Jacques ELLUL | Villes | Théologie | Révolution

DIEU | Urbaphobe


Le christianisme est la pire trahison du Christ.
La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur.
Jacques Ellul


Au chapitre IV de la Genèse, est écrit que Caïn, le cultivateur sédentaire, tua son frère Abel, le pasteur nomade. Dieu le condamna alors à l'errance en pays de Nod - nod ou nad, en hébreux, se traduit par vagabondage, errance. Mais Caïn n'accepte plus l'autorité divine, refuse l'errance et décide de fonder la première ville de l'humanité : Hénoc. Caïn - premier révolutionnaire contre une autorité suprême ? -, est ainsi désigné par le texte génésiaque comme le fondateur de la première ville, et à l’origine de la civilisation : celle urbaine des arts et des techniques. Jacques Ellul dans son ouvrage Sans feu ni lieu [1] interprète ainsi la fondation d'Hénoc  :


« A l'origine, la ville est dressée contre Dieu ; Caïn, se fait bâtisseur avec toute sa postérité pour créer le nouveau Paradis de l'absence de Dieu. Caïn fonde la cité d’Hénoc, qui signifie « commencement » ; il l’entoure de murailles, par méfiance envers la protection de Dieu, pour se défendre lui-même. Il invente la technique pour avoir la mainmise sur le monde, et ainsi creuse l’abîme entre Dieu et lui. Les villes, ce sont Erec, Accad, Calné, Rehoboth, Calach. La ville de l’éternité, la ville de la largeur, la ville de la force. Toutes les dimensions y sont contenues, le temps, l’espace, l’énergie. Ces noms sont le symbole de la prise de possession par l’homme de ces valeurs. L’homme conquiert et, comme une borne, il dresse une ville, mémorial de sa conquête. L’homme conquiert le temps, l’espace, la puissance.»

Ces villes aux moeurs corrompues, s'opposant au nomadisme et à l'urbaphobie du divin Créateur, seront maudites et enfin punies par le Déluge ; puis Dieu, dans son infini bonté, acceptera ces créations de l'homme, punissant néanmoins les villes pécheresses - Sodome et Gomorrhe -, détruisant les villes ennemies et protégeant celles du peuple élu, et exigeant la fondation de villes de refuges ; Dieu "ratifie" ainsi le projet humain de la cité : il s'agit bien selon Ellul, de la récapitulation par Dieu de l'histoire de l'homme :

« Par amour, Dieu révise ses propres desseins, pour tenir compte de l'histoire des hommes, y compris de leurs plus folles révoltes. »


NATURE CONTRE CULTURE

Gustave Doré | Le meurtre d'Abel

L’exégèse explique la préférence divine pour Abel par sa qualité de pasteur nomade : la figure du berger est fortement valorisée par la tradition d’Israël, qui considère que cette condition itinérante favorise la spiritualité et la relation à l’être. Cette opposition entre un frère pasteur et un autre cultivateur recouvre également celle entre nature et culture : le cultivateur, selon Flavius Josèphe [2], est celui qui fait violence au sol, figure de l’anti-nature qui rompt avec la simplicité primitive de l’âge d’or. D'ailleurs, plusieurs siècles plus tard, en Grèce, un nommé Homogyrus, le premier ayant attelé des boeufs à une charrue, fut tué d’un coup de foudre divin.
Le terme « pasteur », rappelle Véronique Léonard-Roques[3], doit être également entendu dans son acception métaphorique de « conducteur d’âmes ». Les Grands Patriarches du peuple juif (Abraham, Isaac, Jacob), les prophètes Moïse et David furent aussi des bergers de troupeaux. Le Christ lui-même est qualifié ainsi, rattaché par la tradition aux figures de l’Ancien Testament. Le cultivateur, à l’inverse, est ramené du côté de l’avoir, de la possession, de l’attachement matériel au monde. La tradition exégétique fait alors d’Abel la figure de l’homme pieux et de Caïn l’archétype de l’homme avare et peu soucieux de plaire à la divinité.

Saint Augustin

L'ouvrage majeur de saint Augustin, De Civitate Dei contra paganos, rédigé entre 413 et 430, renforce la pérennité de la tradition faisant d’Abel et Caïn les archétypes opposés du bien et du mal ; des hommes attachés, chacun, à un type de ville particulier : Caïn inaugure le règne des cités terrestres, maudites, séparées de tout attachement au Ciel, dont le modèle est celui de Babel-Babylone, tandis qu’Abel commence celui de la Cité de Dieu, qui n’est pas à chercher sur terre. 

Caïn serait ainsi le père d’une lignée maléfique, attachée au pouvoir, à la richesse, au mal. Ouvrage recopié et faisant référence, les lectures traditionnelles, aussi bien exégétiques que littéraires, associeront Abel au spirituel et Caïn au matériel.
Gustave Doré | La tour de Babel

Bāb-allah

Après le Déluge, la descendance de Noë, plutôt que de tenter de retrouver l'Eden initial, s'adonnera à l'agriculture et bâtira des villes, dont les principales, selon saint Augustin, étaient Babylone, Orech, Archad et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. De cette contrée sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Halach et, entre Ninive et Halach, la grande ville de Dasem

Un chapitre, dans la Bible, est consacré à la construction de la Tour de Bāb-allah (la porte du Dieu), une tentative pour monter à l’assaut non tant du Ciel que de Dieu, un défi à Dieu, des hommes qui s’unissent pour édifier la tour. Saint Augustin interprète ainsi les Saintes Écritures :

Toute la terre, dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes, s’éloignant de l’Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée de Sennaar, où ils s’établirent. Alors ils se dirent l’un à l’autre: « Venez, faisons des briques et les cuisons au feu. Ils prirent donc des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier, et dirent : Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet s’élève jusqu’au ciel, et faisons parler de nous avant de nous séparer.

