Opéra de Paris | Charles Garnier | 1861
Réunir à la Ville de Paris, à cette Cité Reine comme on l'appelle, des localités si délaissées, d'un aspect si triste et si misérable, c'était coudre des haillons sur sa robe de pourpre.
Réunir à la Ville de Paris, à cette Cité Reine comme on l'appelle, des localités si délaissées, d'un aspect si triste et si misérable, c'était coudre des haillons sur sa robe de pourpre.
Il fallait, dès le jour où cette grande mesure de l'extension des limites de Paris était arrêtée en principe, s'abstenir de toute opération luxueuse dans les quartiers riches ou aisés, en vue d'économiser les ressources de la ville pour donner le strict nécessaire aux quartiers pauvres.
Louis Lazare | 1870
Philharmonique de Paris | Jean Nouvel | 2011
Jacques Rougerie
interprète la Commune, comme « une tentative de réappropriation
populaire de l'espace urbain » ; un des rares historiens soulignant
la relation de cause à effet entre les travaux du préfet Haussmann,
menés à bien de 1852 à 1870, et la Révolution de 1871. Mais,
d'autres travaux d'aussi grande ampleur ont autant d'importance dans
le mécontentement du Peuple parisien : l'enceinte de Thiers [1],
construite entre 1841 et 1844, une gigantesque couronne elliptique de
près de 34 km, sur une largeur de 140 m, couvrant le rempart, son
fossé et glacis, et les 16 forts
détachés implantés en banlieue.
Ce n'est pas tant la
construction qui est source d'un profond mécontentement mais la Loi
du 26 mai 1859, et son article 9 spécifiant que l'octroi est
reporté jusqu’au pied du glacis des fortifications de Thiers, la
ceinture militaire se confondant ainsi avec la ceinture
administrative, et les portes d’entrées cumulant la fonction de
postes d’octroi. L'octroi, c'est-à-dire le droit pour la ville de
Paris de percevoir sur certains biens et
denrées de première nécessité – dont la viande, le charbon, le
bois, l'alcool, etc. -, à leur entrée dans Paris, une taxe
de plus de 20 % qui est répercutée sur
le prix de vente aux particuliers. Les villages de Ménilmontant, de
Belleville, de Vaugirard, etc., annexés à Paris se retrouvent ainsi
soumis à l'octroi, et les commerces augmentent leurs tarifs [2].
Louis Lazare, bon
bourgeois parisien, sans doute progressiste, mettait en garde les
élites municipales de Paris, dans un ouvrage paru en 1870, des
conséquences des grandes transformations urbaines et sociales. Comme
d'autres, il s'alarmait de la recrudescence spectaculaire de la
pauvreté, et s'inquiétait d'une révolte tant les conditions de vie
de la classe ouvrière s'étaient à ce point dégradées. L'histoire
lui donnera raison en 1871...
Voici quelques extraits
de son étude, éprouvée par plus de 140 années, mais au-delà du
contexte de l'époque, les procédés et la politique de la ville,
qui consistent à privilégier les classes bourgeoises au détriment
du petit peuple, sonnent comme un lointain écho, à ceux observés
aujourd'hui : des similitudes presque parfaites, des discours
quasi-identiques, ont assuré à travers les âges, la continuité
des mêmes mécanismes d'antan.
Louis Lazare
Etudes Municipales
Les quartiers
pauvres de Paris - Le 20e arrondissement
1870
Extraits
Ce
document officiel ne donne qu'une idée bien affaiblie de la misère
dont souffre le vingtième arrondissement. Outre les personnes
secourues, il existe un plus grand nombre de nécessiteux qui n'ont
pas droit à l'inscription réglementaire.
Que de fortunes
imméritées et scandaleuses !
Le sens moral de Paris,
d'où part le premier rayonnement qui éclaire le monde, n'est-il pas
continuellement offensé par ce contact de la richesse qui ne doit
qu'au hasard ou à la spéculation le droit d'insolence qu'elle
s'arroge?
Ce qu'il y a de plus
affligeant encore, lorsqu'on remue cette boue de spéculation
véreuse, c'est d'y trouver des noms qu'il semblait impossible d'y
ramasser, tant leur notoriété devait être pour eux une obligation
d'honneur et de loyauté. Enfin l'exagération des dépenses
superflues en faveur des quartiers riches devait amener fatalement
l'interruption prolongée des travaux urgente dans les quartiers
pauvres, et cela peu de temps avant les élections.
En effet, à peine
l'administration municipale avait-elle jeté par terre de splendides
hôtels des rues de la Paix, Louis-le-Grand et du boulevard des
Capucines, dont huit seulement ont coûté plus de 17 millions,
qu'elle renvoyait, faute d'argent, les ouvriers travaillant dans les
chantiers établis dans la zone annexée.
Paris avait mis huit
siècles à devenir une grande capitale. En moins de soixante années,
Paris a plus que doublé son étendue et triplé sa population. Mais
le vrai peuple parisien, homogène, sans croisement, cherchez-le
maintenant. Il est étouffé, aplati sous plusieurs couches
provinciales. Quel contraste il faisait avec cette variété, ce
mélange de peuplades, de caractères opposés, de natures
différentes ou hostiles, ayant abandonné, pour se jeter sur Paris
comme sur une proie, père, mère, femme et enfants, tout ce qui fait
la joie pure de ce monde par l'accomplissement du devoir !
Qu'a produit cette
agglomération provinciale dans Paris ? De longs et cruels chômages
et l'avilissement du salaire par une concurrence fiévreuse au grand
détriment des ouvriers parisiens. L'industrie et le commerce
seraient pour eux suffisamment rémunérateurs ; mais, comme il faut
qu'ils partagent avec les provinciaux et les étrangers, leur gain
diminuant, c'est le pain des enfants que cette concurrence ruineuse a
rogné.
Enfin, voici le bilan
de la situation actuelle de Paris : sur deux millions d'habitants, la
capitale ne compte pas vingt-cinq mille personnes véritablement
riches, cent soixante mille à peine jouissent d'une certaine aisance
; puis une population flottante de cent mille provinciaux ou
étrangers, en tout trois cent mille qui dépensent largement. Mais
en face de ce contingent de richesse et d'aisance, se dresse une
agglomération formidable d'ouvriers et d'artisans, dont les trois
quarts manqueraient du nécessaire si le travail leur faisait défaut
durant un mois seulement. Les arts ont groupé dans Paris toutes
leurs merveilles, le luxe toutes ses séductions, les plaisirs toutes
leurs variétés ; mais tout ce luxe, toutes ces séductions, toutes
ces merveilles sont enfermés, cerclés, bloqués dans une ruche
immense. Autour de la Cité Reine se dresse une formidable cité
ouvrière : est parée de soie, de velours et de diamants, l'autre
n'a d'ordinaire que son vêtement de travail.
