif des conseils d’habitants pour chaque quartier. Une idée reprise par le candidat catholique indépendant G. Dosseti, aux élections municipales de 1956, qui centra sa campagne sur la nécessité de promouvoir l'institution de conseils de quartiers pluralistes destinés à briser la domination dans les quartiers périphériques, essentiellement ouvriers.

L'institutionnalisation des Consigli di quartiere, c'est à dire l'acte formel de mise en route de la décentralisation administrative et de l'articulation de la ville en unités territoriales sous-communales est établi par l'arrêté municipal du 21 septembre 1960 qui décide de la division de la ville en 15 quartiers [révisé en 1964 pour les quartiers historiques divisés en quatre quartiers]. Le règlement des organismes de quartier fut adopté par arrêté municipal le 23 mars 1963.

A Bologne les conseils de quartier proposaient aux habitants de participer à l’élaboration des programmes publics. Pour le centre ville historique, les habitants disposaient d'un avis consultatif pouvant orienter la décision du conseil municipal portant -entre autres- sur la nature d'un programme d'équipement urbain [square ou place minérale], la nécessité d'une démolition et de sa reconstruction, etc. Par la suite, la municipalité donnera aux conseils de quartier des attributions en rapport avec le budget et la gestion de certains services publics.


Selon Cervellati, la participation des habitants au processus d’élaboration du projet au travers des conseils de quartier, a contribué à développer une « conscience urbaine » parmi la population. 

Sur ce modèle, le Parti Communiste organisera dans chaque ville des Consigli di quartiere ; d’où le sobriquet des militants communistes ainsi surnommés les quartieristi. À Turin, notamment, les Consigli di quartiere étaient devenus des éléments de la vie associative de la ville et ils représentaient une sorte de « Démocratie de contact » entre gouvernants et gouvernés, et un outil particulièrement efficace pour alimenter le mécontentement ou bien au contraire susciter l’adhésion auprès des populations, un excellent moyen de pression pour former des alliances dans les municipalités dirigées par les partis politiques du Centre.

Croissance Zéro et contrôle Total

A cela s’ajoute le fait que Bologne avait adopté une croissance contrôlée de son territoire, une croissance zéro, et refusait l’implantation de grands centres industriels au profit de petites et moyennes entreprises orientées surtout vers les marchés étrangers européens, de luxe si possible, donc moins exposées à subir les contrecoups d'une situation économique défavorable en Italie. En 1960, cette politique s’opposait encore aux directives du Comité national du Parti communiste. Car les mesures ainsi mises en place avaient pour objectif déclaré d’influer sur la formation du revenu et le processus d’accumulation et pas seulement sur la redistribution du revenu lui-même.

De cette manière, la structure économique pouvait être directement contrôlée par le Parti par une gestion directe des syndicats d’ouvriers facilement malléable dans les petites unités de production au contraire des grands complexes industriels. Ici, la recherche de consensus entre les parties traditionnellement antagonistes, le capital et la main d’oeuvre ouvrière, s’exprime par un développement de la concertation afin d’obtenir la paix sociale et par conséquent, des conflits moins nombreux dans les entreprises. Elle se concrétise également par la défense et le développement de la petite et moyenne entreprise, par notamment, outre la faible pression des syndicats affiliés au Parti, une série de mesures favorables à leur survie économique. 


Dans cette forme d’accord tacite, les ouvriers et les employés adhérents au Parti communiste ou syndiqués pouvaient bénéficier de larges avantages dont notamment, l’attribution de logements sociaux et l’accès aux nombreux services sociaux. Une certaine forme de rétribution indirecte soulageant les dépenses financières des familles et une assurance pour les entreprises de conflits sociaux mesurés et de faible portée. 

Après la crise de 1973

La crise économique a considérablement réduit les possibilités d’interventions de la municipalité dans le secteur économique et populaire. La réhabilitation des quartiers historiques et les différentes mesures en faveur des couches sociales à faible revenus représentaient un coût financier important pour la commune, qui s'était largement sur-endettée. En 1975, la proportion de surface habitable réservée aux foyers d’ouvriers et aux foyers d’employés diminue et accentue le phénomène d’expulsion des fonctions «pauvres» du tissu urbain au profit des fonctions «riches» : activités tertiaires, logements pour les classes aisées, commerces de luxe, etc.

