Arundhati ROY





Je pense que les insurrections qui ont lieu dans les campagnes s’achemineront vers les villes, pas forcément sous une seule bannière, pas forcément de façon disciplinée ou révolutionnaire.
Ce ne sera pas joli.
Mais c’est inévitable.

Arundhati Roy
Ceux qui ont tenté de changer le système au moyen des élections ont fini par
être changés par lui
Outlook India| 26 novembre 2012
Traduction et PDF : Secours Rouge |Belgique

En août l’année dernière, Arundhati Roy a écrit un article soulevant d’importantes questions à propos du mouvement Anna Hazare. Beaucoup de choses ont changé depuis lors, et Arvind Kejriwal et Anna ont suivi des voies divergentes. Kejriwal lancera un parti politique le 26 novembre et au cours des quelques derniers mois, il a, avec l’avocat Prashant Bhushan, embauché de puissants politiciens et sociétés. Saba Naqvi a envoyé cinq questions à Arundhati par e-mail pour avoir son opinion sur ce qui est une situation en évolution qui a des répercussions sur la politique, les médias et le discours national. Voici les réponses très détaillées d’Arundhati.


Que pensez-vous de ces nombreuses révélations de corruption et voyez-vous ceci comme une évolution saine?

C’est une évolution intéressante. Ce qui est bien, c’est que cela nous donne un aperçu de la façon dont les réseaux de pouvoir sont reliés et s’emboitent. Ce qui est inquiétant, c’est que chaque escroquerie pousse la précédente de côté, et la vie continue. Si tout ce que nous en retirons est une campagne électorale extra-acrimonieuse, cela ne pourra que hausser la barre de ce que nos dirigeants savent que nous pouvons tolérer ou être amenés, par leur ruse, à supporter. Les escroqueries de moins de quelques centaines de millions de roupies n’attireront même pas notre attention. En période électorale, pour les partis politiques, s’accuser les uns les autres de corruption ou de conclure des marchés louches avec des entreprises n’est pas neuf - vous vous souvenez de la campagne du BJP et de la Shiv Sena contre Enron? Advani l’a appelée ‘Pillage par la libéralisation’. Ils ont remporté l’élection au Maharashtra, se sont débarrassés du contrat entre Enron et le gouvernement du Congrès et en ont ensuite signé un bien pire!.

Le fait que certaines de ces ‘révélations’ soient des fuites stratégiques de la part de politiciens et d’entreprises qui vendent la mèche les uns des autres, espérant prendre de l’avance sur leurs rivaux, est également inquiétant. Parfois, c’est à travers les lignes politiques, parfois, ce sont d’habiles manoeuvres au sein du parti. C’est effectué brillamment, et il se peut que ceux qui sont utilisés comme chambre de compensation pour diriger ces campagnes ne soient pas toujours conscients que c’est le cas. Si, dans ce processus, il y avait une certaine usure, et si les personnes corrompues étaient expulsées de l’arène politique, cela aurait été encourageant. Mais ceux qui ont été ‘révélés’ - Salmn Khurshid, Robert Vadra, Gadkari - ont en fait été englobés plus fermement par leurs partis. Les politiciens ont conscience du fait qu’être accusé ou même reconnu coupable de corruption n’ébranle pas toujours leur popularité. Mayawati, Jayalalitha, Jaganmohan Reddy - restent des dirigeants extrêmement populaires malgré les plaintes qui ont été déposées contre eux. Alors que le commun des mortels est exaspéré par la corruption, il semble que quand on en vient au vote, ses calculs soient plus astucieux, plus complexes. Il ne vote pas forcément pour les Gens Gentils.

Pourquoi pensez-vous que les histoires dont les médias étaient au courant mais n’ont jamais rapportées, ou n’ont pas fait les frais de rapporter, sont soudainement divulguées telle une éruption, et que du coup, de nouveaux détails apparaissent?