Ô
folie d'avoir appelé à sons de trompe toute cette population
ouvrière de la province, pour constituer une majorité pauvre dans
Paris! Avoir mis toutes les séductions aux prises avec toutes les
convoitises, la satiété avec la faim, le superflu avec la misère!
Qu'on demande donc enfin à M. le Préfet de la Seine combien son
administration a créé, d'un côté, d'amis dévoués à l'autorité,
et, de l'autre, quel est le nombre d'adversaires dont elle a grossi
les rangs.
***
Il
est une question des plus graves, parce qu'elle intéresse au
plus haut degré nos arrondissements excentriques : c'est le
déplacement des classes laborieuses qui, du centre de la ville, ont
été successivement refoulées aux extrémités par suite des
immenses travaux exécutés dans l'intérieur de l'ancien Paris. Ce
qu'il importe surtout de faire connaître exactement à l'autorité
supérieure, c'est la situation fâcheuse que nos ouvriers ont subie,
alors que l'ancienne banlieue, dans laquelle ils s'étaient réfugiés
en grand nombre, s'est trouvée frappée instantanément du payement
des taxes d'octroi de Paris.
On
va voir tout ce qui manque à nos arrondissements excentriques, sous
le rapport du nécessaire. Les études que nous avons faites ne
s'appliquent pas seulement au 20e, elles embrassent toute la zone
annexée ; le tableau de ses misères est à peu près le même dans
tous nos arrondissements excentriques, le 16e excepté. Dès sa
nomination à la préfecture de la Seine, le 23 juin 1853, M.
Haussmann se préoccupe de la question du plan d'ensemble de Paris
dont le magistral poursuit activement la réalisation, mais jusqu'à
l'ancien mur d'octroi seulement. Le préfet ne songe pas alors le
moins du monde à la zone immense que Paris doit absorber bientôt.
Il Continue le prolongement de la rue de Rivoli ; il commence en 1854
le boulevard depuis décoré du nom de Sébastopol, puis d'autres
trouées ici, là, partout dans l'ancien Paris. 57 rues ou passages
sont supprimés, 2,227 maisons jetées par terre et plus de 25,000
habitants, presque tous ouvriers, contraints d'abandonner à
l'instant le centre de la ville, sont repoussés vers les extrémités.
Ce déplacement, qui suivit la progression des travaux dans le centre
de Paris, fut une émigration forcée, comme on va le voir. En effet,
les terrains bordant les nouvelles voies avaient été chèrement
payés par l'expropriation, et les maisons importantes construites
sur leur emplacement ne pouvaient renfermer de locations dont le prix
fût accessible à nos classes laborieuses.
Bellangé | Les extrêmes se touchent | 1823 |
Loin
de nous la pensée d'amoindrir l'action bienfaisante des nouvelles
voies, de ces grands ventilateurs si précieux pour la salubrité
d'une ville comme Paris. Ce qu'il importe de constater ici, c'est
l'absence complète d'un système administratif dont l'application
intelligente et humaine devait avoir pour résultat de suivre ces
migrations successives de la population ouvrière, à laquelle il
fallait procurer, dans les quartiers excentriques l'équivalent des
avantages dont elle jouissait au milieu de Paris, qu'on la forçait
d'abandonner. On devait, en même temps qu'on faisait le vide dans
l'intérieur de la ville pour l'assainir, on devait favoriser à tout
prix les constructions modestes dans les quartiers éloignés, à
cette fin que le trop plein se déversât jusqu'aux extrémités.
Aucun percement utile et pouvant servir d'heureuse dérivation au
flot populaire qui montait rapidement ne fut réalisé dans ces
premières années. On démolissait, on jetait par terre des maisons
par centaines dans le centre de Paris, sans se préoccuper de
l'installation des émigrants aux confins de la ville. Les travaux
continuant et même augmentant, les émigrants se portèrent en foule
dans les quartiers avoisinant l'ancien mur d'octroi, principalement
vers les faubourgs du Temple, Saint-Antoine et Saint-Marceau. Comme
la pioche des démolisseurs avait aussi son contre-coup dans nos
provinces, qui entendaient dire, répéter, ressasser qu'on dépensait
dans la capitale des millions par centaines, les cultivateurs et les
ouvriers quittèrent en foule leurs champs et leurs villes
secondaires pour fondre sur Paris. De là ce renchérissement des
petites locations par l'augmentation foudroyante de la population
ouvrière. Il arriva bientôt que ces locations devinrent
insuffisantes dans l'ancien Paris ; alors nos classes laborieuses,
enjambant le mur d'octroi, se portèrent en grand nombre dans
l'ancienne banlieue, principalement à Belleville, à Ménilmontant,
à Charonne, aux Ternes, à Montrouge, Vaugirard et Grenelle.
Qu'a
fait l'administration municipale?
Elle
a frappé tout à coup des taxes d'octroi de Paris des communes qui
n'étaient pas le moins du monde parisiennes et n'avaient participé
en rien aux améliorations de la ville. Ainsi, d'un côté, en moins
de douze années, dans les quartiers riches ou commerçants de
l'intérieur, la propriété avait vu doubler ses revenus, tandis que
de l'autre, dans la zone annexée si brutalement, la population
ouvrière, qui s'y était forcément agglomérée, subissait, par le
fait de l'octroi de Paris, un impôt de plus de 20 p. 100 sur le prix
des denrées de première nécessité. Était-ce faire acte
d'administration sagement distributive que de mettre sur le même
pied, par l'impôt si lourd de l'octroi, une ville dans laquelle on
venait de dépenser plus d'un milliard et des communes qui n'avaient
reçu aucune espèce d'améliorations ? Ainsi l'on avait forcé les
ouvriers en grand nombre à deux déplacements en quelques années ;
on les avait obligés à venir habiter des localités éloignées de
leurs travaux. Cette zone immense était privée d'établissements
indispensables ; ses rues, pour la plupart mal éclairées,
manquaient de pavage, et c'était une Sibérie pareille, à laquelle
on n'avait rien accordé, qu'on frappait instantanément de l'octroi
à Paris.
IV
Maintenant,
sait-on ce qui doit arriver dans un avenir qui n'est pas éloigné ?
