VIENNE La ROUGE


Karl-Marx-Hof | Karl Ehn architecte | 1929


Manfredo TAFURI
Francesco Dal CO

Vienne la Rouge : la politique du logement
 dans la Vienne socialiste [1920 - 1933]


La politique du logement qu'adopte la majorité social-démocrate de Vienne, après l'effondrement de l'Empire austro-hongrois, représente une solution de rechange radicale à la stratégie urbanistique de l'avant-garde allemande [République de Weimar]. La spécificité de la situation viennoise est d'ailleurs déterminante. À la spéculation foncière qui, dans l'avant-guerre, avait été la cause d'une forte hausse des loyers et de conditions de logement épouvantables pour les ouvriers, il faut ajouter le démembrement de l'Empire, qui prive la nouvelle Autriche de ses centres de production, en faisant de la capitale une tête sans corps, une agglomération improductive qui se cherche désespérément une fonction. En outre, à la majorité socialiste de la capitale répondent un territoire et un État que dirigent les classes conservatrices. De 1920 à 1933, Vienne sera un petit État dans l'État et, dans cette situation contradictoire, elle doit faire face à la ruine de son héritage. 



Le recensement de 1917 révèle que 73,1 % du parc immobilier de Vienne se compose de logements minuscules, dans des conditions de surpeuplement et d'insalubrité indescriptibles. De plus, le chômage chronique réclame en priorité une politique de soutien à l'emploi et à l'exportation. L'austro-marxisme fait ainsi son choix. Il mise sur une politique radicale d'acquisition des sols et sur un e intervention directe dans la construction de logement de masse, afin de contenir le salaire des ouvriers en échange d'un droit au logement comme bien social. De telles mesures visent à réduire le coût du travail et à soutenir les exportations. Sur la base d'un programme politique rédigé par Otto Bauer, l'un des leaders les plus influents du parti social-démocrate, la commune de Vienne se sert ainsi de trois instruments complémentaires :
  • un décret pour la réquisition des logements qui assure la redistribution à la collectivité de 44.838 logements,
  • une loi sur le contrôle des loyers,
  • un programme de construction de 5000 appartements par an, qui sera porté par la suite à 30.000.
Le financement de l'activité édilitaire est assuré par une taxe sur la construction des nouveaux logements. On frappe ainsi les classes parasitaires dans le but d'obtenir une nouvelle « justice dans la répartition ». de fait, le secteur du bâtiment passe presque intégralement entre les mains d'organisme s publics : en 1934, la municipalité de Vienne a construit 63.754 logement, l'équivalent de 70 % de toute la production de l'entre-deux guerres. Le coût de l'opération est élevé et il contribue à réduire encore davantage la masse des crédits en circulation dans le pays, en aggravant la crise économique dans les secteurs productifs. Mais l'élimination de la spéculation sur les terrains et les résultats concrets de la politique du logement ont un effet politique immédiat, en ralliant au parti social-démocrate le mouvement ouvrier et la petite bourgeoisie.

Désormais, le coût du logement ne représente plus que 2 % du salaire, contre une moyenne de 25 % avant la guerre. Mais la stagnation économique et la réduction de la mobilité qui en résulte favorisent une politique économique d'ensemble tout à fait statique, cependant que les associations de propriétaires réagissent en finançant les plus extrémistes des organisations de droite.

