La politique économique de type néolibéral mise en oeuvre en Argentine dans la décennie 90 visait à réduire drastiquement le périmètre d’intervention de l’Etat. Les organismes multilatéraux de crédit exigeaient des mesures de rigueur fiscale de plus en plus dures comme condition du refinancement de la dette externe. Cette rigueur était présentée comme un remède nécessaire, le seul possible.
El SANTIAGUEÑAZO | Estallido Populare
L'Argentine,
depuis maintenant des décennies, est un véritable laboratoire
expérimental de formes inédites de révoltes, de luttes non
conventionnelles, ou bien encore de méthodes déjà éprouvées mais
portées à leur paroxysme ; depuis 1983, date du retour à la
démocratie après la dictature, et de la libéralisation de son
économie, le répertoire protestataire et subversif s'est enrichi : des concerts de
casseroles, aux barrages routiers des piqueteros, et aux
expropriations de terrains, entre autres, l'imagination de la révolte a été mise
à rude épreuve. C'est
en décembre 1993, qu'une forme plus ou moins inédite de révolte
urbaine d'envergure embrase Santiago del Estero - 340.000 habitants : soit la population de Nice -, capitale
régionale d'une province du nord de l'Argentine ; révolte que l'on baptisera par la
suite du nom d'estallido
populare,
« explosion » populaire, ou sociale,
estallido
social.
Le santiagueñazo, soulèvement spontané à l'échelle d'une ville entière, se distingue par le rejet intégral des partis politiques, et des syndicats ; et par les cibles qui seront la proie de la colère des émeutiers : les bâtiments publics et surtout, les demeures privées de ceux que la Vox Populi considère comme corrompus. L'on évoque pour caractériser l'estallido, un règlement de compte où s'expriment simultanément l'extra-ordinaire violence d'une vengeance populaire, mais dirigée uniquement sur des biens matériels – et non contre les personnes -, et la joie, l'enthousiasme d'un jour de fête, d'une journée de Carnaval – médiéval – où les rôles sont inversés, où tout est permis, mais où la limite des violences est circoncise, raisonnée par la conscience, le bon sens populaire. A la haine populaire contre des élites corrompues, inconscientes de leurs devoirs envers le peuple, se mêle étroitement la joie d'une ville vengée, l'enthousiasme de vivre dans une ville libérée, et la fierté d'avoir vaincu les forces de l'ordre. Le Santiagueñazo marque donc une étape importante, précédant les mouvements des piqueteros, et cette « explosion » sociale, selon les termes des quotidiens de l'époque, préfigure celle de Buenos Aires de décembre 2001.
Cet
article tente de recomposer le puzzle de l'histoire de cette journée
car, bien sûr, les documents officiels – rapports de police, etc.
-, les témoignages des uns et des autres expriment des versions bien
différentes, notamment pour ce qui concerne l'attitude de la
population : pour la police et la presse conservatrice, cette "triste journée" est l'oeuvre d'« agitateurs subversifs » ayant entraîné
localement et momentanément, un grand nombre de personnes ; pour
d'autres, au contraire, l'estallido
social a
été porté naturellement
par la plus grande partie de la population : « Des
gens comme moi, ni marginal, ni comme ceux du Sentier Lumineux »
affirmait un manifestant. De même, les avis diffèrent à propos des
destructions d'édifices publics : certains s'en désolent, d'autres
approuvent. Mais on l'on a le sentiment à lire les témoignages, que les pillages des demeures de l'élite, ont été approuvés, ou compris par le plus grand nombre, y compris les politiciens.
C'est
en 1993, que le ministre de l’économie diminue de moitié les
salaires des fonctionnaires de novembre. De même, des réductions
d'effectif dans la fonction publique sont exigées par le
gouvernement provincial qui suspend le règlement des salaires de
septembre et octobre. Ces mesures correspondaient à l’application
de la « ley omnibus » nationale. Mais ces raisons ne peuvent
expliquer l'ampleur de l'émeute et certains observateurs avancent
d'autres arguments. La révolte se
réclame plus largement contre la corruption et l’arbitraire des
systèmes politiques locaux, népotistes et autoritaires, les relations clientélistes, l'impunité
des classes dirigeantes et des politiciens, la fabuleuse différence
des salaires entre hauts fonctionnaires et employés municipaux, la
paupérisation des retraités ; ils évoquent également d'autres
faits venant enrichir le mécontentement : la perspective d'un triste Noël, l'exploitation
non autorisée des forêts domaniales de la
province, massacrées pour le profit d'une poignée d'entrepreneurs
et de politiciens, ou bien l'absence de chlore pour purifier l'eau du
réseau municipal, faute de paiement à l'entreprise ; et d'une
manière générale, ils soulignent une décennie de frustrations,
d'humiliation continuelle et de plans économiques dégradant d'année
en année leur niveau de vie ; et l'inutilité des grèves qui n'ont
aucun effet. La population de Santiago del Estero, et de la province,
était condamnée à la pauvreté, à l'exode et au chômage. Ainsi,
la réduction des salaires, aura été l'étincelle ; et la
manifestation
est d'envergure puisque le secteur public domine l'activité
économique de la ville.
