DIEU | Urbaphobe
|
Le
christianisme est la pire trahison du Christ.
La
ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne
peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est
vivant doit lui venir de l’extérieur.
Jacques
Ellul
Au chapitre IV de la
Genèse, est écrit que Caïn, le cultivateur sédentaire, tua son frère
Abel, le pasteur nomade. Dieu le condamna alors à l'errance en pays de Nod
- nod ou nad, en hébreux, se traduit par vagabondage, errance. Mais
Caïn n'accepte plus l'autorité divine, refuse l'errance et décide
de fonder la première ville de l'humanité : Hénoc. Caïn - premier révolutionnaire contre une autorité suprême ? -, est ainsi désigné par le texte génésiaque comme le fondateur de
la première ville, et à l’origine de la civilisation : celle
urbaine des arts et des techniques. Jacques
Ellul dans son ouvrage Sans
feu ni lieu
[1]
interprète ainsi la fondation d'Hénoc :
« A
l'origine, la ville est dressée contre Dieu ; Caïn, se fait
bâtisseur avec toute sa postérité pour créer le nouveau Paradis
de l'absence de Dieu. Caïn fonde la cité d’Hénoc, qui signifie
« commencement » ; il l’entoure de murailles, par méfiance
envers la protection de Dieu, pour se défendre lui-même. Il invente
la technique pour avoir la mainmise sur le monde, et ainsi creuse
l’abîme entre Dieu et lui.
Les villes, ce sont Erec, Accad, Calné,
Rehoboth, Calach. La ville de l’éternité, la ville de la largeur,
la ville de la force. Toutes les dimensions y sont contenues, le
temps, l’espace, l’énergie. Ces noms sont le symbole de la prise
de possession par l’homme de ces valeurs. L’homme conquiert et,
comme une borne, il dresse une ville, mémorial de sa conquête.
L’homme conquiert le temps, l’espace, la puissance.»
Ces villes aux moeurs corrompues, s'opposant au nomadisme et à l'urbaphobie du divin Créateur, seront maudites et enfin punies par le Déluge ; puis Dieu, dans son infini bonté, acceptera ces créations de l'homme, punissant néanmoins les villes pécheresses - Sodome et Gomorrhe -, détruisant les villes ennemies et protégeant celles du peuple élu, et exigeant la fondation de villes de refuges ; Dieu "ratifie" ainsi le projet humain de la cité : il s'agit bien selon Ellul, de la récapitulation par Dieu de l'histoire de l'homme :
« Par amour, Dieu révise ses propres desseins, pour tenir compte de l'histoire des hommes, y compris de leurs plus folles révoltes. »
NATURE CONTRE CULTURE
L’exégèse explique
la préférence divine pour Abel par sa qualité de pasteur nomade :
la figure du berger est fortement valorisée par la tradition
d’Israël, qui considère que cette condition itinérante favorise
la spiritualité et la relation à l’être. Cette opposition entre
un frère pasteur et un autre cultivateur recouvre également celle
entre nature et culture : le cultivateur, selon Flavius Josèphe [2],
est celui qui fait violence au sol, figure de l’anti-nature qui
rompt avec la simplicité primitive de l’âge d’or. D'ailleurs, plusieurs siècles plus tard, en Grèce, un nommé Homogyrus, le premier ayant attelé des boeufs à une charrue,
fut tué d’un coup de foudre divin.
Le terme « pasteur »,
rappelle Véronique Léonard-Roques[3],
doit être également entendu dans son acception métaphorique de «
conducteur d’âmes ». Les Grands Patriarches du peuple juif
(Abraham, Isaac, Jacob), les prophètes Moïse et David furent aussi
des bergers de troupeaux. Le Christ lui-même est qualifié ainsi,
rattaché par la tradition aux figures de l’Ancien Testament. Le
cultivateur, à l’inverse, est ramené du côté de l’avoir, de
la possession, de l’attachement matériel au monde. La tradition
exégétique fait alors d’Abel la figure de l’homme pieux et de
Caïn l’archétype de l’homme avare et peu soucieux de plaire à
la divinité.
Saint
Augustin
L'ouvrage majeur de
saint Augustin, De
Civitate Dei contra paganos,
rédigé
entre 413 et 430, renforce la
pérennité de la tradition faisant d’Abel et Caïn les archétypes
opposés du bien et du mal ; des hommes attachés, chacun, à un type
de ville particulier : Caïn inaugure le règne des cités
terrestres, maudites, séparées de tout attachement au Ciel, dont le
modèle est celui de Babel-Babylone, tandis qu’Abel commence celui
de la Cité de Dieu, qui n’est pas à chercher sur terre.
Caïn serait ainsi le père d’une lignée maléfique, attachée au pouvoir, à la richesse, au mal. Ouvrage recopié et faisant référence, les lectures traditionnelles, aussi bien exégétiques que littéraires, associeront Abel au spirituel et Caïn au matériel.
Caïn serait ainsi le père d’une lignée maléfique, attachée au pouvoir, à la richesse, au mal. Ouvrage recopié et faisant référence, les lectures traditionnelles, aussi bien exégétiques que littéraires, associeront Abel au spirituel et Caïn au matériel.
Bāb-allah
Après
le Déluge, la descendance de Noë, plutôt que de tenter de
retrouver l'Eden initial, s'adonnera à l'agriculture et bâtira des villes, dont les principales,
selon saint Augustin, étaient Babylone,
Orech, Archad et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. De cette
contrée sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Halach et, entre
Ninive et Halach, la grande ville de Dasem.
Un
chapitre, dans la Bible, est consacré à la construction de la Tour
de Bāb-allah
(la
porte du Dieu), une tentative pour monter à l’assaut non tant du
Ciel que de Dieu, un défi à Dieu, des hommes qui s’unissent pour
édifier la tour. Saint Augustin interprète ainsi les Saintes
Écritures :
Toute
la terre, dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes,
s’éloignant de l’Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée
de Sennaar, où ils s’établirent. Alors ils se dirent l’un à
l’autre: «
Venez, faisons des briques et les cuisons au feu. Ils prirent donc
des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier, et
dirent : Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet s’élève
jusqu’au ciel, et faisons parler de nous avant de nous séparer.