Mais le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants des hommes bâtissaient, et il dit: Voilà un seul peuple et une même langue, et, maintenant qu’ils ont commencé ceci, ils ne s’arrêteront qu’après l’avoir achevé. Venez donc, descendons et confondons leur langue, en sorte qu’ils ne s’entendent plus l’un l’autre. Et le Seigneur les dispersa par toute la terre, et ils cessèrent de travailler à la ville et à la tour. Cette ville, qui fut appelée Confusion, c’est Babylone, et l’histoire profane elle-même en célèbre la construction merveilleuse. En effet, Babylone signifie Confusion, et nous voyons par là que le géant Nebroth en fut le fondateur, comme l’Ecriture l’avait indiqué auparavant en disant que Babylone était la capitale de son royaume, quoiqu’elle ne fût pas arrivée au point de grandeur où l’orgueil et l’impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils prétendaient la faire extraordinairement haute et l’élever jusqu’au ciel, comme parlait l’Ecriture, soit qu’ils n’eussent ce dessein que pour une des tours de la ville, soit qu’ils l’étendissent à toutes.

Il élevait donc une tour contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie un orgueil impie, et Dieu punit avec justice leur mauvaise intention, quoiqu’elle n’ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit-il ? Comme la langue est l’instrument de la domination, c’est en elle que l’orgueil a été puni, tellement que l’homme, qui n’avait pas voulu entendre les commandements de Dieu, n’a point été à son tour entendu des hommes, quand il a voulu leur commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun se séparant de celui qu’il n’entendait pas pour se joindre à celui qu’il entendait; et les peuples furent divisés selon les langues et dispersés dans toutes les contrées de la terre par la volonté de Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous sont tout à fait cachés et incompréhensible.



Sodome et Gomorrhe

Toutes les villes sont frappées du sceau de la malédiction divine, et certaines détruites par la volonté de Dieu, tel Sodome par une pluie de feu tombant du Ciel, victime de la colère divine car non respectueuse des lois de l'hospitalité envers les étrangers, et des lois de la charité chrétienne, pour les pauvres de la cité. Néanmoins, les êtres parfaits, ou charitables, habitants ces villes infâmes, où le "débordement était si grand que l’amour contre nature y était aussi commun que les autres actions autorisées par les lois", peuvent cependant être épargnés : Lot et sa famille prévenus, peuvent échapper de Sodome en feu.


Dieu détruit la ville par « le soufre et le feu » en même temps que la cité voisine de Gomorrhe qui apparaît dans le texte sans autre précision dans un sort que connaissent en définitive la plupart des villes aux alentours de la mer Morte  :
« Le soleil se levait sur la terre quand Lot entra dans le Tsoar. Alors l'Éternel fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu ; ce fut l'Éternel lui-même qui envoya du ciel ce fléau. Il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitants de ces villes. La femme de Loth regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. Abraham se leva de bon matin et se rendit à l'endroit où il s'était tenu en présence de l'Éternel. De là, il tourna ses regards du côté de Sodome et de Gomorrhe et vers toute l'étendue de la plaine ; et il vit monter de la terre une fumée, semblable à la fumée d'une fournaise. »


Gustave Doré | La fuite de Lot
Gustave Doré | Les murs de Jericho

D'autres passages ainsi que des sources non bibliques évoquent la destruction, en plus de Sodome et Gomorrhe, des cités pécheresses d'Admah et Zéboïm. Seule la cinquième ville de la vallée de Siddim, Zoar, est épargnée. 

La volonté et la puissance divine guide et aide le peuple élu, nomade fuyant l'Egypte conduit alors par Moïse, à conquérir de nouveaux territoires - et donc les villes - pour s'y établir ;  Jéricho apparaît dans le livre de Josué, la première ville du pays de Canaan conquise par Josué et les Hébreux en 1493 avant J.C. Le livre de Josué relate la prise de Jéricho et comment, le septième jour après l'arrivée des Hébreux, les murailles de Jéricho s'effondrèrent par la volonté de Dieu après le défilé sept fois autour de la cité pendant sept jours, de l'Arche d'Alliance et de sept prêtres sonnant sept chofars (trompettes). Jéricho est rasée intégralement. La ville et son butin furent alors maudits. De par la volonté divine, les habitants des villes conquises sont massacrés, leurs biens pillés, ou parfois, comme à Jericho, donnés en offrande pour le trésor de Dieu. Les tribus formant le peuple d'Israël repeuplent alors les villes conquises et se partagent le territoire. 

L’Eternel s'adressa à Moïse, puis plus tard à Josué, afin qu'Israël bâtisse des villes de refuge, « où pourra s’enfuir le meurtrier qui aura tué quelqu’un involontairement, sans intention ; elles vous serviront de refuge contre le vengeur du sang. Le meurtrier s’enfuira vers l’une de ces villes, s’arrêtera à l’entrée de la porte de la ville, et exposera son cas aux anciens de cette ville ; ils le recueilleront auprès d’eux dans la ville, et lui donneront une demeure, afin qu’il habite avec eux. Si le vengeur du sang le poursuit, ils ne livreront point le meurtrier entre ses mains ; car c’est sans le vouloir qu’il a tué son prochain, et sans avoir été auparavant son ennemi. Il restera dans cette ville jusqu’à ce qu’il ait comparu devant l’assemblée pour être jugé, jusqu’à la mort du souverain sacrificateur alors en fonctions. A cette époque, le meurtrier s’en retournera et rentrera dans sa ville et dans sa maison, dans la ville d’où il s’était enfui. » Les villes de refuge représentent dans un langage juridique un "habeas corpus" (lat.: "Que tu aies ton corps"). Elle met à l’abri d’une arrestation abusive le criminel involontaire, non coupable, le temps de la vérification de son « innocence ». Dans le cas d’un homicide, il appartenait au parent le plus proche du défunt d’appliquer la « loi du talion » et cela à n’importe quelle heure ou lieu, sauf dans les villes de refuge où le criminel pouvait se réfugier en attendant son jugement. Les villes de refuge protégeaient les fils d’Israël comme les étrangers.  Ils consacrèrent ainsi six villes de refuge : Kédesch, en Galilée ; Sichem, dans la montagne d’Ephraïm ;  Kirjath-Arba, qui est Hébron, dans la montgne de Juda ; à l’orient de Jéricho, ils choisirent Betser, dans le désert ; Ramoth, en Galaad ; et Golan, en Basan. 