Les grandes agglomérations ouvrières tendent à se constituer
toutes dans l'ancienne banlieue, devenue pari sienne à son grand
déplaisir jusqu'ici; ces agglomérations deviendront de jour en jour
plus considérables. Partant de cette vérité, posons cette question
à nos édiles : quels sont les éléments dont se compose le
chapitre des recettes ordinaires de la Ville de Paris ? Le plus
précieux, le plus lucratif, la moelle de son budget, c'est l'octroi.
De quelle manière s'alimente l'octroi ? Par la perception de taxes
abondantes sur les objets de premières nécessité, surtout sur les
denrées indispensables à la vie de l'homme. Or, quels sont ceux qui
consomment davantage ? Évidemment ceux qui travaillent le plus
durement, c'est-à-dire les ouvriers. Eh bien! lorsque les classes
laborieuses auront constitué dans la zone annexée une grande
majorité, votre administration municipale aboutira fatalement à
cette iniquité : par le fait de l'octroi de Paris les pauvres
payeront proportionnellement plus que les riches.
V
Cependant
nous avons toujours été et nous sommes encore l'un des partisans
les plus chaleureux des grands travaux dans Paris, mais leur
exécution devait être sage et mesurée, pour éviter ces
interruptions fâcheuses dont souffrent maintenant nos quartiers
excentriques dont les chantiers sont déserts depuis plus de six
mois. Oui, le dégagement du centre de Paris devait être considéré
comme une de ces oeuvres saintement humaines qui profitent au
souverain et qui plaisent à Dieu. Mais il fallait, en présence de
l'annexion, ajourner les opérations luxueuses jusqu'à
l'assimilation complète de l'ancienne banlieue à la Ville de Paris.
L'édilité parisienne ne devait pas dépenser des millions par
centaines, soit pour improviser au nouvel Opéra des abords si mal
compris, ou pour créer, à l'ouest de Paris, ces nombreuses
avenues, ces boulevards, presque tous inutiles, si ce n'est à la
spéculation.
Elle
ne devait pas, d'un côté, se faire entrepreneuse malhabile de
théâtres, tandis que, de l'autre, elle abandonnait l'établissement
de marchés à une compagnie financière. Elle ne devait pas tant
dépenser en super-futilités dans les quartiers riches, pour se
trouver ensuite dans l'impossibilité de donner le nécessaire aux
quartiers pauvres. Elle ne devait pas enfin jeter par terre des
hôtels splendides des rues de la Paix, Louis-le-Grand, et du
boulevard des Capucines, parmi lesquels huit seulement ont coûté
plus de 17 millions, pour ordonner quelques jours après la
suspension des travaux dans le 20e arrondissement et dans toute la
zone annexée. En effet, à l'heure où nous écrivons, et depuis
plus de six mois, il n'y a pas un seul ouvrier dans les chantiers de
la mairie, pas plus que dans le périmètre de l'hôpital de
Ménilmontant.
Réunir
à la Ville de Paris, à celte Cité Reine comme on l'appelle, des
localités si délaissées, d'un aspect si triste et si misérable,
c'était coudre des haillons sur sa robe de pourpre.
XI
Mais
quittons le marché Saint-Honoré pour gagner le boulevard des
Italiens. Là, de brillants équipages sillonnent la voie ; de
splendides magasins étalent tout ce que les arts et l'industrie
peuvent enfanter de merveilles. Paris, en cet endroit, semble
respirer tout l'air de richesse et de plaisirs. Cette ligne des
boulevards intérieurs ne forme pas seulement la plus belle voie de
l'Europe, elle constitue surtout la promenade la plus variée, la
plus amusante du monde. Nos édiles modernes ont beau percer de
nouvelles avenues bordées de riches maisons, d'hôtels magnifiques,
toutes ces créations, qui peuvent avoir leur raison de grandeur, ne
sauraient exercer sur les étrangers et les riches cette attraction
irrésistible qui les conduit, les pousse et les ramène toujours et
quand même sur ces anciens boulevards dont, le génie de Louis XIV
avait pressenti les merveilleuses destinées.
Caillebotte | Paris |
Mais
si vous avez la généreuse ambition de faire de la bonne et honnête
administration, quittez brusquement ce Paris luxueux, éblouissant,
pour vous transporter à l'instant vers une de ces ruches ouvrières
qu'on voit çà et là dans nos quartiers excentriques. La scène
change alors. On vient d'ouvrir les bouches sous trottoirs. C'est une
invention moderne et fatalement homicide. De pauvres femmes sont en
train de disputer aux ruisseaux l'eau qui ne monte pas mais qui
glisse sur la voie. L'impôt qui frappe le vin d'Argenteuil comme le
malvoisie, l'impôt exonère-t-il l'eau dont la misère ne peut se
passer? Cette eau municipale coule pour laver le ruisseau, non pour
étancher la soif du pauvre, S'il la veut fraîche et limpide, qu'il
la paye; s'il n'a pas d'argent, qu'il la boive croupie.
Dans
ce 20e arrondissement où sont installés les magnifiques réservoirs
de la Dhuys renfermant des eaux dérobées à la Champagne moyennant
20 millions de dépenses, dans ce 20e arrondissement qui compte 500
pauvres contre un riche, la femme de l'ouvrier paye 2 sous la voie
d'eau, qui ne suffit pas les jours où la bonne ménagère doit laver
le linge de la famille. Dans ces localités si tristement délaissées,
le porteur d'eau prélève 40 francs par an sur chaque ménage
d'ouvriers. Continuons de poser nos jalons pour les discussions
administratives qui vont suivre, et dont l'intérêt grandira. Voici
un ouvrier, un maçon. Il habite Ménilmontant, et travaille à la
construction d'un hôtel dans le 16e arrondissement, à Passy. Avant
de se mettre à l'ouvrage, il a deux heures de marche à subir. S'il
veut être à six heures du matin à son Intiment, il faut se lovera
quatre; il y arrivera, mais fatigué. Après douze heures de travail
à la chaleur, à la poussière pendant l'été, à la pluie, à la
neige durant l'hiver, sa tache est remplie. Mais il faut revenir à
Ménilmontant, et le retour est plus pénible encore que le départ.
La voie de fer qui rayonne autour de Paris eût été pour lui une
précieuse ressource; impossible de s'en servir, Il lui faudrait
prélever sur son salaire 14 sous, ce serait en quelque sorte rogner
le pain de ses enfants. D'ailleurs, le chemin de ceinture est fait
pour transporter des colis d'une gare à l'autre dans l'intérêt des
compagnies, et non pour l'avantage et la commodité des ouvriers.
Parfois l'ouvrier pourrait se payer le luxe d'une impériale
d'omnibus; impossible, l'ouvrier part à six heures du matin, et
l'omnibus ne commence de s'ébranler qu'à sept heures et demie. Le
soir il n'y a pas de places.