Mais
le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants
des hommes bâtissaient, et il dit: Voilà un seul peuple et une même
langue, et, maintenant qu’ils ont commencé ceci, ils ne
s’arrêteront qu’après l’avoir achevé. Venez donc, descendons
et confondons leur langue, en sorte qu’ils ne s’entendent plus
l’un l’autre. Et le Seigneur les dispersa par toute la terre, et
ils cessèrent de travailler à la ville et à la tour. Cette ville,
qui fut appelée Confusion, c’est Babylone, et l’histoire profane
elle-même en célèbre la construction merveilleuse. En effet,
Babylone signifie Confusion, et nous voyons par là que le géant
Nebroth en fut le fondateur, comme l’Ecriture l’avait indiqué
auparavant en disant que Babylone était la capitale de son royaume,
quoiqu’elle ne fût pas arrivée au point de grandeur où l’orgueil
et l’impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils
prétendaient la faire extraordinairement haute et l’élever
jusqu’au ciel, comme parlait l’Ecriture, soit qu’ils n’eussent
ce dessein que pour une des tours de la ville, soit qu’ils
l’étendissent à toutes.
Il
élevait donc une tour contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie
un orgueil impie, et Dieu punit avec justice leur mauvaise intention,
quoiqu’elle n’ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit-il
? Comme la langue est l’instrument de la domination, c’est en
elle que l’orgueil a été puni, tellement que l’homme, qui
n’avait pas voulu entendre les commandements de Dieu, n’a point
été à son tour entendu des hommes, quand il a voulu leur
commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun se séparant
de celui qu’il n’entendait pas pour se joindre à celui qu’il
entendait; et les peuples furent divisés selon les langues et
dispersés dans toutes les contrées de la terre par la volonté de
Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous sont tout à fait
cachés et incompréhensible.
Toutes les villes sont frappées du sceau de la malédiction divine, et certaines détruites par la volonté de Dieu, tel Sodome par une pluie de feu tombant du Ciel, victime de la colère divine car non respectueuse des lois de l'hospitalité envers les étrangers, et des lois de la charité chrétienne, pour les pauvres de la cité. Néanmoins, les êtres parfaits, ou charitables, habitants ces villes infâmes, où le "débordement était si grand que l’amour contre nature y était aussi commun que les autres actions autorisées par les lois", peuvent cependant être épargnés : Lot et sa famille prévenus, peuvent échapper de Sodome en feu.
Dieu détruit la ville par « le soufre et le
feu » en même temps que la cité voisine de Gomorrhe qui
apparaît dans le texte sans autre précision dans un sort que
connaissent en définitive la plupart des villes aux alentours de la
mer Morte :
« Le soleil se levait sur la terre quand Lot entra dans le Tsoar. Alors l'Éternel fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu ; ce fut l'Éternel lui-même qui envoya du ciel ce fléau. Il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitants de ces villes. La femme de Loth regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. Abraham se leva de bon matin et se rendit à l'endroit où il s'était tenu en présence de l'Éternel. De là, il tourna ses regards du côté de Sodome et de Gomorrhe et vers toute l'étendue de la plaine ; et il vit monter de la terre une fumée, semblable à la fumée d'une fournaise. »
Gustave Doré | La fuite de Lot |
Gustave Doré | Les murs de Jericho |
D'autres passages ainsi que des sources non bibliques évoquent la destruction, en plus de Sodome et Gomorrhe, des cités pécheresses d'Admah et Zéboïm. Seule la cinquième ville de la vallée de Siddim, Zoar, est épargnée.
La volonté et la puissance divine guide et aide le peuple élu, nomade fuyant l'Egypte conduit alors par Moïse, à conquérir de nouveaux territoires - et donc les villes - pour s'y établir ; Jéricho apparaît dans le livre de Josué, la première ville du pays de Canaan
conquise par Josué et les Hébreux en 1493 avant J.C. Le livre de
Josué relate la prise de Jéricho et comment, le septième jour
après l'arrivée des Hébreux, les murailles de Jéricho
s'effondrèrent par la volonté de Dieu après le défilé sept fois
autour de la cité pendant sept jours, de l'Arche d'Alliance et de
sept prêtres sonnant sept chofars (trompettes). Jéricho est rasée
intégralement. La ville et son butin furent alors maudits. De par la volonté divine, les habitants des villes conquises sont massacrés, leurs biens pillés, ou parfois, comme à Jericho, donnés en offrande pour le trésor de Dieu. Les tribus formant le peuple d'Israël repeuplent alors les villes conquises et se partagent le territoire.
L’Eternel s'adressa à Moïse, puis plus tard à Josué, afin qu'Israël bâtisse des villes de refuge, « où pourra s’enfuir le meurtrier qui aura tué quelqu’un involontairement, sans intention ; elles vous serviront de refuge contre le vengeur du sang. Le meurtrier s’enfuira vers l’une de ces villes, s’arrêtera à l’entrée de la porte de la ville, et exposera son cas aux anciens de cette ville ; ils le recueilleront auprès d’eux dans la ville, et lui donneront une demeure, afin qu’il habite avec eux. Si le vengeur du sang le poursuit, ils ne livreront point le meurtrier entre ses mains ; car c’est sans le vouloir qu’il a tué son prochain, et sans avoir été auparavant son ennemi. Il restera dans cette ville jusqu’à ce qu’il ait comparu devant l’assemblée pour être jugé, jusqu’à la mort du souverain sacrificateur alors en fonctions. A cette époque, le meurtrier s’en retournera et rentrera dans sa ville et dans sa maison, dans la ville d’où il s’était enfui. » Les villes de refuge représentent dans un langage juridique un "habeas corpus" (lat.: "Que tu aies ton corps"). Elle met à l’abri d’une arrestation abusive le criminel involontaire, non coupable, le temps de la vérification de son « innocence ». Dans le cas d’un homicide, il appartenait au parent le plus proche du défunt d’appliquer la « loi du talion » et cela à n’importe quelle heure ou lieu, sauf dans les villes de refuge où le criminel pouvait se réfugier en attendant son jugement. Les villes de refuge protégeaient les fils d’Israël comme les étrangers. Ils consacrèrent ainsi six villes de refuge : Kédesch, en Galilée ; Sichem, dans la montagne d’Ephraïm ; Kirjath-Arba, qui est Hébron, dans la montgne de Juda ; à l’orient de Jéricho, ils choisirent Betser, dans le désert ; Ramoth, en Galaad ; et Golan, en Basan.
