Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n’ont pas d’« aura ». Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère. Il est aussi l’ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque.
Walter
Benjamin [*]
Expérience
et pauvreté | Erfahrung und Armut
1933
Dans
nos manuels de lecture figurait la fable du vieil homme qui sur
son lit de mort fait croire à ses enfants qu’un trésor est caché
dans sa vigne. Ils n’ont qu’à chercher. Les enfants creusent,
mais nulle trace de trésor. Quand vient l’automne, cependant, la
vigne donne comme aucune autre dans tout le pays. Ils comprennent
alors que leur père a voulu leur léguer le fruit de son expérience
: la vraie richesse n’est pas dans l’or, mais dans le travail. Ce
sont des expériences de ce type qu'on nous a opposées, en guise de
menace ou d’apaisement, tout au long de notre adolescence : «
C’est encore morveux et ça veut donner son avis. » « Tu en as
encore beaucoup à apprendre. » L’expérience, on savait
exactement ce que c’était : toujours les anciens l’avaient
apportée aux plus jeunes. Brièvement, avec l’autorité de l’âge,
sous forme de proverbes ; longuement, avec sa façon de, sous forme
d’histoires ; parfois dans des récits de pays lointains, au coin
du feu, devant les enfants et les petits-enfants. - Où tout cela
est-il passé ? Trouve-t-on encore des gens capables de raconter une
histoire ? Où les mourants prononcent-ils encore des paroles
impérissables, qui se transmettent de génération en génération
comme un anneau ancestral ? Qui, aujourd’hui, sait dénicher le
proverbe qui va le tirer d’embarras ? Qui chercherait à clouer le
bec à la jeunesse en invoquant son expérience passée ?
Non,
une chose est claire : le cours de l’expérience a chuté, et ce
dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des expériences
les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait, pourtant,
n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on
pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de
bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience
communicable. Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot
des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience
quelconque, car l’expérience se transmet de bouche à oreille.
Non, cette dévalorisation n’avait rien d’étonnant. Car jamais
expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que
l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience
économique par l’inflation, l’expérience corporelle par
l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres
des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école
en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où
plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et au milieu,
dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions
destructrices, le minuscule et fragile corps humain.
Cet
effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une
pauvreté tout à fait nouvelle. Et celle-ci avait pour revers
l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens —
ou plutôt : que répandit sur eux — la reviviscence de
l’astrologie et du yoga, de la science chrétienne et de la
chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du
spiritisme. Car ce n’est pas tant une authentique reviviscence
qu’une galvanisation qui s’opère ici. Pensons aux magnifiques
peintures d’Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines de
tumulte, où se déverse à perte de vue une cohorte de petits
bourgeois en costume de carnaval, des masques grimaçants et poudrés
au front orné de couronnes de paillettes. Ces tableaux illustrent
peut-être au premier chef l’effrayante et chaotique renaissance en
laquelle tant de gens placent leurs espérances. Mais nous voyons
ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience
n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau
trouvé un visage - un visage aussi net et distinct que celui du
mendiant au Moyen Âge. Que vaut en effet tout notre patrimoine
culturel, si nous n’y tenons pas, justement, par les liens de
l’expérience ? À quoi l’on aboutit en simulant ou en détournant
une telle expérience, l’effroyable méli-mélo des styles et des
conceptions du monde qui régnait au siècle dernier nous l’a trop
clairement montré pour que nous ne tenions pas pour honorable de
confesser notre pauvreté. Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas
seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les
expériences de l’humanité tout entière. Et c’est donc une
nouvelle espèce de barbarie.