Le
centre du 20e arrondissement, tout l'ancien Ménilmontant est privé
d'omnibus. Il s'arrête à la limite du 11e, devait l'emplacement
occupe par l'ancienne barrière. Comme nous réclamions avec trop
d'insistance dans la Revue municipale la continuation de la
ligne jusqu'à Ménilmontant, un des chefs de cette administration
vint nous trouver et nous dit :
—
Vous n'y pensez pas,
une pareille montée. Et nos chevaux ?
Et
nos ouvriers ? fut notre réponse. Dans cette lutte, les bêtes ont
eu le dessus, et Ménilmontant n'a pas d'omnibus, les heureux de ce
monde diront peut-être, l'écrivain a broyé du noir. Les ouvriers
du 20e arrondissement répondront : l'écrivain a frappé une
médaille administrative au millésime de 1869.
XII
Si
nos lecteurs veulent suivre utilement les discussions auxquelles nous
allons nous livrer, qu'ils prennent deux plans de Paris : l'un de
1850, par exemple, l'autre de 1869. Ils pourront se rendre un compte
parfaitement exact de l'inégale répartition des grands travaux de
voirie entre les quartiers de l'ouest et ceux de la partie opposée.
Loin de nous la pensée de regretter cette expansion de la fortune
vers le quartier des Champs-Elysées et le bois de Boulogne. Le
commerce et l'industrie ne sauraient envahir ce
quartier luxueux ; que les grandes existences y savourent le miel de
la ruche parisienne sans être troublées par le bourdonnement des
abeilles.
Mais
ce que nous critiquons, c'est une administration qui sème dans ce
sol privilégié plus de pièces d'or de 20 fr. que de gros sous dans
les quartiers pauvres, à l'est de Paris, et sur une superficie
semblable. Dans le but d'excuser l'accumulation considérable des
grands travaux à l'ouest de Paris, en négligeant les quartiers de
l'est qui manquent du nécessaire, M. le Préfet de la Seine prétend
qu'il avait dû les entreprendre d'urgence, pour éviter qu'ils ne
devinssent plus coûteux en attendant quelques années encore.
Il
est certain, au contraire, que cette accumulation de travaux ici, là,
partout, à l'ouest de Paris, a produit une hausse énorme et subite
dans le
prix de tous les terrains, au profit exclusif de ces quartiers
privilégiés. Exemples : La Compagnie Constantin a payé, en 1823,
lors de la formation du quartier François Ier, les terrains à
raison de 20 fr. le mètre, En 1853, ils
valaient 60, aujourd'hui 300 fr. Le quartier de Chaillot, sillonné
en tous sens d'avenues et de boulevards, dont l'exécution très
coûteuse pouvait se faire attendre, le quartier de Chaillot
renfermait de vastes terrains dont la valeur, en 1845, ne dépassait
guère 25 francs le mètre; aujourd'hui il faut parler de 130,150
fr.: quant à ceux en bordure des grandes voies tout récemment
improvisées, leur prix est de 200 francs le mètre.
Paris | Percement de la rue Soufflot |
M.
Emile de Girardin, l'éminent polémiste et l'admirateur passionné
du Préfet de la Seine, sait-il combien valait en 1750 le terrain sur
lequel s'élève son hôtel princier de la rue Pauquet-de-Villejust,
tout près de l'Arc de Triomphe de l'Étoile? 60 centimes la toise,
il y a seize ans, 20 francs, aujourd'hui 200. Si Mr de Girardin
quittait les splendeurs de son riche quartier pour aller étudier
comme nous l'étudions tout le territoire à l'est de Paris, il y
rencontrerait de ces contrastes frappants, ces inégalités
choquantes qui refroidiraient son admiration enthousiaste.
C'était une grande et
généreuse pensée que lui donnait à traduire le souverain par la
transformation du centre de Paris. En effet, depuis des siècles, le
centre de cette ville était sillonné de ruelles étroites et
malsaines ; toute une population d'artisans et d'ouvriers naissait,
souffrait, mourait sans sortir d'une atmosphère putride. C'était
faire acte d'humanité que de mettre un terme à cet entassement de
chair humaine, de complicité permanente avec toutes les épidémies,
fauchant de préférence nos classes laborieuses.
Mais en les forçant de
quitter le centre de Paris, où le prix des locations cessait d'être
accessible à nos ouvriers, l'humanité commandait de leur accorder
de justes compensations. Il fallait, en même temps qu'on élargissait
les voies de l'intérieur de Paris, qu'on faisait le vide par de
grandes trouées, improviser aux extrémités de la ville de modestes
et nombreuses constructions en rapport avec cette formidable
émigration.
Il
fallait, dès le jour où cette grande mesure de l'extension des
limites de Paris était arrêtée en principe, s'abstenir de toute
opération luxueuse dans les quartiers riches ou aisés, en vue
d'économiser les ressources de la ville pour donner le strict
nécessaire aux quartiers pauvres. Loin de là, les travaux de luxe
ont été continués, poursuivis avec une activité plus fiévreuse
encore ; des avenues, des boulevards sans nombre ont été créés,
improvisés, surtout à l'ouest de la ville, au moment où nos
classes laborieuses étaient repoussées au loin.
Maintenant
quelle est la cause de cette augmentation foudroyante dans le sens
surtout des classes pauvres?
- Mais, répond le Préfet, c'est l'achèvement des voies de fer, qui toutes rayonnent sur Paris, qui est la cause réelle de celte émigration.
Sans
doute, ces voies sont des facilités données à l'émigration
de la province pauvre au préjudice des ouvriers parisiens, mais non
l'attraction elle-même qui n'est irrésistible que sur les étrangers
et les riches.
Sans
doute les classes laborieuses de la province se font aussi de Paris
un Eldorado. Mais les voyages d'agrément ne sont permis qu'à ceux
qui ont de l'argent. Les artisans provinciaux et les
cultivateurs fondent sur la Capitale parce qu'ils ont la
pensée d'y travailler moins durement, d'y vivre plus agréablement
en gagnant davantage. Enfin, après les avoir ainsi amorcés, par des
entreprises immenses, alors qu'ils ont augmenté l'agglomération
parisienne de plus de 400,000 habitants, vous ordonnez la cessation
des travaux, faute d'argent, dans la plupart des chantiers établis
dans la zone annexée, et cela, on se le rappelle, la veille des
élections.Ce n'était pas, selon nous, faire de la grande
administration en vue de l'autorité souveraine et dans l'intérêt
des classes pauvres de Paris.