L'analyse historique du phénomène de la « Vienne Rouge » ne paut faire abstraction de cette impasse dramatique : Vienne socialiste semble condamnée à se jeter dans une voie sans issue, sans grande possibilité de choix. Para ailleurs, Vienne devient le théâtre d'un intense débat sur les modèles d'intervention. D'une part, des architectes comme Leopold Bauer, Josef Frank, Adolf Loos qui préconisent en banlieue de Siedlungen composées de maisons uni-familiales, de faible densité et auto-suffisantes y compris pour la nourriture (maison + jardin potager pour l'auto-subsistance), en suivant les modèles conservateurs de la praxis du 19e siècle. D'autre part, la politique de la commune, soutenue par l'architecte Peter Behrens qui commence, dès 1922, son enseignement à l'Académie de Vienne, mise sur le programme qu'Otto Bauer avait défini en 1918. sont rejetés aussi bien la politique de la dispersion, dans des cités-jardins idylliques et anachroniques, de la classe ouvrière – qui s'est finalement « appropriée l'ex-capitale des Habsbourg – que le modèle allemand de « ville autre » : dans la couronne qui entoure de très prés le centre de la ville, Vienne verra plutôt s'établir une série de concentrations d'habitat unitaires, là où une politique réaliste d'acquisition des sols à bas prix permet des interventions cohérentes, sous forme de superblocs «équipés d'écoles, de buanderies collectives, d'espaces verts, d'ateliers d'artisan. Le modèle qui l'emporte est celui du Hof, bloc fermé ou demi-ouvert, construit avec des techniques traditionnelles – dans la situation autrichienne, tout effort dans le sens d'une industrialisation du bâtiment serait utopique – de forte densité, dans lequel les conditions sanitaires idéales et l'abondance des services sociaux définissent une typologie encore dominée par la tradition de la construction populaire du 19e siècle. Les « bastions ouvriers » de Vienne, construits par des architectes issus pour la plupart de la Wagnerschule – Karl Ehn, Schmid et Aichingher, Robert Oerley, Hubert Gessner, Rudolf Perco, etc. - seront dénoncés par la droite comme des noyaux de subversion organisée. En fait, ils sont le refuge idéologique d'un associationnisme ( ou d'un « fouriériste domestique ») qui vante les valeurs autonomes d'une « démocratie du logement » placée sous le signe du travail.

Contre l'intimiste Siedlung « Am Heuberg » de Loos (1926) se dressent, comme des îles qui émergent agressivement de la Vienne du 19e siècle par leurs dimensions et leur forme les « monuments prolétaires », les Hofe : le Winarskyhof (1924-1926), que Behrens réalise à la tête d'une équipe hétérogène, est déjà obstensiblement, avec ses 534 logements, une épopée antithétique aux « machine à visage humain » de l'architecte May ou à la « ville sans qualité » de l'architecte Hilberseimer. Les Höfe de Vienne sont pauvres du point de vue de la typologie et souvent même des équipements, mais leur fidélité au programme austro-marxiste est absolue. 

Karl-Marx-Hof | Karl Ehn architecte | 1929

Le pathos des « bastions rouges » atteint son paroxysme avec le Karl-Marx-Hof que construit, en 1929, Karl Ehn, auteur d'autres ensembles ouvriers significatifs comme le Bebelhof. Le Karl-Marx-Hof, d'une superficie de 156.000 m² qui s'étend sur plus d'un kilomètre, avec 1382 logements, des crèches, des buanderies collectives, des magasins, un dispensaire, un espace vert, une bibliothèque, des bureaux, est le plus épique des superblocs viennois. La séquence des arcades qui traversent les corps de bâtiment, l'articulation des masses, l'exaltation du purisme volumétrique en font un individu, une unité symbolique qui s'oppose avec orgueil au contexte urbain. Mais le drame qui oppose le héros positif de la société n'est-il pas l'essence même du grand roman bourgeois ? Ehn nous offre ici le plus « noble roman architectural » de la culture urbanistique européenne de l'entre-deux guerre. L'utopie du Karl-Marx-Hof n'a rien à voir avec les formalisations d'un expressionnisme tardif des autres Höfe viennois, comme le Professor Jodl Hof (1925-1926), de Rudolf Perco, Rudolf Frass. C'est dans l'oeuvre de Ehn que vit la dernière utopie de la sémantique, fondée sur l'affirmation tragique de l'« humanité socialiste » qui s'oppose à l'anéantissement de la Kutur et de ses traditions. Et c'est ici, véritablement, que nous trouvons le « réalisme socialiste ». C'est là que le mythe de la totalité de l' « homme nouveau » proposé par Lukacs se développe dans sa plénitude. Les mythes de la vieille bourgeoisie donnent forme à la « montagne enchantée » la plus aboutie de l'austro-marxisme.