Le départ progressif des couches populaires au détriment d’une classe moyenne composée d'employés des activités tertiaires, voire de la classe aisée, avide d’habiter des quartiers rénovés dans un cadre historique unique au monde, s’effectua notamment du fait de l’augmentation rapide des loyers. La municipalité en charge de l’attribution des logements et du contrôle des loyers modifia sa gestion dès la fin des années 1970. De même pour les activités traditionnelles et historiques, les commerces de proximité, l’artisanat, les services, les restaurants populaires remplacés progressivement par des boutiques plus luxueuses s’adressant à la classe sociale supérieure et au tourisme fleurissant. 


BOLOGNA, Centro storico

Paradoxalement, alors que l’élévation du niveau social moyen progressait dans le centre historique, le comportement politique de ces habitants se modifia à l’avantage du Parti communiste et aux élections municipales de 1975, il enregistra la croissance relative la plus forte dans ces quartiers. La politique de compromis du Parti Communiste pouvait contenter les classes moyennes, les petits propriétaires, voire la bourgeoisie.


Puis, progressivement, au fur et à mesure des interventions de restauration, le centre historique deviendra un pôle d'attraction pour les classes supérieures.  Aujourd'hui encore, vivre dans le centre historique de la ville, expression d'une société élégante, semble être une aspiration générale, et ce, malgré des prix à la location ou à la vente prodigieux qui obligent les prétendants à investir jusque dans les bâtiments d'habitation destinés à l'origine aux classes populaires... Tandis que les plus grandes marques de luxe investissaient les galeries marchandes de la cité, comme en témoignent ces enseignes : 




Critiques

Les groupes de la Gauche extraparlementaire dénoncèrent le clientélisme municipal qui s’exprimait par un «contrôle» total de la classe ouvrière : par les syndicats au sein des usines et par l’office responsable de l’attribution de logements publics qui attribuait en priorité les logements sociaux aux militants du Parti communiste et excluait d’office les demandes des militants des formations de la Gauche dissidente, voire d'autres formations politiques de la Gauche. 


Les critiques stigmatisaient l'approche sociale, arguant que le maintien des habitants dans le centre historique était de les reléguer dans un «ghetto» ; d'autres affirmaient que la mixité sociale attendue s'approchait davantage de la co-existence par trop teintée de mépris social pour les uns et de gêne pour les autres. Une sorte de fantasme d'un projet de cohésion sociale devant produire artificiellement, un melting-pot de codes culturels opposés, qui régissent le comportement et l'identité des groupes sociaux. 

les militants de la Nuova Sinistra ne cessaient de condamner une politique trop consensuelle, compromise avec le patronat, les grands financiers, ainsi Valerio Monteventi : «Ici bourgeois et communistes c’est du pareil au même, ils vont dans les mêmes cafés, les mêmes restos, s’habillent à l’identique et d’ailleurs souvent ce sont tout simplement les mêmes personnes »[1].


D'autres critiques enfin, argumentaient sur l'aporie de la pensée architecturale de la restauration et de la réhabilitation qui crée des "copies fidèles", synonyme aussi,  de conservatisme politique. Cette politique urbaine inaugura en Europe, la muséification et l'embourgeoisement des centres anciens, via l'intelligentsia de Gauche. 



Luttes urbaines

Bologne est aussi une grande ville universitaire qui accueillait des milliers d'étudiants venus de l'Italie entière, attirés par l'enseignement d'universitaires reconnus de la Gauche. Suite à une loi décidée en 1976 mettant fin au monopole de la RAI, qu'une profusion de radio-libres s'emparent des ondes, ouvrant celles-ci à la possibilité de l'expression de la contre-culture. Radio Alice, à Bologne, lancée par Franco Berardi, ancien militant de Potere Operaio, disposera rapidement d'une très large audience et d'un public très attaché à sa voix dissidente. Radio Alice sera interdite d'onde par la police en 1977 pour incitation à la violence.


Outre l'action des mouvements étudiants, c’est l’Unione Inquilini, installée ici en 1974, qui jouera le rôle de perturbateur urbain, en organisant quelques appropriations collectives et la défense des plus démunis. Les appropriations collectives sont destinées aux étudiants et elles concernent surtout des constructions dégradées abandonnées ou des maisons sans occupants. 