Mais malheur au peuple d'Israël s'il offense Dieu, car les punitions divines peuvent se retourner contre lui. Les territoires conquis seront ainsi repris par l'ennemi, et le peuple d'Israël opprimé pendant de longues années, des décennies ; et la terrible Arche d'Alliance sera même aux mains des Philistins qu'ils transportent à Gath. Cependant, il est écrit que  :
Mais après qu'elle eut été transportée, la main de l'Éternel fut sur la ville, et il y eut une très grande consternation; il frappa les gens de la ville depuis le petit jusqu'au grand, et ils eurent une éruption d'hémorroïdes.
Alors ils envoyèrent l'arche de Dieu à Ékron. Lorsque l'arche de Dieu entra dans Ékron, les Ékroniens poussèrent des cris, en disant: On a transporté chez nous l'arche du Dieu d'Israël, pour nous faire mourir, nous et notre peuple!
Les gens qui ne mouraient pas étaient frappés d'hémorroïdes, et les cris de la ville montaient jusqu'au ciel.

Jérusalem terrestre et céleste

Jérusalem, sans cesse détruite et rebâtie, devient sous le règne de David, signe et prophétie de la Cité sainte. A la fin des temps, contrairement à toutes les mythologies, l’homme ne reviendra pas à l’état des origines : Dieu lui promet une ville – la Jérusalem céleste - et non pas un jardin. Elle serait la Ville sainte, la demeure de Dieu. Saint Jean en fera une description détaillée :

« La ville brillait d'un éclat semblable à celui d'une pierre précieuse, d'une pierre de jaspe transparente comme du cristal. Elle avait une très haute muraille, avec douze portes, et douze anges gardaient les portes. Sur les portes étaient inscrits les noms des douze tribus du peuple d'Israël.Il y avait trois portes de chaque côté: trois à l'est, trois au nord, trois au sud et trois à l'ouest. La muraille de la ville reposait sur douze pierres de fondation, sur lesquelles étaient inscrits les noms des douze apôtres de l'Agneau.»

« L'ange qui me parlait tenait une mesure, un roseau d'or, pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville était carrée, sa longueur était égale à sa largeur. L'ange mesura la ville avec son roseau: douze mille unités de distance, elle était aussi large et haute que longue. Il mesura aussi la muraille: cent quarante-quatre coudées de hauteur, selon la mesure ordinaire qu'il utilisait. La muraille était construite en jaspe, et la ville elle-même était d'or pur, aussi clair que du verre. Les fondations de la muraille de la ville étaient ornées de toutes sortes de pierres précieuses: la première fondation était de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d'émeraude, la cinquième de sardonyx(onyx), la sixième de sardoine(cornaline), la septième de chrysolithe(péridot), la huitième de béryl(aigue-marine), la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d'hyacinthe(zircon brun) et la douzième d'améthyste. Les douze portes étaient douze perles; chaque porte était faite d'une seule perle. La place de la ville était d'or pur, transparent comme du verre.»

Gustave Doré | L'ange montre Jerusalem à saint Jean
Dieu ne promet pas à l'homme un retour à la condition originelle. À la fin de l'histoire des hommes, dans la Bible, Dieu offrira à l'homme la ville parfaite, qui contiendra parfaitement tout ce que l'homme attend lorsqu'il désire la ville : sécurité, survivance, vivre ensemble. Pour Jacques Ellul, la Jérusalem céleste est le symbole de la récapitulation par Dieu de l'histoire de l'homme :

« Par amour, Dieu révise ses propres desseins, pour tenir compte de l'histoire des hommes, y compris de leurs plus folles révoltes ».

« Et c’est ici, que se produit le fait le plus étrange. L’homme actuel a raison aussi spirituellement. Inconsciemment et sans le savoir lorsqu’il préfigure l’avenir sous la couleur de la ville, il a raison en vérité. Seulement, il y a un saut à faire. Alors qu’il la voit sous son aspect technique et sociologique, le véritable avenir, le véritable but de l’histoire qui apparaît quand l’histoire s’achève et se clôt est bien une ville, mais une autre que celle imaginée : il s’agit de la Jérusalem céleste ».

Il assume leur désir d’avoir une ville, mais à la différence des villes bâties par les hommes, dans la Jérusalem céleste Dieu sera pleinement présent, Tout à tous. C’est en cela qu’il fera « toutes choses nouvelles » : la nouveauté se situera par rapport au plan de Dieu et non par rapport à l’histoire des hommes, mais aussi par rapport au désir de l’homme de se passer de Dieu. La Jérusalem céleste sera le condensé de tout ce que l’homme aura créé au cours de son histoire : elle sera l’œuvre exclusive de Dieu, mais faite avec du matériau apporté par l’homme. Une ville avec Dieu. Dieu sera là où l'homme ne le voulait pas.


A cette ville céleste, accessible aux seuls êtres parfaits après la mort, prend place la cité terrestre : Jérusalem, capitale d'un royaume gouverné, avec la grâce de Dieu, par le roi David. Saint Augustin, dans son ouvrage La Cité de Dieu, décrit brièvement ainsi son histoire :

Voilà cette spirituelle Sion dont le nom signifie contemplation, parce qu’elle contemple les grands biens de l’autre vie et y tourne toutes ses pensées ; voilà cette Jérusalem céleste dont nous avons dit tant de choses, et qui a pour ennemie la cité du diable, Babylone, c’est-à-dire confusion.

La récompense des justes et où l’unique et souverain bien est de le posséder et d’être à lui. Mais lorsque l’Ecriture appelle Jérusalem la Cité de Dieu et annonce que la maison de Dieu s’élèvera dans son enceinte, cela se rapporte à l’une et l’autre cité : à la Jérusalem terrestre, parce que cela a été accompli, selon la vérité de l’histoire, dans le fameux temple de Salomon, et à la céleste, parce que ce temple en était la figure.