De
barbarie ? Mais oui. Nous le disons pour introduire une conception
nouvelle, positive, de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en
expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer
au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à
construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de
gauche. Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu de ces
esprits impitoyables, qui commençaient par faire table rase. Il leur
fallait en effet une planche à dessin, ils étaient des
constructeurs. Descartes fut un de ces constructeurs, qui ne voulut
d’abord pour toute philosophie que cette unique certitude : « Je
pense, donc je suis », et qui partit de là. Einstein aussi était
un tel constructeur, qui soudain n’eut plus d’yeux, dans tout le
vaste univers de la physique, que pour une infime divergence entre
les équations de Newton et les résultats de l’observation
astronomique. Cette même volonté de recommencer à zéro animait
les artistes qui, comme les cubistes, adoptèrent la méthode des
mathématiciens et entreprirent de construire le monde à partir de
formes stéréométriques, ou qui, comme Klee, s’inspirèrent du
travail des ingénieurs. Car les figures de Klee ont été pour ainsi
dire conçues sur la planche à dessin, et, à l’instar d’une
bonne voiture dont même la carrosserie répond avant tout aux
impératifs de la mécanique, elles obéissent dans l’expression
des visages avant tout à leur structure intérieure. À leur
structure plus qu’à leur vie intérieure : c’est ce qui les rend
barbares.
Ici
et là, les meilleurs esprits ont depuis longtemps commencé à se
faire une idée sur ces questions. Ils se caractérisent à la fois
par un manque total d’illusions sur leur époque et par une
adhésion sans réserve à celle-ci. C’est la même attitude que
l’on retrouve quand le poète Bert Brecht note que le communisme
consiste dans la juste répartition, non pas de la richesse, mais de
la pauvreté, et quand le précurseur de l’architecture moderne,
Adolf Loos, déclare : « J’écris pour des hommes dotés d’une
sensibilité moderne. [...] Je n’écris pas pour des hommes qui se
consument de nostalgie pour la Renaissance ou le rococo. » Un
artiste aussi complexe que le peintre Paul Klee, un artiste aussi
programmatique qu’Adolf Loos - tous deux repoussent l’image
traditionnelle, noble, solennelle, d’un homme paré de toutes les
offrandes sacrificatoires du passé, pour se tourner vers leur
contemporain qui, dépouillé de ces oripeaux, crie comme un
nouveau-né dans les langes sales de cette époque. Personne ne lui a
réservé un accueil aussi joyeux, aussi riant, que Paul Scheerbart. Il existe des romans de lui qui de loin ressemblent à un Jules
Verne, mais à la différence de Verne, chez qui les véhicules les
plus extravagants ne transportent à travers l’espace que de petits
rentiers français ou anglais, Scheerbart s’est demandé en quelles
créatures tout à fait nouvelles, aimables et curieuses, nos
téléscopes, nos avions et nos fusées transformeront l’homme
d’hier. Ces créatures, du reste, parlent déjà une langue tout à
fait nouvelle. L’élément décisif dans cette langue est l’attrait
pour tout ce qui relève d’un projet délibéré de construction,
par opposition notamment à la réalité organique. Ce trait est le
signe infaillible du langage des hommes - disons plutôt : des gens -
chez Scheerbart. Car ils récusent précisément toute ressemblance
avec l’homme, principe de l’humanisme. Jusque dans leurs noms
propres : dans le livre intitulé Lesabéndio,
d’après le nom du héros, les gens s’appellent Peka, Labu ou
Sofanti. Les Russes aussi aiment donner à leurs enfants des noms «
déshumanisés » : ils les appellent « Octobre », d’après le
mois de la Révolution, « Piatilietka », d’après le plan
quinquennal, ou « Aviakhim », d’après le nom d’une compagnie
d’aviation. La langue ne subit aucun renouvellement technique, mais
se trouve mobilisée au service de la lutte ou du travail ; au
service, en tout cas, de la transformation de la réalité, plutôt
que de sa description.