Notez
que le mois de décembre correspond en Argentine à la période
estivale, et qu'il est d'usage de faire la sieste l'après-midi. Mais
malgré la chaleur de ce 16 décembre, la
ville ne dort pas, et certains baptiseront cette journée du nom de
"siestazo santiagueño".
En cette chaude matinée du 16 Décembre 1993, un des gardiens
du Palais du Gouverneur s'alarme d'un rassemblement d'environ 300
personnes ; étrange car l'on s'attendait à une manifestation prévue
pour le lendemain, appelée par le chef de l'opposition, le leader
radical, José Zavalía. La police ne s'en inquiète donc guère, et
ne se prépare pas à cette “mañana fatal”, matinée fatale.
Selon un rapport de la police, établi après ces journées, il
s'agit de protestataires identifiés comme des fonctionnaires,
ouvriers, chômeurs, enseignants, retraités, étudiants, jeunes
agitateurs et des politiciens membres de l'opposition. La tension
monte rapidement et une camionnette officielle est incendiée ; puis
les objets contondants (briques, pierres, bâtons, bouteilles, pavés,
etc.) volent en éclats contre les murs du palais. L'une des pierres
lancées par une «main inconnue», touche au visage le chef de la
police qui, tentait de calmer les manifestants. Alertée, la
population rejoint les premiers manifestants, devenus émeutiers.
D'autres
témoignages affirment que le personnel de l'hôpital régional, les
infirmières, les médecins, les laborantins, le personnel technique
et administratif, les étudiants décideront de former un cortège,
devant se rendre devant le Palais du Gouverneur. Un second cortège
se forme dans le quartier de l'université, composé autant
d'enseignants, de personnel, que d'étudiants. Au passage de ces
cortèges dans les rues les menant au centre ville, d'autres s'y
mêlent : chômeurs, retraités, marginaux, collégiens, tandis
qu'aux fenêtres certains les encouragent. Plus tard, semble-t-il,
d'autres cortèges d'employés municipaux se forment, comme ceux de
la compagnie des Eaux, ou le personnel du Palais de Justice.
Les
cortèges se rejoignent devant le Palais du Gouverneur, protégé par
les forces de l'ordre. Les uns tentent de calmer les autres, dont les
dirigeants syndicaux ; mais les forces de l'ordre décident
d'attaquer, et les étudiants sont en première ligne lorsque la
police tire ses premières grenades lacrymogènes et balles en
caoutchouc pour disperser la foule. Après une trentaine de minutes
de combat, débordée la police se retire, laissant ainsi sans
protection les abords du palais. L'adjoint du chef de la police tente
alors de parlementer, il ne sera pas entendu, et se retire alors
qu'un de ses policiers se tire maladroitement une balle en caoutchouc
dans le pied, provoquant une pluie d'injures et de projectiles contre
le palais. Les dirigeants syndicaux se retirent, tandis que nombre
d'habitants, et notamment des ménagères, rejoignent la foule en
colère de la Plaza San Martin. Le cordon de police se désagrège,
sous la pression des manifestants, et des policiers baissant leurs
armes pour rejoindre les manifestants : on les embrasse... Il faut
dire qu'eux-mêmes étaient concernés par la baisse de salaire.
A
11h30, les 27 gardes du palais ainsi que les hauts fonctionnaires
encore présents dans le palais le désertent par une porte dérobée,
le gouverneur Lobo se réfugie au siège de la police : la voie est
libre, la foule y pénètre et plutôt que de voler, elle jette par
les fenêtres brisées, ordinateurs, ventilateurs, mobilier, etc. Un
inconnu se saisit d'un drapeau argentin et se présente au balcon du
palais, face à la place envahie par la foule, qui l'acclame. Nul ne
sait qui prit l'initiative d'incendier le palais, plutôt que de
l'occuper symboliquement, mais il sera bientôt dévoré par les
flammes. Un acte de vengeance populaire qui départage les uns
appréciant peu un tel défoulement contre un bâtiment public, et
les autres au contraire s'en félicitant.
Le
haut symbole du népotisme brûle, et les plus déterminés – sans
que l'on sache qui - désignent à présent d'autres objectifs : le
Parlement et le Palais de l' « in »-Justice. J.