La Cité de Dieu poursuivant son cours dans le temps, David régna d’abord sur la Jérusalem terrestre, qui était une ombre et une figure de la Jérusalem à venir. A David succéda son fils Salomon, qui fut couronné du vivant de son père, et qui bâtit ce fameux temple de Jérusalem. Son règne ne répondit pas aux espérances que les commencements avaient fait concevoir; car la prospérité, qui corrompt d’ordinaire les plus sages, l’emporta sur cette haute sagesse dont le bruit s’est répandu dans tous les siècles.

Salomon laissa son royaume à son fils Roboam, sous qui la Judée fut divisée en deux royaumes. Le royaume de Juda, dont Jérusalem était la capitale, ne manqua pas non plus de prophètes, et aussi des rois, qui commirent contre Dieu d’énormes péchés qui attirèrent le courroux du ciel sur eux et sur leur peuple qui les imitait ; et ils étaient affligés non-seulement de guerres étrangères, mais de discordes civiles, où l’on voyait éclater tantôt la justice et tantôt la miséricorde de Dieu, jusqu’à ce que sa colère, s’allumant de plus en plus, toute cette nation fût entièrement vaincue par les Chaldéens, et emmenée captive en Assyrie, d’abord le peuple d’Israël, et ensuite celui de Juda, après la ruine de Jérusalem et de son temple fameux. Ils demeurèrent dans cette captivité l’espace de soixante-dix années ; après, ils furent renvoyés dans leur pays, où ils rebâtirent le temple; et bien que plusieurs d’entre eux demeurassent en des régions étrangères et reculées, ils ne furent plus depuis divisés en deux partis, mais ils n’eurent qu’un roi qui résidait à Jérusalem; et tous les Juifs, quelque éloignés qu’ils fussent, se rendaient au temple à un certain temps de l’année. Mais ils ne manquèrent pas non plus alors d’ennemis qui leur firent la guerre; et quand le Messie vint au monde, il les trouva déjà tributaires des Romains.


Jésus-Christ

De l'exode à l'exil, Dieu rappelle à son peuple que son ancêtre était un nomade araméen ; la vie de Jésus et les voyages de Paul, s'inscrivent sous le signe du nomadisme : "Le fils de l'homme n'a pas de lieu ou reposer sa tête" dit Jésus. Préférant le vagabondage de village en village, le messie n'effectua que de brefs passages à Jérusalem. Pour Jésus-Christ, il n'est définitivement plus question d'opposer la ville à l'Eden, l'urbain au rural : citadin, berger ou paysan, l'ennemi est l’autre soi-même ; et il s'attaquera aux marchands du Temple, plutôt qu'à la cité.

Gustave Doré | Jésus à la chasse


La Ville et l'Eglise Catholique

L’Église catholique, après son avènement, est un des principaux acteurs de l'urbanisation des villes européennes, lieux privilégiés de recrutement de fidèles, et de propagande. Les lieux de culte sont ainsi les éléments urbains pouvant décider de la forme d'un quartier, et leur parvis constituent, le plus souvent, des espaces centraux d'animation et d'activités. Des siècles durant, l'Eglise aura pour rôle de gestionnaire des populations, inscrivant dans ses registres, actes de naissance, mariage, décès.

Lieux à présent de concentration des richesses et du pouvoir, l’Église catholique de l'Europe des cathédrales, fera de la ville un nouvel Eden financier ; et en contrepartie, les ordres mendiants - nomades à l'origine pour certains d'entre eux - assureront autant l'aide humanitaire aux nécessiteux des villes, qu'une active propagande par le fait. La ville dès le moyen-âge consacre la gloire, la suprématie et la puissance de l'Eglise : aux grandioses cathédrales écrasant les villes médiévales, succèdent les dômes imposants de la Renaissance, puis les basiliques haut perchées : Notre-Dame de la Garde à Marseille, la basilique du Sacré-Coeur à Paris, sur la colline Montmartre, érigée après la commune de Paris, véritable symbole réactionnaire contre-révolutionnaire ; ou bien le O Cristo Redentor, le Christ rédempteur, gigantesque statue bâtie en 1926 sur le mont Corcovado, surplombant-surveillant Rio de Janeiro.

Cette hégémonie s'estompera progressivement avec la montée en puissance des mouvements révolutionnaires, subversifs et des premiers partis politiques socialistes. Les mouvements ouvriers qui s'affranchissaient plus que jamais de sa tutelle, de son contrôle même, allaient se substituer dans les quartiers et les villes ouvrières, au contrôle de l'Eglise. A cette première cause de déchristianisation urbaine massive, succédera plus tard les attaques aussi frontales de l'utopie hippie, malgré quelques similitudes pacifistes,  d'une nouvelle fraternité basée sur l'égalité des sexes, et la totale libéralisation sexuelle : une communauté-communion humaine toute différente de celle exhortée par une Eglise rétrograde, condamnant l'avortement, la contraception, l'homosexualité, les relations sexuelles pré-maritales, etc.


Ernest Pignon-Ernest | Centenaire de la Commune de 1871 | 1971

D'autres approches, moins convaincantes, accusent les nouvelles conditions de vie urbaines peu aptes à rapprocher Dieu des citadins occupés par une vie trépidante, soumis à toutes les tentations, enivrés de programmes télévisuels ; tandis que d'autres affirment que l'Eglise n'a pas su s'adapter au développement des villes, proposant encore les mêmes types de lieu de culte qui ne confèrent plus aux hommes un cadre propice pour rendre hommage à Dieu, méditer et prier. Joseph Comblin, prête adepte de la théologie de la libération, critiquait également dans son ouvrage Théologie de la ville, l'absence cruciale de lieux de culte dans les replis des nouvelles grandes villes tentaculaires, des zones périphériques délaissées aux lotissements de pavillons. L'on pensa à édifier des chapelles dans les aéroports, les gares, les centres commerciaux, les prêtres ouvriers - innocents subversifs - agitèrent un moment la banlieue ouvrière, habitée également par les travailleurs immigrés ;  l'Eglise alors s'interrogea quant à son avenir urbain.