Mais malheur au peuple d'Israël s'il offense Dieu, car les punitions divines peuvent se retourner contre lui. Les territoires conquis seront ainsi repris par l'ennemi, et le peuple d'Israël opprimé pendant de longues années, des décennies ; et la terrible Arche d'Alliance sera même aux mains des Philistins qu'ils transportent à Gath. Cependant, il est écrit que :
- Mais après qu'elle eut été transportée, la main de l'Éternel fut sur la ville, et il y eut une très grande consternation; il frappa les gens de la ville depuis le petit jusqu'au grand, et ils eurent une éruption d'hémorroïdes.
- Alors ils envoyèrent l'arche de Dieu à Ékron. Lorsque l'arche de Dieu entra dans Ékron, les Ékroniens poussèrent des cris, en disant: On a transporté chez nous l'arche du Dieu d'Israël, pour nous faire mourir, nous et notre peuple!
- Les gens qui ne mouraient pas étaient frappés d'hémorroïdes, et les cris de la ville montaient jusqu'au ciel.
Jérusalem
terrestre et céleste
Jérusalem,
sans cesse détruite et rebâtie, devient sous le règne de David, signe et prophétie de la
Cité sainte. A
la fin des temps, contrairement à toutes les mythologies, l’homme
ne reviendra pas à l’état des origines : Dieu lui promet une
ville – la Jérusalem céleste - et non pas un jardin. Elle
serait la Ville sainte, la demeure de Dieu. Saint
Jean en fera une description détaillée :
- « La ville brillait d'un éclat semblable à celui d'une pierre précieuse, d'une pierre de jaspe transparente comme du cristal. Elle avait une très haute muraille, avec douze portes, et douze anges gardaient les portes. Sur les portes étaient inscrits les noms des douze tribus du peuple d'Israël.Il y avait trois portes de chaque côté: trois à l'est, trois au nord, trois au sud et trois à l'ouest. La muraille de la ville reposait sur douze pierres de fondation, sur lesquelles étaient inscrits les noms des douze apôtres de l'Agneau.»
- « L'ange qui me parlait tenait une mesure, un roseau d'or, pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville était carrée, sa longueur était égale à sa largeur. L'ange mesura la ville avec son roseau: douze mille unités de distance, elle était aussi large et haute que longue. Il mesura aussi la muraille: cent quarante-quatre coudées de hauteur, selon la mesure ordinaire qu'il utilisait. La muraille était construite en jaspe, et la ville elle-même était d'or pur, aussi clair que du verre. Les fondations de la muraille de la ville étaient ornées de toutes sortes de pierres précieuses: la première fondation était de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d'émeraude, la cinquième de sardonyx(onyx), la sixième de sardoine(cornaline), la septième de chrysolithe(péridot), la huitième de béryl(aigue-marine), la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d'hyacinthe(zircon brun) et la douzième d'améthyste. Les douze portes étaient douze perles; chaque porte était faite d'une seule perle. La place de la ville était d'or pur, transparent comme du verre.»
Gustave Doré | L'ange montre Jerusalem à saint Jean
Dieu
ne promet pas à l'homme un retour à la condition originelle. À la
fin de l'histoire des hommes, dans la Bible, Dieu offrira à l'homme
la ville parfaite, qui contiendra parfaitement tout ce que l'homme
attend lorsqu'il désire la ville : sécurité, survivance, vivre
ensemble. Pour Jacques Ellul, la Jérusalem céleste est le symbole
de la récapitulation par Dieu de l'histoire de l'homme :
«
Par
amour, Dieu révise ses propres desseins, pour tenir compte de
l'histoire des hommes, y compris de leurs plus folles révoltes ».
«
Et
c’est ici, que se produit le fait le plus étrange. L’homme
actuel a raison aussi spirituellement. Inconsciemment et sans le
savoir lorsqu’il préfigure
l’avenir sous la couleur de la ville, il a raison en
vérité.
Seulement, il y a un saut à faire. Alors qu’il la voit sous son
aspect technique et sociologique, le véritable avenir, le véritable
but de l’histoire qui apparaît quand l’histoire s’achève et
se clôt est bien une ville, mais une autre que celle imaginée : il
s’agit de la Jérusalem céleste
».
Il assume leur
désir d’avoir une ville, mais à la différence des villes bâties
par les hommes, dans la Jérusalem céleste Dieu sera pleinement
présent, Tout à tous. C’est en cela qu’il fera « toutes choses
nouvelles » : la nouveauté se situera par rapport au plan de Dieu
et non par rapport à l’histoire des hommes, mais aussi par rapport
au désir de l’homme de se passer de Dieu. La Jérusalem céleste
sera le condensé de tout ce que l’homme aura créé au cours de
son histoire : elle sera l’œuvre exclusive de Dieu, mais faite
avec du matériau apporté par l’homme. Une ville avec Dieu. Dieu
sera là où l'homme ne le voulait pas.
A
cette ville céleste, accessible aux seuls êtres parfaits
après la mort, prend place la cité terrestre : Jérusalem, capitale
d'un royaume gouverné, avec la grâce de Dieu, par le roi David.
Saint
Augustin, dans son ouvrage La
Cité de Dieu,
décrit brièvement ainsi son histoire :
Voilà
cette spirituelle Sion dont le nom signifie contemplation, parce
qu’elle contemple les grands biens de l’autre vie et y tourne
toutes ses pensées ; voilà cette Jérusalem céleste dont nous
avons dit tant de choses, et qui a pour ennemie la cité du diable,
Babylone, c’est-à-dire confusion.
La
récompense des justes et où l’unique et souverain bien est de le
posséder et d’être à lui. Mais lorsque l’Ecriture appelle
Jérusalem la Cité de Dieu et annonce que la maison de Dieu
s’élèvera dans son enceinte, cela se rapporte à l’une et
l’autre cité : à la Jérusalem terrestre, parce que cela a été
accompli, selon la vérité de l’histoire, dans le fameux temple de
Salomon, et à la céleste, parce que ce temple en était la figure.