Auyero rapporte les propos d'un manifestant :
Quand
nous étions dans le palais du gouverneur, les employés ont applaudi
à l'incendie. Il semblait naturel de passer au Parlement. Et, alors
que nous allions là-bas, le sentiment était que cela devait être
la même chose. C'était là que les législateurs ont voté en
faveur de la Ley
Omnibus. Un
autre manifestant évoquait le choix « naturel » de la
foule, de la « nécessité » d'investir ces symboles.
Devant les évènements, la Cour supérieure de justice, décida dans la matinée de donner un congé immédiat à l'ensemble du personnel du Palais de Justice, et plutôt que de suivre les recommandations de rentrer chez eux, la plupart rejoigne la manifestation. Le Palais de Justice n'est pas protégé, la police impassible laisse entrer les émeutiers, qui procèdent à un pillage en règle : les dossiers brûlent sur un bûcher devant le palais, et à la différence du palais du Gouverneur, dans la confusion, on vole le matériel plutôt qu'on le détruit. Le palais de l' « in »-justice est incendié, et les pompiers interviennent.
L'opinion
d'un juge est que cet incendie a été provoqué intentionnellement
non pas contre un symbole d'un pouvoir corrompu, de l'impunition,
mais plutôt pour détruire les archives du palais, et les dossiers
judiciaires en cours. Et un soupçon plane sur le fait que les
politiciens et haut fonctionnaires accusés de corruption, aient
chargé un gang (nous y reviendrons) – ou leurs avocats encore sur
les lieux - de la besogne : ainsi certains bureaux du tribunal sont «
plus ciblés » que d'autres, comme la cinquième cour criminelle,
par exemple, où sont traités la plupart des cas les plus notoires
de corruption... Il remarque également que les ouvrages historiques
les plus précieux de la bibliothèque, seul un connaisseur averti
peut estimer leur valeur, ont disparu dans la confusion générale,
volés certainement par des fonctionnaires ; mais ajoute-t-il, ce
type de disparition était déjà courant depuis plusieurs années.
D'autres
émeutiers, pendant ce temps se sont dirigés vers le Parlement ; si
le gros de la foule est resté à admirer le Palais du Gouvernement
en feu, le cortège grossit au fur et à mesure de son avance. Selon
un témoin de cette marche : « Nous voulions l'atteindre le plus
rapidement possible, l'objectif ultime, la législature provinciale,
la grotte des rats et des voleurs qui ont approuvé le projet de la
« ley omnibus » et de beaucoup d'autres lois contre les
travailleurs. » Ce ne sont pas des casseurs, des
professionnels du désordre qui s'approchent du Parlement vers 13
heures, mais des étudiants, des employés, des ouvriers, des
chômeurs et des nombreuses ménagères. La police a renoncé à le
protéger, mais les portes sont closes. C'est un maçon qui brise une
fenêtre du rez-de-chaussée et ouvre l'accès ; le Parlement est
pillé, des étages l'on jette mobiliers et équipements par les
fenêtres, tandis que ceux regroupés sur la place les érigent en
bûcher : « Ceux qui étaient en bas, déjà plusieurs
centaines, faisaient un feu de joie avec tous ces biens contaminés
par le vol, et la corruption. » Bijou architectural de la
ville, le Parlement échappera aux flammes grâce à quelques
militants courageux et chevronnés.
En
chemin vers le Parlement,
en bas de la rue Avellaneda, l'idée
de rendre une visite populaire inamicale au domicile tout proche du
gobernador
Lobo,
s'empare de quelques émeutiers, « un groupe très dynamique »
utilisant cyclomoteurs et bicyclettes pour échapper à la police ;
et il ne fait aucun doute, pour la presse, qu'il s'agit de personnes
déterminées, des « agitateurs subversifs ». La maison
est barricadée, la police à proximité veille et menace. Peu
importe, d'autres maisons de corrupteurs sont également à
proximité.
Certains
se posèrent la question de savoir si les saccages des demeures
étaient une action spontanée populaire, ou bien un acte prémédité,
soigneusement préparé à l'avance. J.
Auyero interrogea un émeutier – un employé du secteur public - à
propos du choix des demeures ciblées, celles qui méritaient d'être
incendiées :
« Ici,
à Santiago, tout le monde se connaît et nous savons où les gens
vivent. Quelqu'un dit : allons-y parce qu'il nous a volé ; parce que
c'est comme ça ici, à Santiago, nous savons tout sur l'autre. »
De
même, les
« gangs » joueront un grand rôle dans le pillage des
demeures. Cagoulés et torse nu, ces jeunes gens apparaissent
fréquemment sur les écrans de télévision qui retransmet en direct
les images des pillages. Le témoignage de
Carlos,
recueilli par J.
Auyero
résume les relations entre gangs et politiciens :
« Ici,
à Santiago, il y a des gangs qui servent beaucoup, beaucoup de buts.