Jacques Ellul

Parmi les ouvrages, peu nombreux, associant théologie et urbanisme, celui de Jacques Ellul [1912-1994], Sans feu ni lieu, est, dans son genre, le plus remarquable. Un personnage controversé, dans cette France anti-cléricale des années 68, car protestant convaincu autant que fervent anarchiste, lecteur assidu de Marx mais considérant l'idéologie marxiste comme une « pensée fossilisée », Ellul se place donc contre tous, dans la catégorie – peu recommandable à l'époque - de l'anarchisme chrétien. L'engagement chrétien d'Ellul n'est pas sans conséquence sur la réception de son œuvre : le témoignage de sa foi a pour conséquence de l'isoler d'un certain nombre d'intellectuels, athées pour la plupart, mais dont il apprécie pourtant l'approche. Guy Debord, par exemple, refusera catégoriquement toute collaboration avec cet homme de foi. Plus tardivement, ce qui l'éloignera définitivement de la Gauche seront ces écrits polémiques nourris de présupposés favorables à Israël, et contre le danger du radicalisme islamique : propos prophétiques pour les uns, parfaitement racistes pour les autres...

Mais Ellul opposa également une très sévère critique au conformisme de l'Eglise : "Le christianisme est la pire trahison du Christ", ne sera guère appréciée des milieux catholiques ; même s'il est un lointain écho de la recommandation de l'apôtre Paul : "Ne vous conformez pas au siècle présent".

Écarté, selon ses propres termes, par ceux qui se cantonnent dans le "dogmatisme" marxiste et le "conformisme" des conservateurs, Ellul estime en outre que sa position de provincial lui est également préjudiciable : du fait du "centralisme culturel très caractéristique de la France", il estime que son travail est "snobé par l'intelligentsia parisienne qui, "plutôt que de prendre la peine de [le] critiquer, choisit délibérément de [l']ignorer". L'impact d'Ellul reste très ainsi limité dans le paysage intellectuel européen, mais cet auteur inconnu et controversé en France, connaîtra un grand succès outre-Atlantique.


Son ouvrage Sans feu ni lieu, porte une critique sans concessions sur la ville, ou plutôt sur l'urbanisation – capitaliste - de la ville de son époque, et de la dépravation de l'Eglise, en partant d'une relecture de l'histoire s'appuyant sur la diversité des livres bibliques ; une bibliothèque biblique qui recèle les premiers témoignages, les premières légendes sur la ville – les premières villes de l'humanité -, les conditions de leur formation ; mais la pensée d'Ellul emprunte le même répertoire critique des thèses d’un Henri Lefebvre sur la ville, comme lieu par excellence des antagonismes humains. Au nom de la dialectique Ellul se réfère aussi bien à Marx qu’à la Bible, et il se démarque ainsi de la quasi-totalité des intellectuels de son temps : il n'aura de cesse de leur reprocher lorsqu’ils se posent en spécialistes d’une question, d’idéaliser le principe de l’objectivité et de s’inscrire dans le sillage du scientisme. Ce qui fait toute l'originalité de son oeuvre.

« La Ville est par excellence le monde de l'homme, créée par lui pour lui, mesure de sa grandeur, expression de toute civilisation, mais en même temps elle est le témoin de la démesure humaine, oeuvre de l'avidité d'argent et d'ambition, dont les hommes deviennent esclaves. »

La création de la ville est donc dès l’origine la marque de la séparation des hommes et de Dieu. Selon Jacques Ellul, la ville est une création typiquement profane, « oeuvre majeure et indépendante de l’homme, innovation de la révolte ». Ce que le corpus biblique affirme, c’est la ville comme création humaine autonome, séparée de Dieu :

« Il accumule les remèdes et chaque remède est une nouvelle désobéissance, et chaque remède est une nouvelle offense, et chaque remède, qui apparemment répond à une nécessité de la situation de Caïn, l’enfonce en réalité dans toujours plus de malheurs, dans une situation toujours plus inextricable. […] Caïn prend possession du monde et l’utilise à son gré […] crée la technique. Caïn taille les pierres et, par la même, les rend impures, les rend impropres à construire un autel pour Dieu. C’est la mainmise de l’homme sur la création qui rend celle-ci incapable de rendre gloire à Dieu.»

Ellul, critiquait sévèrement l’urbanisme de la ville moderne, et les “professionnels de la ville” de son époque :

« Mais c’est aussi là que trouve sa grandeur et sa vérité le travail aveugle des urbanistes de bonne volonté. Tentative incertaine, tâtonnante, vers, précisément, un corps plus équilibré, plus sain, un corps où il n’y aurait pas d’autre âme que l’homme qui y habite. […] Lorsque ces urbanistes essaient comme ils disent de rationaliser l’habitation, de faire ces demeures ensoleillées, et ces villes de verdure, ils essaient d’arracher la ville à son obsession. Ils veulent la couper de ses origines et de son histoire ».

« Et voici que la banlieue perfide gangrenée, que je traverse, les pavillons ouvriers déteints et crasseux, les baraques de jardin croupissant au milieu des égouts et les ruisseaux puants des lessives et cabinets, et la tôle ondulée, matériau d’élection, tout cela sera transformé dans cette muraille d’or pur, nouvelle ceinture de la ville, et traversé par le fleuve d’eau vive, comme un immuable cristal ».

Pour autant, la cité terrestre, creuset de croyances et de religions, n’épuise pas, sans doute, la dynamique de l’esprit qui transcende les collectivités et les époques. Selon Frédéric Rognon, universitaire spécialiste d’Ellul : « Miroir des représentations passées et présentes de la ville, le texte biblique, rappelle lui-même dans ses figures apocalyptiques, ou de dépassement, cet appel hors de la cité qui rend paradoxalement celle-ci plus humaine. Du reste, selon Ellul, dans la Bible, si la nature maléfique de la ville ne change pas, elle devient un milieu spirituellement neutre pour ceux qui ont retrouvé la voie de Dieu. Fidèle à son idéologie judéo-chrétienne, Ellul montre que c’est justement au plus profond du désespoir urbain que peut naître l’appel d’un ailleurs. »

« La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur ».