La
Cité de Dieu poursuivant son cours dans le temps, David régna
d’abord sur la Jérusalem terrestre, qui était une ombre et une
figure de la Jérusalem à
venir. A David succéda son fils Salomon, qui fut couronné du vivant
de son père, et qui bâtit ce fameux temple de Jérusalem. Son règne
ne répondit pas aux espérances que les commencements avaient fait
concevoir; car la prospérité, qui corrompt d’ordinaire les plus
sages, l’emporta sur cette haute sagesse dont le bruit s’est
répandu dans tous les siècles.
Salomon
laissa son royaume à son fils Roboam, sous qui la Judée fut divisée
en deux royaumes. Le royaume de Juda, dont Jérusalem était la
capitale, ne manqua pas non plus de prophètes, et aussi des rois,
qui commirent contre Dieu d’énormes péchés qui attirèrent le
courroux du ciel sur eux et sur leur peuple qui les imitait ; et ils
étaient affligés non-seulement de guerres étrangères, mais de
discordes civiles, où l’on voyait éclater tantôt la justice et
tantôt la miséricorde de Dieu, jusqu’à ce que sa colère,
s’allumant de plus en plus, toute cette nation fût entièrement
vaincue par les Chaldéens, et emmenée captive en Assyrie, d’abord
le peuple d’Israël, et ensuite celui de Juda, après la ruine de
Jérusalem et de son temple fameux. Ils demeurèrent dans cette
captivité l’espace de soixante-dix années ; après, ils furent
renvoyés dans leur pays, où ils rebâtirent le temple; et bien que
plusieurs d’entre eux demeurassent en des régions étrangères et
reculées, ils ne furent plus depuis divisés en deux partis, mais
ils n’eurent qu’un roi qui résidait à Jérusalem; et tous les
Juifs, quelque éloignés qu’ils fussent, se rendaient au temple à
un certain temps de l’année. Mais ils ne manquèrent pas non plus
alors d’ennemis qui leur firent la guerre; et quand le Messie vint
au monde, il les trouva déjà tributaires des Romains.
Jésus-Christ
De
l'exode à l'exil, Dieu rappelle à son peuple que son ancêtre était
un nomade araméen ; la vie de Jésus et les voyages de Paul,
s'inscrivent sous le signe du nomadisme : "Le fils de l'homme
n'a pas de lieu ou reposer sa tête" dit Jésus. Préférant
le vagabondage de village en village, le messie n'effectua que de
brefs passages à Jérusalem. Pour
Jésus-Christ, il n'est définitivement plus question d'opposer la ville à l'Eden,
l'urbain au rural : citadin, berger ou paysan, l'ennemi
est l’autre soi-même
; et il s'attaquera aux marchands du Temple, plutôt qu'à la cité.
La
Ville et l'Eglise Catholique
L’Église
catholique, après son avènement, est un des principaux acteurs de
l'urbanisation des villes européennes, lieux
privilégiés de recrutement de fidèles, et de propagande. Les lieux
de culte sont ainsi les éléments urbains pouvant décider de la
forme d'un quartier, et leur parvis constituent, le plus souvent, des
espaces centraux d'animation et d'activités. Des siècles durant,
l'Eglise aura pour rôle de gestionnaire des populations,
inscrivant dans ses registres, actes de naissance, mariage, décès.
Lieux à présent de
concentration des richesses et du pouvoir, l’Église
catholique de l'Europe des cathédrales, fera de la ville un nouvel
Eden financier ; et en contrepartie, les ordres mendiants - nomades
à l'origine pour certains d'entre eux - assureront autant l'aide
humanitaire aux nécessiteux des villes, qu'une active propagande par
le fait. La ville dès le moyen-âge consacre la gloire, la
suprématie et la puissance de l'Eglise : aux grandioses cathédrales
écrasant les villes médiévales, succèdent les dômes imposants de
la Renaissance, puis les basiliques haut perchées : Notre-Dame de la
Garde à Marseille, la basilique du Sacré-Coeur à Paris, sur la
colline Montmartre, érigée après la commune de Paris, véritable
symbole réactionnaire contre-révolutionnaire ; ou bien le O
Cristo Redentor,
le Christ rédempteur, gigantesque statue bâtie en 1926 sur le mont
Corcovado, surplombant-surveillant Rio de Janeiro.
Cette
hégémonie s'estompera progressivement avec la montée en puissance
des mouvements révolutionnaires, subversifs et des premiers partis
politiques socialistes. Les mouvements ouvriers qui
s'affranchissaient plus que jamais de sa tutelle, de son contrôle
même, allaient se substituer dans les quartiers et les villes
ouvrières, au contrôle de l'Eglise. A cette
première cause de déchristianisation urbaine massive, succédera
plus tard les attaques aussi frontales de l'utopie hippie, malgré quelques similitudes pacifistes, d'une
nouvelle fraternité basée sur l'égalité des sexes, et la totale
libéralisation sexuelle : une communauté-communion humaine
toute différente de celle exhortée par une Eglise rétrograde,
condamnant l'avortement, la contraception, l'homosexualité, les relations sexuelles
pré-maritales, etc.
Ernest Pignon-Ernest | Centenaire de la Commune de 1871 | 1971 |
D'autres approches,
moins convaincantes, accusent les nouvelles conditions de vie
urbaines peu aptes à rapprocher Dieu des citadins occupés par une
vie trépidante, soumis à toutes les tentations, enivrés de
programmes télévisuels ; tandis que d'autres affirment que l'Eglise
n'a pas su s'adapter au développement des villes, proposant encore
les mêmes types de lieu de culte qui ne confèrent plus aux hommes
un cadre propice pour rendre hommage à Dieu, méditer et prier.
Joseph Comblin, prête adepte de la théologie de la libération,
critiquait également dans son ouvrage Théologie de la ville,
l'absence cruciale de lieux de culte dans les replis des nouvelles
grandes villes tentaculaires, des zones périphériques délaissées
aux lotissements de pavillons. L'on pensa à édifier des chapelles dans les aéroports, les gares, les centres commerciaux, les prêtres ouvriers - innocents subversifs - agitèrent un moment la banlieue ouvrière, habitée également par les travailleurs immigrés ; l'Eglise alors s'interrogea quant à
son avenir urbain.