Les luttes urbaines à Bologne sont sporadiques et peu importantes, outre les actions des étudiants.  Le 30 juin 77, la police expulse violemment des occupants illégaux d’un immeuble privé de la via Massarenti. Le 16 janvier 78, la police expulse 13 familles occupant des logements dans le quartier Pilastro.


BOLOGNA, 1977, photo : Tano D'Amico

La «vitrine» du Parti Communiste Italien se brisa lors des manifestations étudiantes de 1977 : le maire communiste n’hésita pas à réprimer sévèrement les manifestants. La ville était en état de siège, présidée par la police, les carabinieri surveillaient militairement la zone autour de l’Université. Des lois d’exception furent promulguées, laissant la main libre aux forces de police. Le 11 mars 1977, au cours d’une manifestation, un étudiant, Francesco lo Russo, militant du groupe de Lotta Continua fut assassiné par la police.









Conclusion

Un clientélisme exacerbé

Comme nous l'avons évoqué en introduction à cette série d'articles sur l'Italie, le clientélisme des partis politiques comme des organisations chrétiennes contrôlées par le Vatican s'était à ce point développé qu'il constituait une pratique admise par la population, mais au fil du temps, et des crises, ces relations exacerberont les tensions. Des relations clientélaires s’y rencontrent à tous les niveaux depuis le Gouvernement central jusqu’aux communautés locales. A Bologne, la palette des avantages qui étaient ainsi distribués portaient sur : des postes dans l'administration obtenus par protection, le recrutement d'employés municipaux,  l'attribution d'un logement social, des autorisations et des fonds publics pour les entrepreneurs locaux, des passe-droits et des tolérances pour les boutiquiers, des gratifications quotidiennes distribuées directement par les organisations du parti pour les catégories pauvres, etc. 


Une pratique que l'on retrouve aussi bien dans les municipalités de la ceinture rouge de Paris - aujourd'hui encore-, que dans les faubourgs de Londres tenus par le Labour Party, mais qui atteint à Bologne une amplitude exceptionnelle. En utilisant une vaste panoplie de gratifications matérielles et immatérielles, le Parti communiste pouvait ainsi se constituer une clientèle qui allait des nécessiteux aux petits patrons, aux ouvriers en passant par les fonctionnaires. Un changement politique municipal signifiait donc la perte quasi-automatique de certains avantages, car le Parti communiste n'est du reste pas le seul à user de ces procédés et les autres partis politiques, bien sûr, les pratiquaient de la même manière. L'évolution sera marquée lors des années difficiles de la crise de 1973 car pour certains privilégiés, l'idéologie politique apparaissait en second plan pour le maintien de leurs avantages.



La question du logement

Le développement du débat théorique et de la lutte autour du problème de la réforme urbanistique a précédé de quelques longueurs le mûrissement d'une longue série de recherches sur le problème des centres historiques qui ont porté sur le devant de la scène, contre les thèses traditionnelles inspirées d'un conservatisme abstrait, le problème politique fondamental de la réutilisation du patrimoine immobilier existant, dans une situation où la demande de logements restait toujours constante. Dans ce contexte, l'expérience de Bologne a joué un rôle exemplaire et fourni un modèle à bon nombre d'administrations locales, puis internationales. 

Après la crise de 1973, alors que Bologne était considérée comme une expérience phare d'urbanisme social, par les professionnels de la ville -architectes et décideurs-, les phénomènes d'embourgeoisement étaient parfaitement visibles dans le centre historique. Cette incapacité à maintenir les couches sociales les plus fragiles puis ouvrières sera considérée comme une distorsion due aux conditions économiques de l'après crise de 1973, et du progressif regain d'intérêt des spéculateurs et des investisseurs pour des opérations de ce type dans les centres historiques et les quartiers anciens, et ce, dans l'Europe entière, en France, en Espagne et aux pays-bas notamment [Lire notre article à propos d'Amsterdam ou de Barcelone]. 


Certains sociologues avancent également le fait que les classes populaires avaient délaissé le centre car elles préféraient habiter soit une maison individuelle -le rêve-, soit dans les immeubles modernes -les appartements y sont plus spacieux- des quartiers périphériques pour y retrouver une communauté identique, des commerces et des marchés plus adaptés à leur budget. 