« Non ! Il ne faut pas compter sur l’urbaniste pour donner à la ville son caractère tout nu de simple oeuvre de l’homme. Nous pouvons saluer ces idéalistes au passage. Ils ont raison de faire ce qu’ils font et tort de croire qu’ils n’arriveront jamais à quelque chose. Car cette lutte est trop sérieuse et trop profonde, elle se situe là où l’homme n’a jamais pu pénétrer. N’ayons pas d’illusion ! Ce n’est pas l’homme qui va changer la ville. Ce n’est pas lui d’abord qui va l’utiliser pour le bien. »

Le salut urbain, pour Ellul ne pas peut venir de l'Eglise :

« Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? (...) Il n'y a pas (ici) seulement dérive, il y a contradiction radicale, véritable subversion. »

« […] lorsque vus voyez les puissances du monde si bien disposées, lorsque vous voyez l’Etat et l’Argent, et les Villes, accepter votre parole, c’est que votre parole d’homme de bonne volonté ou d’évangéliste est devenue une fausse parole. »



Révolution Immédiate

Patrick Troude-Chastenet
Association Internationale Jacques Ellul | 1998
Extraits

Peu avant la seconde guerre mondiale, Jacques Ellul affirme son refus de choisir entre le Front populaire et le Front national, « car ni l’un ni l’autre ne peut changer grand chose ». Il ajoute que « ce n’est pas en changeant un régime que l’on peut changer la vie ». Pour faire une révolution authentique, il faut d’abord « commencer par changer la vie des gens », et cette révolution « immédiate » doit « commencer à l’intérieur de chaque individu ». « Le christianisme s’attaque à l’avarice, poursuit Ellul, mais nous, nous attaquons une forme actuelle de cette avarice : le capital.» Ellul comme Lévy plaide pour une « société associée », fondée sur l’homme et non sur le profit. A défaut de « Grand soir », il est possible, selon lui, de créer au sein de la société globale des petits « groupes de personnes » vivant cette révolution authentique. Groupes composés d’individus doués de jugement personnel, échappant aux moules de la propagande qui transforme la « communauté » en foule, des êtres capables d’une « vie autonome, d’une recherche personnelle, d’une action basée sur des raisons obtenues par soi-même d’une fondation de principes particuliers ; et le tout fait, non avec un a priori d’individualisme ou de particularisme, mais avec une simple bonne foi clairvoyante. Or, actuellement, il ne peut plus être question de telles personnes. »

Pour Ellul et Bernard Charbonneau « c’est lorsque la révolution est impossible qu’elle devient nécessaire. » Pour accomplir cette révolution nécessaire, selon eux, il ne suffit pas de partager les mêmes idées, il faut être capable de les vivre en commun, au quotidien, et si possible au contact de la nature. Ellul et Charbonneau, qui prônent toujours un réalisme « à ras de terre », insistent sur la nécessité de constituer, au niveau local, des petits groupes autogéré et fédérés entre eux. Fonctionnant comme des contre-sociétés, ces groupes exemplaires - incarnation concrète de l’ordre à construire - n’auraient pas pour but de renverser le régime mais de témoigner, ici et maintenant, de la révolution immédiate. De proche en proche, par un phénomène de contagion, ce réseau parti de la base pourrait s’étendre au-delà même des frontières nationales vouées elles aussi à disparaître. Cette conception de la révolution anime le texte essentiel cosigné par Ellul et Charbonneau : « Directives pour un manifeste personnaliste». Ce document en 83 points est divisé en deux parties : un diagnostic intitulé : « Origine de notre révolte », suivi d’un projet : « Direction pour la construction d’une société personnaliste ».


Ce manifeste affirme explicitement - et en ces termes - la thèse qui fera connaître Ellul vingt ans plus tard, celle de l’impuissance de la politique face à la suprématie technicienne qui affecte de la même manière les régimes capitalistes, fascistes et communistes. La société moderne est caractérisée par ses « fatalités » et son « gigantisme ». Fatalité de la guerre (la technique banalise la mort), du fascisme (fruit du mariage du libéralisme et de la technique), du déséquilibre entre les divers ordres de production. (en raison du progrès technique et de l’urbanisation). « Gigantisme », c’est à dire concentration de la production, du capital, de l’Etat et de la population.

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Dès les années 1930, le jeune Ellul, avec Bernard Charbonneau,  avance l'idée que ce qui caractérise la société moderne, est une tendance à la concentration : concentration de la production – les complexes industriels -, concentration de l'État – l'administration -, concentration de la population - les mégapoles -, et concentration du capital - les trusts puis les multinationales. La concentration est clairement illustrée dans le phénomène urbain, qui fait dépendre toute la vie de l'homme de la ville, et le labeur du paysan devient un travail au service de la ville, comme l'exprime Charbonneau :

« Il fallait donc transformer la campagne, ou plutôt la liquider, sans cela elle eût freiné l'expansion. Le Plan [d'aménagement du territoire] prévoyait donc le passage d'une agriculture de subsistance à une agriculture de marché qui intégrait le paysan dans le cycle de l'argent et de la machine. Il fallait que l'agriculture se mécanise et qu'elle consomme de plus en plus de produits chimiques... ».


Jacques Ellul : l'écologie politique

Dans la ville moderne, les exigences initiales de la nature sont remplacées par des contraintes (in -) humaines encore plus pesantes. « Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépossède de toute mesureSeule une « révolution » peut donc mettre un terme à cette dégradation, car toute tentative réformiste n’aboutirait qu’au renforcement des structures aliénantes. Révolution tournée contre la grande usine, la grande ville, l'état totalitaire, l’agence Havas (la publicité étant créatrice de besoins factices), le profit, les industries d’armement, la nation... Après une critique des partis traditionnels, Ellul en appelle à une « révolution de civilisation » qui passe par l’établissement d’une « société personnaliste » à l’intérieur de la société globale.