Ces bandes sont formées par des jeunes marginaux. Le parti radical
ou le parti péroniste invitent ces jeunes autour d'un abraso
[barbecue], et en échange de nourriture ou d'argent, ils participent
aux manifestations et aux meetings... Ces jeunes savent comment
obtenir ce qu'ils veulent des politiciens, ministres ou membres du
parlement. Ils ne sont pas péronistes ou radicaux, ils sont juste
avec tout le monde. Ils connaissent les maisons des politicards. Ils
y ont été, parce qu'un politicien corrompu les invite à leur
domicile, et ils commencent à comprendre comment fonctionne la
politique. Ce sont les jeunes qui attaquent les maisons des
politicards le 16 décembre. Ils savaient parfaitement où ils
vivaient. »
Bien
que la grande majorité de l'élite politique locale soit considérée
comme corrompue, tous ces représentants ne se font pas pillé,
certaines attaques sont « négociées » sur place avec
leurs occupants. Un participant, Mariano, raconte le cas du député
Washerberg, lorsque des centaines de manifestants se pressent devant
sa maison :
« Le
gars flippait avec son fils dans la partie arrière de la maison. Sa
femme vint à notre rencontre et supplia, agenouillée devant nous et
pleurant de toutes ces larmes. En tout cas Washerberg
s'était opposé à la Ley Omnibus, et avait voté contre. Alors, sa
femme pleurait tellement, cinq
litres de larmes,
que la foule n'est pas entré dans la demeure. »
Dans
d'autres cas, les demeures qui « méritent d'être brûlé »,
sont épargnées pour des raisons de sécurité. Mariano poursuit son
récit : « La
prochaine cible était la maison de Corvalán, un dirigeant syndical,
située à proximité du palais du gouverneur. Ils ne l'incendient
pas car ils craignaient que le feu n'atteigne les maisons voisines
trop proches. D'autres, sont (partiellement) sauvé de l'attaque en
raison de la présence de la police. »
Ce
n'est pas le cas de la demeure
du frère d'un ancien gouverneur, impliqué dans plusieurs affaires
de corruption de haute volée, mais jamais inquiété. C'est le
premier «
saqueo
»,
son
domicile est saccagé en 20 minutes par une foule haineuse... et
joyeuse : un homme offre empanadas
et sodas frais aux nombreux justiciers ! Selon le témoignage d'un
expropriateur : « La
maison de Cramaro était une très belle maison, avec beaucoup de
bois et beaucoup de belles choses à l'intérieur. Ils sont entrés
et ont tout détruit. Des policiers sont arrivés et nous avons dû
fuir ».
La
casa de l'ex- gobernador Iturre est toute proche, on décide de la
visiter et un petit cortège prend son chemin ; qui de rues en rues
enfle.
La
télévision, la radio depuis le matin retransmettent en direct les
événements, et c'est une surprise générale, car la province et
sa capitale avaient la triste réputation d'une petite ville de
province, tranquille, assoupie par la chaleur, à la population
nonchalante, profitant des subsides de l'Etat pour se consacrer à
son sport favori : la paresse. Quoiqu'il en soit, les habitants les
plus déterminés des petites villes et villages proches et éloignées
de Santiago accourent, en train, en bus, en voiture, en vélo, à
pied, et en ce début d'après-midi, la masse des manifestants
émeutiers enfle : Santiago est le centre d'attraction de la
province, de l'Argentine et du continent Sud-américain. Les
programmes de radio locales jouent un rôle très important en
diffusant en direct, les lieux d'action des émeutiers, renseignant
la population sur leur localisation, « comme s'il s'agissait
d'un match de football. »
Selon
un témoin, 2.000 personnes investissent la casa de l'ex- gobernador
Iturre et la saccage en un temps record : le mobilier est brisé, les
objets de valeur plutôt volés, comme l'électroménager, les
fringues et objets personnels exhibés à la foule depuis les
fenêtres, les vivres et les alcool consommés ou distribués et
partagés. Pour d'autres, en lutte depuis le matin, il est temps de
profiter de la splendide piscine pour se rafraîchir le corps et
l'esprit. Le fils d'Iturre se présente dans la confusion tentant de
sauver ce qui peut l'être et de discuter : trop occupé à leur
tâche, il est ignoré des envahisseurs qui, comme dans tous les cas,
ne lui feront subir aucune violence, ni traitement particulier, sauf
peut-être verbal. Mais le temps presse, car face à la somptueuse
demeure d'Iturre, se dresse celle de l'ex-gouverneur Juarez [1],
qu'il convient de visiter socialement, avec comme danger, l'arrivée
de la police ou de la gendarmerie, absente pour le moment.
