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Argentine | Le SANTIAGUEÑAZO


La politique économique de type néolibéral mise en oeuvre en Argentine dans la décennie 90 visait à réduire drastiquement le périmètre d’intervention de l’Etat. Les organismes multilatéraux de crédit exigeaient des mesures de rigueur fiscale de plus en plus dures comme condition du refinancement de la dette externe. Cette rigueur était présentée comme un remède nécessaire, le seul possible.

El SANTIAGUEÑAZO | Estallido Populare

L'Argentine, depuis maintenant des décennies, est un véritable laboratoire expérimental de formes inédites de révoltes, de luttes non conventionnelles, ou bien encore de méthodes déjà éprouvées mais portées à leur paroxysme ; depuis 1983, date du retour à la démocratie après la dictature, et de la libéralisation de son économie, le répertoire protestataire et subversif s'est enrichi : des concerts de casseroles, aux barrages routiers des piqueteros, et aux expropriations de terrains, entre autres, l'imagination de la révolte a été mise à rude épreuve. C'est en décembre 1993, qu'une forme plus ou moins inédite de révolte urbaine d'envergure embrase Santiago del Estero - 340.000 habitants : soit la population de Nice -, capitale régionale d'une province du nord de l'Argentine ; révolte que l'on baptisera par la suite du nom d'estallido populare, « explosion » populaire, ou sociale, estallido social. 


Le santiagueñazo, soulèvement spontané à l'échelle d'une ville entière, se distingue par le rejet intégral des partis politiques, et des syndicats ; et par les cibles qui seront la proie de la colère des émeutiers : les bâtiments publics et surtout, les demeures privées de ceux que la Vox Populi considère comme corrompus. L'on évoque pour caractériser l'estallido, un règlement de compte où s'expriment simultanément l'extra-ordinaire violence d'une vengeance populaire, mais dirigée uniquement sur des biens matériels – et non contre les personnes -, et la joie, l'enthousiasme d'un jour de fête, d'une journée de Carnaval – médiéval – où les rôles sont inversés, où tout est permis, mais où la limite des violences est circoncise, raisonnée par la conscience, le bon sens populaire. A la haine populaire contre des élites corrompues, inconscientes de leurs devoirs envers le peuple, se mêle étroitement la joie d'une ville vengée, l'enthousiasme de vivre dans une ville libérée, et la fierté d'avoir vaincu les forces de l'ordre. Le Santiagueñazo marque donc une étape importante, précédant les mouvements des piqueteros, et cette « explosion » sociale, selon les termes des quotidiens de l'époque, préfigure celle de Buenos Aires de décembre 2001.


Cet article tente de recomposer le puzzle de l'histoire de cette journée car, bien sûr, les documents officiels – rapports de police, etc. -, les témoignages des uns et des autres expriment des versions bien différentes, notamment pour ce qui concerne l'attitude de la population : pour la police et la presse conservatrice, cette "triste journée" est l'oeuvre d'« agitateurs subversifs » ayant entraîné localement et momentanément, un grand nombre de personnes ; pour d'autres, au contraire, l'estallido social a été porté naturellement par la plus grande partie de la population : « Des gens comme moi, ni marginal, ni comme ceux du Sentier Lumineux » affirmait un manifestant. De même, les avis diffèrent à propos des destructions d'édifices publics : certains s'en désolent, d'autres approuvent. Mais on l'on a le sentiment à lire les témoignages, que les pillages des demeures de l'élite, ont été approuvés, ou compris par le plus grand nombre, y compris les politiciens. 




C'est en 1993, que le ministre de l’économie diminue de moitié les salaires des fonctionnaires de novembre. De même, des réductions d'effectif dans la fonction publique sont exigées par le gouvernement provincial qui suspend le règlement des salaires de septembre et octobre. Ces mesures correspondaient à l’application de la « ley omnibus » nationale. Mais ces raisons ne peuvent expliquer l'ampleur de l'émeute et certains observateurs avancent d'autres arguments. La révolte se réclame plus largement contre la corruption et l’arbitraire des systèmes politiques locaux, népotistes et autoritaires, les relations clientélistes, l'impunité des classes dirigeantes et des politiciens, la fabuleuse différence des salaires entre hauts fonctionnaires et employés municipaux, la paupérisation des retraités ; ils évoquent également d'autres faits venant enrichir le mécontentement : la perspective d'un triste Noël, l'exploitation non autorisée des forêts domaniales de la province, massacrées pour le profit d'une poignée d'entrepreneurs et de politiciens, ou bien l'absence de chlore pour purifier l'eau du réseau municipal, faute de paiement à l'entreprise ; et d'une manière générale, ils soulignent une décennie de frustrations, d'humiliation continuelle et de plans économiques dégradant d'année en année leur niveau de vie ; et l'inutilité des grèves qui n'ont aucun effet. La population de Santiago del Estero, et de la province, était condamnée à la pauvreté, à l'exode et au chômage. Ainsi, la réduction des salaires, aura été l'étincelle ; et la manifestation est d'envergure puisque le secteur public domine l'activité économique de la ville.