Nous ne devons pas oublier, juste parce qu’il y a un petit nouveau en ville, que certains organes de presse et plusieurs autres groupes et individus, à leurs dépens, ont joué un rôle dans la révélation d’escroqueries majeures, tels que les Jeux du Commonwealth, 2G et Coalgate, qui ont également mis en lumière des sociétés privées et des sections des médias. Ironiquement, le mouvement Anna Azare l’année dernière s’est uniquement concentré sur les politiciens et a fiché la paix aux autres.
Mais vous avez raison, il y a des cas pour lesquels les faits étaient connus mais sont restés non publiés jusqu’à aujourd’hui. Et tout à coup, il pleut maintenant des escroqueries de corruption - certaines sont même recyclées. La corruption est devenue si flagrante, tellement pathologique, que ceux qui sont impliqués ne s’efforcent même pas de brouiller les pistes. Anna Hazare, Arvind Kejriwal et Prashant Bhushan ont tous joué un rôle important pour rendre difficile aux médias l’élision de la question. Mais l’éruption soudaine de révélations a également à voir avec la rivalité croissante entre les diverses coalitions de politiciens, les méga-sociétés et les organes de presse qu’ils possèdent. Par exemple, je pense qu’il y a un certain fond dans l’hypothèse selon laquelle la révélation de Gadkari à à voir avec Narendra Modi - soutenu par les grandes entreprises - se positionnant pour devenir le candidat du BJP au poste de premier ministre et tenant de se débarrasser des groupes de pression hostiles. Maintenant, puisque c’est l’époque de la corruption et des bilans, le sang est démodé. Il est étrange de voir combien de fois on entend les reporters dire qu’il est temps de passer à autre chose que le pogrom de la Sangh Parivar au Gujarat contre les Musulmans en 2002 et de penser à l’avenir. Le massacre des Sikhs dirigé par le parti du Congrès à Delhi en 1984 a aussi été oublié. Les assassins et les fascistes sont-ils convenables tant qu’ils ne sont pas financièrement corrompus? Ce que fait le plus récent mouvement anti-corruption mené par Kejriwal et Bhushan est un travail important qui devrait vraiment être fait par les médias et les organismes d’enquête et par des gens pressurisant le système depuis l’extérieur. Je ne suis pas sûre qu’un nouveau parti politique qui va se présenter aux élections soit le véhicule adéquat. Etant donné comment les élections fonctionnent en Inde, étant donné la quantité d’argent et les machinations qui y passent, que signifie cette décision de se présenter aux élections? Il y a une raison pour laquelle les gros partis politiques invitent avec jubilation tout le monde à se présenter aux élections. Ils savent qu’ils contrôlent l’arène, ils veulent transformer les nouveaux venus en clowns dans leur cirque et les épuiser en les forçant à se produire sans cesse devant des médias carnivores.

Beaucoup ont subi ce supplice de la planche auparavant. Si, par exemple, le parti de Kejriwal remporte juste quelques sièges, ou pas du tout, qu’est-ce que cela impliquerait ? Que la majorité de la population indienne est pro-corruption? Ce qui se trouve exposé dans tout ceci, à parti les grandes connexions entre politiciens et les entreprises, c’est que les médias se débattent avec leur rôle de ‘Quatrième Pouvoir’. Un nouveau parti politique, tout bon ou honnête soit-il, ne sera pas en mesure de résoudre cela de sitôt parce qu’il s’agit d’un problème structurel. Les médias sont entravés par leur situation économique. Dans un interview dernièrement, Vineet Jain du Times Group fut d’une franchise désarmante lorsqu’il a dit que le Times Group n’était pas dans le domaine de l’information, mais dans le domaine de la publicité. En dehors de ça, nous avons le problème des informations payées et de la propriété à part entière. Les industriels ont toujours possédé des journaux, mais l’ampleur de l’opération a changé. Reliance Industries Ltd (RIL) par exemple, a récemment acheté 95% des actions d’Infotel, un consortium télé qui contrôle 27 chaînes télévisées d’information et de divertissement. Parfois, c’est dans l’autre sens: nous avons des organes de presse qui possèdent des compagnies minières. Dainik Bhaskar, avec un lectorat de 17 millions de personnes, détient 69 compagnies ayant des intérêts dans l’extraction minière, la production d’énergie, l’immobilier et le textile. Et puis bien sûr, nous avons les journaux et les chaînes de télévision qui sont détenues par des politiciens comme Karunanidhi, Jayalalitha, Jaganmohan Reddy et d’autres.
Alors que la frontière entre les grandes entreprises, la grande politique et l’information disparait, il devient plus difficile pour les journalistes et les reporters de faire ce qui était autrefois considéré comme un devoir pratiquement sacré - réconforter les affligés et affliger le confortable. Cet idéal a été plus ou moins pris à contre-pied.

L’anti-corruption peut-elle être un point de programme pertinent pour un parti politique?