C'est
donc au tour de la résidence du sénateur et ex-gouverneur Carlos
Juarez [1], sur la même rue Belgrano ; une fortune – mal-acquise –
considérable, fait de sa demeure une résidence princière encombrée
d'un luxe extravagant, ce dont il se vantait publiquement. Ici, les
pilleurs sociaux ne se privent pas d'emporter les objets les plus
précieux, ou sans valeur ayant valeur de
trophée
: « pour se souvenir de cette journée » assure une femme
; tandis que de jeunes hommes s'affabulent des manteaux de fourrure
des maîtresses du sénateur, faisant un joyeux happening. Un
godemiché électrique trouvé est exhibé et amuse la déjà joyeuse
assemblée. « Ni peur, ni honte » mais une volonté de
Justice sociale résume un expropriateur.
La
demeure de l'ancien dirigeant syndical Unzaga, qui a la malchance
d'être voisine, est à son tour investit, et comme celle de Juarez,
incendiée. La maison Granda, banquier le plus haï de la province,
grand défenseur de
la « ley omnibus
»,
est soumise à un pillage en règle, mais la police intervient et la
foule se disperse. Plus mobiles, les groupes échappent à leur
poursuite. L'ancien ministre – ultra-corrompu - des Travaux
publics, Casanegra Lopez, les attend avec une carabine bien décidé
à défendre sa propriété. Une voiture de police arrive à temps et
l'emmène. La demeure est pillée. Il est 16h30 quand un groupe de
250 personnes attaquent la résidence de l'ancien gouverneur Mujica,
brûlant sa maison, la voiture, après s'être exproprié des
meubles, frigos, tv, vases, bijoux, tapis... à peu près tout. Les
voisins se regroupent et applaudissent. Des groupes se dirigent à
présent, en bon ordre, vers la maison de l'ex-député Gauna Chinga,
celle de Roberto Diaz, dirigeant du syndicat des enseignants, d'un
membre de la Cour supérieure (Moreno), du sous-secrétaire des
médias et des relations institutionnelles (Brevetta Rodriguez), d'un
législateur (Riachi) : toutes seront expropriées et incendiées.
La demeure du leader de l'opposition Zavalía est, cette fois-ci,
étroitement surveillée par une soixantaine de gardes armés,
veillant dans le vaste jardin, la police, la gendarmerie sont à
proximité, prêtes à intervenir. Mais les manifestants sont
nombreux face aux grilles de la grande demeure, y compris la presse.
La charge de la police en se fait pas attendre, et c'est la
dispersion générale dans la cohue. La soirée venue, un groupe
cible l'entreprise MATELSAN, propriété de l'ex gouverneur Iturre.
Enfin, à 9h30 l'un des bâtiments du Ministère de la protection
sociale est la cible des émeutiers. Une heure plus tard, le Sénat
national, à Buenos Aires, autorise l'intervention de l'armée à
Santiago del Estero.
Le
17 décembre, les défilés se poursuivent et les assemblées se
multiplient ; mais l'armée est maintenant présente, et contrôle la
ville, réprime et arrête les irréductibles. Les assemblées durent
quelques jours encore puis se délitent. Le 19 décembre, les
autorités provinciales fixent le salaire de la fonction publique à
3 500 pesos et débloquent un fond d’urgence de 500 pesos pour les
60 000 salariés les moins bien payés et les retraités.
La
sociologue argentine Marina Farinetti analyse ainsi la révolte :
[On]
incendia les sièges des trois pouvoirs constitutionnels : celui du
Gouvernement, celui du Parlement et le Palais de Justice ainsi que
les domiciles de plus d’une dizaine de dirigeants et leaders
politiques les plus en vue de la province, parmi lesquels deux
dirigeants syndicaux. Ce fut la première mobilisation, au cours de
la décennie 90 en Argentine, qui attaqua en bloc les représentants
politiques en dénonçant leur corruption et présenta un niveau de
violence dans l’action directe impressionnant. […] Le domicile
des Juárez fut ainsi une des cibles des saccages menés par la
foule. Ce dernier n’était alors pas le Gouverneur, mais il fut
l’un des trois ex-gouverneurs à subir ce traitement.
