ITALIE | Luttes Urbaines 1950-1980



Les Années de plomb, 
                                    [gli anni di piombo]?


Il serait erroné, voire complètement faux, de résumer les années 1970 de la contestation en Italie à cette dénomination  années de plomb car, bien au contraire, il s'agit d'une époque d’intense créativité politique et intellectuelle, un formidable renouvellement idéologique, ayant pour principe d'imaginer la vie libérée du poids du capitalisme et des moyens pour y parvenir. Aujourd'hui, les médias, les publications ne retiennent que l’essor de la lutte armée, l'activité terroriste de quelques groupes révolutionnaires armés, dont celle des Brigades Rouges. 

A. Cavazzini [1] juge ainsi : « d’où la sombre dénomination «années de plomb», qui est entièrement négative et ne saisit que le côté désastreux ou obscur de l’époque. Il faut remarquer que l’autre dénomination de « Mai rampant » est autant fourvoyante que la première : la conflictualité politique et sociale était loin d’être « rampante », étant plutôt virulente et ouverte tout au long des deux décennies considérées. »



A cela plusieurs raisons. Selon Balestrini, l’oubli [2] fut une réaction à la défaite : Il fallait surtout oublier ce passé terrible qui avait inexplicablement mobilisé les esprits de toute une partie d’une génération. Il n’y avait aucune explication, pas même une tentative, même fausse, de rendre compte des motivations de tout ce qui s’était passé. On préférait tout passer sous silence

Ainsi, pendant longtemps, du fait de la répression mais aussi de l'amertume de la défaite, l’héritage des extra-ordinaires expériences italiennes a été analysé par des théories trop partisanes, de militants de la Gauche radicale simplifiant et idéalisant à l’extrême les faits, ou bien au contraire par le filtre contraignant du monde intellectuel politico-philosophique qui s’acharne à employer, jargon philosophique et allégories qui les destinent à un public trop restreint : 
« Lorsque l’opéraïsme fut filtré par des théoriciens français tels que Deleuze et Guattari, comme c’est devenu à la mode en certains cercles, le mélange résultant, s’il ne trahit pas le développement de la pensée de Negri lui-même ne servit cependant qu’à obscurcir les désaccords souvent fondamentaux qui existaient entre différentes tendances à l’intérieur de l’opéraïsme et de l’Autonomie.» [3] François Cusset dans son ouvrage French Theory [4] souligne que la critique de Walter Benjamin sur l’intellectuel de Gauche est encore d’actualité qui affirme : « leur fonction positive procède entièrement d’un sentiment d’obligation, non à l’égard de la révolution mais à l’égard de la culture traditionnelle ». Puis d’ajouter que « le conformisme des hommes de lettres leur dissimule le monde dans lequel ils vivent ».

Certes, la critique radicale avait été poursuivie par d'éminentes personnalités, dont Toni Negri, un des principaux théoriciens de la Nuova Sinistra ; des témoignages de prison d'anciens membres de groupes révolutionnaires armés étaient publiés.  Puis, plus tard, le collectif français de la mouvance Tiqqun [5] se réclamant des mouvements Autonomes italiens de 77, a contribué à leur reconnaissance notamment auprès des plus jeunes organisations alternatives,  appelant à la guerre civile et faisant l’apologie de l’insurrection. A cela s’ajoute la parution ces derniers mois de nombreux ouvrages sur la Nouvelle Gauche Italienne qui, en ces périodes de crises économiques successives, semble confirmer une sorte de revival pour le marxisme, et un goût prononcé pour la violence spectaculaire des attentats, une attention particulière à la morbidité du terrorisme, et dans un autre domaine [notamment au cinéma]de la repentance affligeante de certains anciens membres des groupes révolutionnaires armés. Qui semblent les conforter dans l'immobilisme et l'inéluctabilité face au danger d'une lutte plus radicale. 

C’est ici que ce regain d’intérêt sur cette période pose les limites de cette reconnaissance car les auteurs, les journalistes, les plus jeunes associations sur le net s’attachent au côté spectaculaire de la chose qui est la plus sombre, peut-être la moins intéressante, car leurs analyses par trop partielles réduisent les alternatives politiques et l’intimité entre les intellectuels/militants et les classes populaires, à l’organisation de la violence. Ces analyses mettent en évidence la complexité des luttes sociales qui motivait les protagonistes mais elles opèrent une forme de généralisation sur la base des expériences menées par les plus célèbres organisations de la Nouvelle Gauche ; l’accent est mis sur les figures historiques et les protagonistes politiques mais elles occultent les véritables motivations d’autres organisations et plus simplement des populations en lutte. Car ces années sont surtout celles des anonymes : du simple ouvrier[ère] ou employé[e], marié[e], père ou mère de famille, membre d'une des centaines d'organisations, qui le week-end, pouvait braquer une banque, plastiquer un bâtiment administratif, ou bien organiser des appropriations collectives d'immeuble.

