Le prêteur sur gage et sa femme | Quentin Metsys | 1514 |
Des
serfs du moyen âge naquirent les petits bourgeois des premières
villes ; de cette population municipale sortirent les premiers
éléments de la bourgeoisie.
La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant . Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
Le manifeste du parti communiste
Karl
Marx, Friedrich Engels | 1848
Les
siècles de la fin du Moyen Âge (XIIIe -XVe siècles) sont ceux,
selon l'historien
Thierry Dutour, du triomphe
de l’Europe urbaine [I],
marqués par une évolution sociale majeure : l’affirmation de la
ville comme l’organisme où confluent, se forment et se
transforment toutes les élites, dont celle de la bourgeoisie [II] –
les habitants des bourgs - et, de plus en plus, toutes les dimensions
de la supériorité sociale. Au 13e siècle, le retour à une paix
relative favorise la démographie, la circulation des marchandises,
des idées et des hommes, et le fort développement des villes de
l'Europe entière, déjà amorcé au siècle précédent.
Les
bourgeois
s'enrichissent et s'organisent : artisans et marchands, regroupés
au sein de guildes, corporations, etc., se révoltent contre
l'autorité des seigneurs laïcs ou ecclésiastiques et parviennent à
obtenir des chartes de libertés leur permettant de s'administrer
eux-mêmes. En
fonction des libertés obtenues, des villes se dotent d'institutions
municipales aux compétences plus ou moins étendues, tandis que les
villes République, les
Républiques maritimes d'Italie, et
les villefranches
[III] s'affranchissent de la tutelle féodale. Une autre conséquence
est, naturellement,
l'augmentation de la pauvreté urbaine et un fractionnement des
tenures ; l'écart s'élargit entre les riches - bourgeois aisés,
noblesse, haut clergé - et les pauvres, entraînant des révoltes du
« menu » peuple contre le peuple « gras » : les grèves, les
conflits sociaux, les émeutes se succèdent, tandis que la
criminalité et la prostitution se développent d'autant.
Contre
ses troubles et les dissidences religieuses [IV], l'Eglise invente
l'Inquisition - tribunal pontifical créé par Grégoire IX entre
1231 et 1233 -, le purgatoire, et dresse les majestueuses et
écrasantes cathédrales gothiques ; tandis que les contours d'une
nouvelle police professionnelle se dessine sous le règne de saint
Louis, qui réorganise la sécurité urbaine : le guet de nuit
(Organisation chargée de protéger un bourg créée par Clotaire II
vers 584), devient le guet royal, dirigé par un chevalier du guet
(un noble), assisté de sergents de ville, et d'une milice
bourgeoise, composée de bourgeois « de corvée ». En
1306 Philippe le Bel crée les commissaires examinateurs du Châtelet,
symbole du plein pouvoir judiciaire, un corps de magistrats chargé
de la criminalité à Paris.
Face
à ces grands bouleversements, apparaissent les Ordres
mendiants, qui s'érigent contre l'opulence de l'Eglise, des riches
bourgeois et la décadence morale des classes inférieures : la ville
– création de Caïn – est considérée comme le lieu de toutes
les débauches, de dépravation, qu'il convient de moraliser
par le renoncement à toutes formes de richesse et l'apologie de la
pauvreté. D'autres Ordres religieux avaient, bien avant eux, fait
vœu de pauvreté, mais les Ordres mendiants, plutôt que choisir une
vie de retraite dans les ermitages, ou contemplative dans des
monastères ruraux, clos et isolés du monde, vont investir la ville,
et ouvrir leurs couvents aux plus pauvres, en
réorganisant la charité urbaine, à l'échelle européenne.
Pasolini | uccellacci e uccellini | 1966 |
Benoît
Giuliéri [V]
évoque les propos de Jacques
Le Goff qui présente ce constat : « la
ville médiévale est plus proche de la ville contemporaine que nous
connaissons aujourd'hui que de la ville antique à laquelle elle
succède chronologiquement. La ville médiévale nous apparaît alors
en continuel mouvement. Sur le plan de l'urbanisme, la ville évolue,
sans cesse en chantier, et connaît un renouveau sur les plans tant
culturel et intellectuel que social, sous l'impulsion des
universités, et des ordres mendiants. Cette situation favorise alors
l'émergence d'une opinion publique et explique le mouvement
d'émancipation des villes face aux seigneurs, souvent campagnards,
et la volonté des puissants citadins de prendre en main les
destinées de la cité avec l'apparition d'une caste de bourgeois.
D'autre part, c'est au Moyen Age que se renforce le clivage entre
ville, lieu de civilisation, et campagne ; et ainsi apparaît le
processus d'aimantation de la banlieue par le centre qui fait tant
débat aujourd'hui. Le boulevard périphérique a remplacé les
remparts mais les passages rythment tout autant la journée urbaine.
Et si la ville tend à perdre son centre, qui ne serait plus
qu'historique, son développement n'en reste pas moins dicté,
au-delà d'un problème de manque de place, par une volonté de
prestige qui pousse vers le haut. La conquête de l'altitude
illustrée par Manhattan n'est finalement que le prolongement des
flèches, cathédrales et campaniles de la ville médiévale.»
LES
ORDRES MENDIANTS
Les
ordres mendiants, Dominicain et Franciscain [VI], apparaissent au
début du XIIIe siècle en réaction contre les hérésies et les
crises qui secouent l'Église séculière. L'ordre des dominicains,
ou Frères prêcheurs, est fondé en 1215 par l'espagnol Dominique de
Guzman et reconnu par le pape la même année. L'ordre
des franciscains, ou Frères mineurs, rassemble les disciples de
Francesco di Pietro Bernardone d’Assise [intronisé
en 1979 par Jean-Paul II,
Patron de l'écologie...],
ayant fait le choix de vivre selon les préceptes de l'Évangile,
dans la pauvreté et le dépouillement. La papauté reconnaît leur
règle en 1223. Ils défendent une nouvelle forme de vie religieuse
inspirée de l'érémitisme oriental, basée sur le retour à la
pauvreté évangélique et sur une nouvelle forme d'apostolat,
tournée vers les villes, en plein essor à l'orée du XIIIe siècle.
L'Ordre des Carmes – chassé de Palestine – investit les villes
d'Europe en 1238 ; le quatrième Ordre, de saint Augustin prend forme
en 1256 ; puis, une multitude d'Ordre mendiants – masculin et
féminin – affiliés ou posant leurs propres règles naîtront. En
dépit des différences considérables qui existaient au départ
entre ces mouvements, les contemporains ont été suggérés à la
fois à leur parallélisme et leur nouveauté radicale par rapport
aux ordres religieux existants ; notamment les nomades franciscains.
Contre une Église qui
installait les clercs au sommet de la hiérarchie, les franciscains
choisissent la pauvreté pour suivre l'exemple du Christ. Ils
deviennent des vagabonds, partageant l'errance des plus pauvres. Or
c'est justement cette errance qui est en premier lieu, insupportable
à l'Église établie, et les premiers franciscains arrivés à Paris
en 1230 sont pris pour des hérétiques. L'attitude adoptée par
l'Église à l'égard des ordres mendiants n'est pas seulement le
signe d'une résistance à une spiritualité qui ouvre la question de
la réforme de l'Église, elle est le signe de l'impossibilité de
supporter le caractère incontrôlable et contestataire de l'errance
fut-elle l'occasion de louer Dieu. Les clergés de la même manière
se sont méfiés des pèlerins. Une même crainte de l'errance et de
la nuit hante les esprits cléricaux, car, rassemblés dans la nature
ou le sanctuaire votif, les fidèles échappent aux règles. Ils
s'installent dans une société nouvelle et différente, constituée
par le mélange des horizons nationaux, des groupes sociaux, des
sexes, : un monde éphémère d'élection individualisé et
collective, libre et de hasard.
La
mobilité est trop favorable au déploiement et à l'éclosion de
pratiques sociales et religieuses incontrôlées. Comme
on oblige les franciscains à se sédentariser, on limite les
itinéraires de pèlerinage.
André
Vauchez
Les
ordres mendiants et la reconquête religieuse de la société urbaine
l'Histoire du
christianisme | 1993
Extraits
À
la différence du monachisme traditionnel, les frères mendiants ne
respectent pas de règle de clôture et sortent fréquemment de leur
couvent pour prêcher et enseigner. Très populaires dans les villes
grâce à leur prédication, ils s'imposent rapidement face aux
moines cloîtrés et surtout face au clergé séculier, comme des
intermédiaires privilégiés de la parole divine pour le peuple. Ils
sont généralement maîtres en théologie, diplôme bien supérieur
à ce à quoi peut prétendre l'immense majorité des curés de
paroisse. Ils ne tardent d'ailleurs pas à s'illustrer au sein des
universités – comme saint Thomas d'Aquin ou saint
Bonaventure –, où ils se heurtent à la rivalité des clercs
séculiers. Soutenus par le pape, leurs couvents se développent dans
toute la Chrétienté où ils initient une nouvelle forme de
spiritualité laïque, en incitant au développement de confréries
pieuses et en réorganisant la charité urbaine.
Au-delà
de ces divergences qui ont certes leur importance mais qui tendront à
s’atténuer au cours du XIIIe siècle, les caractères communs aux
nouveaux ordres étaient fondamentaux, et les contemporains ne s’y
sont pas trompés qui ont vu en eux deux aspects d'un même
phénomènes. Plus encore que la mendicité à laquelle ils doivent
leur nom, les ordres mendiants se définissent avant tout par leur
attitude apostolique, c'est-à-dire le désir de se vouer corps et
âme au salut des âmes en péril, qu’il s’agisse des simples
fidèles, des hérétiques ou des païens. Aussi, à la différence
des ordres religieux antérieurs, se montrèrent-ils extrêmement
ouverts sur le monde qu'ils se proposaient d'évangéliser. Tout en
vivant dans des communautés conventuelles, ils ne demeuraient pas à
l’abri du cloître mais le quittaient aussi souvent qu’il le
fallait pour entrer en relation avec les hommes. Contrairement aux
moines, les fils de saint François et de saint Dominique ne
renonçaient à la vie profane que pour mieux se tourner se tourner
vers ceux qui les entouraient et leur parler de Dieu. La vocation
première du religieux mendiant n'était pas d'expier ses propres
fautes ou ses manquements envers la règle, mais d'amener les fidèles
à la pénitence et les infidèles à la vraie foi.
De ce fait, les
mendiants n'étaient pas astreints à la stabilité, mais se
caractérisaient au contraire par une grande mobilité. D'un couvent
à l'autre, les déplacements étaient constants et les frères
souvent sur les routes, où ils cheminaient par deux. Les études,
qui se développèrent rapidement au sein des deux ordres, les
amenaient à voyager, ne serait-ce que pour se rendre au studium
auquel leurs supérieurs les avaient affectés pour étudier ou
enseigner. La réunion des chapitres provinciaux et généraux, les
missions à accomplir auprès de la curie ou les ambassades que l'on
ne tarda pas à leur confier, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur
de la chrétienté, étaient également l'occasion de contacts
stimulants ainsi que d'échanges de nouvelles et d'idées. Les
relations avec les laïcs étaient plus importantes encore: la
mendicité, sous la forme de la quête, était déjà pour les frères
l'occasion d'une rencontre avec ceux dont ils dépendaient pour leur
subsistance matérielle. Mais c'est évidemment la prédication qui
était l'occasion principale de transmettre la bonne Parole aux
fidèles. Cela pouvait se faire dans le cadre d'une église
paroissiale, où le curé avait invité ou laissé venir les
religieux, ou en plein air, sur les places publiques, lorsque le
climat et les circonstances s'y prêtaient, ou encore dans le cadre
des réunions de confréries ou autres groupes de dévots et dévotes
qui les avaient choisis comme aumôniers ou gravitaient simplement
dans leur sillage. Par des voies très diverses, les mendiants ont
donc cherché à influencer en profondeur le monde des laïcs en y
créant des points d'appui et des réseaux de sympathisants, assurant
par capillarité la diffusion du message pénitentiel et des thèmes
spirituels dont ils étaient porteurs. Aussi conçoit-on aisément
que la papauté, qui connaissait mieux que quiconque les faiblesses
du clergé séculier et la difficulté de faire évoluer ce corps
sclérosé, ait accueilli comme un événement providentiel
l'apparition de saint François et de saint Dominique ainsi que de
leurs fils spirituels, et qu'elle ait été tentée d'utiliser cette
milice pleine de zèle et d'ardeur pour faire face à ce qu'elle
considérait comme les besoins urgents de l'Église, au risque de
gauchir sur certains points les intentions de leurs fondateurs.
LES
ORDRES MENDIANTS ET LES VILLES
Au XIIIe siècle,
l'influence religieuse des Ordres mendiants s'est exercée
essentiellement dans les villes et, même dans des régions où ils
étaient très bien implantés comme la Toscane, elle ne se fit guère
sentir dans les campagnes avant le XIVe siècle.
Cette priorité donnée
dans leur apostolat à la société urbaine s'explique par plusieurs
raisons. La première est évidemment l'essor démographique de
l'Occident, au moins jusque vers le milieu du XIIIe siècle, et la
place croissante qu’y occupaient les villes sur le plan politique,
économique et culturel. Beaucoup plus que par le passé, c'est là
que se situaient désormais les centres vitaux de la chrétienté.