Notez que le mois de décembre correspond en Argentine à la période estivale, et qu'il est d'usage de faire la sieste l'après-midi. Mais malgré la chaleur de ce 16 décembre, la ville ne dort pas, et certains baptiseront cette journée du nom de "siestazo santiagueño".




En cette chaude matinée du 16 Décembre 1993, un des gardiens du Palais du Gouverneur s'alarme d'un rassemblement d'environ 300 personnes ; étrange car l'on s'attendait à une manifestation prévue pour le lendemain, appelée par le chef de l'opposition, le leader radical, José Zavalía. La police ne s'en inquiète donc guère, et ne se prépare pas à cette “mañana fatal”, matinée fatale. Selon un rapport de la police, établi après ces journées, il s'agit de protestataires identifiés comme des fonctionnaires, ouvriers, chômeurs, enseignants, retraités, étudiants, jeunes agitateurs et des politiciens membres de l'opposition. La tension monte rapidement et une camionnette officielle est incendiée ; puis les objets contondants (briques, pierres, bâtons, bouteilles, pavés, etc.) volent en éclats contre les murs du palais. L'une des pierres lancées par une «main inconnue», touche au visage le chef de la police qui, tentait de calmer les manifestants. Alertée, la population rejoint les premiers manifestants, devenus émeutiers.

D'autres témoignages affirment que le personnel de l'hôpital régional, les infirmières, les médecins, les laborantins, le personnel technique et administratif, les étudiants décideront de former un cortège, devant se rendre devant le Palais du Gouverneur. Un second cortège se forme dans le quartier de l'université, composé autant d'enseignants, de personnel, que d'étudiants. Au passage de ces cortèges dans les rues les menant au centre ville, d'autres s'y mêlent : chômeurs, retraités, marginaux, collégiens, tandis qu'aux fenêtres certains les encouragent. Plus tard, semble-t-il, d'autres cortèges d'employés municipaux se forment, comme ceux de la compagnie des Eaux, ou le personnel du Palais de Justice.

Les cortèges se rejoignent devant le Palais du Gouverneur, protégé par les forces de l'ordre. Les uns tentent de calmer les autres, dont les dirigeants syndicaux ; mais les forces de l'ordre décident d'attaquer, et les étudiants sont en première ligne lorsque la police tire ses premières grenades lacrymogènes et balles en caoutchouc pour disperser la foule. Après une trentaine de minutes de combat, débordée la police se retire, laissant ainsi sans protection les abords du palais. L'adjoint du chef de la police tente alors de parlementer, il ne sera pas entendu, et se retire alors qu'un de ses policiers se tire maladroitement une balle en caoutchouc dans le pied, provoquant une pluie d'injures et de projectiles contre le palais. Les dirigeants syndicaux se retirent, tandis que nombre d'habitants, et notamment des ménagères, rejoignent la foule en colère de la Plaza San Martin. Le cordon de police se désagrège, sous la pression des manifestants, et des policiers baissant leurs armes pour rejoindre les manifestants : on les embrasse... Il faut dire qu'eux-mêmes étaient concernés par la baisse de salaire.

A 11h30, les 27 gardes du palais ainsi que les hauts fonctionnaires encore présents dans le palais le désertent par une porte dérobée, le gouverneur Lobo se réfugie au siège de la police : la voie est libre, la foule y pénètre et plutôt que de voler, elle jette par les fenêtres brisées, ordinateurs, ventilateurs, mobilier, etc. Un inconnu se saisit d'un drapeau argentin et se présente au balcon du palais, face à la place envahie par la foule, qui l'acclame. Nul ne sait qui prit l'initiative d'incendier le palais, plutôt que de l'occuper symboliquement, mais il sera bientôt dévoré par les flammes. Un acte de vengeance populaire qui départage les uns appréciant peu un tel défoulement contre un bâtiment public, et les autres au contraire s'en félicitant.

