Venise
est un cadeau de l’Italie à l’humanité
Jean-François REVEL
La Sérénissime a également légué à
l'humanité le mot ghetto
: en 1516, le conseil des Dix décida de rassembler tous les juifs de
Venise sur une petite île de Cannareggio, où se trouvait une
fonderie (getto ou
gheto signifie
fusion en vénitien). Il
a été successivement agrandi, ajoutant à la petite île appelée
Ghetto
Nuova des
origines, le Ghetto
Vecchio en
1541 puis, en 1633, le Ghetto
Nuovissimo.
C'est
dans ce quartier que l'on rencontre des immeubles parmi les plus
élevés de la ville. En effet, du fait de l'impossibilité de
construire de nouvelles habitations dans ces quartiers limités
et clos, les habitations se sont développées verticalement.
Aujourd'hui,
il semblerait qu'une nouvelle forme de ghettorisation menace - où plutôt s'accentue - Venise, à une échelle bien plus vaste : celle entreprise par la
spéculation en général, et celle plus particulière, dédiée au monde de l'Art et de la culture du luxe, des fondations et des entreprises privées ; et ce, en parallèle à l'invasion touristique massive, sans doute la plus grande menace, mais aussi la principale ressource de la Sérénissime, aujourd'hui pauvre. Venise, prise entre le faste culturel élitiste et la culture populaire touristique, ne s'enfonce pas seulement dans les eaux de sa lagune, mais dans les eaux troubles d'un passé prestigieux muséifié, ghettorisé, commercialisé et touristifié : certains Vénitiens la compare à une sorte de Disneyland historique.
Aldo Cazzullo
Corriere della sera Milano
12 avril 2012
Chaque
année, des centaines d’habitants fuient la lagune [1],
l’abandonnant aux multinationales et aux spéculateurs de l’art
et la transformant en ville fantôme. Les tentatives pour raviver son
économie se heurtent au manque de fonds publics et au fatalisme de
ceux qui sont restés.
Pour
Massimo Cacciari, son ancien maire, Venise est sous l’emprise de
deux malédictions : les comtesses qui s’agitent pour la sauver;
et le caractère de ses habitants. “Venise se meurt !” déplorent
les aristocrates et les Vénitiens.
En
réalité, Venise est déjà morte. Elle a ressuscité, et est
devenue une vitrine. Le jour, Venise n’a rien de triste, ni même
de mélancolique. Au contraire, elle n’a jamais été aussi belle,
aussi vivante. Jamais autant d’argent n’a conflué vers elle, du
Nord-Est, de Milan, de l'Europe, de l'Amérique. Mais c’est de
l’argent privé. Celui des marchands, et pas celui des mécènes .
Partout fleurissent les restaurations et les fondations.
L’exemple
le plus éclatant est celui de Pinault, qui a acheté un morceau de
Venise – la merveilleuse Punta della Dogana, face à la place
Saint-Marc, pour y exposer les artistes de sa collection qu’ensuite
il vendra dans sa maison d’enchères.
Des
rats qui courent dans tous les sens
Aujourd’hui,
la polémique enfle à propos du Fontego dei Tedeschi, acheté par
les Benetton sur lequel Rem Koolhaas, la grande star hollandaise de
l’architecture, a dessiné une terrasse controversée avec vue sur
le Pont du Rialto. Il est vrai aussi que personne n’avait plus mis
les pieds dans la Punta della Dogana depuis des décennies.
Fontego dei Tedeschi, Rem Koolhaas |
Fontego dei Tedeschi, Rem Koolhaas |
La
nuit, Venise redevient elle-même : une ville dépeuplée, comme
d’autres centres historiques. Mais ici, entouré par la beauté, le
spectacle de volets fermés et des boutiques closes, des lumières
éteintes, du silence, est plus triste, tandis que le flux des
Vénitiens “de l’extérieur” et des touristes désargentés se
déplace vers la terre ferme. Seuls restent animés les endroits où
se retrouvent les étudiants : le Campo santa Margherita, San Giacomo
dell'Orio, le marché du Rialto. Mais les résidents se sont plaints
et la municipalité a imposé le couvre-feu à minuit.