L'Église avait été lente à s'adapter à l'évolution en cours et
demeurait dans l'ensemble attachée aux structures et aux valeurs de
la société rurale, dans laquelle s'étaient épanouis la plupart
des mouvements religieux des XIe et XIIe siècles, de l'érémitisme
à Cîteaux. La ville n'était-elle pas en effet un lieu de
perdition, où les occasions de péché étaient particulièrement
nombreuses ? On s'y enrichissait en général plus vite qu'à la
campagne et l'argent y circulait davantage, procurant à ceux qui en
avaient la possibilité des gains considérables par la pratique du
crédit et du prêt sur gages. Aussi bon nombre d'hommes d'Église
rigoristes, ou simplement exigeants sur le plan moral, réagirent-ils
bientôt en jetant l'anathème sur certaines formes nouvelles de la
vie économique et de la société urbaine. Au XIe siècle, un Pierre
Damien - ermite puis cardinal - en Italie, au XIIe siècle les moines
bénédictins comme Guibert de Nogent en France ou Rupert de Deutz en
Allemagne, n'avaient pas eu de mots assez durs pour dénoncer
l'immoralité de la vie citadine, où le brigandage et
l'enrichissement illicite étaient de règle à tous les échelons de
la société. Non seulement les riches y étalaient leur corruption
mais les pauvres eux-mêmes, souvent des paysans fugitifs attirés là
par l'appât du gain et le désir de liberté, y devenaient
revendicatifs, n'hésitant pas à former avec les bourgeois des
conjurations illicites et à se révolter parfois contre le pouvoir
de l'évêque, maître de la cité ou seigneur d'une partie de
celle-ci. Plus tard les canons des conciles de Latran II (1123) et
Latran III (1179) dénoncèrent pêle-mêle le rôle des usuriers
dans la vie économique et leurs méfaits, les scandales provoqués
par l'afflux des prostituées attirées par ces concentrations
humaines, ainsi que le développement des hérésies dans les villes
du Midi, tandis que saint Bernard accusait les étudiants qui s'y
multipliaient de préférer les discussions oiseuses sur des thèmes
philosophiques à la méditation sereine et respectueuse de la Parole
de Dieu. À l'agitation stérile des écoles urbaines, ce dernier
opposait les joies austères de la contemplation au «désert»,
c'est-à-dire dans les monastères cisterciens situés au fond des
bois, dans les lieux sauvages et reculés.
Telle était donc la
situation au début du XIIIe siècle lorsqu'apparurent les premiers
Ordres mendiants. Leurs fondateurs prirent vite conscience du fait
que la ville était un domaine à reconquérir sur le plan religieux.
En Ombrie, il fallait arracher les citadins à la fascination
qu'exerçaient sur eux la richesse et le pouvoir dont ils étaient
les maîtres dans le cadre des institutions communales, qui servaient
trop souvent à écraser les pauvres et les paysans; dans les villes
du Languedoc, le problème majeur était celui de l'hérésie à
laquelle une bonne partie de la population avait adhéré par haine
de l'Église et du clergé, sous l'effet de la prédication
évangélique des Parfaits cathares et des vaudois. C'est donc
essentiellement pour des raisons pastorales et en raison de leur
désir de conduire au salut les citadins que saint François et saint
Dominique ainsi que leurs compagnons orientèrent en priorité leur
apostolat vers les villes où se trouvaient réunies des milliers
d'âmes menacées de perdition, à leurs yeux, sur le plan moral et
religieux.
Mais d'autres raisons
attiraient également vers les villes les ordres nouveaux. La
croissance rapide de leurs effectifs et leur refus de toute propriété
foncière les obligèrent en effet à s'insérer dans la société
urbaine, où l'argent était abondant, afin d'y trouver les
ressources - aumônes mais bientôt aussi legs testamentaires et
fondations pieuses - dont ils avaient besoin pour faire vivre leurs
communautés. Le fait qu'ils étaient extérieurs au régime
seigneurial et à la féodalité les fit bien voir des populations,
en particulier des bourgeois. Ces derniers, ayant gagné beaucoup
d'argent par la pratique du prêt à intérêt et d'autres activités
similaires, illicites aux yeux de l'Église, avaient assez mauvaise
conscience pour éprouver le besoin d'en redistribuer une partie à
ces religieux qui avait choisi de vivre dans la pauvreté et
l’humilité. En outre, les frères prêcheurs, qui étaient dès
l’origine un ordre de clercs, choisirent de s’installer à
proximité des écoles qui se trouvaient dans les grands centres
urbains, et les frères mineurs ne tardèrent pas à les imiter.
Ainsi, vers 1230, les
deux premiers Ordres mendiants avaient pris une orientation
résolument urbaine qui ne devait plus se démentir et qui sera
imitée par les suivants. Mais, dans un premier temps qui dura jusque
vers 1250 environ, leurs implantations s'effectuèrent surtout dans
les quartiers périphériques des villes qui étaient situés en
général à l'extérieur des murs d’enceinte. Ce choix leur fut
dicté par plusieurs considérations: d'une part, ces nouveaux venus
étaient encore assez mal connus au début, et les évêques ou les
chapitres cathédraux, auxquels les papes les recommandaient, leur
concédèrent souvent de modestes églises périphériques ou des
terrains situés dans des zones en voie d’urbanisation. Mais, par
ailleurs, ces localisations correspondaient aux voeux des frères
qui, dans ces banlieues, se trouvaient en contact avec des habitants
récemment venus de la campagne à la ville, mal intégrés dans
leurs structures paroissiales traditionnelles. Après 1250 en
revanche, dans beaucoup de villes, on vit les mendiants changer
d’emplacement et se faire construire - en général aux frais de la
commune ou de quelque riche seigneur ou bourgeois - des couvents ou
de belles églises situées à l'intérieur des murs. Ce faisant, les
religieux répondaient certes aux voeux d'une bonne partie de la
population, en particulier des classes dirigeantes - noblesse et
aristocratie urbaine - qui appréciaient de plus en plus leur genre
de vie et les soutenaient de leurs subsides. Mais cette urbanisation
définitive et complète ne fut pas acceptée par tous, en
particulier chez les frères mineurs, car elle s'accompagnait d'une
fuite devant la précarité économique et l’insécurité qui
constituaient un aspect fondamental de leur vocation. Aussi certains
d’entre eux, en particulier les premiers compagnons de saint
François encore vivants, préfèrent-ils se retirer dans des
ermitages et ne dissimulèrent-ils pas leur hostilité aux évolutions
en cours. On les appela les Spirituels.
Mais leurs
protestations n'eurent guère d’échos dans l’immédiat et la
hiérarchie des Ordres mendiants ainsi que la papauté mirent
toujours davantage l’accent sur la mission pastorale des frères et
sur le rôle qu’ils devaient jouer dans l’encadrement religieux
des fidèles. La tâche fondamentale qui leur était assignée par la
hiérarchie était la prédication, qui devait conduire les laïcs à
la pénitence et à la confession sacramentelle. Où pouvait-on mieux
que dans les centres urbains réunir des foules dans les églises ou
sur les places publiques pour leur parler de Dieu et les inviter à
la conversion? En outre, surtout en Italie, l'hérésie était
essentiellement un phénomène urbain. Or, à partir de 1233, les
dominicains et, un peu plus tard, les franciscains furent
officiellement chargés de l'inquisition. Leurs couvents devinrent
donc, dans les régions contaminées par l'hérésie, des tribunaux
où l'on procédait à l'interrogatoire des suspects et parfois des
prisons. Alors que leur vocation semblait les exclure des fonctions
d'autorité, les frères se trouvèrent devenir des instruments du
pouvoir ecclésiastique et même des agents de propagande politique
au service du Saint-Siège, comme on le constata en Italie à
l'occasion du grand conflit qui opposa l'empereur Frédéric II aux
papes Grégoire IX et Innocent IV. Or, dans l'Europe du milieu du
XIIIe siècle, les villes étaient des enjeux fondamentaux qu'il
était essentiel pour l'Église de contrôler.
Cette mainmise des
Ordres mendiants sur la ville s'opéra de façon progressive et selon
des modalités différentes selon les régions. En Italie
septentrionale, dès 1233, on avait assisté à une tentative de la
part de certains frères pour imposer leur loi à la société
civile, à la faveur de la popularité qu'ils avaient acquise dans
l'opinion. Ainsi le dominicain Jean de Vicence se vit confier les
pleins pouvoirs sur le plan politique par des cités comme Bologne ou
Vicence, ce qui lui permit d'y prendre des mesures en vue de ramener
la paix entre les factions et de combattre l'hérésie. Mais ce
succès demeura sans lendemain car, une fois retombé l'enthousiasme
suscité par le prédicateur, les communes ne tardèrent pas à
revenir à leurs querelles intérieures et à leurs conflits
territoriaux. Instruits par l'expérience, les frères préférèrent
par la suite s'appuyer sur les laïcs qui gravitaient dans leur
sillage sur le plan spirituel et les organiser en mouvements, dont
certains avaient des buts essentiellement religieux mais d'autres,
comme la société de la Foi, créée à Florence et Milan par le
dominicain saint Pierre Martyr, ou encore la Milice de Jésus-Christ,
véritable ordre de chevalerie en milieu urbain, visaient à procurer
à l'orthodoxie un soutien militant dans sa lutte contre les
hérétiques et leurs protecteurs. Plus largement, en Italie, les
mendiants surent user de leur prestige auprès des laïcs et de
l'influence qu'ils exerçaient sur de nombreuses confréries de
pénitents (Laudesi qui chantaient des cantiques en langue vulgaire
en l'honneur de la Vierge et des saints, Disciplinati ou flagellants
qui se multiplièrent après 1260, tiers ordres structurés après
1280) pour regagner à l’Église la société communale qui, vers,
1200, semblait en passe de lui échapper.
Au terme de ce
processus, on peut dire que les Ordres mendiants, au cours des
dernières décennies du XIIIe siècle, se sont profondément
enracinés dans les villes et les ont marquées de leur influence.
Leur pastorale d'insertion avait porté ses fruits et des liens
souvent très étroits s'étaient établis entre eux et les pouvoirs
municipaux, qui ne nourrissaient aucune méfiance vis-à-vis de ces
frères dont ils n'avaient rien à craindre sur le plan politique. À
Marseille comme à Bruges ou à Rome, l'église conventuelle des
Frères Mineurs servait de lieu de réunion pour les organes
dirigeants de la communauté urbaine et c'est là que les notabilités
de la ville venaient chercher une sépulture honorable, ainsi que des
prières et des suffrages pour affronter l'au-delà.
Cette solidarité entre
les ordres mendiants et la ville qui les abritait reposait du reste
sur un échange équilibré de services: la municipalité leur
accordait des subsides réguliers sous forme de dons en argent et en
cierges de cire, mais aussi d'offrandes régulières de bois et de
vêtements. En contrepartie, elle avait souvent recours à leurs
services comme messagers, médiateurs ou diplomates. Dans certaines
cités italiennes, cette collaboration était si étroite que les
dominicains gardaient précieusement les archives communales dans
leur couvent, tandis que les franciscains et les autres mendiants ne
jouaient pas un rôle moins utile en restituant à la commune
l'argent des fraudes sur les deniers publiques que certains de leurs
pénitents leur avaient remis sous le secret de la confession.
L'illustration
peut-être la plus remarquable - et aujourd'hui la plus évidente -
du succès rencontré par les Ordres mendiants est constituée par
leurs églises. Alors que leurs fondateurs avaient souhaité que les
frères se contentent d'édifices modestes, ces derniers ne tardèrent
pas à se lancer dans la construction de couvents et d'églises qui
nous frappent encore, là où ces édifices ont subsisté, par leur
taille considérable. Cette évolution fut très rapide chez les
dominicains qui, dès l'origine, préférèrent s'installer dans les
grandes villes et y édifier des couvents d'une certaine importance,
tandis que les Frères Mineurs s'implantaient plutôt dans des
agglomérations plus modestes. Mais même ces derniers finirent par
se laisser entraîner dans des constructions somptuaires, sous la
pression de grands laïcs comme la comtesse Jeanne de Hainaut à
Valenciennes ou de saint Louis à Paris, qui obligèrent les frères
à accepter que des architectes professionnels élèvent pour eux des
édifices dans le meilleur style du temps, comme le couvent des
Cordeliers (nom qu'on donnait en France aux Frères Mineurs) de Paris
dont la nef, longue de 83 mètres, était la plus vaste de la cité.
Là encore, les entorses à l'esprit de la règle pouvaient se
justifier par des arguments d'utilité et d'efficacité: la
construction de ces grandes églises devait en effet permettre de
réunir, pour y entendre des sermons édifiants, le plus grand nombre
possible d'habitants de la ville et donc, indirectement, d'élever
leur niveau religieux et moral.
Des recherches menées,
au cours des dernières décennies, sur la relation existant entre le
nombre de couvents de mendiants et l'importance des villes qui les
abritaient, ont d'ailleurs montré que les fondations des mendiants
n'avaient pas été faites au hasard, mais bien en fonction de
certains critères démographiques et économiques. Vers 1300, une
agglomération qui possédait 4 ou 5 couvents de mendiants était
considérée comme une ville importante, tandis que celle qui n'en
avait qu'un ne devait pas compter beaucoup d'habitants. Notons,
d'autre part, que la vague de constructions a commencé, au XIIIe
siècle, par les grandes villes (qui deviendront ensuite des villes à
4 ou 5 couvents de mendiants) pour descendre vers des cités plus
modestes, qui n'auront ensuite que trois ou deux couvents. Enfin, il
est certain que les régions les plus urbanisées de l’Occident -
Italie du Centre et du Nord, Bassin parisien, Flandre, vallée du
Rhin - ont été les premières touchées par le phénomène
mendiant, alors que d'autres parties de la chrétienté, où l'essor
urbain fut tardif et limité, comme la Bretagne ou la Pologne,
n'entrèrent vraiment en scène qu'à l'extrême fin du XIIIe siècle
et surtout au XIVe siècle. Si l'on s'en tenait à ces observations,
on serait fondé à considérer la carte de l'implantation des
couvents de mendiants comme un reflet de celle des villes de
l'Occident médiéval ainsi que de leur hiérarchie dans le réseau
urbain. Mais cette affirmation doit cependant être nuancée, car la
règle que nous venons de définir souffre un certain nombre
d'exceptions. Ainsi, dans plusieurs villes de France et non des
moindres, l'opposition résolue des moines ou des chanoines du
chapitre cathédral fit longtemps obstacle à l'établissement des
mendiants ou ne laissa s'installer qu'un seul couvent, alors que la
cité aurait logiquement dû en compter plusieurs. D'autre part, il
ne faut pas oublier que les mendiants étaient des religieux qui se
déplaçaient beaucoup sur les routes. Il était donc nécessaire
pour eux d'avoir un gîte d'étape assuré tous les 30 ou 40
kilomètres sur les axes principaux, comme la Via Francigena qui
menait d'Italie en France ou sur la route qui conduisait de Lombardie
en Allemagne par le col du Brenner. Aussi certains ordres furent-ils
amenés à établir des couvents dans les localités de taille
médiocre mais qui étaient bien placées, compte tenu des
contraintes de la circulation. Enfin, à partir de 1300, la papauté
interdit la création de nouveaux couvents sans son autorisation,
pour éviter une concurrence trop vive entre les ordres à une époque
où la conjoncture économique commençait à se dégrader et où le
clergé séculier supportait de plus en plus mal la prolifération
des mendiants.