Nous
terminons ce chapitre en disant : Si nos édiles avaient eu la
sagesse, dès l'extension des limites de Paris, de s'abstenir, dans
les quartiers riches, de toute opération n'ayant pas un caractère
d'urgence, il eût été facile de consacrer 300 millions de plus à
la zone annexée, afin de l'assimiler à l'ancienne ville , au moins
au point de vue du strict nécessaire.
XV
Il serait bien à
désirer que l'administration mît un terme à la progression des
cités, cours, villas et passages particuliers, qu'on bâtit
principalement dans nos quartiers excentriques composés de
l'ancienne banlieue, en dehors de l'action municipale et constamment
au mépris des principes de l'hygiène et do la salubrité. Tandis
qu'on dépense en seize années des sommes considérables pour faire
pénétrer l'air et la lumière dans le vieux Paris, en ouvrant de
larges boulevards, de spacieuses avenues, on voit se former aux
extrémités de la ville des groupes de maisons étroites et
malsaines dans lesquelles une détestable spéculation entasse nos
ouvriers. Le remède doit être prompt, énergique.
Examinons la
législation en matière de voirie. Pour obtenir la permission
d'ouvrir une rue ou boulevard quelconque, il faut au préalable se
soumettre à certaines prescriptions imposées au nom de l'intérêt
général, soit en ce qui concerne la largeur de la voie, soit pour
celui qui a rapport à la hauteur des constructions riveraines, ou
bien aux premier frais de pavage, d'éclairage, etc. Lorsque le
détenteur des terrains sur lesquels la voie doit passer a satisfait
aux justes conditions prescrites par l'administration municipale , la
rue ou le boulevard en question est reconnu voie publique,
c'est-à-dire mis à l'entretien de la ville. Mais si le propriétaire
de ces mêmes terrains pense que sa spéculation serait plus
lucrative en n'ouvrant qu'un passage particulier, une simple cité de
trois à quatre mètres de largeur, il peut poursuivre son opération
véreuse et sans aucun empêchement. Il se contente d'exécuter les
règlements de voirie, simplement en ce qui concerne l'entrée de son
passage ou de sa villa sur la voie publique. Après cela, dans
l'intérieur, il a ses coudées franches ; il construit à sa guise
et loue selon son bon plaisir.
La loi du 13 avril 1850
sur les logements insalubres permet bien à l'administration
municipale, il est vrai, une généreuse intervention à l'effet de
s'assurer si l'habitation de l'ouvrier est saine et convenable. Mais
lorsque cette habitation fait partie d'un passage particulier trop
étroit pour que l'air puisse y circuler librement et le soleil y
faire pénétrer ses rayons bienfaisants, nous demandons si cette loi
peut exercer une action complète d'assainissement ? Elle adoucit le
mal, mais sans le détruire.
Armée du décret du 26
mars 1852, l'administration municipale, quand elle le juge
indispensable, peut exproprier l'îlot de cahutes composant ce même
passage malsain, cette cité homicide ; mais l'abus détruit, fauché
dans un endroit, va reparaître bientôt à côté plus nuisible,
plus cruel, plus insolent encore. Avec le produit de l'expropriation,
avec son indemnité productive, le spéculateur construit toujours
avec le même sans-façon un nouveau passage encore plus meurtrier.
Il faudrait, selon nous, que la législation exerçât non-seulement
un pouvoir répressif, mais encore et surtout une action préventive.
Le droit de propriété
est un droit sacré, sans doute ; mais tout droit qui s'exerce
implique un devoir à remplir. Qu'un propriétaire fasse de son
terrain ce que bon lui semble ; qu'il construise dessus, mais dans
l'intérieur, une cabane à lapins ; qu'il s'y loge et s'y asphyxie
faute d'air, — c'est son affaire. Mais que dans l'intérêt d'une
spéculation, pour faire suer à de pauvres locataires le plus
d'argent possible, il leur rogne l'espace et trafique de la lumière,
ce n'est pas là, selon nous, l'exercice, mais l'abus d'un droit que
notre conscience ne saurait admettre comme légitime. Dès qu'un
propriétaire tire parti de sa maison, il fait un commerce de ses
locations, or l'autorité municipale devrait exiger que ce commerce
fût honnête.
Comment ! d'un côté
vous punissez un marchand qui trompe sur le poids, qui triche sur
l'aunage ou la qualité de la marchandise qu'il annonce, et vous
ajoutez avec raison la prison, en cas de récidive ; tandis que, d'un
autre côté, vous laissez un propriétaire louer librement à
l'ouvrier une chambre malsaine, parce qu'elle s'ouvre sur un passage
trop étroit pour que l'air y circule librement. Ce dernier ne
fraude-t-il pas sur ses locations d'une façon aussi coupable que le
premier sur ses marchandises ? Alors pourquoi la répression infligée
au marchand et l'impunité en faveur du propriétaire quand cette
impunité s'érige en un prétendu droit d'homicide ? Ne laissons pas
plus longtemps nos classes laborieuses s'étioler dans ces bouges qui
sont la honte de Paris et de la civilisation. Nos édiles ont dépensé
près d'un milliard pour assainir l'ancien Paris. S'ils laissent
impunément augmenter le nombre déjà trop considérable, dans
l'ancienne banlieue, de ces voies hermaphrodites, dans un demi-siècle
leurs successeurs ne parviendront pas à réparer leur indifférence
au prix de deux milliards.
XVIII
Les immenses travaux
exécutés dans l'intérieur de la ville avaient refoulé, comme nous
l'avons dit, nos ouvriers d'abord dans les quartiers excentriques de
l'ancien Paris, ensuite dans les communes surburbaines, lorsque le
vase trop plein déborda. La raison, on la connaît : parce que les
constructions nouvelles ne renfermaient plus de petits logements dont
les prix fussent accessibles à nos classes laborieuses. Les
émigrants ne se composèrent pas uniquement d'ouvriers en quête de
modestes locations ; la classe des petits rentiers tout entière fut
condamnée à un déplacement instantané.
La seconde émigration,
qui se portait dans l'ancienne banlieue, présentait pour les uns
comme en faveur des autres d'intéressantes compensations. En effet,
si les ouvriers étaient éloignés de leurs travaux, l'air était
plus pur dans les Communes suburbaines et la vie plus facile parce
que nos artisans étaient exonérés des taxes d'octroi de Paris. Les
petits rentiers, en se réfugiant dans ces localités, échappaient à
la double cherté calamiteuse des denrées et des petites locations,
impossibles à subir dans l'intérieur de la grande ville.