Le haut symbole du népotisme brûle, et les plus déterminés – sans que l'on sache qui - désignent à présent d'autres objectifs : le Parlement et le Palais de l' « in »-Justice. J. Auyero rapporte les propos d'un manifestant :

Quand nous étions dans le palais du gouverneur, les employés ont applaudi à l'incendie. Il semblait naturel de passer au Parlement. Et, alors que nous allions là-bas, le sentiment était que cela devait être la même chose. C'était là que les législateurs ont voté en faveur de la Ley Omnibus. Un autre manifestant évoquait le choix « naturel » de la foule, de la « nécessité » d'investir ces symboles.



Devant les évènements, la Cour supérieure de justice, décida dans la matinée de donner un congé immédiat à l'ensemble du personnel du Palais de Justice, et plutôt que de suivre les recommandations de rentrer chez eux, la plupart rejoigne la manifestation. Le Palais de Justice n'est pas protégé, la police impassible laisse entrer les émeutiers, qui procèdent à un pillage en règle : les dossiers brûlent sur un bûcher devant le palais, et à la différence du palais du Gouverneur, dans la confusion, on vole le matériel plutôt qu'on le détruit. Le palais de l' « in »-justice est incendié, et les pompiers interviennent.

L'opinion d'un juge est que cet incendie a été provoqué intentionnellement non pas contre un symbole d'un pouvoir corrompu, de l'impunition, mais plutôt pour détruire les archives du palais, et les dossiers judiciaires en cours. Et un soupçon plane sur le fait que les politiciens et haut fonctionnaires accusés de corruption, aient chargé un gang (nous y reviendrons) – ou leurs avocats encore sur les lieux - de la besogne : ainsi certains bureaux du tribunal sont « plus ciblés » que d'autres, comme la cinquième cour criminelle, par exemple, où sont traités la plupart des cas les plus notoires de corruption... Il remarque également que les ouvrages historiques les plus précieux de la bibliothèque, seul un connaisseur averti peut estimer leur valeur, ont disparu dans la confusion générale, volés certainement par des fonctionnaires ; mais ajoute-t-il, ce type de disparition était déjà courant depuis plusieurs années.

D'autres émeutiers, pendant ce temps se sont dirigés vers le Parlement ; si le gros de la foule est resté à admirer le Palais du Gouvernement en feu, le cortège grossit au fur et à mesure de son avance. Selon un témoin de cette marche : « Nous voulions l'atteindre le plus rapidement possible, l'objectif ultime, la législature provinciale, la grotte des rats et des voleurs qui ont approuvé le projet de la « ley omnibus » et de beaucoup d'autres lois contre les travailleurs. » Ce ne sont pas des casseurs, des professionnels du désordre qui s'approchent du Parlement vers 13 heures, mais des étudiants, des employés, des ouvriers, des chômeurs et des nombreuses ménagères. La police a renoncé à le protéger, mais les portes sont closes. C'est un maçon qui brise une fenêtre du rez-de-chaussée et ouvre l'accès ; le Parlement est pillé, des étages l'on jette mobiliers et équipements par les fenêtres, tandis que ceux regroupés sur la place les érigent en bûcher : «  Ceux qui étaient en bas, déjà plusieurs centaines, faisaient un feu de joie avec tous ces biens contaminés par le vol, et la corruption. » Bijou architectural de la ville, le Parlement échappera aux flammes grâce à quelques militants courageux et chevronnés.


En chemin vers le Parlement, en bas de la rue Avellaneda, l'idée de rendre une visite populaire inamicale au domicile tout proche du gobernador Lobo, s'empare de quelques émeutiers, « un groupe très dynamique » utilisant cyclomoteurs et bicyclettes pour échapper à la police ; et il ne fait aucun doute, pour la presse, qu'il s'agit de personnes déterminées, des « agitateurs subversifs ». La maison est barricadée, la police à proximité veille et menace. Peu importe, d'autres maisons de corrupteurs sont également à proximité.