Jacques
Ellul
Parmi
les ouvrages, peu nombreux, associant théologie et urbanisme, celui
de Jacques
Ellul [1912-1994], Sans
feu ni lieu,
est, dans son genre, le plus remarquable. Un personnage controversé,
dans cette France anti-cléricale des années 68, car protestant
convaincu autant que fervent anarchiste, lecteur assidu de Marx mais
considérant l'idéologie marxiste comme une « pensée
fossilisée », Ellul se place donc contre tous, dans la
catégorie – peu recommandable à l'époque - de l'anarchisme
chrétien. L'engagement chrétien d'Ellul n'est pas sans conséquence
sur la réception de son œuvre :
le témoignage de sa foi a pour conséquence de l'isoler d'un certain
nombre d'intellectuels, athées pour la plupart, mais dont il
apprécie pourtant l'approche. Guy Debord, par exemple, refusera
catégoriquement toute collaboration avec cet homme de foi. Plus
tardivement, ce qui l'éloignera définitivement
de la Gauche seront ces écrits polémiques nourris de présupposés
favorables à Israël, et contre le danger du radicalisme islamique :
propos prophétiques pour les uns, parfaitement racistes pour les
autres...
Mais Ellul opposa également une très sévère critique au conformisme
de l'Eglise : "Le
christianisme est la pire trahison du Christ",
ne sera guère appréciée des milieux catholiques ; même s'il est
un lointain écho de la recommandation de l'apôtre Paul : "Ne
vous conformez pas au siècle présent".
Écarté,
selon ses propres termes, par ceux qui se cantonnent dans le
"dogmatisme" marxiste et le "conformisme" des
conservateurs, Ellul estime en outre que sa position de provincial
lui est également préjudiciable : du fait du "centralisme
culturel très caractéristique de la France", il estime que son
travail est "snobé par l'intelligentsia parisienne qui, "plutôt
que de prendre la peine de [le] critiquer, choisit délibérément de
[l']ignorer". L'impact
d'Ellul reste très ainsi limité dans le paysage intellectuel
européen, mais cet auteur inconnu et controversé en France,
connaîtra un grand succès outre-Atlantique.
Son
ouvrage Sans feu
ni lieu,
porte une critique sans concessions sur la ville, ou plutôt sur
l'urbanisation – capitaliste - de la ville de son époque, et de la
dépravation de l'Eglise, en partant d'une relecture de l'histoire
s'appuyant sur la
diversité des livres bibliques ; une bibliothèque biblique qui
recèle les premiers témoignages, les premières légendes sur la
ville – les premières villes de l'humanité -, les conditions de
leur formation ; mais la pensée d'Ellul emprunte le même répertoire
critique des thèses d’un Henri Lefebvre sur la ville, comme lieu
par excellence des antagonismes humains. Au
nom de la dialectique Ellul se réfère aussi bien à Marx qu’à la
Bible, et il se démarque ainsi de la quasi-totalité des
intellectuels de son temps : il n'aura de cesse de leur reprocher
lorsqu’ils se posent en spécialistes d’une question, d’idéaliser
le principe de l’objectivité et de s’inscrire dans le sillage du
scientisme. Ce qui fait toute l'originalité de son oeuvre.
« La
Ville est par excellence le monde de l'homme, créée par lui pour
lui, mesure de sa grandeur, expression de toute civilisation, mais en
même temps elle est le témoin de la démesure humaine, oeuvre de
l'avidité d'argent et d'ambition, dont les hommes deviennent
esclaves. »
La
création de la ville est donc dès l’origine la marque de la
séparation des hommes et de Dieu. Selon
Jacques Ellul, la ville est une création typiquement profane,
« oeuvre majeure et indépendante de l’homme, innovation de
la révolte ». Ce que le corpus biblique affirme, c’est la
ville comme création humaine autonome, séparée de Dieu :
«
Il accumule
les remèdes et chaque remède est une nouvelle désobéissance, et
chaque remède est une nouvelle offense, et chaque remède, qui
apparemment répond à une nécessité de la situation de Caïn,
l’enfonce en réalité dans toujours plus de malheurs, dans une
situation toujours plus inextricable. […] Caïn prend possession du
monde et l’utilise à son gré […] crée la technique. Caïn
taille les pierres et, par la même, les rend impures, les rend
impropres à construire un autel pour Dieu. C’est la mainmise de
l’homme sur la création qui rend celle-ci incapable de rendre
gloire à Dieu.»
Ellul,
critiquait sévèrement l’urbanisme de la ville moderne, et les
“professionnels de la ville” de son époque :
«
Mais
c’est aussi là que trouve sa grandeur et sa vérité le travail
aveugle des urbanistes de bonne volonté. Tentative incertaine,
tâtonnante, vers, précisément, un corps plus équilibré, plus
sain, un corps où il n’y aurait pas d’autre âme que l’homme
qui y habite. […]
Lorsque
ces urbanistes essaient comme ils disent de rationaliser
l’habitation, de faire ces demeures ensoleillées, et ces villes de
verdure, ils essaient d’arracher la ville à son obsession. Ils
veulent la couper de ses origines et de son histoire ».
« Et
voici que la banlieue perfide gangrenée, que je traverse, les
pavillons ouvriers déteints et crasseux, les baraques de jardin
croupissant au milieu des égouts et les ruisseaux puants des
lessives et cabinets, et la tôle ondulée, matériau d’élection,
tout cela sera transformé dans cette muraille d’or pur, nouvelle
ceinture de la ville, et traversé par le fleuve d’eau vive, comme
un immuable cristal ».
Pour
autant, la cité terrestre, creuset de croyances et de religions,
n’épuise pas, sans doute, la dynamique de l’esprit qui
transcende les collectivités et les époques. Selon Frédéric
Rognon, universitaire spécialiste d’Ellul : « Miroir des
représentations passées et présentes de la ville, le texte
biblique, rappelle lui-même dans ses figures apocalyptiques, ou de
dépassement, cet appel hors de la cité qui rend paradoxalement
celle-ci plus humaine. Du reste, selon Ellul, dans la Bible, si la
nature maléfique de la ville ne change pas, elle devient un milieu
spirituellement neutre pour ceux qui ont retrouvé la voie de Dieu.
Fidèle à son idéologie judéo-chrétienne, Ellul montre que c’est
justement au plus profond du désespoir urbain que peut naître
l’appel d’un ailleurs. »
«
La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle
ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est
vivant doit lui venir de l’extérieur ».