Dessin de Reiser

Dans cette littérature, les luttes urbaines prennent place au sein d’un débat purement politique qui a donné lieu à une série d’interprétations et de stéréotypes laissant à l’arrière plan, opaque et oubliée, la réalité historique et ses protagonistes réels. Les mouvements sociaux urbains sont généralement interprétés par une lecture de gauche superficielle comme une forme renouvelée de révolte ; et les auteurs tentent de récupérer au sein de la rhétorique révolutionnaire, les aspects concernant l’organisation et la direction politique. Car les luttes urbaines qui se sont déroulées en Italie durant cette période représentent un fait capital dans l’histoire des villes ; par l’ampleur du phénomène qui incita des dizaines de milliers de citoyens à refuser d’accepter les décisions des partis politiques parlementaires, à se mobiliser en prétendant que l’égalité était possible, à imaginer des alternatives théoriques et concrètes, à s’engager dans des organisations pérennes pour mener un véritable combat anti-institutionnel et ce, au mépris de la violence et de la répression policière.


Isoler les luttes urbaines des luttes sociales peut paraître périlleux tant elles paraissent être liées, car ce fut un des objectifs principaux de la plupart des organisations politiques extra-parlementaires de relier toutes les formes et les domaines de la contestation populaire. Les luttes urbaines étaient, pour certains groupes de la Gauche dissidente, considérées comme un enjeu pour ouvrir un front de guérilla urbaine ou de zones stratégiques pour l’insurrection de demain. Afin de mieux préparer les quartiers à ces objectifs, ces groupes seront à l’origine d’organisations de quartiers inédites qui deviennent des «bases rouges», véritables foyers d’insurrection et d’alternatives de vie communautaire. Des écoles, des crèches, des cliniques, des dispensaires, des cantines communes, des marchés «rouges» sont organisés par les habitants aidés dans leurs actions par des instituteurs, des médecins, des architectes, des avocats bénévoles et des étudiants.

C’est ici que se pose le problème de l’impact politique des organisations de la Nouvelle Gauche sur les habitants en lutte car un grand nombre ne partageait pas ce radicalisme insurrectionnel, tout en acceptant l’idée d’alternatives politiques. Pour beaucoup ces expériences nouvelles, ces alternatives inédites d'expropriation devaient se situer entre l’intransigeante révolution et l’immobilisme de la politique parlementaire ; les luttes urbaines sont autant l'oeuvre -spontanée ou non- de simples citoyens refusant la Révolution mais acceptant la radicalité des moyens pour parvenir à se loger décemment.

Leur longévité qui occupe au moins deux générations successives marque le caractère exceptionnel du phénomène : les premières actions illégales apparaissent dès l'après guerre, notamment à Rome, puis après une période d’accalmie, prennent de l’ampleur après les événements de 1968 pour atteindre leur apogée en 1974, connaître un déclin progressif après l’assassinat du politicien Aldo Moro en 1978 et s’éteindre définitivement après la répression et l’embellie économique des années 1980. Elles perdurent tout au long des années 1990, mais plus proches de la contre-culture, sporadiques et confidentielles, elles ne s’inscrivent plus dans une vision critique politique.



Les luttes urbaines en Italie ont ainsi connu le plus complet développement et la plus grande longévité. À titre de comparaison, les mouvements sociaux urbains que connurent Londres et les grandes villes anglaises, dans les années 1970, constituent également un mouvement de grande ampleur mais les Claimants Unions (mouvements de revendication) qui organisaient les occupations illégales ont été rapidement institutionnalisés. De même, pour le mouvement des krakers [squatters] à Amsterdam qui a permis de sauver de la démolition certains quartiers anciens et la régularisation d’environ 20.000 personnes squattant les maisons destinées à être démolies. Il n’est guère possible d’évoquer le cadre trop restreint des luttes urbaines du quartier des Marolles à Bruxelles, les commissions de «moradores» au Portugal, et les comités de quartier à Barcelone qui s’opposaient durant la dictature de Franco à l’urbanisme spéculatif. Il serait possible de les comparer à celles menées par le Black Panthers Party aux Etats-Unis, mais les luttes urbaines en Italie seront bien plus audacieuses, qu'elles soient spontanées ou organisées, et elles ont concernées toutes les villes de la péninsule, sans exception,  et l’ensemble des classes sociales :