Je ne le pense pas. Les politiciens corrompus se sont révélés être extrêmement populaires. J’espère que le parti d’Arvind Kejriwal et Prashant Bhushant aura plus dans son point principal de programme que juste l’anti-corruption.
Je pense que la définition de la corruption de la classe moyenne - comme étant une espèce de problème comptable - n’est pas forcément la définition de tout le monde. La corruption est le symptôme d’un écart s’élargissant entre les puissants et les impuissants, lequel est, en Inde, un des pires du monde. C’est cela qui a besoin d’être abordé. Le contrôle moral, ou même le contrôle réel, ne peut pas être une solution. Qu’est-ce que cela est censé accomplir? Rendre un système injuste plus propre et plus efficace? Constituer un gouvernement parallèle avec des dizaines de milliers de policiers et de bureaucrates, ce que prévoit le Jan Lokpal Bill, ne résoudra pas le problème. Nos policiers et nos bureaucrates se sont-ils révélés être les protecteurs des pauvres? Dans quel réservoir seront ces nouvelles et honnêtes âmes sélectionnées? Dans un pays où la majorité de la population est illégitime dans ses façons de vivre et de travailler, le Jan Lokpal Bill pourrait facilement devenir une arme dans les mains des classes moyennes - ‘Supprimez ces infects bidonvilles illégaux, enlevez ces marchands illégaux encombrant les trottoirs’ - et ainsi de suite. La question est celle de la manière de définir la corruption. Si une société paye un pot-de-vin de milliards de roupies pour obtenir un contrat pour un gisement de charbon, c’est de la corruption ; si un électeur prend mille roupies pour voter pour un politicien particulier, c’est aussi de la corruption. Si un vendeur de samosas paye un pot-de-vin de cent roupies à un policier pour une place sur le trottoir, c’est également de la corruption. Mais sont-elles toutes équivalentes? Mon intention n’est pas de suggérer qu’il ne devrait pas y avoir de mécanisme de réparation pour contrôler la corruption, bien sûr qu’il devrait y en avoir un. Mais cela ne résoudra par le gros problème, parce que les gros joueurs ne deviennent que meilleurs pour brouiller les pistes.
Pour un parti politique, considérer la politique de ce vaste et complexe pays sous l’optique de la corruption est - pour le dire poliment - inadéquat. Pouvons-nous comprendre ou aborder les politiques de classe et de caste, de l’ethnicité, du sexe, du chauvinisme religieux, de l’ensemble de notre histoire politique, de l’actuel processus de dévastation environnementale - et la myriade d’autres choses qui font marcher, ou pas, le moteur de l’Inde - sous l’optique étroite et fragile de la corruption. On ne peut s’y atteler que si l’on connait son peuple, si l’on a une vision et une idéologie, et pas juste en changeant les accessoires ou les costumes que portent les activistes sur scène lorsqu’un groupe ou l’autre les accusent d’une chose ou l’autre. Etre contre la corruption n’est pas en soi une idéologie politique. Même les gens corrompus diront qu’ils sont contre la corruption.

Le changement viendra. Il le doit. Mais je doute qu’il soit introduit par un nouveau parti politique espérant changer le système en remportant les élections. Parce que ceux qui ont tenté de changer le système de cette façon là ont fini par être changés par lui - regardez ce qui est arrivé aux partis communistes. Je pense que les insurrections qui ont lieu dans les campagnes s’achemineront vers les villes, pas forcément sous une seule bannière, pas forcément de façon disciplinée ou révolutionnaire. Ce ne sera pas joli. Mais c’est inévitable.

Des sections de la classe dirigeante considèrent les révélations actuelles comme de l’‘anarchie’. Après que fut soulevé la question d’Ambani, du bassin KG et du pétrole, il y a eu des commentaires à propos de Kejriwal et de ses amis ‘gauchistes’. Vos commentaires sur ceci.