Tout d’abord, arrêtons-nous un instant sur les cibles de ces violences, qui expriment clairement le but politique de la révolte. Il n’y eut pratiquement aucune attaque de commerce ou d’une quelconque cible non-politique. La foule passa directement, de la même manière, des édifices publics aux résidences privées des dirigeants politiques. Cette modalité de protestation qui vise les personnes détentrices du pouvoir met en relief le haut degré de personnalisme et en même temps le type de contrat que passent les citoyens (le “peuple”) avec la politique. Ce contrat était basé sur un pacte de réciprocité entre le peuple et les politiques : maniement arbitraire et corrompu des ressources publiques en échange d’emplois et de subsides. En ce sens, le Santiagueñazo peut être analysé comme un véritable règlement de compte; chacune des parties s’identifiait aisément dans l’acte de violence et savait bien où se situait la rupture de l’équilibre de l’échange. La protestation ne se focalisa pas sur la rigueur fiscale ou sur le gouvernement national (seule instance capable d’apporter une solution d’urgence). Non, les manifestants se dirigèrent au domicile des personnes détentrices du pouvoir politique provincial et les sanctionnèrent en saccageant et en incendiant. Considérons maintenant le sens unique de cette violence. Car aucune voix ne s’éleva pour défendre les cibles de ces attaques. Le collectif des protestataires engloba pratiquement toute la population, si l’on en juge par l’absence de tout conflit au sens où un adversaire se serait dressé face aux manifestants. Dans cette mobilisation, dont l’ampleur et la diversité furent manifestes, une division des rôles se mit en oeuvre en pleine action. Ceux qui détruisirent les portes furent généralement des jeunes des classes populaires. Ils libéraient l’entrée pour que tous les autres puissent pénétrer. Enfin, attardons nous sur l’impunité de ce mouvement. Après la révolte, aucun coupable ne fut identifié, ni de la part de la justice, ni de la part de la société. Il n’y eut aucune vengeance notoire, mais au contraire un silence bienveillant. Mais la violence ne détruisit pas les liens des Juárez avec la société, comme le prouve son triomphe électoral de 1995, à la suite de l’intervention fédérale rendue nécessaire par le Santiagueñazo. La violence fixa une limite au-delà de laquelle le pacte de réciprocité implicite était caduc. La rigueur impliquait des licenciements et des baisses de salaires dans le secteur public, c’est à dire qu’elle menaçait justement l’équilibre structurel entre la classe politique et le peuple.
Carnaval
J.
Auyero qui a consacré une étude à propos du Santiagueñazo insiste
sur la notion de carnaval, du carnaval médiéval, journées d'excès
où tout était permis, où les rôles étaient inversés :
Pour
les participants, le Décembre 16, présente de nombreux éléments
de l'égalitarisme carnavalesque. Cette journée est vécue comme un
moment privilégié où ce qui a été souvent pensé peut-être pour
une fois exprimé avec une relative impunité, un moment privilégié
que Peter Burke (1978) considère comme une caractéristique des
rituels populaires, connus comme la «suspension temporaire de toutes
les distinctions hiérarchiques et de leurs obstacles », que
Bakhtine définit comme un élément central dans le carnaval. Loin
d'être un espace de l'oubli, carnaval permet aux manifestants
d'exprimer leur colère contre des « malfaiteurs »
clairement identifiés.
Concernant
le pillage des demeures, il assure que les manifestants ont eu
l'occasion de vivre des moments d'amusement et de joie, contrairement
à la tension de la place principale. Un manifestant déclarait :
« Il
y a beaucoup d'anecdotes intéressantes. Nous avons beaucoup ri.
Voulez-vous que je vous raconte ces histoires ? Me demande Roberto en
riant. Et Nana, une autre manifestante, ajoute: « Nous avons ri
comme des fous. C'était hilarant. Les rues principales de Santiago
sont devenues la scène d'une inoubliable performance collective.
Pour une fois, Santiago était nôtre. Dans les récits des
participants, le spectacle observé fusionne avec la fête. C'est à
la fois un lien de sympathie, une communion entre ceux qui se
joignent à la foule et ceux qui observent sur les trottoirs, et/ou
assis devant un poste de télévision, un échange constant entre
spectateurs passifs et participants actifs. Comme le dit María,
c'est «un spectacle populaire, une chose du peuple, vraiment
spontané et compréhensible. » Dans une interview avec Manuel,
un autre participant actif, je mentionne le titre de l'article de
journal qui décrit le soulèvement ; il est intitulé «The Saddest
Day. » [Le jour le plus triste] : Il répond : Non, pas du
tout. C'était un jour de bonheur et d'explosion, avec beaucoup de
colère... C'est un triste jour pour
Eux, parce
que le palais du gouverneur et le Parlement ont brûlé. » Le
soulèvement a été vécu comme une expérience agréable et
amusante.
Un
militant syndical, Andres, comparait ses sensations de plaisir et de
liberté à celle de « fumer de la marijuana » ou bien :
« c'est comme si nous faisions l'amour avec un être cher,
pendant très longtemps ». Des articles de journaux reportaient
les applaudissements et les acclamations des spectateurs, pour les
les actions des manifestants-pilleurs lorsqu'ils passaient avec leur
«butin».