Un exemple
particulièrement intéressant et bien étudié, celui de la Flandre,
nous permet de nous faire une idée assez précise de l'implantation
des mendiants dans une région caractérisée par un haut degré
d'urbanisation. À la fin du XIIIe siècle, les frères n'y
possédaient pas moins de 26 couvents, qui se répartissaient ainsi:
7 pour les mineurs, 6 pour les prêcheurs, 5 pour les frères du Sac,
4 pour les ermites de saint Augustin, 3 pour les carmes et 1 de
frères Pies. On ne peut manquer d'être frappé parle nombre élevé
de couvents dominicains, qui s'explique en partie par la faveur
particulière que les comtesses de Flandre, Jeanne et Marguerite,
manifestèrent envers cet ordre, et, d'autre part, par le nombre
relativement faible de couvents franciscains (comparé à ce que l'on
trouve dans d'autres régions), qui doit sans doute être mis en
relation avec la rareté, dans ce pays, des villes moyennes et
petites que ces religieux affectionnaient tout particulièrement.
Dans l'ensemble, la fondation de ces couvents a été très précoce
puisque presque tous existaient déjà en 1274. Si l'on considère
maintenant la répartition par ville, on observe qu'elle est à peu
près conforme à l’importance de leur population, à l'exception
de Bruges, qui comptait 6 couvents de mendiants, alors que Gand, plus
peuplée, n'en avait que 5, ce qui montre bien qu'aux yeux des
frères, la richesse d'une cité avait davantage d'importance que le
nombre de ses habitants. Suivent ensuite Ypres avec 4 couvents, Douai
et Tournai avec 3, Lille avec 2, et 3 centres urbains mineurs avec un
couvent chacun. On ignore malheureusement le nombre exact de
religieux que cela pouvait représenter au total, mais il devait être
élevé, surtout dans les grandes villes. Ainsi à Bruges, vers 1300,
le couvent des dominicains n'en comptait pas moins de 90, tandis que
les carmes étaient 70 et les franciscains 50. En revanche, les
branches féminines y étaient peu florissantes: il existait
seulement, en Flandre, 4 couvents de clarisses et 2 de dominicaines,
dont celui de Lille, au recrutement très aristocratique, comme
c'était également le cas en France, à Poissy par exemple pour ces
dernières et à Longchamp pour les premières. Les religieux, de
leur côté, semblent plutôt issus de la moyenne bourgeoisie et du
patriciat urbain flamand, du moins à la fin du XIIIe siècle. Comme
ailleurs, ils étaient confesseurs et prédicateurs avant tout. Mais
ils jouaient aussi le rôle d'administrateurs temporels et de
directeurs spirituels des béguinages ainsi que de certains hôpitaux,
et leurs liens avec les guildes de marchands et d'artisans semblent
avoir été particulièrement étroits. Il faudra toutefois attendre
le XIVe siècle pour voir ces milieux, à commencer par les marchands
italiens, fonder chez eux des confréries qui firent construire des
chapelles dans leurs églises.
Au total, on peut donc
parler sans exagération d'une implantation massive des Ordres
mendiants en milieu urbain à la fin du XIIIe siècle; leur succès
tient à ce qu'ils apportaient aux fidèles ce que le clergé
séculier avait longtemps été incapable de leur donner: l'exemple
d'une vie morale irréprochable et d'une science suffisante, mise au
service d'une meilleure présentation et transmission du message
chrétien à travers la prédication. Les relations très étroites
qu'ils entretenaient avec les laïcs leur permirent de bien
comprendre leurs problèmes, en particulier ceux qui concernaient la
vie économique des marchands ou des banquiers. Aussi n'est-ce pas un
hasard s'ils furent à l'avant-garde de la réflexion théologique et
canonique dans ce domaine. Il est possible cependant que, dans cet
effort d'adaptation aux réalités de la vie urbaine, les frères
soient allés parfois un peu loin. Dès le milieu du XIIIe siècle,
le poète parisien Rutebeuf, qui avait pourtant commencé par chanter
les louanges des Cordeliers, critiquait leur complaisance excessive
pour les riches, en particulier les usuriers, et leurs liens trop
étroits avec le pouvoir. D'autres les accuseront d'hypocrisie, se
moquant de leur empressement auprès des femmes... et des mourants,
ou leur reprocheront de transgresser leur règle et leur voeu de
pauvreté en acceptant des rentes, ce qui fut bien souvent le cas
après 1260. Mais ces faiblesses ou ces manquements ne doivent pas
nous faire oublier qu'au total les Ordres mendiants ont atteint
l'objectif que l’Église leur avait assigné, à savoir une
nouvelle évangélisation de la société urbaine en Occident.
LA
NORMALISATION DE L'ORDRE FRANCISCAIN
A la mort de leur
fondateur, les frère mineurs, dont le nombre ne cessait de
s'accroître, se trouvaient confrontés à de sérieux problèmes
concernant le sens même de leur vocation: fallait-il, comme François
l'avait demandé de façon pathétique dans son Testament, rester
fidèle à tout prix au modèle de la fraternité évangélique des
premiers temps? Ou bien l'ordre devait-il s'adapter à l'évolution
des temps et aux exigences d'un apostolat se développant en liaison
étroite avec les institutions ecclésiastiques, en particulier avec
la hiérarchie? Le pape Grégoire IX mit fin rapidement à ces
perplexités et lui-même ainsi que ses successeurs multiplièrent
les efforts pour aligner l'ordre franciscain sur le modèle de
l'ordre dominicain, quitte à éliminer les aspects les plus
originaux - qui étaient aussi les plus "choquants" aux
yeux des juristes - du genre de vie et de la spiritualité des frères
mineurs. Par la bulle Quo elongati, en 1230, le pape dispensa les
frères d'observer le Testament de saint François et affirma que,
pour être un bon religieux, il suffisait d'observer la Règle. Ainsi
il n'était plus question d'avoir recours au travail manuel pour
assurer la subsistance quotidienne, celle-ci devant être acquise
uniquement par la quête, contrairement à la volonté expresse de
saint François. L'année suivante, les mineurs obtinrent, par la
bulle Nimis iniqua, le priviliège de l'exemption qui - ici encore en
contradiction avec les paroles mêmes de leur fondateur qui avait
voulu qu'ils fussent "humbles et soumis à tous" -, les
soustrayait à la juridiction des évêques, sauf en ce qui concerne
la prédication et la fondation de leurs couvents. De ce fait même,
ils devinrent totalement dépendants du Saint-Siège, qui multiplia
alors les interventions pour les défendre et les recommander aux
prélats et aux princes. Ces mesures ne procédaient pas d'une
intention de nuire à la mémoire du Pauvre d'Assise, en l'honneur
duquel, au contraire, on construisait, dans ces mêmes années, à
grands frais, l'imposante basilique d'Assise et dont le culte se
répandait dans toute la chrétienté. Mais Grégoire IX voulait
avant tout faire servir au bien de l'Eglise, tel qu'il le concevait,
le capital de sainteté et d'enthousiasme religieux qui était
l'héritage du Poverello.
LA
MULTIPLICATION DES ORDRES MENDIANTS
La croissance rapide
que connurent alors les franciscains et les dominicains n'empêcha
pas l'apparition d'ordres nouveaux qui optèrent pour la forme de vie
des mendiants ou se la virent imposer. Ainsi, en 1244, le pape
Innocent IV réunit en une seule congrégation tous les groupements
érémitiques de Toscane, à l'exception des Guillemites, et chargea
le cardinal Richard Annibaldi de réaliser la fusion de ces religieux
qui prirent la règle de saint Augustin. En 1255/56, d'autres groupes
d'ermites italiens et ultramontains se joignirent à eux et
l'ensemble forma dès lors un ensemble cohérent, désigné sous le
nom d'Ordre des ermites de saint Augustin, dont le premier chapitre
général se tint à Rome en mars 1256 et élut un prieur général,
Lanfranc de Milan. Dès les années 1270, les augustiniens comptaient
300 couvents répartis dans toute la chrétienté. Certes, dans un
certain nombre de cas, en particulier en Italie, il ne s'agissait pas
de fondations nouvelles mais de la transformation en couvents
d'anciens établissements érémitiques. En France, Angleterre et
Espagne, cependant, de nombreux établissements furent créés ex
nihilo et l'ordre deviendra influent à partir de la fin du XIIIe
siècle, comme l'atteste le fait que l'un de ses membres, le
théologien Gilles de Rome, fut élu en 1295 archevêque de Bourges.
Un autre ordre, celui
des «frères de Sainte-Marie du Mont-Carmel», plus connus sous le
nom de carmes, vint également, vers le milieu du XIIIe siècle,
grossir les rangs des mendiants. C'était à l'origine une communauté
d'ermites qui s'était développée au XIIe siècle en Terre Sainte,
sur les pentes du mont Carmel, pour suivre l’exemple du prophète
Elie qui avait vécu là dans la solitude, près d’une source.
Entre 1206 et 1214, le patriarche latin de Jérusalem, Albert,
approuva leurs constitutions, qui furent confirmées par Honorius III
en 1226. Mais les vicissitudes de la Terre Sainte et sa conquête par
les musulmans après 1230 les obligèrent à se transférer en
Occident, où Grégoire IX, puis Innocent IV leur donnèrent une
nouvelle règle qui visait à faire d'eux des frères mendiants. Leur
adaptation à ce genre de vie fut difficile, comme en témoigne le
traité intitulé Ignea sagitta («La flèche enflammée»), composée
par le prieur général des carmes, Nicolas de France, en 1270/71, où
s'exprime une profonde nostalgie de leur style de vie érémitique et
contemplative antérieur. Leur existence fut remise en question au
concile de Lyon II, en 1274, mais ils survécurent grâce à l’appui
de la papauté. Á la fin du XIIIe siècle, l’ordre des carmes
comptait 150 couvents répartis entre 12 provinces et ils ne se
distinguaient plus des autres mendiants que par leur dévotion
mariale très prononcée.
À
côté des quatre «grands», il faut également faire une place à
quelques «petits» ordres qui diffèrent des premiers par le fait
qu’ils ne parviennent jamais à s’étendre à l'ensemble de la
chrétienté, ce qui n’empêcha pas certains d’entre eux d’avoir
un important rayonnement dans certains pays ou milieux. Ce fut le
cas, par exemple, de l'ordre de la Pénitence de Jésus-Christ, dont
les membres étaient communément appelés frères du sac, ou
sachets, en raison de l’habit en drap pauvre qu’ils portaient.
Créés en Provence par des laïcs qui avaient été touchés par la
prédication du franciscain joachimite Hugues de Digne, en 1248, ils
connurent une extension rapide en France et en Angleterre, en
particulier dans les milieux populaires. Ainsi, ils ne comptaient pas
moins de 5 couvents en Flandre à la fin du XIIIe - juste un de moins
que les dominicains - leur apostolat ayant obtenu un impact
particulier auprès des ouvriers du textile dans les grands centres
d’artisanat urbain qu’étaient les villes «drapantes» de cette
région. En Italie, il faut faire une place particulière aux
Servites de Marie, ordre créé vers 1240 par sept marchands
florentins qui avaient décidé d'abandonner leurs activités
professionnelles pour se consacrer à la vie religieuse. D'abord
guidée par des dominicains, la petite communauté religieuse devint
autonome et ne tarda pas à essaimer en Italie centrale et
septentrionale où les servites, très attachés eux aussi à la
dévotion mariale, s’enracinèrent solidement. Ils furent reconnus
comme un Ordre mendiant par la papauté en 1259 et réussirent à
survivre à la menace de suppression qui pesa sur eux en 1274. A la
même époque, à partir de Parme, se développa également, après
1260, le mouvement des Apostoliques, créé par un laïc, Gérard
Segarelli, qui reprochait aux grands Ordres mendiants d’avoir trahi
leur idéal de pauvreté. Soutenus par le clergé séculier, ils
furent durement critiqués par le chroniqueur franciscain Salimbene,
qui les traite de «ribauds» et s'écrie à leur propos: «Nous et
les prêcheurs, nous avons appris à tout le monde à mendier!»,
déplorant que des indignes se permettent ainsi d'imiter les grands
ordres et de leur faire concurrence. Boutade polémique certes, mais
qui posait un réel problème: celui de la prolifération des Ordres
mendiants qui, après 1250, commença à susciter de vives
inquiétudes au sein de l'Église et de la société.
Pasolini uccellacci e uccellini | 1966 |
Jacques
Le Goff
Ordres
mendiants et urbanisation dans la France médiévale
État
de l'enquête
In:
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations |1970
L'enquête
ouverte en 1967 sur la France urbaine médiévale d'après
l'implantation des ordres mendiants, s'est poursuivie selon les
lignes de recherche alors définies [1].
Mendiants
et conscience urbaine.
Le
dialogue avec les correspondants qui ont bien voulu nous écrire a
révélé certains malentendus. D'abord un malentendu méthodologique.
Le lien qui peut exister entre les Mendiants et les villes ne peut
pas conduire par lui-même à une définition de la ville médiévale.
Il ne peut tout au plus aboutir qu'à un repérage quantitatif et
spatial du fait urbain au Moyen Age. Celui-ci devra être ensuite
défini par une recherche plus complète et plus complexe. Non que la
définition elle-même à laquelle on atteindra doive être, elle,
aussi complexe. Au contraire. Trop d'historiens des villes médiévales
— Pirenne compris — ont confondu description et définition et
ont présenté des définitions trop longues s'attachant à des
aspects et non à l'essentiel du fait urbain 3. Sans méconnaître
l'intérêt d'une typologie des villes — et le médiéviste est
doublement concerné, d'une part par une originalité possible de la
ville médiévale \ d'autre part par une typologie propre des villes
médiévales 4 — il me semble que l'utilité primordiale est celle
d'une définition de la ville actuellement (c'est-à-dire dans l'état
actuel de la science) valable pour l'ensemble des villes, en tous
temps et tous lieux. Je ne me donnerai par le ridicule de proposer
une définition de la ville quand tant d'historiens éminents —
pour ne pas parler des sociologues, des géo graphes, des urbanistes
— ne me paraissent pas y avoir réussi. Je dirai simplement qu'il
faut chercher, selon nous, dans le sens d'un recours aux notions de
secteur primaire, secondaire et tertiaire de l'économie et de la
société. Il y aurait ville quand il y aurait prédominance dans une
agglomération de la partie de la population adonnée à des
activités tertiaires. Dans l'état actuel des recherches urbaines,
il me paraît difficile de préciser l'idée de prédominance où
entrent des aspects quantitatifs (mais la population tertiaire n'est
pas forcément majoritaire dans une ville) et qualitatifs (structure
du pouvoir) 5.