Tout à coup l'octroi
de Paris, comme une trombe, vint bouleverser les uns et les autres,
les petits rentiers plus cruellement encore ; le tourbillon les
entraîna pour les rejeter au loin Ces petits rentiers vivant à
Faise dans la banlieue avec 15 ou 1,800 francs de revenu, n'eurent
plus le nécessaire dans cette zone si brutalement annexée. — De
là ce grand malheur de leur expulsion définitive et complètes.
Mêlés aux ouvriers et
aux artisans, ces petits rentiers leur offraient de précieux
exemples d'une vie laborieuse et honnête presque toujours
récompensée par une modeste aisance ; ils constituaient une école
permanente de moralisation. C'étaient d'utiles intermédiaires entre
ceux qui jouissent du superflu et ceux qui manquent parfois du
nécessaire; ils tempéraient les convoitises et calmaient les
passions qui fermentent dans le coeur de ceux qui souffrent.
Les taxes d'octroi de
Paris ont chassé ces précieux auxiliaires, et Dieu veuille qu'on
n'ait pas un jour à s'en repentir. Lorsque nous interprétons les
souffrances de nos quartiers excentriques, lorsque nous constatons le
manque d'améliorations suffisantes, la cherté des loyers,
l'élévation du prix des denrées, la privation absolue des moyens
de locomotion, l'on nous répond avec le plus gracieux sourire avec
une charmante désinvolture : « L'augmentation des salaires offre
aux ouvriers une ample compensation ; ils n'ont plus droit de se
plaindre.»
On va voir quelle est
la valeur de cette prétendue compensation. Cette question des
salaires est la plus grave de toutes les questions; aussi
l'avons-nous creusée pendant de longues années. Sans doute il y a
un quart de siècle le prix de la journée des ouvriers était
inférieur à la rémunération actuelle. Mais comme les chômages se
prolongent maintenant beaucoup plus qu'autrefois, le gain
d'aujourd'hui n'est pas en réalité supérieur, tandis que les
denrées de première nécessité ont augmenté d'un tiers, et que le
prix des petites locations a doublé. Cette situation est la
conséquence de l'augmentation excessive de la population ouvrière
de Paris par le fait de l'envahissement de la Capitale par les
classes pauvre de la province. Tous les délégués des différents
corps de métiers que nous avons consultés sont d'accord sur le fait
suivant : Si l'on tient compte des chômages, des dimanches et des
grandes fêtes, salaire des ouvriers à Paris ne dépasse pas
communément quatre francs par jour. Si les ouvriers ne gagnent pas
communément plus de 4 francs par jour, la vérité est que
l'ouvrière ne retire pas d'ordinaire plus de 20 sous de son travail.
L'ouvrière mariée peut encore lutter, parce qu'elle possède un
soutien, et que la vie à deux est moins difficile. Mais l'ouvrière
sans mari, seule, ne pouvant ni se nourrir ni se vêtir
convenablement avec ses 20 sous, l'ouvrière souffre, s'étiole ou se
vend. Alors de la femme plus rien ; la beauté une amorce et le coeur
un masque.
Pour
rendre plus expressives ces explications, nous
leur conservons l'intimité de la conversation, la forme du dialogue,
en donnant à l'ouvrier le nom de l'état qu'il exerce ; à la femme,
le titre de ménagère qu'elle mérite si bien ; à nous, celui
d'écrivain, que nous saurons porter dignement. Cela dit, commençons.
Charles Nègre | Les ramoneurs | 1852 |
L'ÉCRIVAIN
: Voyons, vous vous plaignez de l'administration municipale
; expliquez-vous, en quoi et comment vous a-t-elle porté préjudice
?
LA MÉNAGÈRE : Avant
1848, nous demeurions dans l'impasse Saint-Faron, près de l'Hôtel
de Ville, au cinquième étage d'une ancienne maison. Notre réduit
consistait en deux chambres et un petit cabinet servant de cuisine,
le tout au prix de 110 fr. par an. Nous venions de nous marier. En
1849, on nous signifia congé ; on allait continuer la rue de Rivoli.
Ce premier déplacement ne s'opéra pas sans regrets.
L'ÉCRIVAIN : La
continuation de cette voie, qui a supprimé 22 ruelles privées d'air
et de lumière, m'a toujours paru précieuse d'utilité publique,
surtout au point de vue de nos classes laborieuses. Il y avait là au
centre de Paris un entassement de population qui naissait, souffrait,
mourait sans sortir d'une atmosphère putride. Ces ruelles étaiient
de complicité permanente avec les épidémies, fauchant de
préférence les ouvriers et les artisans de Paris. La rue de Rivoli,
dans cette partie notamment, devenait un précieux ventilateur.
LA MÉNAGÈRE : Loin de
moi la pensée de chercher à diminuer l'action bienfaisante de cette
voie ! ce que j'entends constater, c'est le préjudice que nous a
causé ce premier déplacement. Vous allez le comprendre. Nous étions
dans le voisinage des Halles centrales, et j'avais l'habitude d'aller
chaque matin faire nos petites provisions au moment où la cloche
avertissait que la vente allait cesser. Aussi, les marchandes
pressées, au lieu de remporter leurs denrées, aimaient mieux les
vendre à prix réduits, et j'en profitais. Puis, à côté de la
maison se trouvait une borne-fontaine, et j'étais au premier rang
lorsqu'on l'ouvrait; de cette façon j'avais l'eau nécessaire.
L'ÉCRIVAIN : Sans
aucun doute, le voisinage des grandes Halles vous était favorable,
sous le rapport de la vie à bon marché.
LA MÉNAGÈRE : Forcé
par l'expropriation de quitter l'impasse Saint-Faron, mon mari voulut
aller habiter la rue de Ménilmontant, qu'on appelle aujourd'hui rue
Oberkampf. Mais notre intention était de n'y loger que
provisoirement pour retourner dans notre ancien quartier. Je m'y
rendis effectivement en 1852 ; mais le prix des petites locations
avait doublé dans les anciennes rues, et dans les voies nouvelles,
pas moyen d'y songer; d'ailleurs chaque portier, devenu concierge,
répondait invariablement : « Le propriétaire ne veut plus
d'ouvriers. »
L'ÉCRIVAIN : Ce refus
s'explique. Sur des terrains chèrement payés par l'expropriation,
il fallait nécessairement construire des maisons importantes ; il
était donc impossible d'y établir des logements à usage
d'ouvriers. Quant aux maisons qui restaient dans les anciennes rues
de ce quartier, le prix des petites locations avait doublé, comme
vous le dites, parce qu'il avait fallu jeter par terre trois ou
quatre cahutes, afin de se procurer l'emplacement suffisant pour
construire en bordure de la nouvelle voie une maison convenable. Le
seul reproche à faire à l'administration en cette circonstance est
celui-ci : En faisant le vide dans le centre de Paris pour le
transformer, il fallait à tout prix improviser de modestes maisons
dans nos quartiers excentriques, afin que les émigrants vinssent s'y
réfugier en grand nombre sans subir d'augmentations locatives.