Certains se posèrent la question de savoir si les saccages des demeures étaient une action spontanée populaire, ou bien un acte prémédité, soigneusement préparé à l'avance. J. Auyero interrogea un émeutier – un employé du secteur public - à propos du choix des demeures ciblées, celles qui méritaient d'être incendiées : « Ici, à Santiago, tout le monde se connaît et nous savons où les gens vivent. Quelqu'un dit : allons-y parce qu'il nous a volé ; parce que c'est comme ça ici, à Santiago, nous savons tout sur l'autre. » De même, les « gangs » joueront un grand rôle dans le pillage des demeures. Cagoulés et torse nu, ces jeunes gens apparaissent fréquemment sur les écrans de télévision qui retransmet en direct les images des pillages. Le témoignage de Carlos, recueilli par J. Auyero résume les relations entre gangs et politiciens :
« Ici, à Santiago, il y a des gangs qui servent beaucoup, beaucoup de buts. Ces bandes sont formées par des jeunes marginaux. Le parti radical ou le parti péroniste invitent ces jeunes autour d'un abraso [barbecue], et en échange de nourriture ou d'argent, ils participent aux manifestations et aux meetings... Ces jeunes savent comment obtenir ce qu'ils veulent des politiciens, ministres ou membres du parlement. Ils ne sont pas péronistes ou radicaux, ils sont juste avec tout le monde. Ils connaissent les maisons des politicards. Ils y ont été, parce qu'un politicien corrompu les invite à leur domicile, et ils commencent à comprendre comment fonctionne la politique. Ce sont les jeunes qui attaquent les maisons des politicards le 16 décembre. Ils savaient parfaitement où ils vivaient. »

Bien que la grande majorité de l'élite politique locale soit considérée comme corrompue, tous ces représentants ne se font pas pillé, certaines attaques sont « négociées » sur place avec leurs occupants. Un participant, Mariano, raconte le cas du député Washerberg, lorsque des centaines de manifestants se pressent devant sa maison :

« Le gars flippait avec son fils dans la partie arrière de la maison. Sa femme vint à notre rencontre et supplia, agenouillée devant nous et pleurant de toutes ces larmes. En tout cas Washerberg s'était opposé à la Ley Omnibus, et avait voté contre. Alors, sa femme pleurait tellement, cinq litres de larmes, que la foule n'est pas entré dans la demeure. »

Dans d'autres cas, les demeures qui « méritent d'être brûlé », sont épargnées pour des raisons de sécurité. Mariano poursuit son récit : « La prochaine cible était la maison de Corvalán, un dirigeant syndical, située à proximité du palais du gouverneur. Ils ne l'incendient pas car ils craignaient que le feu n'atteigne les maisons voisines trop proches. D'autres, sont (partiellement) sauvé de l'attaque en raison de la présence de la police. »

Ce n'est pas le cas de la demeure du frère d'un ancien gouverneur, impliqué dans plusieurs affaires de corruption de haute volée, mais jamais inquiété. C'est le premier « saqueo », son domicile est saccagé en 20 minutes par une foule haineuse... et joyeuse : un homme offre empanadas et sodas frais aux nombreux justiciers ! Selon le témoignage d'un expropriateur : « La maison de Cramaro était une très belle maison, avec beaucoup de bois et beaucoup de belles choses à l'intérieur. Ils sont entrés et ont tout détruit. Des policiers sont arrivés et nous avons dû fuir ». La casa de l'ex- gobernador Iturre est toute proche, on décide de la visiter et un petit cortège prend son chemin ; qui de rues en rues enfle.

La télévision, la radio depuis le matin retransmettent en direct les événements, et c'est une surprise générale, car la province et sa capitale avaient la triste réputation d'une petite ville de province, tranquille, assoupie par la chaleur, à la population nonchalante, profitant des subsides de l'Etat pour se consacrer à son sport favori : la paresse. Quoiqu'il en soit, les habitants les plus déterminés des petites villes et villages proches et éloignées de Santiago accourent, en train, en bus, en voiture, en vélo, à pied, et en ce début d'après-midi, la masse des manifestants émeutiers enfle : Santiago est le centre d'attraction de la province, de l'Argentine et du continent Sud-américain. Les programmes de radio locales jouent un rôle très important en diffusant en direct, les lieux d'action des émeutiers, renseignant la population sur leur localisation, « comme s'il s'agissait d'un match de football. »

Selon un témoin, 2.000 personnes investissent la casa de l'ex- gobernador Iturre et la saccage en un temps record : le mobilier est brisé, les objets de valeur plutôt volés, comme l'électroménager, les fringues et objets personnels exhibés à la foule depuis les fenêtres, les vivres et les alcool consommés ou distribués et partagés. Pour d'autres, en lutte depuis le matin, il est temps de profiter de la splendide piscine pour se rafraîchir le corps et l'esprit. Le fils d'Iturre se présente dans la confusion tentant de sauver ce qui peut l'être et de discuter : trop occupé à leur tâche, il est ignoré des envahisseurs qui, comme dans tous les cas, ne lui feront subir aucune violence, ni traitement particulier, sauf peut-être verbal. Mais le temps presse, car face à la somptueuse demeure d'Iturre, se dresse celle de l'ex-gouverneur Juarez [1], qu'il convient de visiter socialement, avec comme danger, l'arrivée de la police ou de la gendarmerie, absente pour le moment.