Mais
l'enquête s'est poursuivie et se poursuivra sans s'encombrer de
définitions théoriques de la ville, puisque aussi bien un de ses
buts est d'atteindre empiriquement le phénomène urbain dans la
France médiévale. Reste une autre question préalable. Plusieurs de
nos correspondants ont contesté la validité de notre enquête dans
la mesure où, selon les termes de l'un d'eux, « les raisons
d'implantation des divers ordres mendiants ne sont pas urbaines mais
répondent à des préoccupations ou des incitations plus nombreuses
et plus diversifiées ». Objection qui, d'abord, ne distingue pas
suffisamment entre deux niveaux, celui des motivations et celui des
causes. Même si, au niveau des motivations, l'orientation urbaine
n'apparaissait pas dans l'implantation des ordres mendiants du Moyen
Age, le fait laisserait intact un lien éventuel plus profond entre
le phénomène urbain et le phénomène mendiant. Mais l'objection
nous a incités à rechercher si les Mendiants — en tout cas leurs
dirigeants — avaient eu ou non conscience d'une orientation urbaine
de leur implantation et de leur apostolat.
Un
dominicain anglais de la première moitié du XIVe siècle, Robert
Holcot, polémiquant contre les Augustins qui prétendaient que leur
ordre remontait à saint Augustin, résume ainsi l'origine de cet
ordre issu en effet du regroupement de diverses congrégations
d'anachorètes à l'instigation du pape Alexandre IV en 1256 : «
...Unde régula de communi vita clericorum, que vocatur régula beati
Augustinï, quam multi alii religiosi sumpserunt postea. Inter quos
sunt predicatores et carmélite; et longe postea eremite sancti
Guilhelmi et sancti Augustini et multi alii convenientes in unum
collegium facti sunt ex heremitis urbaniste; et assumpserunt sancti
Augustini regulam, que heremite vite omnino répugnât; et vocatur
modo ordo ille ordo heremitarum sancti Augustini, de quo ordine
nunquam fuit Augustinus, quia nunquam fuit heremita... » 6.
«
Ex heremitis urbaniste ». La formule saissisante qui met en relief
le passage de la vie érémitique à la vie urbaine ne donne pas
seulement aux Augustins — et à tous les Mendiante — comme
définition, comme étiquette de nature, la qualité « d'hommes des
villes ». Elle renvoie à une opposition fondamentale de la
civilisation de l'Occident médiéval, l'antithèse ville-désert qui
oblitère l'opposition ville-campagne, essentielle à Rome, capitale
à nouveau à partir de la fin du Moyen Age en Occident. L'espace
civilisé et l'espace sauvage ne correspondent pas à l'espace urbain
et à l'espace rural mais à l'espace cultivé et à l'espace vierge
— en l'occurrence essentiellement la forêt. Entre les deux
l'espace mixte du défriché récent, Vessart, lieu essentiel de la
littérature entre 1150 et 1250 où rôdent ces personnages ambigus
des romans de Chrétien de Troyes et du Roman de Renart. Dimension
essentielle aussi du christianisme qui, depuis le IVe siècle, depuis
saint Martin en Occident, oscille entre la ville et le désert 7.
Oscillation où se résume presque la tension des Ordres Mendiants à
leurs débute (mais aussi plus tard), sauf peut-être chez les
Prêcheurs. Saint François réalise un équilibre entre les périodes
de retraite dans les ermitages, où lui et ses frères font «
recharge » de forces religieuses, et les campagnes de prédication
dans les bourgs et les villes où ils distribuent la foi aeeumulée
dans la solitude 8. Programme qui assigne en fait la route aux
Franciscains comme le lien principal de leur insertion géogra
phique. Le Franciscain est, au début du moins, avant tout un
religieux « in via » 9.
D'où
une direction de recherche pour notre enquête — que nous avons
jusqu'ici peu exploitée : les liens entres les couvents mendiants et
les routes 10. Il nous faudrait, il est vrai, dresser aussi à notre
usage une cartographie des routes médiévales françaises, un des
goulots d'étranglement de notre recherche étant la faiblesse de la
géographie historique de la France médiévale 11. Mais c'est
précisément au Xllle-XIVe siècle que les Mendiante ressentent
intimement la tension ville-désert, car ils sont irrésistiblement
emportés vers les villes, ou plus précisément dans le mouvement
d'urbanisation 12 caractéristique de l'Occident du XIIIe siècle 13
et qui justifie la place de cette chronique de recherche dans un
numéro consacré à l'urbanisation en histoire.
Liens
avec les routes ; liens avec les portes. Dans son aspect proprement
urbain l'urbanisation se marque souvent par la fortification
(premières enceintes ou enceintes nouvelles) qui définit un nouvel
espace d'exclusion entre ville et campagne cette fois-ci. E.
Benveniste a fortement souligné l'importance, chez les Indo-
Européens, de la porte comme fonction du dehors 14. Horizon encore à
explorer, celui des rapports entre couvents mendiants et portes,
certaines localisations conduisant à première vue à se demander si
les Mendiante n'ont pas joué dans les villes médiévales un rôle
particulier dans le contrôle des portes. Mais pour en revenir au
conflit entre l'érémitisme et l'urbanisation, il est d'abord clair
que ce conflit a surtout troublé ceux des ordres mendiants issus
d'une plus ou plus longue tradition érémitique, les Augustins,
éclairés sans ménagement sur leur histoire par Robert Holcot, et
les Carmes.
Chez
ceux-cî la crise semble à son comble vers 1270. Cette année-là le
prieur général de l'ordre, Nicolas le Français (Gallicus), un
Narbonnais habitué aux solitudes de la Terre Sainte, qui a succédé
en 1265, au chapitre général de Toulouse, au bienheureux Simon
Stock, fait part de son trouble face à l'entraîn emednets Carmes
vers les villes dans une oeuvre touffue et difficile, Vfgnea Sagitta
15. Dans cette « Flèche de feu » il déclare notamment : « Mais
les plus simples, ceux avec lesquels II s'entretient volontiers dans
le mystère, le Seigneur les garde dans la solitude, avec le prophète
qui s'écrie : « Je me suis enfui et je me suis enfoncé dans la
solitude : j'attendrai celui qui m'a sauvé de ma faiblesse et du
danger ». Voilà ce qu'il dit ouvertement, semblant insinuer : «
Vois ce que j'ai fait et fais de même ». Il ne veut pas dire que,
après avoir fui le bruit du monde, il s'est attardé dans la cité,
ses faubourgs, ses jardins ou ses environs, mais : « Je me suis
enfui, et je me suis enfoncé dans la solitude. J'y suis réellement
allé. Je ne suis pas retourné dans la cité quelques jours après —
comme on le fait maintenant — mais je suis resté dans la solitude,
attendant celui qui m'a sauvé de ma faiblesse et du danger... » 16.
De
même un texte attribué à saint Bonaventure et qui doit, en tout
cas, dater de son généralat (1257-1274) et plus probablement de la
dernière période,vers 1270 donc, témoigne de la mise en cause de
l'implantation urbaine de l'ordre par certains contradicteurs
présentés comme étrangers à l'ordre mais proches sans doute du
courant « spirituel » 17. Dans la determination d'une question
concernant la règle des Frères Mineurs et intitulée « Cur Fratres
frequentius maneant in civîtatibus et oppidis », l'auteur réfute
l'objection suivante : « Cum religiosi a tumultu saecularium
frequentius sese separare studuerint et in solitudinibus habitare,
quid est, quod vos frequentius in civitatibus et oppidis manere
soletis, quasi voluptuosius ibi pascendi et inquietius et indevotius
ibi vivalis ? »
A
quoi il lui est répondu par trois raisons :
1
. le désir pastoral, propter aedificationem hominum, qui pousse les
Frères à s'installer le plus près possible de leurs ouailles;
2.
la nécessité matérielle, propter indigentiam victualium, qui les
incite à venir aux sources de leur subsistance et de celle de leurs
assistés, visiteurs ou malades;
3.
le besoin de sécurité, propter tuitionem, qui les engage à mettre
à l'abri des remparts livres, vases liturgiques, objets de première
nécessité.
L'auteur
oppose les besoins des Franciscains à ceux des moines traditionnels
qui vivent de leurs domaines (« qui autem habent possessiones et
praedia sibimet sufficiunt, et ideo possunt extra civitates morari »)
et à ceux des ermites qui se contentent de très peu.
Dans
la question suivante : « cur Fratres habeant magnas et latas domos
et oratoria sumptuosa et areas latas », l'auteur développe les
raisons de l'implantation des Franciscains dans les villes et
détaille l'étendue et les modalités de l'occupation du sol urbain
par les frères. Il faut réunir de grandes sommes pour acquérir,
sur un sol qui coûte plus cher, l'espace nécessaire à la
construction d'un couvent, d'une église, de bâtiments utilitaires,
d'un jardin pour l'alimentation et la santé des frères. Le besoin
d'espace et la cherté des terrains obligent à chercher l'espace en
hauteur d'où l'élévation des couvents de frères. La peur de
l'incendie enfin les conduit à construire en pierre 18.
Les
choses sont dites encore plus clairement peut-être chez les
Dominicains. Dans son De eruditione Praedicatorum, Humbert de Romans,
maître général de l'ordre de 1254 à 1263, date à laquelle il
démissionna (mais il ne mourut qu'en 1277), esquisse les thèmes de
sermons « ad status », parmi lesquels il accorde la première place
aux citadins 19. Dans le chapitre LXXII du livre II, après avoir
esquissé une histoire pro-urbaine à travers l'Ancien et le Nouveau
Testament 20, il énumère à son tour trois motifs de préférence
urbaine pous l'apostolat des Frères :
1.
La prédication est quantitativement plus efficace dans les villes,
parce que la population y est plus nombreuse : « in civitatibus sunt
plures quam in aliis locis, et ideo melius est ibi predicare quam
alibi. » Intéressante manifestation d'une attention au quantitatif,
qui insère les Mendiants dans le mouvement de conversion des hommes
du Moyen Age — des dirigeants en tout cas — au nombre, à ce
tournant du XIIIe au XIVe siècle qui inaugure l'ère statistique.
2.
La prédication y est qualitativement plus nécessaire parce que les
moeurs y sont plus mauvaises : « ibi sunt plura peccata ». Amorce à
noter aussi du thème de la déchristianisation urbaine — mythe ou
réalité ? 21
3.
Enfin par les villes on touche les campagnes, car la campagne imite
la ville. Ébauche tout à fait remarquable cette fois du thème de
la dépendance de la campagne par rapport à la ville qui élabore et
diffuse les modèles — modèles religieux compris — : « Item
minora loca, quae sunt circa civitates, magis conformantur
civitatibus quam e converso, et ideo fructus praedicationis, qui fit
in civitate magis derivatur ad ista loca quam e converso, et ideo
magis conandum est facere fructum per praedicationem in civitatibus
quam in aliis locis minoribus.»
On
voit donc que dès le XIIe siècle les chefs des ordres Mendiante ont
non seulement conscience du caractère urbain de leur implantation,
mais en font l'expression d'une politique pastorale. Ils allaient
même plus loin dans l'évaluation rationnelle de leur infrastructure
matérielle. Au début du XVe siècle en tout cas ils expriment leur
souci d'assurer à leurs nouveaux couvents une base économique
fondée sur le chiffre et la structure de la population des villes
envisagées et l'étendue de leur rayonnement Un des meilleurs
témoins de ces intentions est la bulle par laquelle Benoît XIII
autorise, le 19 mars 1404, de Saint- Victor de Marseille, la
fondation d'un couvent de Dominicains à Guérande 22. Reprenant les
termes de la pétition qui lui a été adressée, à la suggestion de
l'ordre, par le duc de Bretagne Jean V, le pape reprend les arguments
qui justifient la fondation d'un couvent de Mendiants :
1.
La distance entre Guérande et la ville à couvent mendiant la plus
proche (Nantes) est suffisante.
2.
La densité démographique de la région, sa fertilité, l'activité
commerciale sont convenables.
3.
Le chiffre de la population (plus de 3 000 habitants) est au-dessus
du minimum nécessaire.
La
ponction effectuée sur ces richesses par les quêtes permettra donc
aux frères de subsister et de financer leur apostolat (« ex quorum
et personarum ibi confluentium et partium predictarum elemosinis
multi fratres alicujus ordinis mendicantium poterunt congrue
substentari ac alîa eis onera incumbentia supportare »). Un autre
document du milieu du XVe siècle, concernant Douai, rappelle que les
conditions favorables à l'existence d'un couvent dominicain dans une
ville sont la présence dans cette ville de catégories sociales
susceptibles de l'entretenir : nobles, marchands et riches, et
l'absence d'un autre couvent mendiant à trop proche distance de
cette ville 23.
Enfin
une chronique messine du début du XVIe siècle, mais utilisant des
documents contemporains de l'établissement des Franciscains
observants dans la ville à partir de 1418, rapporte qu'en 1427 les
quatre ordres mendiants déjà établis dans la ville rappelèrent
qu'il ne pouvait y avoir deux couvents d'un même ordre mendiant à
moins de cinq lieues (37,5 km) ni deux couvents de n'importe quel
ordre mendiant à moins de 1 40 toises (300 m environ) dans une même
ville 24.
Il
me paraît légitime de penser que dès le XIIIe siècle un calcul de
ce genre présida explicitement ou implicitement à la fondation des
couvents mendiants. Il y a trois quarts de siècle, Mgr Douais
présentait un schéma de la fondation des couvents dominicains au
XIIIe siècle, d'après l'exemple des provinces dominicaines de
l'Europe méridionale, qui mettait en évidence une véritable «
étude de marché » de la part de l'ordre 25. Son schéma, que l'on
peut songer à corriger dans le détail (en particulier pour la
première phase qui me paraît moins « aléatoire »), s'impose
toujours. Mgr Douais distinguait deux phases préparatoires à la
fondation :
1
. L'inititave originelle qu'il attribuait soit un à « générateur
fondateur » soit à « un religieux de la province » (je pense que
sauf exception l'initiative venait des instances supérieures de
l'ordre) ;
2.