La dimension carnavalesque de l'insurrection est omniprésente : l'homme assis dans le fauteuil du gouverneur sur le balcon de son palais, le parodiant tel le roi de fête des Fous – ancêtre du Carnaval -, les hommes travestis et les femmes déguisées avec les habits pillés dans les belles demeures, et paradant devant une assemblée hilare, comme cet homme sortant d'une chambre avec un imperméable et un chapeau, imitant Humphrey Bogart : les gens riaient comme des fous ; ou bien les trophées-souvenirs intimes exhibés, comme les sous-vêtements affriolant et le godemiché d'un ex-gouverneur, etc.
La
solidarité entre les manifestants se distingue également ; lors
des pillages, aucune bagarre, aucune rixe ne se déclare pour obtenir
tel ou tel objet de valeur : chacun prend et ne s'occupe pas de
l'autre, on se félicite même lorsque quelqu'un déniche un bijou,
sans chercher à le lui prendre. Un témoin raconte cette scène :
« Nous
avons vu sortir de la maison un homme énorme, gros, très
impressionnant, portant un splendide canapé, un bijou, une pièce
unique, une beauté. L'homme le porte tout seul à pied en plein
milieu de la rue, comme si il en était le propriétaire. Et tout
d'un coup, il se retourne et voit une voiture de police, remplie de
policiers. Il s'arrête, et il est évident qu'ils doivent le mettre
en prison : l'obèse ne peut pas nier qu'il est en train de le voler
[rires]. Ainsi, les policiers l'entourent, et l'homme n'a pas
vraiment l'intention de résister. Il est embarqué, la voiture
démarre, mais la foule l'arrête et demande aux policiers : «
Rendez-nous le gros ! rendez-le nous ! » [rires]. Et alors ils
l'échangent contre le splendide canapé, qu'ils embarquent... La
foule applaudit et rigole ! [rires]. »
Mais
Carnaval n'est pas seulement jour de fête, il exprime en même temps
une haine contre l'ordre établi, contre les injustices. Les
incendies des édifices publics et des demeures luxueuses ont ainsi
été le défouloir d'une population ayant des comptes à rendre –
une caractéristique du Carnaval, encore, où l'on parodiait les
nobles et le clergé, jusque devant leurs demeures, où l'on brulait
leurs effigies grotesque, dans d'immenses feux de joie.
À
Santiago, les graffitis remplacent les effigies : les murs des
édifices publics se couvrent de slogans haineux, de malédictions et
de menaces qui pèsent sur les autorités établies :
«Traites.
Nous allons vous tuer » ;
«
Que Dieu me pardonne : vous êtes un fils de pute d'archevêque »
(il était en faveur de l'approbation de la Ley
Omnibus)
;
« Juarez,
Iturre,Lobo, Mugica, hijos
de puta » (Fils
de pute), etc.
Sur
les murs du palais du Gouverneur était inscrit « Plus de
moutons » qui semble signifier la fin d'une soumission et docilité
collective, stéréotype des Santiagueños.
«
Plus de brebis » pourrait signifier l'honnêteté « populaire »
mise à mal, lésée par la malhonnêteté des élites. À
Santiago, les manifestants se considéraient comme le "pueblo
honnête» qui a combattu contre une «classe politique corrompue."
Enfin,
comme jour de Carnaval, on ne compte aucune victime parmi l'élite,
ni même d'actes de violence : seuls leurs biens sont la cible du
Peuple. On les insulte sur les murs, on les insulte oralement, mais
le passage à la violence physique ne se fait pas.
Estallidos
Selon
les sociologues Denis Merklen et Sylvia Sigal, le Santiagueñazo sera
le modèle pour d'autres capitales provinciales en révolte :
« Jujuy,
San Juan (juillet 1995), Córdoba (juin 1995) et Río Negro
(septembre et octobre 1995), où les explosions
de
colère, que la presse baptise « estallidos
»,
débutent par la mise à feu et le saccage d’édifices
qui représentent le pouvoir (le siège du gouverneur, des tribunaux,
des mairies, des assemblées législatives locales) ; et parfois
l´incendie du domicile des hauts fonctionnaires et des élus. De ce
point de vue, on peut dire que ces « estallidos » ont
anticipé la révolte des journées du 19, 20 et 21 décembre 2001 qui
culminent avec la fuite du président Fernando de La Rúa. […]
Les
profondes transformations sociales des dernières années sont
contemporaines de la vague de nouveaux délits perpétrés par les
jeunes - et les très jeunes- des couches démunies. On est autorisé,
ne serait-ce que par la coïncidence dans le temps, à les relier à
une autre mutation : le renouveau du « répertoire » de l´action
collective populaire. L’affaiblissement d´un syndicalisme
autrefois tout puissant ainsi que l’approfondissement de la
fracture sociale et le désengagement de l´Etat, font en effet
apparaître des modalités de contestation inédites. Le recours à
la force y est présent sous des formes diverses, favorisé par
l´inexistence de l´expérience et des cadres institutionnels
propres aux luttes traditionnelles. Il convient de distinguer deux
types parmi les nouvelles formes d´action collective. Tout d´abord
celles, désorganisées, appelées « émeutes de la faim » ou «
saqueos »
, qui correspondent à la notion de « rage
» proposée para Hannah Arendt.