L'administration ne s'en est guère préoccupée — c'est là son
tort.
LA MÉNAGÈRE : Nous
voilà donc forcés de rester dans la rue de Ménilmontant. Mais au
lieu de 110 francs de loyer, il me fallut payer 160, puis 180, enfin
200 francs, Plus de borne-fontaine dans le voisinage, et le marché
Popincourt ne valait pas pour nous les Halles centrales. Aussi en
1857 notre budget se trouvait en déficit. Le mal empirait de jour en
jour. Au commencement de l'année 1858, je dis à mon mari : Pourquoi
rester dans Paris, où les petits Jugements augmentent sans cesse, où
les denrées sont de plus en plus chères ? Si nous dépassions la
barrière, nous pourrions diminuer nos frais de location et de
nourriture. Maintenant que nous avons un enfant, il faut nous
restreindre pour lui donner le nécessaire. Mon mari a consenti.
Quelques jours après, toute la petite famille était installée dans
la rue de l'Ermitage, à Belleville. Nous étions en bon air ; notre
logement, composé de trois pièces, nous suffisait, et grandement.
Les objets de première nécessité se trouvaient à meilleur compte
que dans l'intérieur de Paris ; mon fils poussait comme un
champignon et faisait plaisir à voir. Mon mari, il est vrai, avait
une course plus longue à faire pour se rendre à son travail et
revenir le soir au logis, mais il chantait tout le long du chemin en
songeant au bien-être de sa petite famille. Non-seulement notre
déficit avait été comblé, mais encore, à la fin de l'année
1859, j'avais économisé cent quatre-vingts francs. Telle était
notre situation, lorsque l'extension des limites de Paris est venue
nous bouleverser et remplacer l'aisance par la gène. Notre location
d'abord s'est augmentée d'un quart ; absence complète de
bornes-fontaines ; l'eau me coûte 40 francs par an. Le vin, que nous
étions parvenus à faire venir à la pièce, et qui nous arrivait du
Midi, le vin nous coûtait, avec les frais de transport, 85 francs
pour 280 bouteilles environ, c'est-à-dire un peu plus de 6 sous la
bouteille. Aujourd'hui, depuis l'annexion, cette même pièce de vin
me revient à 145 fr; c'est trop cher, je m'en passe. La viande, le
charbon, le bois, l'huile, exonérés autrefois de l'octroi de Paris,
sont devenus beaucoup plus chers depuis 1860, et cela d'au moins 20
pour 100. En fin décompte, autrefois, avant l'extension des limites
de Paris, vivant à l'aise dans l'ancienne banlieue, nous placions
encore un peu d'argent à la caisse d'épargne; aujourd'hui et depuis
1860 que nous sommes dans Paris, nous subissons constamment la gêne,
et trop souvent nous engageons nos effets au mont-de-piété.
Maintenant,c'est à mon mari à vous faire connaître les causes qui
ont produit cette situation fâcheuse qui est commune à la presque
totalité des ouvriers parisiens.
L'ÉCRIVAIN : Creusons
principalement la question du salaire. — J'écoute votre mari
maintenant.
LE TOURNEUR : Lorsque
je me suis marié en 1847, les ouvriers tourneurs en bois gagnaient
d'ordinaire 4 francs par jour ; aujourd'hui on nous donne de 5 à 6
francs, cela dépend du plus ou moins d'habileté. Cependant
autrefois nous étions dans l'aisance, tandis que maintenant nous
sommes gênés ; pourquoi? Parce que, le nombre des bras, excédant
de beaucoup la somme de travail, nous avons à subir des chômages
prolongés. Dans l'ébénisterie proprement dite, par exemple, les
ouvriers allemands viennent faire aux ouvriers parisiens une
concurrence des plus redoutables. Une fois à Paris, ils y restent
toujours et quand même. Comme ils n'ont pas de famille, ils
s'engagent à prix réduits. Voilà comment, tout en ayant des
journées de travail mieux rétribuées que par le passé, notre gain
annuel devient inférieur au gain d'il y a vingt ans.
L'ÉCRIVAIN : Quelle
est, selon vous, la cause de cette concurrence désordonnée toujours
au détriment des ouvriers parisiens ?
LE TOURNEUR : Les
provinciaux et les étrangers entendent tambouriner : On dépense
dans Paris les millions par centaines ; naturellement ils se disent :
Paris est une ville de ressources, et ils partent. L'industrie et le
commerce rémunéraient convenablement les ouvriers parisiens, mais
comme il leur faut partager avec ces provinciaux et ces étrangers,
les salaires diminuent au détriment des premiers surtout, qui
supportent des charges dont les autres s'affranchissent.
L'ÉCRIVAIN : Vous
venez de parler dé l'ébênisterie : les grands travaux dans Paris
ont dû lui profiter singulièrement. Quand une maison est bâtie,
naturellement il faut la meubler.
LE TOURNEUR : Sans
doute. Mais lorsque le nombre des ouvriers ébénistes dépasse
encore de beaucoup la somme des besoins; les commandes ont beau
progresser, elles sont toujours insuffisantes. Rendons cette vérité
bien expressive : quelle était l'industrie la plus favorisée par
l'exécution des grand travaux dans Paris? Evidemment l'industrie du
bâtiment ! Eh bien par le fait de l'exagération de ces grands
travaux, l'administration municipale, faute de ressources, a suspendu
forcément l'exécution de toutes ses entreprises. Qu'en est-il
résulté? L'industrie du bâtiment ne se trouve plus alimentée
maintenant que par des constructions particulières ; aussi cette
industrie-mère commence à jeûner. Si cette suspension des travaux
continue, croyez-vous que les maçons, les charpentiers, les
couvreurs, les terrassiers provinciaux s'en retourneront bènévolement
dans leur pays? Paris est une ville qu'on ne
quitte pas, tant elle a de charme pour le pauvre comme pour le riche.
Cet excédant provincial se fera parisien quand même avec ou sans
besogne.
L'ÉCRIVAIN.
— Mais enfin que fallait-il faire selon
vous ?