La prise en considération décidée à deux niveaux : par le prieur
provincial et les définiteurs, puis par le chapitre général.
La
fondation proprement dite passait selon Mgr Douais, par trois phases
:
1
. Un ou plusieurs religieux étaient envoyés sur place pour
s'enquérir des « voies et moyens» de la fondation ;
2.
Un lieu
étai treçu (recipere locum) c'est à dire qu'une ville (dixiï Mgr
Douais) était regardée comme propice à la fondation d'un couvent
et des frères y étaient envoyés pour préparer la fondation
définitive (ad promotionem loci) ;
3.
Le couvent était définitivement fondé avec un prieur, un lecteur,
des frères clercs et des frères convers, le nombre statutaire étant
d'un prieur et de douze frères au minimum. Cette dernière opération
s'appelait : tenere fratres ou erigere abitare.
D'autre
part, dès le XIIIe siècle, l'espace urbain était réparti entre
les différents ordres mendiants. Une série de mesures étaient
unifiées par le pape Clément IV dans la bulle Quia plerumque du 28
juin 1268. Elle fixait à trois cents cannes à vol d'oiseau («
infra spatium trecentarum cannarum a vestris 5 ecclesiis
mensurandarum per aéra etiam ubi alias recte non permitteret loci
dipositio mensurari ») la distance minima qui devait séparer les
églises de deux ordres mendiants à l'intérieur d'une ville 26.
Dans une bulle précédente du 20 novembre 1265, Clément IV avait
fixé la longueur de la canne « non obstantibus varia locorum
consuetudine » 27 à huit paumes ou pans. La distance exigée entre
deux couvents mendiants était donc de 500 mètres environ.
Il
reste que si dès le XIIIe siècle le quadrillage des couvents
mendiants paraît résulter d'une planification, les bases de cette
planification (chiffre minimum d'habitants, structure
socio-économique favorable) n'ont dû être conscientes que plus
tard, et vraisemblablement au début du XVe siècle, où les textes
commencent à être explicites. Cette prise de conscience en deux
temps doit correspondre à la fois à la différence de mentalité
des deux époques (le XIIIe siècle reste « préstatistique »
tandis que le XVe est déjà « éostatistique ») et à la
différence dans les processus d'urbanisation des deux époques : le
XIIIe siècle voit se greffer la planification mendiante sur une
urbanisation « sauvage » qui rencontre peu d'obstacles extérieurs,
tandis que le XVe siècle connaît une urbanisation de remplacement
(régénération des villes après les saignées de la Grande Peste
transferts régionaux) et une urbanisation de complément qui se
glisse dans les mailles du tissu urbain du XIIIe siècle. Ici se pose
le problème des petites villes que notre méthode permet d'aborder
de façon originale. Le bas Moyen Age est sans conteste le temps des
petites villes 28. Or, le critère mendiant offre un instrument de
repérage particulier. En effet — et des observateurs l'ont noté
dès le XIIIe siècle 29 — tandis que les Dominicains préféraient
des couvents plus importants établis dans les villes principales,
les Franciscains jetaient de prime abord leur dévolu sur le réseau
des petites villes.
Transport
d'un modèle d'urbanisation de l'Italie centrale ? 30. Cela est
possible. En tout cas il est significatif que nos cartes et les
schémas de notre fichier-image mettent en valeur le fait :
1
. Que les Franciscains sont en majorité les occupants des petites
villes, villes à un seul couvent mendiant ;
2.
Que les Franciscains sont en majorité les fondateurs des nouveaux
couvents du bas Moyen Age. Révélation donc d'une conjoncture et
d'un niveau d'urbanisation.
La
France médiévale connaît deux vagues d'urbanisation :
a)
une première vague qui culmine au XIIIe siècle et met en place un
réseau relativement lâche ;
b)
une seconde vague plus modeste au XVe siècle qui remplit surtout les
traces du réseau antérieur, mais traduit aussi des glissements
urbains, liés sans doute à un remodelage de la carte économique,
qu'il s'agisse de la production (l'exemple le plus connu étant celui
de la « nouvelle draperie ») ou des routes commerciales
(déplacement vers l'ouest des routes terrestres remplacées par des
routes maritimes, et vers l'est des routes de foire délaissant la
Champagne pour Francfort.).Cette macrogéographie et cette
conjoncture de l'urbanisation doivent être complétées par une
étude de l'urbanisation au niveau local.
Occupation de l'espace
urbain à l'intérieur et à l'extérieur des murs (aliénation des
communaux, réduction des espaces verts, assèchement des zones
marécageuses ou inondables), transferts de sites qui expriment aussi
bien une conjoncture de l'urbanisation qu'une évolution de la
situation des Mendiants dans la société urbaine, une participation
de plus en plus grande des Mendiants à l'exercice du pouvoir dans la
ville. Mais cet aspect essentiel de notre enquête n'a encore donné
lieu qu'à des travaux d'approche.
Il
reste à évoquer une autre conjoncture de l'urbanisation saisie à
travers l'évolution de l'implantation des Mendiants. Dans une étude
inédite, Charles Bourel de la Roncière 31 a pu établir que les
ordres mendiants ne s'étendent en Toscane des villes à la campagne
qu'après 1280. Au reste leur établissement dans le contado sera
fragile et éphémère. A quoi lier cette conjoncture mendiante ? A
une histoire interne des ordres qui se lancent à l'assaut de la
campagne, une fois achevée leur conquête des villes? Ou plutôt à
l'évolution de la conjoncture urbaine elle-même, soit que les
villes se lancent à la fin du XIIIe siècle décidément à la
conquête du contado 32, soit que les difficultés de l'époque
1260-1280, particulièrement sensibles dans les villes, obligent les
Mendiants à chercher dans les campagnes des sources nouvelles de
revenus 33. Seule une étude précise de l'établissement des
praedicationes et des termini permettra de parvenir à des
conclusions ou du moins à des hypothèses vraisemblables 34. En tout
cas la valeur des Mendiants comme témoins de l'urbanisation du XIIIe
au XVIe siècle peut être d'ores et déjà affirmée. Chaque phase
historique d'urbanisation comporte en effet un « encadrement
idéologique » spécifique. Tel nous semble avoir été le rôle des
Mendiants.
Critère
mendiant et autres critères d'urbanisation.
Un
des meilleurs connaisseurs de l'histoire des villes allemandes au
Moyen Age, Erich Keyser, a écrit : « Stadt ist, was sich selbst
Stadt nennt » (« Une ville, c'est ce qui s'appelle soi-même ville
») 35. Si cet axiome est retenu, les historiens n'ont plus qu'à
plier bagages. Mais même cette abdication devant le document ne mène
à rien au Moyen Age comme André Joris l'a bien montré. Il n'y a au
Moyen Age ni définition de la ville ni inventaires précis de
villes. Certes, une étude philologique et sémantique des termes
désignant la ville au Moyen Age serait précieuse. Mais, même en
l'absence d'une telle étude, on peut, d'un commerce non quantifié
avec les textes, conclure que les termes désignant les
agglomérations humaines — en latin comme dans les langues
vulgaires — ont varié suivant les régions et les époques et
surtout que les termes civitas, burgus, oppidum, villa, castrum, etc.
n'avaient pas en général de sens bien défini. S'il y a un
phénomène que l'outillage conceptuel et verbal du Moyen Age a mal
maîtrisé, c'est bien la ville. Plus significatif encore est le fait
que, jusqu'à la fin du Moyen Age, la monarchie française est
incapable de recenser les villes du royaume.
Les
études de Charles Holt Taylor et les listes de « villes »
convoquées aux assemblées royales dans la France de la première
moitié du XIVe siècle montrent que les rois et leurs officiers ne
savaient pas quelles étaient les « villes » du royaume, ne
possédaient pas de listes de « villes » et que, pour chaque
assemblée, seigneurs, baillis et sénéchaux désignaient, dans un
mélange d'empirisme et d'arbitraire, les « villes » habilitées à
envoyer des délégués aux assemblées. Ch.-H. Taylor a montré
qu'il faut attendre la seconde moitié du XVe siècle pour qu'un haut
fonctionnaire royal songe à dresser une liste de « villes ».
Encore la « sorte de manuel constitué avec des documents annexes
pour la pratique de son administration » que Pierre Amer, officier à
ia Chambre des Comptes de 1449 à 1484, a réalisé était-il destiné
à son propre usage. Ce seul fait suffirait à disqualifier le
critère « administratif » pour le repérage de la carte urbaine de
la France médiévale. On verra qu'il y a d'autres raisons pour
l'écarter.
Il
nous a paru toutefois utile et même nécessaire de confronter notre
critère à d'autres dans cet essai d'inventaire de la France urbaine
au Moyen Age. Et d'abord les critères d'époque. On a vu, avec André
Joris, « la fragilité du critère de la terminologie pour une des
périodes essentielles de l'histoire des villes ». Le critère de
l'aspect extérieur ne conduit pas non plus à des résultats
tangibles. A première vue les hommes du Moyen Age semblent
reconnaître une ville à ses remparts, à sa muraille. Dresser la
liste des villes « closes » reviendrait donc à dresser la liste
des « villes » tout court Mais la documentation ne nous permet
guère de dresser une liste même approximative de ces villes et
surtout le critère n'est pas probant. Il y a des villes relativement
importantes sans rempart, alors que de nombreux villages sont
fortifiés.
Un
critère politico-juridique était envisageable. On pouvait songer à
considérer les agglomérations dotées de chartes de franchise comme
l'ensemble des « villes ». Des études régionales permettent d'en
dresser la liste pour plusieurs provinces et la poursuite de cet
inventaire est plausible. Pour le Dauphiné, le catalogue de P.
Vaillant signale, entre 1164 et 1355, 548 chartes de franchises (dont
127 confirmations), intéressant 191 agglomérations. Au Luxembourg
l'ouvrage déjà cité du Père C.-J. Joset a dénombré 361
localités « privilégiées » (133 pour lesquelles on possède une
charte, 60 dont la charte est perdue mais dont l'existence est
attestée par les sources, 68 que des indices sérieux désignent
comme « possibles »). Ces chiffres suffisent pour persuader que de
simples villages ont reçu des chartes de franchises. L'impossibilité
où l'on est de définir des chartes de franchises proprement «
urbaines » conduit à écarter ce critère.
Le
critère politico-administratif dont nous avons déjà parlé a
particulièrement retenu notre attention. Il permet de considérer
comme « villes » toutes les agglomérations qui ont été invitées
à envoyer — à côté de l'Église et de la noblesse — , des
délégués aux assemblées royales du début du XIVe siècle. En
1302, 91 villes sont convoquées, en 1308 (assemblée de caractère
exceptionnel sur laquelle on reviendra) 259, en 1312 seulement les
villes épiscopales, en 1316, 227, en 1318, 96, etc. A quoi sont dues
ces inégalités ? D'abord aux erreurs, aux oublis, aux négligences
et peut-être aux intrigues de certaines villes soucieuses de se
dérober devant des assemblées destinées essentiellement à leur
arracher des contributions financières. Ensuite à l'ignorance des
officiers royaux et à l'absence d'une définition et d'une liste
officielle de villes. Enfin, à la différence des critères qui ont
présidé à la convocation de chaque assemblée. Suivant ses besoins
et son caprice le roi convoquait plus ou moins de villes. De plus,
comme pour les chartes de franchise, le roi, désireux de tondre son
royaume, situait assez bas le seuil urbain. Des villages étaient
requis. Pourtant l'étude de ces listes de villes n'a pas été sans
intérêt. Elle nous a d'abord révélé la mauvaise organisation de
l'administration royale au début du XIVe siècle. Elle nous a
surtout appris que, sur l'ensemble des assemblées de 1302 à 1335,
570 « villes » ont envoyé des délégués aux assemblées royales,
c'est-à-dire que, jusqu'à un niveau modeste de population, une
partie des habitants du royaume a eu, par l'intermédiaire de ses
délégués, un contact avec le gouvernement royal et, bien que le
mobile fiscal presque toujours présent ait mêlé d'amertume cette «
participation » — qui n'était d'ailleurs souvent, comme Ch. H.
Taylor l'a bien montré, qu'un enregistrement des volontés royales —
elle avait sans doute créé entre le roi et ses sujets des liens
supplémentaires qui ont pu étayer le sentiment national dans les
phases ultérieures de la guerre de Cent Ans. Enfin — et cette fois
d'une façon plus proche de notre enquête — ces documents nous ont
montré le souci du roi et de ses officiers de repérer surtout une
catégorie supérieure de villes riches susceptibles de fournir de
forts subsides. Ces villes les plus riches, les plus importantes,
c'est ce qu'on appelle, entre 1250 et 1350, les « bonnes » villes.
Un texte des Enseignements de saint Louis à son fils est très clair
: « Meïsmement les bonnes villes et les coustumes de ton royaume
garde en Testât et en la franchise ou tes devanciers les ont
gardées; et se il y a aucune chose à amender, si l'amende et
adresce et les tien en faveur et en amour; car par la force et par
les richesces des grosses villes, douteront les privez et les
estranges de mesprendre vers toy, especialement tés pers et tes
barons. Ces bonnes villes, qui ne sont donc alors que les grosses
villes feront encore l'objet de l'attention des officiers royaux au
début du XIVe siècle.
Ainsi
les lettres de convocation de 1308 font mention de loca insignia et
celles de 1316 distinguent les bonae et notabiles civitates des
simples viltae regni nostri. Encore l'administration royale
semble-t-elle incapable de dresser la liste de ce que nous
appellerions les grandes villes. A cet égard, notre critère nous
fournit une liste plus précise. Si nous considérons les villes
ayant trois ou quatre couvents mendiants en 1335 [36], nous trouvons,
dans le royaume, 37 villes (20 avec 4 couvents : Agen, Angers,
Bayonne, Béziers, Bordeaux, Cahors, Carcassonne, Figeac, La
Rochelle, Orléans, Limoges Lyon, Montpeltier, Narbonne, Pamiers,
Paris, Reims, Rouen, Toulouse et Tours; 17 avec 3 couvents : Albi,
Amiens, Arras, Bergerac, Bourges, Caen, Châlons-sur- Marne,
Clermont, Condom, Lectoure, Le Puy, Limoux, Millau, Montauban,
Nantes, Nîmes et Valenciennes) ; et, dans les limites de la France
actuelle, mais hors du royaume au XIVe siècle, 15 villes
supplémentaires (8 avec 4 couvents : Aix, Arles, Avignon, Marseille,
Metz, Nice, Perpignan et Strasbourg; 7 avec 3 couvents : Bourg,
Colmar, Draguignan, Grasse, Haguenau, Verdun et Wissenbourg). Telle
serait la liste des « grandes villes » de la France du XIVe siècle.