«
Non ! Il ne faut pas compter sur l’urbaniste pour donner à la
ville son caractère tout nu de simple oeuvre de l’homme. Nous
pouvons saluer ces idéalistes au passage. Ils ont raison de faire ce
qu’ils font et tort de croire qu’ils n’arriveront jamais à
quelque chose. Car cette lutte est trop sérieuse et trop profonde,
elle se situe là où l’homme n’a jamais pu pénétrer. N’ayons
pas d’illusion ! Ce n’est pas l’homme qui va changer la ville.
Ce n’est pas lui d’abord qui va l’utiliser pour le bien. »
Le
salut urbain, pour Ellul ne pas peut venir de l'Eglise :
« Comment
se fait-il que le développement de la société chrétienne et de
l’Église ait donné naissance à une société, à une
civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons
dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la
Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? (...) Il n'y a pas
(ici) seulement dérive, il y a contradiction radicale, véritable
subversion. »
«
[…]
lorsque vus voyez les puissances du monde si bien disposées, lorsque
vous voyez l’Etat et l’Argent, et les Villes, accepter votre
parole, c’est que votre parole d’homme de bonne volonté ou
d’évangéliste est devenue une fausse parole.
»
Révolution
Immédiate
Patrick
Troude-Chastenet
Association
Internationale Jacques Ellul | 1998
Extraits
Peu
avant la seconde guerre mondiale, Jacques
Ellul affirme
son refus de choisir entre le Front populaire et le Front national,
« car ni l’un ni l’autre ne peut changer grand chose ».
Il ajoute
que « ce n’est pas en changeant un régime que l’on peut
changer
la vie ».
Pour faire une révolution authentique, il faut d’abord « commencer
par changer la vie des gens », et cette révolution
« immédiate » doit « commencer à l’intérieur
de chaque individu ». « Le christianisme s’attaque à
l’avarice, poursuit Ellul, mais nous, nous attaquons une forme
actuelle de cette avarice : le capital.» Ellul
comme Lévy plaide pour une « société
associée »,
fondée sur l’homme et non sur le profit. A défaut de « Grand
soir », il est possible, selon lui, de créer au sein de la
société globale des petits « groupes de personnes »
vivant cette révolution authentique. Groupes composés d’individus
doués de jugement personnel, échappant aux moules de la propagande
qui transforme la « communauté » en foule, des êtres
capables d’une « vie
autonome, d’une recherche personnelle, d’une action basée sur
des raisons obtenues par soi-même d’une fondation de principes
particuliers ; et le tout fait, non avec un a priori
d’individualisme ou de particularisme, mais avec une simple bonne
foi clairvoyante. Or, actuellement, il ne peut plus être question de
telles personnes. »
Pour
Ellul et Bernard
Charbonneau
« c’est lorsque la révolution est impossible
qu’elle
devient nécessaire.
» Pour accomplir cette révolution nécessaire,
selon eux, il ne suffit pas de partager les mêmes idées, il faut
être capable de les vivre en commun, au quotidien, et si possible au
contact de la nature.
Ellul et Charbonneau, qui prônent toujours un réalisme « à
ras de terre », insistent sur la nécessité de constituer, au
niveau local,
des petits
groupes
autogéré
et
fédérés
entre
eux. Fonctionnant comme des contre-sociétés,
ces groupes exemplaires - incarnation concrète de l’ordre à
construire - n’auraient pas pour but de renverser le régime mais
de témoigner, ici et maintenant, de la révolution immédiate. De
proche en proche, par un phénomène de contagion, ce réseau
parti
de la base pourrait s’étendre au-delà même des frontières
nationales vouées elles aussi à disparaître. Cette conception de
la révolution anime le texte essentiel cosigné par Ellul et
Charbonneau : « Directives pour un manifeste personnaliste».
Ce document en 83 points est divisé en deux parties : un diagnostic
intitulé : « Origine de notre révolte », suivi d’un
projet : « Direction pour la construction d’une société
personnaliste ».
Ce
manifeste affirme explicitement - et en ces termes - la thèse qui
fera connaître Ellul vingt ans plus tard, celle de l’impuissance
de la politique face à la suprématie technicienne qui affecte de la
même manière les régimes capitalistes, fascistes et communistes.
La société moderne est caractérisée par ses « fatalités »
et son « gigantisme ». Fatalité de la guerre (la
technique banalise la mort), du fascisme (fruit du mariage du
libéralisme et de la technique), du déséquilibre entre les divers
ordres de production. (en raison du progrès technique et de
l’urbanisation). « Gigantisme », c’est à dire
concentration de la production, du capital, de l’Etat et de la
population.
***
Dès
les années 1930, le jeune Ellul, avec
Bernard Charbonneau, avance l'idée que ce qui caractérise la
société moderne, est une tendance à la concentration :
concentration de la production – les complexes industriels -,
concentration de l'État – l'administration -, concentration de la
population - les mégapoles -, et concentration du capital - les
trusts puis les multinationales. La concentration est clairement
illustrée dans le phénomène urbain, qui fait dépendre toute la
vie de l'homme de la ville, et le labeur du paysan devient un travail
au service de la ville, comme l'exprime Charbonneau :
«
Il
fallait donc transformer la campagne, ou plutôt la liquider, sans
cela elle eût freiné l'expansion. Le Plan [d'aménagement du
territoire] prévoyait donc le passage d'une agriculture de
subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan
dans le cycle de l'argent et de la machine. Il fallait que
l'agriculture se mécanise et qu'elle consomme de plus en plus de
produits chimiques...
».
Jacques
Ellul : l'écologie politique
Dans
la ville moderne, les exigences initiales de la nature sont
remplacées par des contraintes (in -) humaines encore plus pesantes.
« Lorsque
l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se
dépossède de toute mesure.»
Seule
une « révolution
»
peut donc mettre un terme à cette dégradation, car toute tentative
réformiste n’aboutirait qu’au renforcement des structures
aliénantes. Révolution tournée contre
la
grande usine, la grande ville, l'état totalitaire, l’agence Havas
(la publicité étant créatrice de besoins factices), le profit, les
industries d’armement, la nation... Après une critique des partis
traditionnels, Ellul en appelle à une « révolution de civilisation
» qui passe par l’établissement d’une « société
personnaliste » à l’intérieur de la société globale.