Par ‘anarchie’, je suppose qu’ils veulent dire chaos, ce qui n’est pas la signification de l’anarchie. Permettez-moi de dire que ce dans quoi sont engagées les classes dirigeantes aujourd’hui, ça, c’est l’anarchie, selon leur définition. (A propos, je ne sais pas lequel des amis d’Arvind Kejriwal est un ‘gauchiste’). Ou sommes-nous maintenant supposés comprimer le ‘chaos’, l’‘anarchie’ et la ‘gauche’ en une grosse boule de cire?Je veux juste faire une suggestion très simple, et elle est loin d’être radicale. Disons que c’est juste un programme minimum commun. Nous sommes devenus un pays plus ou moins géré par les sociétés privées. Jetons un oeil à deux des plus grosses sociétés qui nous dirigent aujourd’hui : Reliance et Tata. Mukesh Ambani qui est l’actionnaire majoritaire de RIL vaut personnellement 20 milliards de dollars. RIL a une capitalisation boursière de 47 milliards de dollars. Ses intérêts commerciaux comprennent les produits pétrochimiques, le pétrole, le gaz naturel, les fibres de polyester, les SEZ, la vente au détail de produits frais, les écoles supérieures, la recherche dans les sciences de la vie et les services d’entreposage de cellules souches. Il est actionnaire majoritaire dans 27 chaînes télévisées d’information et de divertissement. Il a doté des universités étrangères de chaires pour des millions de dollars.

Les Tatas dirigent plus de 100 sociétés dans 80 pays. Ils sont une des plus grandes compagnies d’électricité du secteur privé de l’Inde. Ils possèdent des mines, des gisements de gaz, des aciéries, des réseaux de téléphone, de télévision par câble et de transmission à large bande, et gèrent des communes entières. Ils fabriquent des voitures et des camions, possèdent la chaîne Taj Hotel, Jaguar, Land Rover, Daewoo, Tetley Tea, une maison d’édition, une chaîne de librairies et une marque majeure de sel iodé. Les Tatas sont aussi extrêmement investis dans les universités étrangères.
Je ne pense pas qu’il y ait des sociétés comme celles-là ailleurs dans le monde. Aucune de cette gamme d’intérêts commerciaux, qui contrôlent nos vies dans leurs moindres détails, qui peuvent exercer un chantage sur nous et peuvent nous arrêter définitivement en tant que pays s’ils sont mécontents des marchés qu’on leur donne. Ceci est le plus grand danger auquel nous faisons face.

Ce que nos économistes aiment appeler un terrain de jeu à niveau est en fait une machine à filer avec une force centrifuge qui canalise les pauvres à l’extérieur comme des résidus sans importance, et concentre la richesse dans de moins en moins de mains, ce qui est la raison pour laquelle 100 personnes ont une fortune équivalente à 25% du PIB et que des centaines de millions survivent avec moins de 20 centimes par jour. C’est la raison pour laquelle la majeure partie de nos enfants souffrent de sévère malnutrition, pour laquelle 200000 agriculteurs se sont suicidés et que l’Inde est le foyer d’une majorité des pauvres du monde.

Que vous soyez communiste, capitaliste, gandhien, hindutvaiste, islamiste, féministe,
Ambedkariste, environnementaliste, que vous soyez un agriculteur, un homme d’affaire, un journaliste, un écrivain, un poète ou un idiot, même si vous croyez en la capitalisation et en la nouvelle économie - que sais-je encore - si vous avez un minimum de sollicitude ou d’affection, sans parler d’amour, pour ce pays, vous devez certainement voir que ceci est le danger évident et actuel. Même si ces sociétés et ces politiciens étaient rigoureusement honnêtes, ceci est une situation absurde pour un pays. A moins que les méga-sociétés soient contenues et limitées par la loi, à moins que les manettes d’une telle puissance sans contraintes (laquelle comprend le pouvoir d’acheter la politique et les prises de décision, la justice, les élections et les informations) ne leur soit retirée, à moins que la participation croisée dans les affaires soit réglée, à moins que les médias soient libérés du contrôle absolu des grandes entreprises, nous nous dirigeons vers le naufrage. Aucune quantité de bruit, aucune quantité de campagnes anti-corruption, aucune quantité d’élections ne peut arrêter cela.

Dans le passé, vous avez décrit le système comme étant ‘évidé’. Dans ce cas, considérez-vous tout ceci comme une comédie?

Comédie est un mot sévère. Je vois ce qui se passe maintenant comme faisant partie de l’agitation, de la colère et de la frustration qui augmentent dans le pays. Parfois, son caractère bruyant le rend difficile à voir clairement. Mais à moins de regarder les choses droit dans les yeux - plutôt que de les détourner dans d’étranges directions chimériques - nous pouvons nous attendre à une guerre civile, qui a déjà commencé, qui parviendra très bientôt au pas de nos portes.

Arundhati Roy
Ceux qui ont tenté de changer le système au moyen des élections ont fini par
être changés par lui
Outlook India| 26 novembre 2012
Traduction et PDF : Secours Rouge |Belgique




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