La
documentation que nous avons rassemblée et qui sera publiée dans
les volumes où seront consignés les résultats de notre enquête
permettra de nombreux calculs et les cartes dressées mettront en
évidence les principaux phénomènes et les principales
corrélations. Contentons-nous de signaler ici quelques chiffres.
Sur
570 « villes » convoquées aux diverses assemblées royales de 1302
à 1335 (et sur lesquelles 533, soit 93,5%, ont été identifiées),
seulement 155, soit 27,1 9 %, possédaient en 1335 au moins un
couvent mendiant. La proportion entre « villes » représentées et
« villes à couvents mendiants » est de 48 % (45 sur 91) en 1302,
de 33% (85 sur 281) en 1308, de 56% (129 sur 227), en 1316, etc. En
revanche sur les 222 « villes à couvents mendiants » de la France
de 1335, 67 n'ont — en tout cas dans l'état de documentation —
jamais été convoquées à une assemblées royale, soit 33 %. Mais
sur ces 67 « villes », 46, soit les deux tiers, se trouvaient sur
des fiefs anglais ou en Bretagne C'est dire que l'énorme majorité
des « villes à couvents mendiants » figure sur la liste des «
villes » convoquées aux assemblées royales. II n'y a donc pas
contradiction entre les deux listes, mais le critère « urbain » de
la royauté est beaucoup plus indulgent que celui des mendiants.
Restent
deux critères « objectifs » à partir desquels on pourrait songer
à faire l'inventaire de la France urbaine médiévale. Le premier,
c'est le critère économique. Mais il s'avère très difficile à
définir puis à repérer. La ville pirennienne ne se laisse pas
saisir à l'état pur. Et pourtant, si l'on y fait attention, on
semble posséder un document exceptionnel à partir duquel on peut
dresser une carte de la France urbaine d'un point de vue économique
au début du XIVe siècle. On n'a, en effet, pas assez remarqué que
les villes convoquées en 1308 sont les villes « de foires et
marchés ». Or c'est l'année où la discordance est la plus forte
entre les « villes royales » et les « villes à couvents mendiants
» (33 %). Mais ce n'est pas seulement parce que les ordres mendiants
réclament pour leurs couvents des conditions de structure et de
mobilité des fortunes qui ne coïncident pas avec le phénomène
commercial. C'est surtout parce que les « foires et marchés » sont
une catégorie plus juridique et politique qu'économique. Il n'y a
pas coïncidence dans beaucoup de cas entre une foire oujnarché et
un organisme urbain vigoureux.
Il
y a enfin le critère démographique. Il soulève deux objections.
L'une générale : il n'y a pas, dans aucune société, dans aucune
civilisation, de concordance absolue entre le nombre d'habitants et
le caractère urbain. En Provence il y a, ou il y a eu, des « villes
» de 1 500 habitants ; en Sicile il y a, ou il y a eu, des «
villages » de 15000 habitants. La seconde objection est de
circonstance : l'histoire des ordres mendiants, au moins celle de
leur premier siècle, se situe dans l'ère pré-statistique. Il est
difficile, sinon impossible, d'évaluer de façon assez précise la
population des villes où se sont installés les Mendiants. Pourtant,
quand une documentation exceptionnelle et une étude également
exceptionnelle permettent, comme pour la Provence du début du XIVe
siècle, de comparer le critère démographique avec le critère
mendiant, une analogie assez grande s'affirme. L'implantation des
Mendiants se produit à partir d'un certain seuil démographique et
il est tentant de définir ce seuil — variable selon les régions —
comme le seuil « urbain » correspondant à notre concept
scientifique de ville. Hypothèse à vérifier ailleurs qu'en
Provence.
Il
doit être enfin plus aisé — mais nous ne l'avons pas encore fait
— de comparer le critère démographique et le critère mendiant au
niveau supérieur, celui des « grandes villes ». Leopold Génicot a
annoncé la publication prochaine d'une carte des villes de plus de
10 000 habitants au XIIIe siècle, considérées par lui comme les «
grandes » villes de la période. Coïncidera-t-elle pour la France
avec notre carte des villes à 3 ou 4 couvents mendiants dont nous
avons donné plus haut la liste ?
Ce
détour par les chiffres qui a pu paraître oiseux est légitime. Le
quantitatif n'est pas l'histoire. Mais il ne peut plus y avoir
désormais d'histoire sans base quantitative.
Urbanisation
à la fin du Moyen Age : l'Observance, mouvement anti -urbain ?
Nous
nous sommes jusqu'ici surtout attachés au premier siècle du
phénomène mendiant. Pourtant les données rassemblées nous
permettent de supposer l'existence d'une nouvelle phase
d'urbanisation à la fin du Moyen Age — une urbanisation d'après
peste (bien que celle-ci continue cycliquement à exercer ses
ravages, mais sans atteindre les hécatombes de 1348 et les poussées
de la fin du XIVe siècle et du début du XVe siècle). C'est une
piste particulière que nous avons suivie pour cette période, à
titre de sondage. Nous avons choisi le grand mouvement de
contestation et de réforme chez les Mendiants, le mouvement de
l'Observance, particulièrement vigoureux chez les Franciscains.
Sans
vouloir élucider le problème de l'éventuelle continuité entre la
contestation des Spirituels et des Fraticelles et celle des
Observants, il faut noter la reprise par les Observants de la
critique des rapports entre les Franciscains et les villes présentée
par libertin de Casale en 1310 dans ses écrits rédigés dans le
cadre des discussions préparatoires au Concile de Vienne : Sanctitas
vestra et le Rotulus. Ces écrits présentent non seulement une
critique de certaines pratiques franciscaines liées à leur
implantation urbaine, telles que la possession de rentes annuelles,
mais ils exhortent à une « désurbanisation » de l'ordre, invité
à établir ses couvents non loin des villes, mais en dehors d'elles
et même, si possible, dans la solitude. Voici un des passages les
plus caractéristiques d'Ubertin de Casale, témoignage au surplus
sur la crise du logement dans les villes d'Occident au début du XIVe
siècle :«ltem cum secundum morem patrum nostrum deberemus morari
extra habitationem hominum, vicini tamen villis, nunc non solum in
suburbiis sed in meditullis civitatum ubi est major frequentia
populorum et carestia domorum sepe accipimus loca nova, maxime in
Ytalia, pristina loca aliquando pulcra et amena et bene edificata et
spirituali quieti ydonea relinquentes, non parcentes de hoc scandalo
cleri vel populi, ementes domos carissimas et pulcras ad diruendum et
ibi consummantes inestimabilem quantitatem pecunie in edificando
curiose et dilatando spatium loci. Et volumus ibi facere cimitera,
viridaria et claustra magna, ubi vix divites cives possunt habere
domicilia satis arta ». Ces attaques sont reprises par les
Observants de la province de France dans une lettre aux Pères du
Concile de Constance en 1415, mais avec suffisamment de variantes
pour qu'on y puisse supposer l'énoncé de conditions propres au
début du XVe siècle *. Parmi les griefs faits aux Conventuels il y
a celui d'exploiter la campagne en dilatant l'hinterland des villes
jusqu'aux termini éloignés : « Terminos terrarum magnos et
spaciosos tenent ad XX vel XXX leucas se extendentes. » A nouveau
est affirmée l'exigence d'une implantation extra urbaine, sans que
le lien soit rompu avec les villes : « Ideo beatus Franciscus
volebat quod loca fratrum essent moderate remota a frequentatione et
concursu populorum ita quod seculares et maxime mulieres frequentem
accessum non haberent ad eos quod etiam possent ire villas pro
elemosyna petenda et pro praedicatione facienda. »
Les
Franciscains observants semblent avoir, au moins dans certaines
régions, cherché à appliquer rigoureusement cet éloignement des
villes : par exemple en Bretagne, où ils se sont installés soit
dans des forêts aux environs des villes, comme à Fougères, soit
dans des îles, par exemple dans l'Aber Vrach ou dans l'Ile verte.
Une
première évaluation approximative permet de penser qu'alors que,
pendant le XIIIe siècle, sur 212 couvents franciscains seuls 4
étaient éloignés d'une ville, au XVe siècle, sur les 52
fondations franciscaines une quarantaine semblent extra-urbaines.
Conjoncture qui ne peut pas être seulement spirituelle et qu'il
faudra tenter d'éclairer. Constatons cependant que le mouvement qui,
entre 1250 et 1350 avait poussé les couvents mendiants d'extra muros
à l'intérieur des villes, semble dès le XVe siècle se reproduire
avec les couvents observants.
Dès
1418, par exemple, une bulle de Martin V délivrée à Constance
autorise les Observants qui se sont installés à Varennes, au
diocèse de Reims, extra muros, à solliciter l'octroi de « locus...
accomodiores et dictae villae viciniores... ubi fratres ipsi possent
decentius collocari ». On croit entendre les phrases par lesquelles
Bernard Gui retraçait le transfert des Dominicains de Cahors au
XIIIe siècle. Fatalité des Mendiants qui les lie à la ville, même
quand ils veulent lui échapper.
Parce
qu'ils repoussent avec une plus grande vigueur les propriétés
rurales, les Mendiants, même les moins exigeants, doivent
reconnaître que leur subsistance dépend des villes et que si la
prédication leur impose de ne pas trop s'en éloigner, la mendicité
les oblige à s'y installer.
Il
n'est donc pas paradoxal que le texte qui nous montre peut-être le
mieux les liens des Mendiants avec la ville et la société urbaine à
la fin du Moyen Age concerne un couvent d'Observants à Metz. La
chronique de Philippe de Vigneulles qui recueille, au début du XVIe
siècle, des récits d'époque vieux d'un siècle retrace avec une
singulière vivacité l'installation des Observants à Metz. En trois
étapes, avec le presque légendaire frère Baude en 1418, puis avec
Jean Lyonnet en 1427, avec le fameux Guillaume Jousseaume enfin, à
partir de 1528, les Observants s'emparent de l'espace urbain,
abandonnant l'espace trop petit des églises, qu'ils veulent
d'ailleurs resacraliser, pour les vastes places où se déploient
leurs meetings de masse, détruisant l'ancien partage du territoire
citadin entre les quatre ordres, ébranlant un moment la structure
sociale en s'assurant l'appui non seulement du commun mais d'une part
du patriciat, lançant contre la territorialisation du pouvoir
citadin — base de la puissance du patriciat — un assaut qui
échoue avec « le complot contre les paraiges » de 1430. En 1450,
les Observants ont à leur tour rejoint la société dominante — le
pouvoir urbain les a absorbés.
Pasolini uccellacci e uccellini | 1966 |
NOTES
[I]
La
ville médiévale. Origines et triomphe de l’Europe urbaine,
Paris, Éditions Odile Jacob (Histoire), 2003.
[II]
F.
ENGELS | La decadence de la
feodalite et l’essor de la bourgeoisie, 1884.
Tandis
que les luttes sauvages de la noblesse féodale régnante
emplissaient le moyen âge de leur fracas, dans toute l'Europe de
l'Ouest le travail silencieux des classes opprimées avait miné le
système féodal; il avait créé des conditions dans lesquelles il
restait de moins en moins de place aux seigneurs féodaux. Certes, à
la campagne, les nobles seigneurs sévissaient encore ; ils
tourmentaient les serfs, ne soufflaient mot de leur peine,
piétinaient leurs récoltes, violentaientleurs femmes et leurs
filles. Mais alentour s'étaient élevées des villes : en Italie,
dans le midi de laFrance, au bord du Rhin, les municipes de
l'antiquité romaine, ressuscités de leurs cendres ; ailleurs,
notamment en Allemagne, des créations nouvelles ; toujours entourées
de remparts et de fossés, c’étaient des citadelles bien plus
fortes que les châteaux de la noblesse, parce que seule une grande
armée pouvait les réduire. Derrière ces remparts et ces fossés se
développait — assez petitement et dans les corporations —
l'artisanat médiéval, se concentraient les premiers capitaux,
naissaient et le besoin de commercer des villes entre elles ainsi
qu’avec le reste du monde, et, peu à peu également, avec le
besoin, les moyens de protéger ce commerce.
Dès
le XVe siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus
indispensables à la société que la noblesse féodale. Sans doute,
l'agriculture était-elle l'occupation de la grande masse de la
population, et par suite, la branche principale de la production.
Mais les quelques paysans libres isolés qui s'étaient maintenus çà
et là, malgré les empiétements de la noblesse, démontraient
suffisamment que, dans l'agriculture, l'essentiel n'était pas la
fainéantise et les exactions du noble, mais le travail du paysan.
D'autre part, les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et
s'étaient transformés au point que, même pour elle, les villes
étaient devenues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le
seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les
tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d'Italie,
les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums
d'Arabie, les fruits du Levant, les épices des Indes, elle achetait
tout aux citadins — tout, sauf le savon. Un certain commerce
mondial s'était développé ; les ltaliens sillonnaient la
Méditerranée et, au-delà, les côtes de l'Atlantique jusqu'en
Flandre ; malgré l'apparition de la concurrence hollandaise et
anglaise, les marchands de la Hanse dominaient encore la mer du Nord
et la Baltique. Entre les centres de navigation maritime du Nord et
du Midi, la liaison était maintenue par terre ; les routes par
lesquelles elle se faisait passaient par l'Allemagne. Tandis que la
noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus
l'évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui
personnifiait la progression de la production et du commerce, de la
culture et des institutions politiques et sociales.
Tous
ces progrès de la production et de l'échange étaient, en fait,
pour nos conceptions actuelles, de nature très limitée. La
production restait liée à la forme du pur artisanat corporatif,
elle gardait donc encore elle-même un caractère féodal ; le
commerce ne dépassait pas les eaux européennes et n'allait pas plus
loin que les villes de la côte du Levant, où il se procurait, par
échange, les produits d'Extrême-Orient. Mais tout mesquins et
limités que restassent les métiers et avec eux les bourgeois qui
les pratiquaient, ils suffirent à bouleverser la société féodale
et restèrent tout au moins dans le mouvement tandis que la noblesse
stagnait.