Dans
l’attente de l’autodestruction de la société actuelle, cette
contre-société préparera les cadres de demain. Ses membres, qui
devront limiter au maximum leur participation à la société
technicienne, seront guidés par une mentalité neuve inspirant un
autre style
de vie.
Ce style de vie, véritable incarnation de la doctrine, sera le seul
signe extérieur de cet engagement vécu. Des communautés électives
devront remplacer les grandes concentrations urbaines. Au sein de ces
petits groupes volontaires, l’individu pourra se sentir enraciné
quelque
part, et dans cette « cité
à hauteur d’homme »,
une politique authentique, fondée sur une communication directe
entre gouvernants et gouvernés, sera menée dans la transparence.
Seul
le fédéralisme permettra de lutter contre le « gigantisme »
et « l’universalisme ». Les « grands pays »
seront divisés en « régions autonomes » disposant de
tous les attributs de la souveraineté, au détriment d’un Etat
central réduit à de simples fonctions de conseil ou d’arbitrage.
L’organisation fédérale permettra à la fois une plus grande
participation des citoyens au niveau interne, et en réduisant la
puissance des Etats, elle diminuera les risques de conflits armés.
Par ailleurs, « le principe du fédéralisme est le seul qui
permette de restreindre l’importance des crises économiques »
en contrôlant la technique.
Une
cité ascétique
Les
directives 60 à 63 du manifeste sont essentielles car elles
permettent de repérer les premiers jalons de l’analyse ellulienne
du phénomène technicien et de tester leur dimension prophétique.
Loin d’être le technophobe ennemi systématique du progrès
caricaturé par certains, Jacques Ellul a toujours affirmé qu’il
n’était pas opposé à la Technique, en soi, mais à son
autonomie. Ce texte de jeunesse permet de vérifier que tel était
son point de vue dès l’origine. Le manifeste préconise en effet
une « réorientation
de la technique »
au profit de certaines branches, pour les travaux pénibles et
indifférenciés qui devront être effectués dans le « secteur
collectif », sous forme de « service civil ».
Autrement dit, dans des secteurs où généralement la technique
n’est pas rentable d’un point de vue capitaliste. En outre, cette
réorientation de la technique permettrait « la
réduction du temps de travail de l’ouvrier ».
Si le thème de la réduction de la durée du travail figure
désormais dans le programme de tous les partis écologistes, il
appartient plus généralement à l’univers idéologique de la
gauche. Plus significative est, dans une perspective écologiste,
l’attitude à l’égard de la production et de la croissance.
La
directive 61 prévoit un contrôle de la technique destiné à
entraver certaines productions dont « l’accroissement serait
inutile au point de vue humain ». « La technique n’est
pas une fin en soi. (...) toute surproduction n’est pas utile à
l’homme. » On trouve donc dans ce texte du milieu des années
30 l’idée selon laquelle la croissance économique n’est pas
synonyme de développement humain. Idée reprise dans le dernier
paragraphe de conclusion intitulé : « Une cité ascétique pour que
l’homme vive...». Alors que la directive 66 prévoyait d’assurer
« à tous les individus » de la nation un « minimum
vital gratuit », la directive 82 évoque un « minimum de
vie équilibré », à la fois matériel et spirituel. « Fût-ce
un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit
équilibré. » On peut donc pointer ici deux éléments
classiques de la thématique écologiste : la défense de la qualité
de la vie et
le principe de solidarité sociale. « L’homme crève d’un
désir exalté de jouissance matérielle, et pour certains de ne pas
avoir cette jouissance. » Comment ne pas songer ici à ce que
l’on désignera plus tard sous le nom de société de consommation
et de société duale ?
Précurseurs
?
Que
ce manifeste ait été rédigé en 1935 ou en 1937, peu importe en
l’occurrence, dans les deux cas, la France n’est pas encore
sortie de la crise mondiale où elle est entrée au début de l’année
1932. Ce souci de limitation volontaire de la croissance anticipe
donc de trente cinq ans au minimum le fameux rapport Meadows. On
touche ici à la spécificité des thèses ellulo-charbonistes au
sein d’un mouvement personnaliste qui, dans son ensemble, adhère
au mythe d’une technique machiniste créatrice de loisirs et
d’abondance généralisée. Ce projet de « cité ascétique »,
centré sur le qualitatif, préfigure les thèses de l’écologie
politique et radicale des années 70 (Illich, Castoriadis,
Schumacher, Gorz, Dumont) axées autour du principe « d’austérité
volontaire ». « Ramener
l’économie à hauteur d’homme »
préconisait Jacques Ellul dès le milieu des années 30. « Il
s’agit non pas de pousser à la consommation, mais de la
restreindre »
écrira-t-il en pleine période de pénurie (1946-1947) après avoir
affirmé, à contre-courant du discours productiviste dominant en ces
temps de Reconstruction, qu’il fallait se débarrasser de la
mystique du travail. « Consommer moins pour vivre mieux »
diront en substance ses héritiers.
« Les
hommes devaient se libérer de l’emprise économique et culturelle
de l’Etat et du marché, se défaire du besoin fabriqué (...). Ils
devaient, au sein de structures conviviales, en mettant en œuvre des
techniques à échelle humaine (...) retrouver la faculté de
décider, ensemble et de manière autonome (...) les modes de
satisfaction et le sens de leurs besoins, et recouvrer en même temps
les moyens politiques de préserver leur choix ». « Faire le
choix de l’austérité volontaire, expliquent les auteurs de
L’équivoque
écologique,
c’était engager un double processus, de rupture avec la
civilisation industrielle et de construction de la société
écologique future ».
Dans
la perspective ellulienne, le choix de la cité ascétique signifiait
rompre avec la société technicienne et construire la société
personnaliste de demain. Pour conclure, et sans recenser
l’intégralité des points de convergence entre le Ellul des années
30 et les principaux paradigmes de l’écologisme, l’on se
contentera d’en rappeler deux :
-
la critique de la consommation et de la publicité qui « crée
un faux idéal de vie chez les gens » (« En proposant de
nouveaux objets, en nous avertissant par la publicité qu’il faudra
les jeter avant de les avoir pleinement utilisé, on nous prive de la
satisfaction qu’ils entraînent (...) malgré son abondance
relative, notre société est une société frustrée.») [4]
-
la critique du gigantisme. Les auteurs de L’équivoque
écologique ont
trouvé chez Théodore Roszak
[5]
une
actualisation d’un thème déjà formulé par Jean Dorst
[6]
en
1965 : le gigantisme des choses, c’est à dire des villes, des
industries, des finances et des institutions, menacerait pareillement
l’homme et la planète. Ellul ne disait pas autre chose, trente ans
plus tôt !