LE
TOURNEUR.— Une chose bien simple : Entreprendre dans Paris des
travaux modérés pour assurer leur permanence, assainir le centre de
la ville, mais en suivant avec intérêt l'émigration des ouvriers
et des artisans, que cette transformation devait forcément refouler
aux extrémités ; leur procurer dans les quartiers excentriques
l'équivalent des avantages dont ils jouissaient dans les quartiers
de l'intérieur ; ne les frapper des taxes d'octroi de Paris que le
jour où leur assimilation avec l'ancienne ville eût été complète
sous le rapport du nécessaire; suspendre enfin les travaux de luxe
dans le Paris riche pour ne s'occuper que de travaux utiles dans le
Paris pauvre. Voilà ce qui était juste et rationnel, voilà ce
qu'on n'a pas fait. Le Préfet de la Seine ne possède aucun trait de
ressemblance avec les Parisiens. Il lui manque les allures d'un
gentilhomme et il ne sait pas se faire peuple. Vous avez vu comme il
le traite et entendu comme il lui parle ; aussi est-il profondément
antipathique aux ouvriers et aux artisans de Paris. Cette réprobation
presque unanime déteint sur l'autorité dont il est une de ces
erreurs, un de ces points noirs qui s'épaississant de jour en jour,
deviennent nuages et recèlent la foudre.
***
XXe
arrondissement—Mairie de Ménilmontant.
HIVER
1868-1869.
Le
maire, les adjoints et les administrateurs
du bureau de
bienfaisance.
A
MM. les habitants de Paris.
A
l'approche de l'hiver, nous venons adresser un nouvel appel à votre
charité. Le 20° arrondissement, formé de Mènilmontant, de
Charonne et de la partie la plus malheureuse de Belleville, se trouve
être aujourd'hui,
par
l'augmentation toujours croissante de sa population indigente et son
manque absolu de ressources intérieures, un des plus pauvres de
Paris.
Nos
ménages inscrits, qui, il y a quatre ans, étaient au nombre de
2,000, ont doublé maintenant et représentent 12,000 individus
secourus ; de plus, les malades soignés par notre bureau depuis le
1" janvier de celte année jusqu'à ce jour ont atteint le
chiffre de 6,000, sans compter 1,200 accouchements opérés par nos
sages femmes.
C'est
donc avec confiance que nous nous adressons à vous. Votre offrande,
quelle qu'elle soit, sera accueillie avec reconnaissance, et grâce à
votre concours nous pourrons soulager d'une manière plus efficace
les misères plus nombreuses qui nous entourent et qui grandissent
encore
avec
la saison rigoureuse.
Agréez,
etc..,.
Morel
Fatio, maire, président ; Iléret et Le Blévec, adjoints-présidents
; Milan, administrateur, vice-président.
***
PARIS | Quartier Ménilmontant en 1958
NOTES
[1] Les événements de
1814 et 1815 avaient démontré la nécessité de fortifier la
capitale. Une Commission de Défense du Territoire fut chargée « de
présenter ses vues sur le meilleur système de défense ». Le 18
juillet 1820, elle conclut à la nécessité de mettre Paris en état
de défense. Mais ce n’est qu’en 1840, suite au traité qui
excluait la France de l’Union Européenne, qu’Adolphe Thiers,
alors chef du gouvernement, voulant assurer Paris contre les
éventualités d’une nouvelle invasion, fit déclarer d’utilité
publique et d’urgence la construction de cette septième enceinte.
Le traité fut signé le 15 juillet 1840.
Où allait-on établir
cette fortification ? Le projet excluait toute idée de lui faire
suivre les actuelles limites communales des Fermiers Généraux,
c’était impossible au milieu des quartiers habités. Il fallait la
repousser dans le département de la Seine, au-delà des communes
limitrophes de Paris ; Auteuil, Passy, les Batignolles, Montmartre,
La Chapelle, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle seront donc
inclus dans la limite militaire et non dans la limite administrative.
L’enceinte recouvrait
à peu près les boulevards des Maréchaux actuels, avec un glacis
s’étendant jusqu’à l’emplacement du boulevard périphérique.
Cette enceinte de 33 kilomètres était constituée de 94 bastions,
17 portes, 23 barrières, 8 passages de chemins de fer, 5 passages de
rivières ou canaux et 8 poternes, formant un anneau non
constructible de 300 m de large, l’ensemble doublé par 16 forts
détachés. L’article 8 prévoyait en outre une zone « non
aedificandi » (où il était interdit de bâtir) de 250 m en avant
du fossé.
[2] Le roi Louis XVI
fait ériger 57 barrières d'octroi autour de Paris (1785). En 1789,
la sévérité accrue de cet octroi est l'une des causes de la
Révolution quelques jours avant la prise de la Bastille les insurgés
ont mis le feu aux barrières de l'octroi. L'Assemblée constituante
les supprime le 20 janvier 1791. Le Directoire les rétablit le 18
octobre 1798.
Cette fiscalité fit
d'abord la fortune des entrepreneurs de guinguettes implantés
au-delà des barrières car, non soumis aux droits d'octroi, ils
pouvaient vendre le vin moins cher.
L’octroi, agissant
aux 56 anciennes barrières du mur des Fermiers Généraux, est
supprimé suite à un projet de loi adopté le 26 mai 1859 par la
Chambre de Députés et rendu effectif le 1er janvier 1860. Il est
reporté jusqu’au pied du glacis des fortifications de Thiers, la
ceinture militaire se confondant ainsi avec la ceinture
administrative et les portes d’entrées cumulant la fonction de
postes d’octroi. Onze communes sont supprimées : Auteuil, Passy,
Batignolles, Montmartre, La Chapelle, la Villette, Belleville,
Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle : six sont démembrées :
Neuilly, le Pré Saint-Gervais, Saint-Mandé, Ivry, Gentilly,
Montrouge, Issy ; sept autres ne perdent que de petites parcelles.
Toutes ces agglomérations s’incorporent entre l’ancienne et la
nouvelle enceinte et sont annexées à Paris.
La suppression des barrières de l'octroi a été promise à plusieurs reprises en 1815, 1847 (par Horace Émile Say économiste français de l'école libérale) et 1869. En 1897, une loi votée
par les députés permet aux maires de supprimer l'octroi, mais sans
compensation pour les municipalités qui ne renoncèrent pas à cette
taxe.
Durant la Seconde
Guerre mondiale, l'octroi accroissait encore plus les difficultés
d'approvisionnement des denrées pour les Parisiens. Il fut supprimé
définitivement par la loi n° 379 du 2 juillet 1943 portant
suppression de l'octroi à la date du 1er août du gouvernement
Pierre Laval.
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