  • les habitants des quartiers pauvres ou paupérisés des centres villes et de la périphérie qui organisèrent spontanément les premiers mouvements revendicatifs urbains. Le Parti Communiste sera à l’origine de la création de comités de quartier puis les organisations de la Gauche extraparlementaire canaliseront -ou tenteront-, le mécontentement populaire dans des structures politisées ou des conseils de quartier ;
  • les habitants des quartiers «illégaux» des périphéries, des borgete, regroupés dans des comités qui exigeaient la construction d’équipements publics et leur reconnaissance administrative ;
  • les habitants des quartiers décents voire aisés qui exprimaient des revendications pour l’amélioration ou la préservation de leur cadre de vie et qui contestaient le manque de représentativité des citoyens au sein des municipalités.
A ces mouvements s’ajoutent encore ceux des associations d’habitants regroupant différentes classes sociales abordant des thématiques particulières telle la protection du patrimoine, du paysage, contre les constructions d'autoroutes, rocades, échangeurs, les usines dangereuses [type Seveso] et celles liées à l’écologie. Puis par la suite le mouvement des squatters concernant tout autant les marginaux, les chômeurs, les jeunes salariés, les étudiants qui forme une charnière entre les luttes urbaines politisées et les mouvements sociaux de la contre-culture des années 1980/1990.



Nous présentons dans une série d'articles l'histoire de ces luttes urbaines ; notre propos se limitera aux luttes urbaines politisées, c’est à dire aux conflits urbains opposant les intérêts dominants et les classes populaires autour de l’aménagement de la ville et de l’habitat, de sa logique, de ses conséquences, et aux organisations qui se réclament de la Gauche dissidente, par nature autonomes, radicales et contre-institutionnelles.

La plus haute qualité des luttes urbaines italiennes a été une tentative de dépassement de l’éternel rapport entre le savoir et le faire, entre la philosophie politique et l’action concrète. Ainsi, au contraire d’une certaine tendance à donner la parole aux principaux théoriciens de l’époque, aux faits spectaculaires, ce texte offre une place prépondérante aux récits d’habitants et ex-militants anonymes, principaux acteurs des luttes urbaines ; il présente de longues reconstitutions de révoltes urbaines car il paraissait indispensable de donner un sens concret aux faits plutôt que de développer une interprétation théorique.

C’est aussi une réponse faite aux anciens militants rencontrés dont l’immense tristesse et le plus grand regret est de ne pas avoir partagé leur expérience, transmis leur savoir ; leurs joies mais aussi leurs erreurs qui ont conduit à la défaite, à l’exil puis, au silence qui est aussi une défaite car selon un ex-militant :« Qu’importe où nous surprendra la mort ; qu’elle soit la bienvenue, pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes...». [6]


NOTES

1. Docteur en philosophie, chercheur invité à l’ERRAPHIS et membre du Groupe de Recherches Matérialistes (Toulouse-Le Mirail).

2. N. Balestrini évoque son livre L’Orda d’oro qui « est né d’un concours de circonstances, même si ce livre était nécessaire depuis longtemps. Depuis des années, les prises de parole publiques sur les années 1970 se résumaient à la version des journaux et de la télévision : c’était les années de plomb, les années des Brigades rouges, des années où on tuait des gens. Heureusement ce cauchemar était terminé, tout était redevenu beau et normal, la République était toujours en place et les mauvais éléments avaient été neutralisés. Il fallait surtout oublier ce passé terrible qui avait inexplicablement mobilisé les esprits de toute une partie d’une génération. Il n’y avait aucune explication, pas même une tentative, même fausse, de rendre compte des motivations de tout ce qui s’était passé. On préférait tout passer sous silence.» Entretien avec N. Balestrini & S. Bianchi ; ordadoro.org ; Rome, 2008.

3. Storming Heaven, Editeur original : Pluto Press, 2002. À l’assaut du ciel ; Ed. Senonevero ; 2007.

4. French Theory, Ed. La Découverte, 2003.

5. Le collectif français Tiqqun, qui se réclame de l’Autonomie italienne dans sa période de 77, appelle à la lutte armée en s’appuyant sur l’exemple des luttes italiennes a quelque peu étonné le monde assoupi polico-philosophique marxiste.

6. Che Guevara, La Guerra de Guerillas, 1961.

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