Il
n’est donc pas abusif de parler de congruence ou d’affinités
électives entre l’œuvre de Jacques Ellul et l’écologie
politique.
Patrick
Troude-Chastenet
Association
Internationale Jacques Ellul | 1998
***
L’écologisme
n’est acceptable pour Ellul qu’à deux conditions : qu’il reste
dans son registre et qu’il ne lève pas de nouveaux idola,
qu’ils soient matériels ou plus largement mondains, soit en se
moulant dans le système, dans sa logique, soit en ayant la
prétention pratique de remettre la volonté humaine à l’avant
plan. Les scénarios que nous connaissons aujourd'hui...
Une
décennie après Mai 68, Ellul constate dans un article de février
1978 paru dans la revue Autrement
(dossier
n°12, " 68-78 : dix années sacrilèges ". Article "
Je, tu, Ils, nous parlons, parlons soixante-huitard..."), que
durant ces dix années, « l'échange
du vocabulaire entre la gauche et la droite, entre les intellectuels
de l'un et de l'autre bord. A notre grande stupéfaction, la Gauche
est libérale et patriote, même nationaliste ».
Il annonçait déjà le tournant libéralo-libertaire des
soixante-huitards, qui allait s'opérer en profondeur après
l'élection de François Mitterrand en 1981, et la reprise – la
récupération politique - de leurs préceptes, de l'autonomie à
l'écologie, ou plutôt la mode
écologiste qui s'était répandu comme un véritable " Feu vert
" dans les années 70, selon le mot de son ami Charbonneau :
Il
ne faut pas négliger les phénomènes de mode. Mode autogestionnaire
autant qu'écologique, qui correspond au besoin de nouveau,
caractéristique de la " société de consommation ". Il
faut apporter un petit piment idéologique à la pitance quotidienne.
Et l'on saisit le premier mot fracassant venu. Il n'y a rien de plus
qu'une attitude, un vêtement, une formule " intéressante ",
et l'on en change aussitôt que l'habitude s'installe.
(…)
La
droite et la gauche se rejoignent sur bien d'autres thèmes fictifs
de 68. Comment ne pas évoquer assurément l'Ecologie
? Encore
une fois, le parti Communiste, seul, se trouve marginal dans la
grande récollection écologique. L'Ecologie reste pour lui un gadget
destiné à détourner le bon peuple des vraies questions et de la
lutte des classes. Mais en dehors de lui, tout le monde, avec des
formes diverses, à des degrés plus ou moins fervents, communie dans
la grande découverte écologique. Elle devient une donnée si
fondamentale de la conscience que l'on peut dire pratiquement
n'importe quoi dans ce domaine, ce sera toujours cru. Chacun est
désormais convaincu que nous respirons un air absolument empoisonné,
que toute l'eau est polluée, que nos aliments sont recouverts de
poison, que les centrales nucléaires vont produire automatiquement
des générations de petits monstres. Et ceci se greffe curieusement
sur des convictions anciennes, celle des réactionnaires - selon qui
le passé était tellement mieux (autrefois le pain était du vrai
pain...) - et celle des progressistes qui pensent que le grand
capital nous empoisonne pour faire du profit.
La
cause écologique me paraît suffisamment grave et décisive pour que
je ne sois pas hostile à ces vagues d'opinion, de mode et de
terreur, qui manifestent l'attitude de ceux qui vivent dans une sorte
d'angoisse permanente, assurant la crédulité du pire. Or, 68 avait
bien été une expression de cette angoisse et de cette crédulité.
Il reste à se demander ce que peut signifier ou représenter une pareille reprise, pour ne pas dire récupération. Il y a certes deux orientations qui paraissent évidentes, proches, immédiates. La récupération par le " pouvoir ". C'est une vieille histoire. Quand un pouvoir a été mis en question, il se hâte de ressaisir cela même qui a failli le faire échouer, il le retourne, en fait une parole de pouvoir, et s'en pare aussitôt envers l'opinion pour lui montrer à quel point il a changé, à quel point il est fidèle à cette opinion. C'est plus habile que la répression. Il entre dans les perspectives de cette révolution, de cette opposition et la proclame d'autant plus qu'il la stérilise concrètement. Bonaparte et la Révolution de 89.
La
Fête, le Sexe, l'Ecologie, etc. tout devient indistinct,
insaisissable, parfaitement irréel, dans la mesure où tout en est
envahi : il n'y a plus d'objet qui le soit. Mais tout en est
fictivement envahi. Rien ne peut plus être
ce
que le mot a désigné. Il y a exacte disparition du double réel, du
réel désigné et du réel en soi. J'appartiens parfaitement au
vocabulaire de groupe qui a servi à standardiser le groupe, à me
donner une singularité au moment même où je renonçais à faire
l'expérience qui me situerait en face du groupe ". La
ressaisie du vocabulaire de 68 est une entreprise collective,
vraiment unanime, de stérilisation par le corps social d'un ferment
dangereux, ou encore de phagocytose. Ce n'est pas une affaire du
pouvoir politique. Il y a eu connivence exacte de tous
parce
que c'était, du somment du crâne à la plante des pieds, chacun
dans ce tous
qui
avait été mis en question. Mais corollairement, le second facteur
tient à ce que cette opération était possible par la faiblesse
même de 68.
NOTES
[1]
Sans feu ni lieu : signification biblique de la Grande Ville.
Ellul date
son essai de « Noël 1947-Pâques 1951 », mais
il sera publié en 1975. Il est réédité par Gallimard |La Table
Ronde en 2012.
[2]
Flavius Josèphe, Les
Antiquités juives,
livres 1 à 3.
[3]
Véronique Léonard-Roques, Caïn et Abel,
Rivalité et responsabilité, éditions
du Rocher, 2007.
[4]
S.
Moscovici in J-P. Ribes, Pourquoi
les écologistes font-ils de la politique ?, Paris,
Seuil, 1978, p.67.
[5]
T.
Roszack, L’Homme
planète,
Paris, Stock, 1980.
[6]
J.
Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
1965.
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