Dans l’attente de l’autodestruction de la société actuelle, cette contre-société préparera les cadres de demain. Ses membres, qui devront limiter au maximum leur participation à la société technicienne, seront guidés par une mentalité neuve inspirant un autre style de vie. Ce style de vie, véritable incarnation de la doctrine, sera le seul signe extérieur de cet engagement vécu. Des communautés électives devront remplacer les grandes concentrations urbaines. Au sein de ces petits groupes volontaires, l’individu pourra se sentir enraciné quelque part, et dans cette « cité à hauteur d’homme », une politique authentique, fondée sur une communication directe entre gouvernants et gouvernés, sera menée dans la transparence.

Seul le fédéralisme permettra de lutter contre le « gigantisme » et « l’universalisme ». Les « grands pays » seront divisés en « régions autonomes » disposant de tous les attributs de la souveraineté, au détriment d’un Etat central réduit à de simples fonctions de conseil ou d’arbitrage. L’organisation fédérale permettra à la fois une plus grande participation des citoyens au niveau interne, et en réduisant la puissance des Etats, elle diminuera les risques de conflits armés. Par ailleurs, « le principe du fédéralisme est le seul qui permette de restreindre l’importance des crises économiques » en contrôlant la technique.


Une cité ascétique


Les directives 60 à 63 du manifeste sont essentielles car elles permettent de repérer les premiers jalons de l’analyse ellulienne du phénomène technicien et de tester leur dimension prophétique. Loin d’être le technophobe ennemi systématique du progrès caricaturé par certains, Jacques Ellul a toujours affirmé qu’il n’était pas opposé à la Technique, en soi, mais à son autonomie. Ce texte de jeunesse permet de vérifier que tel était son point de vue dès l’origine. Le manifeste préconise en effet une « réorientation de la technique » au profit de certaines branches, pour les travaux pénibles et indifférenciés qui devront être effectués dans le « secteur collectif », sous forme de « service civil ». Autrement dit, dans des secteurs où généralement la technique n’est pas rentable d’un point de vue capitaliste. En outre, cette réorientation de la technique permettrait « la réduction du temps de travail de l’ouvrier ». Si le thème de la réduction de la durée du travail figure désormais dans le programme de tous les partis écologistes, il appartient plus généralement à l’univers idéologique de la gauche. Plus significative est, dans une perspective écologiste, l’attitude à l’égard de la production et de la croissance.


La directive 61 prévoit un contrôle de la technique destiné à entraver certaines productions dont « l’accroissement serait inutile au point de vue humain ». « La technique n’est pas une fin en soi. (...) toute surproduction n’est pas utile à l’homme. » On trouve donc dans ce texte du milieu des années 30 l’idée selon laquelle la croissance économique n’est pas synonyme de développement humain. Idée reprise dans le dernier paragraphe de conclusion intitulé : « Une cité ascétique pour que l’homme vive...». Alors que la directive 66 prévoyait d’assurer « à tous les individus » de la nation un « minimum vital gratuit », la directive 82 évoque un « minimum de vie équilibré », à la fois matériel et spirituel. « Fût-ce un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit équilibré. » On peut donc pointer ici deux éléments classiques de la thématique écologiste : la défense de la qualité de la vie et le principe de solidarité sociale. « L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour certains de ne pas avoir cette jouissance. » Comment ne pas songer ici à ce que l’on désignera plus tard sous le nom de société de consommation et de société duale ?


Précurseurs ?


Que ce manifeste ait été rédigé en 1935 ou en 1937, peu importe en l’occurrence, dans les deux cas, la France n’est pas encore sortie de la crise mondiale où elle est entrée au début de l’année 1932. Ce souci de limitation volontaire de la croissance anticipe donc de trente cinq ans au minimum le fameux rapport Meadows. On touche ici à la spécificité des thèses ellulo-charbonistes au sein d’un mouvement personnaliste qui, dans son ensemble, adhère au mythe d’une technique machiniste créatrice de loisirs et d’abondance généralisée. Ce projet de « cité ascétique », centré sur le qualitatif, préfigure les thèses de l’écologie politique et radicale des années 70 (Illich, Castoriadis, Schumacher, Gorz, Dumont) axées autour du principe « d’austérité volontaire ». « Ramener l’économie à hauteur d’homme » préconisait Jacques Ellul dès le milieu des années 30. « Il s’agit non pas de pousser à la consommation, mais de la restreindre » écrira-t-il en pleine période de pénurie (1946-1947) après avoir affirmé, à contre-courant du discours productiviste dominant en ces temps de Reconstruction, qu’il fallait se débarrasser de la mystique du travail. « Consommer moins pour vivre mieux » diront en substance ses héritiers.

« Les hommes devaient se libérer de l’emprise économique et culturelle de l’Etat et du marché, se défaire du besoin fabriqué (...). Ils devaient, au sein de structures conviviales, en mettant en œuvre des techniques à échelle humaine (...) retrouver la faculté de décider, ensemble et de manière autonome (...) les modes de satisfaction et le sens de leurs besoins, et recouvrer en même temps les moyens politiques de préserver leur choix ». « Faire le choix de l’austérité volontaire, expliquent les auteurs de L’équivoque écologique, c’était engager un double processus, de rupture avec la civilisation industrielle et de construction de la société écologique future ».

Dans la perspective ellulienne, le choix de la cité ascétique signifiait rompre avec la société technicienne et construire la société personnaliste de demain. Pour conclure, et sans recenser l’intégralité des points de convergence entre le Ellul des années 30 et les principaux paradigmes de l’écologisme, l’on se contentera d’en rappeler deux :
- la critique de la consommation et de la publicité qui « crée un faux idéal de vie chez les gens » (« En proposant de nouveaux objets, en nous avertissant par la publicité qu’il faudra les jeter avant de les avoir pleinement utilisé, on nous prive de la satisfaction qu’ils entraînent (...) malgré son abondance relative, notre société est une société frustrée.») [4]
- la critique du gigantisme. Les auteurs de L’équivoque écologique ont trouvé chez Théodore Roszak [5] une actualisation d’un thème déjà formulé par Jean Dorst [6] en 1965 : le gigantisme des choses, c’est à dire des villes, des industries, des finances et des institutions, menacerait pareillement l’homme et la planète. Ellul ne disait pas autre chose, trente ans plus tôt !