Karl-Marx-Hof  |Axonométrie   |  source : centonovantacinque.wordpress 


C'est de Karl Ehn que s'inspirent, quoique sur un mode mineur et avec des accents populistes plus marqués, Schmid et Aichingher, deux architectes qui occupent une place de premier plan dans le cercle de la construction municipale à Vienne. Dans le Reismanhoh (1924), dans le Rabenhof (1925), dans le Matteottihof (1926) et dans le Somogyihof (1927) viennent se combiner l'empirisme typologique, l'exaltation de la dimension urbaine de l'intervention, le décharnement du langage. Dans les oeuvres de Schmid et d'Aichingher aussi, le Hof se ferme à la ville avec des intentions polémiques évidentes. On l'observe aisément sur la localisation des superblocs au croisement du Margaretengürtel et de la Fendgasse, où viennent s'ordonner, dans une autonomie formelle agressive, le Metzleinstlerhof, le Herweghof et le Matteottihof. Celui-ci enjambe la Fendgasse et se développe en deux Höfe indépendants.

Même le Karl-Seitz-Hon, commencé en 1926 par Gressner, se ferme à la ville au moment même où il feint de s'ouvrir sur elle. Le vaste hémicycle qui le caractérise s'oppose en effet à la structure centrée et subdivisée en Höfe secondaires et indépendants, qui s'organisent à l'intérieur du plan trapézoïdal qui divise l'artère centrale perpendiculaire à l'axe du demi-cercle qui donne sur la Jedlesser Strasse. L'espace vert que délimite l'hémicycle expose et souligne, en face d'un tissu urbain divisé, produit de la spéculation, l'essence unitaire du superbloc et les caractéristiques de ses services.

Là aussi, on joint à la geste populiste – qu'on regarde le traitement de la tour qui se détache sur la gauche du demi-cercle, avec ses rappels d'un langage composite et « populaire » - la polémique, la rupture volontaire avec le contexte urbain. Mais au modèle qu'ont défini le Winarkyhof et les superblocs d'Ehn s'oppose un modèle différent qui tend à diluer l'autonomie du Hof : le George-Washington-Hof, que réalise Oerley et Krist (1927-1930), en est le meilleur témoignage. Les 1085 logements de l'ensemble sont disposés sur une figure libre autour de vastes espaces verts, occupant à peu près 75 % du terrain disponible. En lieu et place de la geste prolétarienne, le Washington-Hof propose une sorte d'anticipation de ce qu'on nommera plus tard « néo-empirisme scandinave ». la fusion idyllique du langage national-populaire (voir l'adoption des toits pentus et des saillants triangulaires) et d ela nature organisée occupe à présent le devant de la scène. L'autonomie du superbloc est donc compromise. Un dialogue plus serré devient possible entre les Höfe et la ville. L'abandon de l'autonomie du Hof est très probablement dans l'oeuvre d'Oerley et de Krist, en relation avec les attaques que lance le monde politique contre les « bastions rouges ». Malgré l'inconsistance de ces attaques, la municipalité de Vienne semble vouloir démontrer, justement avec le Washington-Hof (ce n'est pas un hasard si, par ses dimensions, cette intervention égale le Karl-Marx-Hof), la sociabilité de sa « cité de l'homme ». Fondu dans la ville, le superbloc est une deuxième version du « réalisme socialiste ». Son langage populaire s'offre comme un dépassement du pathos prolétarien des Höfe d'Ehn.



Les dernières opérations de la municipalité socialiste, avant le bombardement nazi du Karl-Marx-Hof, perdent tout romantisme. Avec l'Engelsplatz, une oeuvre de Perco (1930-1933), ou avec le Speiserhof de 1929, l'expérience de la Rote Wien s'achève dans les incertitudes politiques du parti social-démocrate et les premières cassures entre la classe ouvrière et le parti. Même à Vienne, la politique des réformes échoue en raison de son caractère sectoriel. 

Un échec que résument les phrases prononcées par un ouvrier de la Rue de février, le roman d'Aana Seghers de 1935 : « Rien n'était plus comme avant. Le Karl-Marx-Hof ne s'est pas effondré, c'est vrai, lui, il a tenu le coup. Mais notre foi dans le parti... celle-là, oui, elle s'est brisée. »

Manfredo TAFURI
Francesco Dal CO

Vienne la Rouge : la politique du logement
 dans la Vienne socialiste [1920 - 1933]



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