La
bourgeoisie des villes avait, en outre, une arme puissante contre la
féodalité: l'argent. Dans l'économie féodale type du début du
moyen âge, il y avait à peine eu place pour l'argent. Le seigneur
féodal tirait de ses serfs tout ce dont il avait besoin, soit sous
la forme de travail, soit sous celle de produits finis ; les femmes
filaient et tissaient le lin et la laine et confectionnaient les
vêtements ; les hommes cultivaient les champs ; les enfants
gardaient le bétail du seigneur, ramassaient pour lui les fruits de
la forêt, les nids d'oiseaux, la litière ; en outre, la famille
entière avait encore à livrer du blé, des fruits, des oeufs, du
beurre, du fromage, de la volaille, du jeune bétail, que sais-je
encore. Toute domination féodale se suffisait à elle-même ; les
prestations de guerre, elles aussi, étaient exigées en produits ;
le commerce, l'échange n'existaient pas, l'argentétait superflu.
L’Europe était ramenée à un niveau si bas, elle avait à tel
point recommencé par le début, que l'argent avait alors beaucoup
moins une fonction sociale, qu'une fonction purement politique ; il
servait à payer les impôts, et on l'acquérait essentiellement par
pillage.
Tout
était changé maintenant. L'argent était de nouveau devenu le moyen
d'échange universel et, par suite, sa quantité avait beaucoup
augmenté ; la noblesse elle-même ne pouvait plus s'en passer, et,
comme elle avait peu de choses à vendre, ou même rien, comme le
pillage n'était plus tout à fait aussi facile non plus, elle dut se
décider à emprunter à l'usurier bourgeois. Bien longtemps avant
que les châteaux féodaux eussent été battus en brèche par les
nouvelles pièces d'artillerie, ils étaient déjà minés par
l'argent ; la poudre à canon ne fut que l'huissier au service de
l'argent. L'argent était le grand rabot d'égalisation politique de
la bourgeoisie. Partout où un rapport personnel était évincé par
un rapport d'argent, une prestation en nature par une prestation en
argent, un rapport bourgeois remplaçait un rapport féodal. Sans
doute, la vieille forme d'économie naturelle brutale subsistait-elle
dans l'écrasante majorité des cas ; mais il y avait déjà des
districts entiers où, comme en Hollande, en Belgique, sur le cours
inférieur du Rhin, les paysans livraient au seigneur de l'argent au
lieu de corvées et de redevances en nature, où seigneurs et sujets
avaient déjà fait le premier pas décisif sur la voie de leur
transformation en propriétaires fonciers et en fermiers, où donc,
même à la campagne, les institutions féodales perdaient leur base
sociale.
A
quel point, à la fin du XVe siècle, la féodalité est minée et
rongée intérieurement par l'argent, la soif d'or qui s'empara à
cette époque de l'Europe occidentale en donne une démonstration
éclatante. C'est l'or que les Portugais cherchaient sur la côte
d'Afrique, aux Indes, dans tout l'Extrême-Orient ; c'est l'or le mot
magique qui poussa les Espagnols à franchir l'océan Atlantique pour
aller vers l'Amérique ; l'or était la première chose que demandait
le Blanc, dès qu'il foulait un rivage nouvellement découvert. Mais
ce besoin de partir au loin à l'aventure, malgré les formes
féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au
début, était, à sa racine déjà, incompatible avec la féodalité
dont la base était l'agriculture et dont les guerres de conquête
avaient essentiellement pour but l'acquisition de la terre. De plus,
la navigation était une industrie nettement bourgeoise, qui a
imprimé son caractère antiféodal même à toutes les flottes de
guerre modernes. Au XVe siècle, la féodalité était donc en pleine
décadence dans toute l'Europe occidentale ; partout des villes aux
intérêts antiféodaux, avec leur droit propre et leur bourgeoisie
en armes, s'étaient encastrées dans les territoires féodaux ;
elles s'étaient déjà subordonné en partie socialement les
seigneurs féodaux par l'argent, et même, çà et là, politiquement
; à la campagne même, là où des conditions particulièrement
favorables avaient permis l'essor de l'agriculture, les anciens liens
féodaux commençaient à se décomposer sous l'influence de l'argent
; ce n'est que dans les pays nouvellement conquis comme dans
l'Allemagne à l'est de l'Elbe, ou dans des zones par ailleurs
attardées, situées à l'écart des voies commerciales, que
l'ancienne domination de la noblesse continuait à fleurir. Mais
partout — dans les villes comme à la campagne — s'étaient
accrus les éléments de la population qui réclamaient avant tout
que cessassent l'éternel et absurde guerroiement, ces querelles
entre seigneurs féodaux qui rendaient permanente la guerre
intérieure, même lorsque l'ennemi extérieur était dans le pays,
cet état de dévastation ininterrompue, purement gratuite, qui avait
duré pendant tout le moyen âge. Trop faibles euxmêmes pour faire
aboutir leur volonté, ces éléments trouvèrent un puissant appui
dans la tête même de tout l'ordre féodal — la royauté. Et c'est
là le point où la considération des rapports sociaux conduit à
celle des rapports de l'Etat, où nous passons de l'économie à la
politique. [...]
[III]
Dans
la plupart des cas, les bourgeois conjurés achetaient leurs libertés
au seigneur. Si le seigneur acceptait, on rédigeait des « chartes
de franchise » (ou de liberté), énumérant les droits accordés
aux communes libres. Mais bien souvent, irrités par les refus et
réticences qu'ils rencontrèrent, les citadins n'hésitèrent pas à
recourir à la violence. Bien sûr, la répression féodale était
terriblement sanglante (1076 : Le Mans, 1114 : Amiens ...). Mais le
mouvement s'étendit durant les XIIe et XIIIè siècle. Les libertés
acquises par les villes étaient plus ou moins étendues. Au nord-est
de la France, la commune jouit d'une réelle indépendance. Elle fait
ses lois, bat sa monnaie, lève une milice... C'est en Allemagne et
Italie du Nord que les libertés sont les plus larges : les communes
constituent de véritables petits états. Ayant obtenu leur
autonomie, les communes s'organisèrent sous le gouvernement de leurs
magistrats, contrôlés et aidés par le conseil communal, dont
faisait partie les personnages les plus riches et les plus influents
de la cité. Souvent, des conflits éclataient entre les corporations
et les grands de la cité (marchands, banquiers...). Le roi proposait
alors son arbitrage face à ces conflits permanents. Mais parfois, la
cité faisait appel à un personnage étranger à la ville,
le podestat (celui
qui exerce l'autorité), auquel on confiait le gouvernement de la
cité. Le mouvement d'émancipation de ces villes introduisit des
manières de penser et des attitudes qui étaient étrangères au
monde féodal. Enfin, il légua une institution qui se maintint
jusqu'à nos jours : le régime municipal.
[IV]
F. Engels : Ludwig Feuerbach
et la fin de la philosophie classique allemande, 1888 :
Au
moyen âge, [...] lorsque apparut la bourgeoisie, l'hérésie
protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal,
d'abord dans le midi de la France, chez les Albigeois, à l'époque
de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen
âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de
l'idéologie: philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait
des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement
social et politique à prendre une forme théologique; pour provoquer
une grande tempête, il fallait présenter à l'esprit des masses
nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un
déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la
bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de
plébéiens, de journaliers et de domestiques de toutes sortes, non
possédants et n'appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du
futur prolétariat, de même l'hérésie se divise très tôt en une
hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne
révolutionnaire, abhorrée même des hérétiques bourgeois.
[VI]
L'ordre
franciscain a
été fondé par Saint
François d'Assise entre
1210 et 1220. L'ordre des clarisses, fondée par Sainte Claire
d'Assise, est son pendant féminin. Le mouvement s'est très
rapidement divisé entre rigoristes ou spirituali (méfiants
vis-à-vis de l'opulente Église) et les modérés ou conventuali
(plus favorable à une bonne intégration de l'ordre au sein de
l'Eglise). Les seconds l'emportent définitivement en 1322.
Entre-temps, Saint Bonaventure est chargé de rédiger une biographie
officielle, destinée à couper court à toutes les querelles.
L'ordre
dominicain a
été fondé par Saint Dominique en 1216. Bien que partageant l'idéal
de dépouillement et de soulagement de la misère des franciscains,
les dominicains forment des prêtres instruits qui se destinent à la
lutte contre les hérésies (la grande oeuvre de Saint Dominique fut
de tenter de ramener les cathares à
la raison par la parole). L'ordre, très favorisé par la Curie
romaine, se développe vite. A partir de 1233, les dominicains
reçoivent la charge de diriger la Sainte Inquisition.
Supprimé en France en 1792, l'ordre est rétabli en 1843 par
Lacordaire. Les dominicains comptent dans leurs rangs des théologiens
célèbres (Saint Thomas d'Aquin, Eckhart...), des prédicateurs au
rôle politique important (Savonarole), des saintes emblématiques
(Sainte Catherine de Sienne) et des bourreaux (Torquemada).
1.
Cf. Annales E.S.C., 1968, pp. 335-352 et 1969, p. 833.
2.
Récent exposé clair et utile, par un médiéviste qui s'appuie
surtout sur l'historiographie urbaine, mais dont les conclusions sont
vagues : A. JORIS, « La notion de ville » in Les catégories en
histoire. Études publiées par C. Perelman. Travaux du Centre
National de Recherches de Logique. Éditions de l'Institut de
Sociologie, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 1969. Exemple
de définition riche mais trop analytique chez Y. RENOUARD. Les
villes d'Italie de la fin du Xe siècle au début du XIVs siècle,
nouvelle édition par Ph. Braunstein, Paris, tome I, 1969. La
définition pirennienne est bipolaire : la ville se caractérise d'un
côté, par sa fonction économique (centre commercial) et de l'autre
par ses institutions — d'ailleurs en grande partie déterminées
par les facteurs d'ordre économique. C'est plus une hypothèse sur
l'origine des villes médiévales qu'une définition de ces villes.
La volonté délibérée d'écarter tout critère économique et de
s'accrocher à une définition juridique a amené au bord de
l'absurdité le Père C.-J. JOSET, dans un intéressant ouvrage sur
les villes au Pays de Luxembourg (1196-1383), Bruxelles- Louvain,
1940.
3
. Il est intéressant de remarquer que, si le modèle pirennien
semble encore s'imposer à l'historiographie urbaine médiévale,
Pirenne n'a jamais parlé de la ville, mais des villes du Moyen Age.
La cité médiévale vient sans doute de l'influence du titre de
l'oeuvre célèbre de Fustel de Coulanges, La Cité antique, 1885.
Elle est employée communément depuis Max WEBER, Die Stadt. in
Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozia/polhik, 47, 1921, pp. 621
sqq. (rééd. in Wirtschaft und Gessellchaft. Tubingen, 1956, vol. 2,
pp., voir trad, anglaise The City, New York, 1958, avec une
introduction de Don Martindale : The theory of the city. On la
rencontre aussi bien chez des historiens comme Fritz RORIG, Die
europâische Stadt in Mittelalter, Gôttingen, 1955, ou Cari HAASE
éd.. Die Stadt des Mittelalter, vol. I, Begriff, Entstehung und
Ausbreitung, Darmstadt 1969, que chez des sociologues comme Lewis
MUMFORD, La Cité à travers l'histoire, Paris, 1968. Elle a donné
son titre à un livre de poche : J. H. MUNDY et P. RIESENBERG, The
Medieval Town, Princeton, 1958. Si l'on tient à un modèle de la
ville médiévale, ce ne peut être, me semble-t-il, que dans la
perspective de José Luis ROMERO, La revoluciôn burguesa en el mundo
féodal, Buenos Aires, 1967. La caractéristique originale des villes
médiévales, c'est leur situation dans la féodalité.
4.
Exemple récent d'étude de typologie urbaine médiévale : K. BOSL,
Typen der Stadt in Bayern, in Zeitschrift fur bayerische
Landesgeschichte, 32, 1969, 23 pages. Pour la France l'ouvrage de E.
FOURNIAL, Les Villes et l'Économie d'échange en Forez au XIIIe et
XIVe siècles, Paris, 1967, important par son traitement d'une riche
documentation, néglige trop le problème urbain général. C'est
probablement l'influence du célèbre article de Louis WIRTH, «
Urbanism as a way of life » in American Journal of Sociology, 1 938,
et le goût actuel pour l'histoire des mentalités qui a amené
Roberto LOPEZ à paraphraser le mot célèbre de Renan sur la nation
en déclarant : « Un ville est avant tout un état d'esprit » (una
cittâ è prima di tutto uno stato d'animo, in Le città dell' Europa
post-carolingia. Settimane di studio del Centro Italiano di studi
sull'alto Medievo, IL Spolète, 1954, p. 551, cité par Y. Renouard,
op. cit.). Boutade, qui ne doit pas faire illusion, d'un brillant
médiéviste, auteur d'un excellent article « The Crossroads within
the wall » in The Historian and the City, ed. O. Handlin et J.
Burchard. M.I.T. Press and Harvard University Press, 1963. S'il y a
une mentalité urbaine, elle n'est pas la définition de la ville, ni
son essence. Mais il est intéressant de noter que les hommes du
XIIIe et du XIVe siècle ont repris les définitions de Cicéron,
saint Augustin (Cité de Dieu, 8 : « civitas nihil aliud est quam
hominum multitudo societatis vinculo adunata », Isidore de Seville
(Etym., XV, 2 : « nam urbs ipsa moenia sunt, civitas autem non saxa
sed habitatores vocantur ») répété mot pour mot par Raban Maur
(De universe XIV, 1) pour insister sur l'esprit communautaire des
citadins. On trouvera d'excellentes citations de Brunetto Latini
(Tesoro, IX, 2 : « Citté é uno radunamento di genti ad abitare in
uno luogo, e vivere ad una legge ») et du dominicain Fra Giordano da
Rivalto (Sermon 104 prononcé en 1304 à Santa Maria Novella de
Florence, éd. Manni, Florence, 1930 : « città (civitas) tanto
suona corne amore (caritas), perocchè si dillettano le gente di
stare insieme » dans le remarquable ouvrage de W. BRAUNFELS,
Mittelalterliche Stadtbaukunst in der Toskana, Berlin, 1953.