Directement liées à un accroissement soudain de la misère, elles
se manifestent violemment au climax des crises
économiques de 1989 et de 2001. La détérioration à la fois
vertigineuse et profonde des conditions de vie de couches entières
de la population est suivie par le saccage de commerces et de
supermarchés dans les périphéries des grandes villes, notamment à
Buenos Aires mais également à Cordoba, Rosario, Tucuman, etc. La
colère et la faim se mêlent pour mettre fin aux gouvernements de
Raul Alfonsin et de Fernando de La Rua, tenus l’un et l’autre
pour responsables de désastres économiques, incapables de protéger
la population d´une dégradation aussi soudaine. Ces deux crises
enfoncent près de la moitié de la population du pays sous le seuil
de pauvreté et beaucoup n’arriveront jamais à sortir la tête de
l’eau.
L´utilisation du terme
« estallidos » (explosions) met en évidence la difficulté
à nommer des évènements inédits. Ils seraient ainsi des «
évènements » déliés des structures établies, qui résulteraient
directement de l´insatisfaction voire de l´ire collective. Or
l´analyse détaillée de Javier Auyero montre qu´il n´en est rien,
que la prétendue spontanéité de ces comportements violents censés
exprimer, à l´état brut, une réaction à la misère, s´insère
dans le fonctionnement ordinaire du système politique. La
reconstruction de la trame politique clandestine qui relie les
protagonistes de la violence avec les partis et avec la police révèle
jusqu´à quel point la violence constitue en réalité une ressource
politique. Si ces « explosions » sont bien évidemment la réponse
à une situation, elles ne sont pas pour autant des conduites
collectives totalement désorganisées et dépourvues de sens, sans
rapports entre fins et moyens. L´utilisation des étiquettes telles
que « explosions » ne font qu´obscurcir leurs liens avec la
politique visible aussi bien
dans
leur déclenchement que dans leur continuité.
Marina
Farinetti apporte d´autres indications sur la
signification des comportements dans le cas des révoltes de province
que nous venons de citer. Contrairement aux saccages des commerces,
la révolte prend pour cible le siège des autorités. Est-ce
exclusivement une expression d´indignation due au retard dans le
paiement des salaires des fonctionnaires? L´analyse de Farinetti
montre que cette explication, certes raisonnable, implique en fait la
réduction mécanique du mouvement à la réponse, violente, a un
stimulus : retard des salaires, autoritarisme gouvernemental,
népotisme, etc. Sans nier l’importance de ces faits, l’auteur
propose une caractérisation moins évidente du mouvement : il s’agit
en réalité d´un règlement de comptes entre le peuple de Santiago
et les autorités. Ce qui renvoie à une sorte de pacte préexistant
dans lequel la population s´assure d’un emploi et d’un relatif
bien-être en échange de l´acceptation de la corruption des
autorités. On comprend dès lors pourquoi la multitude ne proteste
pas seulement contre la politique d'ajustement imposée par le
gouvernement central mais aussi, et surtout, contre les individus au
pouvoir dans la province ; et l’on comprend ainsi le sens
différentiel des objets du saccage, biens de consommation dans les «
saqueos », trophées-souvenirs à Santiago.
NOTES 1. Province du Nord Ouest argentin, région la moins développée du pays, faiblement dotée en ressources et en emplois, Santiago del Estero a peu d’industries et se montre très dépendante des fonds publics. L’Etat est le principal pourvoyeur d’emplois. Ainsi, le gouvernement provincial dépend en grande mesure des ressources qu’il parvient à obtenir du gouvernement national, ses recettes propres étant particulièrement faibles. La province est également la plus rurale du pays (près de 40% de la population). 2. Juárez a été élu Gouverneur à cinq reprises : 1949, 1973, 1983, 1995 et 1999. Il fut destitué par le coup d’Etat militaire de 1976. EXTRAITS et SOURCES
Javier
Auyero
THE
MORAL POLITICS OF ARGENTINE CROWDS
Marina
Farinetti
LES
MESAVENTURES D’UN REGIME AUTORITAIRE EN PERIODE DEMOCRATIQUE
Santiago
del Estero 1983-2008
Denis
MERKLEN
Silvia
SIGAL
VIOLENCE
ET POLITIQUE
Une
approche argentine
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