Scheerbart,
pour en revenir à lui, accorde la plus grande importance à
installer ses personnages - et, sur leur modèle, ses concitoyens -
dans des logements dignes de leur rang : dans des maisons de verre
mobiles, telles que Loos et Le Corbusier les ont entre-temps
réalisées. Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur
et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre,
également. Les objets de verre n’ont pas d’« aura ». Le verre,
d’une manière générale, est l’ennemi du mystère. Il est aussi
l’ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un
jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des
gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce
parce qu’ils sont les apôtres d’une nouvelle pauvreté ? Mais
peut-être une comparaison nous en dira-t-elle plus à ce sujet que
la théorie. Lorsqu’on pénètre dans le salon bourgeois des années
1880, quelle que soit l’atmosphère de douillette intimité qui
s’en dégage, l’impression dominante est : « Tu n’as rien à
faire ici ». Tu n’as rien à y faire, parce qu’il n’est pas de
recoin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace : sur les
corniches avec ses bibelots, sur le fauteuil capitonné avec ses
napperons, sur les fenêtres avec ses transparents, devant la
cheminée avec son pare-étincelles. Un joli mot de Brecht nous aide
à sortir de là, loin de là : « Efface tes traces ! » dit le
refrain du premier poème du Manuel pour les habitants des villes. Ici, dans le salon bourgeois, c’est l’attitude contraire qui
est passée en habitude. Inversement, l’« intérieur » oblige
l’habitant à adopter autant d’habitudes que possible, des
habitudes qui traduisent moins le souci de sa propre personne que
celui de son cadre domestique. Il suffit pour s’en convaincre de se
rappeler l’état absurde dans lequel se mettaient les habitants de
tels cocons, lorsque quelque chose venait à se briser dans le
ménage. Même leur manière de se mettre en colère - et ils
savaient jouer en virtuoses de cet affect, qui tend aujourd’hui à
dépérir - était avant tout la réaction d’une personne à qui
l’on a effacé « la trace de son séjour terrestre ». De
cela, Scheerbart avec son verre, le Bauhaus avec son fer, sont venus
à bout : ils ont créé des espaces dans lesquels il est difficile
de laisser des traces. « Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage,
disait Scheerbart il y a maintenant vingt ans, nous autorise
assurément à parler d’une "civilisation du verre". Le
nouveau milieu qu’elle créera transformera complètement l’homme.
Et il n’y a maintenant plus qu’à souhaiter que la nouvelle
civilisation du verre ne rencontre pas trop d’adversaires. »
La
pauvreté en expérience : cela ne signifie pas que les hommes
aspirent à une expérience nouvelle. Non, ils aspirent à se libérer
de toute expérience quelle qu’elle soit, ils aspirent à un
environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté,
extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si
clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de décent.
Ils ne sont du reste pas toujours ignorants ou inexpérimentés. On
peut souvent dire le contraire : ils ont « ingurgité » tout cela,
la « culture » et l’« homme », ils en sont dégoûtés et
fatigués. Personne ne se sent plus concerné qu’eux par ces mots
de Scheerbart : « Vous êtes tous si fatigués - pour cette seule
raison que vous ne concentrez pas toutes vos pensées autour d’un
plan très simple, mais vraiment grandiose. » À la fatigue succède
le sommeil, et il n’est alors pas rare que le rêve nous dédommage
de la tristesse et du découragement de la journée, en réalisant
l’existence très simple, mais vraiment grandiose, que nous n’avons
pas la force de construire dans l’état de veille. L’existence de
Mickey Mouse est un de ces rêves des hommes d’aujourd’hui. Cette
existence est pleine de prodiges qui non seulement dépassent ceux de
la technique, mais tournent ceux-ci en dérision. Car ce qu’ils
offrent de plus remarquable, c’est qu’ils ne mettent en jeu
aucune machinerie, qu’ils surgissent à l’improviste du corps de
Mickey, de ses partisans et de ses persécuteurs, des meubles les
plus quotidiens aussi bien que des arbres, des nuages ou des flots.
La nature et la technique, le primitivisme et le confort se
confondent ici parfaitement, et sous les yeux de gens fatigués par
les complications sans fin de la vie quotidienne, de gens pour qui le
but de la vie n’apparaît plus que comme l’ultime point de fuite
dans une perspective infinie de moyens, surgit l’image libératrice
d’une existence qui en toute circonstance se suffit à elle-même
de la façon la plus simple et en même temps la plus confortable,
une existence dans laquelle une automobile ne pèse pas plus lourd
qu’un chapeau de paille, et où le fruit sur l’arbre s’arrondit
aussi vite que la nacelle d’un ballon. Mais gardons nos distances,
reculons d’un pas.