5.
Notre définition est dans la ligne, précisée par la sociologie
moderne, de SOMBART : « Est ville, du point de vue économique,
toute agglomération d'hommes qui dépendent pour leur subsistance
des produits de l'agriculture extérieure » (cité par A. JORIS).
Elle se sépare de la position de M. CASTELLS qui, dans ses travaux
cités plus loin dans ce numéro, fournit une excellente introduction
sur l'etude du pouvoir dans la ville, mais dilue la réalité de la
ville et de l'urbanisation dans une notion d' "appropriation
sociale de l'espace", qui a peut être le mérite de dénoncer
certains fondements idéologiques de l'opposition ville-campagne mais
qui, plus sûrement encore, dissout la réalité et le problème.
6.
Robert HOLCOT, Sap. led. XCVI, éd. de Bâle, p. 326, cité par B.
SMALLEY, Archivum Fratrum Praedicatorum, 1 956.
7
. Cet aspect a été bien mis en valeur par E. BABUT, Saint Martin de
Tours, Paris et à travers Babut par Marc BLOCH, « Saint Martin de
Tours. A propos d'une polémique », in Revue d'histoire et de
littérature religieuses, 1921, repris dans Mélanges Historiques, t.
Il, 1963.
8.
Rappelons l'opuscule de saint François : De religiosa habitatione in
eremo, éd. H. Boehmer, Analekten zur Geschichte des Franciscus von
Assisi. Tûbingen-Leipzig, 1904.
9.
Ire, vadere per mundum, en parlant des frères, se retrouve plusieurs
fois dans les deux règles, ja non bullata et la bullata cf. H.
BOEHMER, op. cit.
10.
Dans la Toscane des treizième et quatorzième, Charles BOUREL DE LA
RONCIÈRE a mis en évidence le rôle des routes dans l'implantation
des couvents franciscains. Les distances entre deux couvents
franciscains sont souvent celles d'une étape routière (homme ou
âne). Sur ville, route, pèlerinage et couvent franciscain, cf.
l'installation des franciscains dans le faubourg Saint-Jacques à
Thann dans l'excellente étude de Christian WILSDORF, « Dans la
vallée de la Thur aux XIIIe et XIVe siècles : la transformation
d'un paysage par la route », in Bulletin Philologique et
Historique..., 1967 (1969).
11.
Le colloque Les routes de France depuis les origines jusqu'à nos
jours, Paris, 1959 (« Les routes du Moyen Age », par Jean HUBERT)
et les communications présentées à divers congrès des Sociétés
Savantes, et en particulier à celui de 1960, ne fournissent qu'un
point de départ et quelques éléments particuliers.
12.
Parmi les auteurs qui ont souligné le lien entre le mouvement urbain
et l'installation des Mendiants, citons, pour les Dominicains, W. A.
HINNEBUSCH, The History of the Dominican Order. I. Origins and Growth
to 1500, Staten Island, 1965, pp. 260 sqq. Mais il faut surtout voir
que les deux phénomènes sont deux aspects d'une même dynamique :
c'est le relatif insuccès du clergé urbain traditionnel, séculiers
et anciens ordres, qui suscite l'apostolat mendiant qui cherche à
mieux s'adapter à la nouvelle société urbaine. De même
l'installation des couvents mendiants est liée aux progrès de
l'occupation du sol urbain (réduction des espaces verts ou non bâtis
au centre, constructions en hauteur nées de l'enrichissement des
terrains, extension du territoire urbain dans de nouvelles enceintes,
et, hors de la ville, dans les faubourgs, etc.). Enfin les Mendiants
jouent un rôle important que nous tenterons de préciser dans les
nouvelles formes d'organisation sociales, par le moyen des Confréries
et surtout des Tiers Ordres, champ d'étude presque vierge, notamment
pour la France, qui, dans les limites de la documentation, doit
apporter une image nouvelle de la société urbaine du bas Moyen Age.
Parmi les études récentes, mais pour l'Allemagne du XVe siècle,
Brigitte DEGLER, « Drei Fassungen der Terziarenregel aus der
Oberdeutschen Franziskanerprovinz», in Archivum Franciscanum
Historicum, 1969.
13.
La vague d'urbanisation semble générale dans la Chrétienté du
XIIIe siècle. Aussi, dans des régions et des pays où les
précédents mouvements monastiques (Clunisiens, Cisterciens
notamment) ne s'étaient produits qu'avec un décalage chronologique
notable sur les régions occidentales où ces mouvements avaient pris
naissance, l'implantation des Ordres Mendiants se fait à peu près
en même temps et au même rythme dans tous les pays chrétiens parce
que l'urbanisation recouvre toute la chrétienté au XIIIe siècle.
Cf. pour la Bohême et la Moravie J. KOUDELKA, « Zur Geschichte der
Bôhmischen Dominikanerprovinz im Mittelalter, » in Archivum Fratrum
Praedicatorum. 1956 ; pour la Pologne J. KLOCZOWSKI, « Les ordres
mendiants en Pologne à la fin du Moyen Age » in Ada Poloniae
Histories XV, 1967. Sur les rapports entre la vague d'urbanisation
contemporaine et les nouvelles formes d'apostolat religieux, cf. E.
POULAT, « La découverte de la ville par le catholicisme français
contemporain », in Annales E.S.C., 1960.
14.
E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes,
1969.
15.
Cf. François de SAINTE-MARIE, tes plus vieux textes du Carmel,
Paris, 1945. Henri PELTIER, Histoire du Carmel, Paris, 1958.
16.
H. PELTIER, op. cit.
17.
Le Père F. DURIEUX, dans une communication orale, nous a indiqué
que le Père Ephraim LONGPRE, à la fin de sa vie, doutait de
l'authenticité bonaventurienne de ce texte. Mais le texte émane
certainement des milieux franciscains dans le troisième quart du
XIIIe siècle et c'est pour nous l'essentiel.
18.
Saint BONAVENTURE, Determinationes quaestionum circa régulant
fratrum m/'norum. Pars /. Quaestio V, in Opera Omnia, t. VIII.
Quaracchi, 1898. Cf. chez les Dominicains G. MEERSSEMAN, «
L'architecture dominicaine au XIIIe siècle. Législation et pratique
», in Archivum Fratrum Praedicatorum. 1946.
19.
HUMBERT DE ROMANS, De eruditione Praedicatorum, livre II, De modo
prompte cudendi sermones circa omne hominum genus.
20.
« Notandurn, quod Dominus mittens prophètes in mundum, frequentius
misit eos in civitatem, quam ad alia loca minora, ut Hierusalem,
Ninive, Babiloniam, sicut patet ex Scripturis. Item ipsemet veniens,
frequentius praedicabat in civitatibus, quam alibi, sicut patet
consideranti Historiam evangelicam... Item apostoli et discipuli
frequentius praedicabant in civitatibus quam in aliis locis, sicut
patet ex historia et ex legendis sanctorum. » Ce texte prend le
contrepied des interprétations anti-urbaines de la Bible, fréquentes
au XIIe siècle, face à l'affirmation de l'essor urbain, par exemple
chez Rupert de Deutz, Guillaume de Saint-Thierry, et l'auteur du
Liber de diversis ordinibus, dans un passage qui montre bien
l'opposition ville-désert : « Domorum ergo aedificandarum cura
eremitis summa non convenit, ne dicatur de eis, quia eremum non
incolunt sed in eremo domos civitatum invethere gestiunt » La
référence anti-urbaine est toujours Caïn, bâtisseur de la
première ville.
21
. Le texte montre bien qu'il s'agit d'immoralité, de mépris pour
les préceptes de la pratique religieuse, et non d'hérésie.
22.
Voir G. MOLLAT, Études et Documents sur l'histoire de Bretagne,
XllI-XVI» siècles. Paris, 1907.
23.
« Gravis ad aures meas querela prioris et fratrum conventus
Duacensis provincie Franciae pervertit, quod oppidum Duacense in quo
situatus est conventus predictus, in comparatione ad alia adjacentia
oppida in quibus ordinis conventus situati sunt, nobilitate,
mercatoribus ac divitiis (correction qui s'impose pour dunciis) longe
minus abundat et quod modicam portionem terminorum a solo sibi
conventu vicino Atrebatensi ab initio sue fundationis recepit.. »
Cité par M. D. CHAPOTIN, Histoire des Dominicains de la province de
France. Le siècle des fondations, Rouen, 1898.
24.
Les chroniques de la ville de Metz. éd. J. F. Huguenin, Metz, 1 838.
La lieue messine est la lieue d'Empire (Meile) =7 500 m (cf. J.
SCHNEIDER, La ville de Metz aux XIII» et XIVe siècles, Nancy, 1950,
p. XXVI).
25.
C. DOUAIS, Acta capitulorum provincialium O.F.P. Première province
de Provence. Province romaine. Province d'Espagne, Toulouse, 1894.
Introduction. Les fondations des couvents, pp. XLIV-L
26.
SBARALEA, Bullarium Franciscanum, III, p. 158, etTh RIPOLL, Bullarium
ordinis fratrum Praedicatorum, I, p. 495.
27.
Ibid. SBARELEA, p. 60; RIPOLL, p. 466.
28.
Cf. H. STOOB, « Minderstadte. Formen der Stadtentwicklung im
Spâtmittelalter », in Vierteljahrschrift fur Sozial-und
Wirtschaftsgeschichte, 1 959, pp. 1 -28. Pour une période plus
récente, intéressantes études de M. AGULHON pour la Provence : «
La notion de village en basse Provence vers la fin de l'ancien
régime, » in Bulletin Philologique et Historique..., 1965, et « La
fin des petites villes dans le Var intérieur au XIXe siècle », in
Villes de l'Europe médheranéenne et de l'Europe occidentale du
Moyen Age au XIXe siècle (Colloque de Nice, 1 969), 1969. D'un point
de vue général, mais à dominante démographique et géographique,
et surtout pour la France contemporaine : Grandes villes et petites
villes (Colloque du CNRS, Lyon, Saint Étienne, Grenoble, 1968),
Paris, 1970.
29.
Notamment Fra SALIMB EN E DE PARME : « cumque interrogassem eum,
quare in Vienna fratres Praedicatores locum non habebant dixit michi
quod potius volebant Lugduni unum bonum conventum habere quam vellent
habere tantam locorum multitudinem » (Çronica, éd. F. Bernini,
1942) et encore : « Fratres Praedicatores ibi (Hyères) locum non
habent quia delectantur et consolantur in magnis conventibus habitare
potius quam in parvis ». Textes indiqués par A. Vauchez et signalé
par W. A. HINNEBUSCH, The History of the Dominican Order op. cit., où
est cité le dicton (postérieur) : « Bernardus va Iles montes
Benedictus amabat oppida Franciscus, célèbres Dominicus urbes. »
W. A. Hinnebusch parle de careful planning, expression qui me semble
s'appliquer à l'ensemble de l'implantation des mendiants et d'abord
à leur choix urbain.
30
. Modèle qui est sans doute aussi le modèle provençal. M. Noël
COULET avait noté les divergences entre le critère mendiant et le
critère démographique tiré du beau livre d'E. Baratier dans le
repérage des villes provençales. Pourtant l'utilisation du critère
mendiant permet de fixer nettement un seuil démographique urbain
dans la Provence médiévale : 300 feux, c'est-à-dire environ 1 500
à 1 800 habitants au début du XIVe siècle. Voilà repérée
empiriquement la petite ville caractéristique de la Provence
pré-industrielle selon G. Duby et M. Agulhon.
31.
Ch. BOUREL DE LA RONCIÈRE fonde son étude sur l'onomastique d'une
part les donations et les testaments de l'autre.
32.
Dans son étude exemplaire de l'expansion messine dans la campagne,
J. SCHNEIDER, La ville de Metz aux XIIIe et XIVe siècles, op. cit.,
fixe aux années 1275-1281 et « en rapport avec la crise qui
commence vers cette date » une accélération décisive dans la
conquête de la campagne par les bourgeois messins et note que « les
grands domaines ruraux des patriciens se formèrent entre 1275 et
1325 ». Il ne s'agit pas de suggérer que le patriciat urbain ait
amené avec lui les Mendiants dans les campagnes mais que la
conjoncture commerciale et monétaire pèse également sur le
patriciat et les Mendiants dont la subsistance dépend non de la
terre mais de la monnaie, par l'intermédiaire de la quête. Répétons
que le point fondamental quant à l'insertion des Mendiants dans
l'économie et la société et la base de leur rôle de baromètre de
l'économie monétaire est leur dépendance par rapport à la
circulation monétaire.
33.
Cf. note précédente et rappelons la série des grèves et émeutes
urbaines pendant cette période. Cf. E. COORNAERT, les Corporations
en France avant 1789, Paris, 1968, où il est question de « la
fatidique année 1280 ».
34.
Sur la « praedicatio », territoire propre à un couvent donné, et
les termini, villages réservés à un couvent (en vue de la
prédication et de la quête), cf. notamment l'ouvrage cité plus
haut du P. CHAPOTIN et l'article du Père G. MEERSSEMAN, « Les
débuts de l'ordre des Frères Prêcheurs dans le comté de Flandre
(1224-1280) », in Archivum Fratrum Praedicatorum, 1947.
35.
KEYSER, Stëdtegrûndungen und Stâdtebau in Nordwestdeutschland im
Mittelalter. Der Stadtgrundriss als Geschichtsquelle, Remagen, 1958.
36.
Rappelons que nous avons écarté du monde mendiant et par conséquent
de notre enquête les Mercédaires et les Trinitaires et que le
second concile de Lyon (1274) a supprimé les « petits » ordres
mendiants — dont l'un, celui des Frères de la Pénitence de
Jésus-Christ (en langue populaire les Sachets), comprenait alors au
moins 66 couvents sur le territoire de la France actuelle. Les
Servîtes n'ont pas mordu sur la France et les Minimes n'apparaissent
qu'à la fin du XVe siècle. Restent donc les « quatre grands » ;
Augustins, Carmes, Dominicains, Franciscains. A une époque que nous
n'avons pas encore précisée, mais probablement vers la fin du XIVe
siècle, le fait de posséder un couvent de chacun des quatre ordres
mendiants devient un des éléments du stéréotype de la « grande »
ville. Le tétragramme mendiant devient le symbole urbain par
excellence.
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