Il n’est donc pas abusif de parler de congruence ou d’affinités électives entre l’œuvre de Jacques Ellul et l’écologie politique.


Patrick Troude-Chastenet
Association Internationale Jacques Ellul | 1998

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L’écologisme n’est acceptable pour Ellul qu’à deux conditions : qu’il reste dans son registre et qu’il ne lève pas de nouveaux idola, qu’ils soient matériels ou plus largement mondains, soit en se moulant dans le système, dans sa logique, soit en ayant la prétention pratique de remettre la volonté humaine à l’avant plan. Les scénarios que nous connaissons aujourd'hui...

Une décennie après Mai 68, Ellul constate dans un article de février 1978 paru dans la revue Autrement (dossier n°12, " 68-78 : dix années sacrilèges ". Article " Je, tu, Ils, nous parlons, parlons soixante-huitard..."), que durant ces dix années, « l'échange du vocabulaire entre la gauche et la droite, entre les intellectuels de l'un et de l'autre bord. A notre grande stupéfaction, la Gauche est libérale et patriote, même nationaliste ». Il annonçait déjà le tournant libéralo-libertaire des soixante-huitards, qui allait s'opérer en profondeur après l'élection de François Mitterrand en 1981, et la reprise – la récupération politique - de leurs préceptes, de l'autonomie à l'écologie, ou plutôt la mode écologiste qui s'était répandu comme un véritable " Feu vert " dans les années 70, selon le mot de son ami Charbonneau :

Il ne faut pas négliger les phénomènes de mode. Mode autogestionnaire autant qu'écologique, qui correspond au besoin de nouveau, caractéristique de la " société de consommation ". Il faut apporter un petit piment idéologique à la pitance quotidienne. Et l'on saisit le premier mot fracassant venu. Il n'y a rien de plus qu'une attitude, un vêtement, une formule " intéressante ", et l'on en change aussitôt que l'habitude s'installe. (…)

La droite et la gauche se rejoignent sur bien d'autres thèmes fictifs de 68. Comment ne pas évoquer assurément l'Ecologie ? Encore une fois, le parti Communiste, seul, se trouve marginal dans la grande récollection écologique. L'Ecologie reste pour lui un gadget destiné à détourner le bon peuple des vraies questions et de la lutte des classes. Mais en dehors de lui, tout le monde, avec des formes diverses, à des degrés plus ou moins fervents, communie dans la grande découverte écologique. Elle devient une donnée si fondamentale de la conscience que l'on peut dire pratiquement n'importe quoi dans ce domaine, ce sera toujours cru. Chacun est désormais convaincu que nous respirons un air absolument empoisonné, que toute l'eau est polluée, que nos aliments sont recouverts de poison, que les centrales nucléaires vont produire automatiquement des générations de petits monstres. Et ceci se greffe curieusement sur des convictions anciennes, celle des réactionnaires - selon qui le passé était tellement mieux (autrefois le pain était du vrai pain...) - et celle des progressistes qui pensent que le grand capital nous empoisonne pour faire du profit.

La cause écologique me paraît suffisamment grave et décisive pour que je ne sois pas hostile à ces vagues d'opinion, de mode et de terreur, qui manifestent l'attitude de ceux qui vivent dans une sorte d'angoisse permanente, assurant la crédulité du pire. Or, 68 avait bien été une expression de cette angoisse et de cette crédulité.

Il reste à se demander ce que peut signifier ou représenter une pareille reprise, pour ne pas dire récupération. Il y a certes deux orientations qui paraissent évidentes, proches, immédiates. La récupération par le " pouvoir ". C'est une vieille histoire. Quand un pouvoir a été mis en question, il se hâte de ressaisir cela même qui a failli le faire échouer, il le retourne, en fait une parole de pouvoir, et s'en pare aussitôt envers l'opinion pour lui montrer à quel point il a changé, à quel point il est fidèle à cette opinion. C'est plus habile que la répression. Il entre dans les perspectives de cette révolution, de cette opposition et la proclame d'autant plus qu'il la stérilise concrètement. Bonaparte et la Révolution de 89.

La Fête, le Sexe, l'Ecologie, etc. tout devient indistinct, insaisissable, parfaitement irréel, dans la mesure où tout en est envahi : il n'y a plus d'objet qui le soit. Mais tout en est fictivement envahi. Rien ne peut plus être ce que le mot a désigné. Il y a exacte disparition du double réel, du réel désigné et du réel en soi. J'appartiens parfaitement au vocabulaire de groupe qui a servi à standardiser le groupe, à me donner une singularité au moment même où je renonçais à faire l'expérience qui me situerait en face du groupe ".  La ressaisie du vocabulaire de 68 est une entreprise collective, vraiment unanime, de stérilisation par le corps social d'un ferment dangereux, ou encore de phagocytose. Ce n'est pas une affaire du pouvoir politique. Il y a eu connivence exacte de tous parce que c'était, du somment du crâne à la plante des pieds, chacun dans ce tous qui avait été mis en question. Mais corollairement, le second facteur tient à ce que cette opération était possible par la faiblesse même de 68.


NOTES

[1] Sans feu ni lieu : signification biblique de la Grande Ville. Ellul date son essai de « Noël 1947-Pâques 1951 », mais il sera publié en 1975. Il est réédité par Gallimard |La Table Ronde en 2012.
[2] Flavius Josèphe, Les Antiquités juives, livres 1 à 3.
[3] Véronique Léonard-Roques, Caïn et Abel, Rivalité et responsabilité, éditions du Rocher, 2007.
[4] S. Moscovici in J-P. Ribes, Pourquoi les écologistes font-ils de la politique ?, Paris, Seuil, 1978, p.67.
[5] T. Roszack, L’Homme planète, Paris, Stock, 1980.
[6] J. Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965.

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