Pauvres,
voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons
dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce
trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur,
en échange de la piécette de l’« actuel ». À la porte se tient
la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui
s’apprête. Tenir bon, c’est devenu aujourd’hui l’affaire
d’une poignée de puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus
humains que le grand nombre souvent plus barbares, mais pas au bon
sens du terme. Les autres doivent s’arranger comme ils peuvent,
repartir sur un autre pied et avec peu de chose. Ceux-ci font cause
commune avec les hommes qui ont pris à tâche d’explorer des
possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et
le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs
récits, l’humanité s’apprête à survivre, s’il le faut, à
la disparition de la culture. Et, surtout, elle le fait en riant. Ce
rire peut parfois sembler barbare. Admettons. Il n’empêche que
l’individu peut de temps à autre donner un peu d’humanité à
cette masse qui la lui rendra un jour avec usure.
Walter
Benjamin
Expérience
et pauvreté | Erfahrung und Armut
1933
En
1989, le philosophe Jacques Derrida, associé à l'architecte
américain Peter Eisemann autour d'un projet commun qu'ils avaient
intitulé Choral Work pour
la mise en oeuvre architecturale d'un espace dans le parc de La
Villette, adressa lui adressa cette lettre (publiée en anglais dans
Assemblage (A Critical Journal of Architecture and Design Culture -
1990).
Jacques Derrida
Lettre à un architecte
américain | 1989
Extraits
[...]
Ce texte de Benjamin parle littéralement de "nouvelle pauvreté"
(l'homonyme, sinon le synonime d'une nouvelle expression, d'un
nouveau concept français, pour désigner un ensemble errant de
pauvres, voire de "homeless", de SDF -"Sans Domicile
Fixe" - irréductible aux catégorisations, aux classifications
et aux localisations anciennes de la marginalité, de l'échelle
sociale ou de la productivité : les bas revenus, le prolétariat
comme classe, les chômeurs, les non-travailleurs qui ne sont même
plus des chômeurs, les improductifs qui ne sont même plus des
non-travailleurs, etc. Il y va d'un nouveau concept de travail ou de
non-travail).
Et
la nouvelle pauvreté, celle dont parle Benjamin, non l'autre, serait
"notre" avenir, déjà notre présent. Déjà ce qui vient.
De ce texte fascinant, texte téléscopique et politiquement ambigu,
texte qu'il ne faudrait pas trop fragmenter, j'extrais encore ceci
qui lie la question du nouveau, de plus-que-nouveau ou de
l'hypermoderne, à celle de la survie de l'humanité, d'une humanité
entre deux barbaries. Benjamin avait auparavant défini "une
sorte de nouvelle barbarie", "afin, dit-il, d'introduire un
concept nouveau et positif de la barbarie". Voilà une pauvreté
qui ne devrait pas en faire oublier une autre. Deux barbaries qu'il
ne faut pas confondre, et autant que possible - est-ce jamais
possible ?- ne pas laisser trop se contaminer entre elles. [...]
Vos
auditeurs à Irvine souhaiteront peut-être que vous parliez alors au
passage des rapports entre l'architecture, aujourd'hui, et la
pauvreté, toutes les pauvretés, celle que nomme Benjamin et
l'autre, entre l'architecture et le capital (avec l'équivalent
aujourd'hui de la "crise économique" qui se tenait en 1933
'in der Tür",
dans l'embrasure de la porte), entre l'architecture et la guerre,
l'équivalent aujourd'hui de l' '"ombre" et de ce qui
"vient" sans qu'on le voie venir en elle, les scandales des
logements sociaux, le "housing" en général (non sans
rappeler ce que nous avons dit, l'un et l'autre, et qui fut un peu
trop compliqué pour une lettre, de l'habitable et de l'inhabitable,
et les "homeless", la "homelessness", le
Un-zuhause et la
Unheimlichkeit, l'être sans-abri au sens ontologico-existential
(Heidegger) ou en un sens hélas plus commun (et le rapport entre les
deux sens, voila ce qu'il faudra bien repenser). Aujourd'hui, aux
Etats-Unis et ailleurs.
NOTES
*
Walter Benjamin en 1933 se réfugie pour la seconde fois à Ibiza ;
il y connaît alors la pauvreté et doit compter sur l'amitié de ses
proches, pour payer sa chambre, et ses repas.
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