Massimo
Cacciari raconte : "Vous n’avez pas idée de ce que j’ai
trouvé à l’intérieur de la Punta della Dogana ! Des rats qui
couraient dans tous les sens, des employés reclus dans leurs petits
bureaux. Dans la tour qui fait face à San Marco, peut-être le plus
bel endroit du monde, quelqu’un s’était même discrètement
taillé un appartement. Le jour où les travaux devaient commencer,
on a trouvé dans les remises un dépôt de vieilles planches. J'ai
dit : enlevez-les. On m'a répondu que ce n’était pas possible,
que c’était du ressort de la Surintendance [équivalent de la
Direction du Patrimoine]. J’ai alors appelé la Surintendance pour
qu'elle vienne les reprendre. On m'a répondu que ce n’était pas
possible car il s'agissait des restes d’un ancien plancher. A ce
moment là, je me suis mis à hurler. Une scène hystérique. Je suis
devenu fou”.
La
même chose s’est produite pour le piazzale Roma, où se dressera
le nouveau palais de Justice, dont le prix a triplé depuis le devis
initial. "Des terrains contaminés. Des chantiers retardés. Et
des obstacles de toutes sortes, dont celui-ci : les travaux sont sur
le point de commencer quand on m’annonce une découverte
sensationnelle. Des caisses pleines d’os d’animaux. J'explique
alors que la chose est pourtant bien connue : jusqu’au XIXe siècle
c‘était là qu’étaient installés les abattoirs. On me répond
que l’affaire est de la plus haute importance puisqu'on va pouvoir
reconstituer toute la chaîne alimentaire de Venise au XVIIIe siècle.
J’y vais et on me montre un os de chèvre, de veau, de bœuf…
Cette fois encore, je me suis mis à crier. Une autre scène
d’hystérie. A nouveau, je suis devenu fou : "Si les travaux
ne commencent pas tout de suite, je prends un marteau et je détruit
tous ces os, un par un !”.
Les
écoeurantes pleurnicheries sur Venise
Massimo
Cacciari explique qu’il ne supporte plus les "écoeurantes
pleurnicheries” sur Venise, les jérémiades que répandent "ces
maudits snobs” et un peuple qui aime tant se plaindre. Il rappelle
ce qui a été fait ces vingt dernière années : le nouvel Arsenal
avec le centre de recherches Thetis ; la reconstruction du théâtre
la Fenice – en dépit de toutes les péripéties ; la restauration
de Ca' Giustinian, siège de la Biennale d’art.
Le
problème, c’est que la municipalité n’a plus un sou. Les deux
sources historiques qui l’alimentaient se sont taries : la loi
spéciale et les casinos. L’Etat a diminué sa subvention et tout
l’argent part dans le projet Mose : la plus grande réalisation
d’ingénierie hydraulique au monde, censée protéger Venise de la
montée des eaux de la lagune. Cinq milliards d’euros y ont déjà
été engloutis et il reste encore deux années de travaux.
L'autre
coffre-fort, c’est le casino. Autrefois les smoking blancs des
joueurs de chemin de fer accourraient au Lido, aujourd’hui ce sont
les Chinois qui, a Ca' Noghera, sur la terre ferme, se pressent
autour des machines à sous. Entre la crise et la concurrence de
l’Etat avec les jeux d’argent en ligne, cette manne qui était de
200 millions d’euros par an n’est plus, ces dernières années,
que de 145, dont il faut soustraire 100 millions de coûts fixes. Les
revenus de la ville se sont écroulés.
La
longue hémorragie
Aujourd’hui,
Venise doit faire face à deux grands défis : le dépeuplement du
centre historique et le destin de la plus grande zone industrielle
d’Europe, Marghera. Le compteur numérique de la pharmacie Morelli
sur le campo San Bartolomeo, rappelle aux passants la longue
hémorragie de Venise qui ne compte plus aujourd’hui que 58 855
résidents.
Le
problème, c’est que les Vénitiens ne veulent plus vivre à
Venise, non seulement parce que les appartements dans les étages
élevés sont extrêmement chers, et que personne ne veut de ceux qui
sont au niveau de l’eau, trop humides, ni de ceux qui sont sous les
toits, surchauffés en été.
Les
Vénitiens veulent comme nous tous : avoir leur voiture en bas de
chez eux [et non pas dans les immenses parking du Piazzale Roma]. La
mairie possède 6 000 appartements, pour la plupart loués aux
Vénitiens modestes. C’est la classe moyenne qui fait défaut, les
bourgeois qui habitaient entre l’étage noble et les mansardes.