Famille sans logement campant devant la mairie de Bologne

Retenons que jusqu'à la fin des années 1970 les effets de ce type d'opération décidée par le politique ne sont pas socialement neutres ni indifférents, sans être pour autant le résultat de visées intentionnelles ou d'un fonctionnement finalisé.  Mais dans les années 1980, il était devenu absolument évident que les opérations de réhabilitation dans les quartiers anciens engageaient à moyen terme les classes populaires à l'exil forcé, et ce, malgré les discours des décideurs et des architectes qui assuraient que ces opérations et les dispositifs d'encadrement étaient destinés à préserver la mixité sociale, ou à protéger les habitants. 


Les petits propriétaires

Bologne sera confronté à l'avidité des propriétaires, qu'ils soient issus de la haute bourgeoisie ou des classes populaires. Un véritable fléau qui contribua à l'échec des actions publiques. Car la réhabilitation des quartiers anciens offre une excellente opportunité pour les petits propriétaires, issus des classes moyenne et intermédiaire de fructifier leur bien immobilier. Leurs actions -discrètes- dans l'embourgeoisement d'un quartier réhabilité sont aussi importantes que celles de l'action publique, car elles contribuent insidieusement à leur recomposition sociale et profonde modification, par notamment la hausse des loyers, le montant des charges, de la caution, au mépris des lois au besoin, par le choix de la catégorie sociale du locataire, par le type de commerces en cas de rez-de-chaussée, etc. 

Ces pratiques qui sont fondamentales pour comprendre l'embourgeoisement d'un quartier ont été appliquées, selon les périodes, par les petits propriétaires de toutes les villes du monde, à Paris, Bologne, Barcelone et aujourd'hui dans les grandes villes de Chine, notamment à Beijing, dont on retrouve exactement les mêmes mécanismes.

L'architecte

Il convient de souligner que le débat sur les centres historiques et l'expérience de Bologne ont montré que la vérification des hypothèses urbanistiques n'était pas concevable en dehors de cadres précis de référence politique et surtout, de structures publiques de gestion adéquates. C'est là une modification substantielle du rôle de la profession d'architecte. L'architecte et critique Bernard Huet écrivait ainsi en 1985 à propos de Bologne : « Ici on démystifie les interventions basées sur une planification centralisée et technocratique, et l'on démontre calmement, par les faits, comment inventer et utiliser des outils et des méthodes nouveaux pour opérer efficacement au seul profit des habitants. A Bologne, même les architectes deviennent modestes ».

Une modestie pour les architectes de la Gauche qui s'appliquera par la suite à se désinvestir des questions sociales pour se replier sur les questions de formes -ici traditionnelles ou nostalgiques-, de style et au-delà sur l'autonomie disciplinaire de l'architecture ; un prodigieux retour vers les valeurs traditionnelles du conservatisme des écoles des Beaux-arts : la beauté plutôt que le social. Les architectes qui se réclamaient de la Gauche et dont les principes moraux reposaient sur l'expérience de Bologne participeront directement à l'embourgeoisement des quartiers anciens. 

Léon Krier, architecte

En 1978, un courant contestataire naîtra même, regroupant des architectes en faveur de la "Reconstruction de la ville européenne" dénonçant les thèses rationnelles du mouvement moderne. Les propositions imaginées par Léon Krier, l'un des membres les plus influents du mouvement, évoquent avec nostalgie, l'époque des villes pré-industrielles avec cependant une haute dose de provocation anti-capitaliste. Ces théories, et celles d'autres architectes [Grumbach, Huet, etc.] - outre la dose anti-capitaliste- trouveront auprès des décideurs, des maires et des ingénieurs de l'Etat [de l'Ecole des Ponts & Chaussées] en mal d'idéologie après la catastrophe de l'architecture rationnelle, un écho plus que favorable ; puisque la modernité a engendré un tel massacre architectural et urbain, autant revenir sur les bases consensuelles du passé, des valeurs traditionnelles éprouvées et approuvées par la population... Ce fut le prélude à un nouveau massacre, tel que l'on peut l'observer, par exemple, à Disneyland-Paris.


Mais c'est une autre histoire. 




[1] Interview de A. Leauthier pour le quotidien Libération, juin 1996.
[2] P. Cervellati devient adjoint du maire, chargé de l'urbanisme
[3] P. Cervellati, R. Scannavini, Bologna : Politica e metodologia del restauro nei centri storici. 1975

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