Les
Vénitiens partent vivre sur le continent, à Mestre, la ville la
plus laide d’Italie, du moins jusqu’à ces dernières années. On
a récemment transformé la piazza Ferretto en espace piéton, planté
des bois aux abords de la ville, transformé en parc paysager la
décharge de San Giuliano, doté l’agglomération de l’Internet à
haut débit et bientôt s’ouvrira le chantier du futur pôle
culturel de Mestre, le M9.
Pierre
Cardin, qui en réalité s’appelle Pietro Cardin est né à
Sant'Andrea di Barbarana (près de Trévise), voudrait avant de
mourir ériger à Marghera, la "Tour Lumière", un bâtiment
d‘un milliard et demi d’euros, de 240 mètres de haut et de
soixante étages qui abritera l'université de la mode [2]. La mairie
ne s’y oppose pas.
Le [monstrueux] projet du Palais Lumière à Venise |
Certes
Venise demeure une destination privilégiée pour les voyages de
noces, et pour beaucoup la basilique Saint-Marc est le plus bel
édifice du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, d’admirer la
coupole de la Création, la Genèse des analphabètes où Dieu pose
la main d’Adam sur la tête du lion pour signifier la primauté de
l’homme sur les animaux ; le même lion qui, sur la mosaïque
voisine sort de l’arche de Noé et, après des mois d’inertie,
étire ses pattes avant de se mettre à courir.
C’est
cela que Venise devrait faire, se remettre dans la course, malgré le
poids d’un tâche immense : préserver toute cette beauté et faire
renaître une ville autour d’elle.
Aldo Cazzullo
Corriere della sera Milano
Traduction : Françoise Liffran
Corriere della sera Milano
Traduction : Françoise Liffran
Un
autre danger menace Venise : les croisiéristes
qui engagent leurs navires – véritables mastodontes – au plus
près de la cité, sur le Canale della Guidecca, qui berce la place
Saint Marc. Les conséquences sont évidemment désastreuses : du
travail des vagues, nées du sillage, qui sapent les maisons et
palais de la Sérénissime, les
bouffées de fumée noire, nuage de soufre et de particules
équivalent, selon les écologistes, à la circulation de 14 000 voitures,
sans parler du préjudice visuel des dimensions gigantesques des navires défigurant le paysage urbain.
Tout ceci se passe avec
l'accord des plus hautes autorités, contraintes au chantage des armateurs du monde entier qui programment
cette escale prestigieuse, et des croisiéristes qui paient, parfois
très cher, le droit d'admirer la Cité des Doges depuis leur cabine
et surtout, et qui déversent
dans les ruelles de la Sérénissime leurs cargaisons de touristes.
Tout
le monde, à Venise, n'a pas envie de voir refluer le flot de 2,1
millions de passagers par an qui
irrigue l'économie locale et fait vivre la population. Un débat public oppose ainsi les uns et les autres : leur refuser l'accès à Venise constitue une menace pour l'économie locale, plus catastrophique pour certains, que les conséquences néfastes du tourisme.
Mais
le récent naufrage du Costa
Concordia donne
du poids aux Vénitiens qui protestent contre l'arrivée d'immeubles
flottants dans la lagune, et plaident
en faveur d'une interdiction ; rappelant
que le pire est toujours possible : ainsi, le 13 mai 2004, par
un épais brouillard qui enveloppait la lagune, le navire de
croisière Mona
Lisa quittait
sa route et s’échouait à quelques mètres de la place San Marco.
Aujourd'hui, plusieurs
associations écologistes, soutenues dans leur cause par des
parlementaires, ont annoncé que des manifestations seraient
désormais organisées à chaque passage d'un paquebot. [3]
NOTES
[1]
Note du Labo : depuis longtemps, Venise s’appauvrit en dépit
de ses millions de touristes annuels. La ville ne cesse
de se vider de ses habitants : 175.000 habitants en 1950, 150.000 en
1965, 59.000 en 2011. Le coût des loyers et des habitations à
vendre reste prohibitif, d’autant que nombre de maisons, de palazzi
ne sont plus occupés au rez-de-chaussée, à cause de l’acqua
alta, la montée rituelle des eaux et des inondations dévastatrices,
répétées plusieurs fois l’an.
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