C'est donc au tour de la résidence du sénateur et ex-gouverneur Carlos Juarez [1], sur la même rue Belgrano ; une fortune – mal-acquise – considérable, fait de sa demeure une résidence princière encombrée d'un luxe extravagant, ce dont il se vantait publiquement. Ici, les pilleurs sociaux ne se privent pas d'emporter les objets les plus précieux, ou sans valeur ayant valeur de trophée : « pour se souvenir de cette journée » assure une femme ; tandis que de jeunes hommes s'affabulent des manteaux de fourrure des maîtresses du sénateur, faisant un joyeux happening. Un godemiché électrique trouvé est exhibé et amuse la déjà joyeuse assemblée. « Ni peur, ni honte » mais une volonté de Justice sociale résume un expropriateur.

La demeure de l'ancien dirigeant syndical Unzaga, qui a la malchance d'être voisine, est à son tour investit, et comme celle de Juarez, incendiée. La maison Granda, banquier le plus haï de la province, grand défenseur de la « ley omnibus », est soumise à un pillage en règle, mais la police intervient et la foule se disperse. Plus mobiles, les groupes échappent à leur poursuite. L'ancien ministre – ultra-corrompu - des Travaux publics, Casanegra Lopez, les attend avec une carabine bien décidé à défendre sa propriété. Une voiture de police arrive à temps et l'emmène. La demeure est pillée. Il est 16h30 quand un groupe de 250 personnes attaquent la résidence de l'ancien gouverneur Mujica, brûlant sa maison, la voiture, après s'être exproprié des meubles, frigos, tv, vases, bijoux, tapis... à peu près tout. Les voisins se regroupent et applaudissent. Des groupes se dirigent à présent, en bon ordre, vers la maison de l'ex-député Gauna Chinga, celle de Roberto Diaz, dirigeant du syndicat des enseignants, d'un membre de la Cour supérieure (Moreno), du sous-secrétaire des médias et des relations institutionnelles (Brevetta Rodriguez), d'un législateur (Riachi) : toutes seront expropriées et incendiées. La demeure du leader de l'opposition Zavalía est, cette fois-ci, étroitement surveillée par une soixantaine de gardes armés, veillant dans le vaste jardin, la police, la gendarmerie sont à proximité, prêtes à intervenir. Mais les manifestants sont nombreux face aux grilles de la grande demeure, y compris la presse. La charge de la police en se fait pas attendre, et c'est la dispersion générale dans la cohue. La soirée venue, un groupe cible l'entreprise MATELSAN, propriété de l'ex gouverneur Iturre. Enfin, à 9h30 l'un des bâtiments du Ministère de la protection sociale est la cible des émeutiers. Une heure plus tard, le Sénat national, à Buenos Aires, autorise l'intervention de l'armée à Santiago del Estero.

Le 17 décembre, les défilés se poursuivent et les assemblées se multiplient ; mais l'armée est maintenant présente, et contrôle la ville, réprime et arrête les irréductibles. Les assemblées durent quelques jours encore puis se délitent. Le 19 décembre, les autorités provinciales fixent le salaire de la fonction publique à 3 500 pesos et débloquent un fond d’urgence de 500 pesos pour les 60 000 salariés les moins bien payés et les retraités.


La sociologue argentine Marina Farinetti analyse ainsi la révolte :

[On] incendia les sièges des trois pouvoirs constitutionnels : celui du Gouvernement, celui du Parlement et le Palais de Justice ainsi que les domiciles de plus d’une dizaine de dirigeants et leaders politiques les plus en vue de la province, parmi lesquels deux dirigeants syndicaux. Ce fut la première mobilisation, au cours de la décennie 90 en Argentine, qui attaqua en bloc les représentants politiques en dénonçant leur corruption et présenta un niveau de violence dans l’action directe impressionnant. […] Le domicile des Juárez fut ainsi une des cibles des saccages menés par la foule. Ce dernier n’était alors pas le Gouverneur, mais il fut l’un des trois ex-gouverneurs à subir ce traitement.
Tout d’abord, arrêtons-nous un instant sur les cibles de ces violences, qui expriment clairement le but politique de la révolte. Il n’y eut pratiquement aucune attaque de commerce ou d’une quelconque cible non-politique. La foule passa directement, de la même manière, des édifices publics aux résidences privées des dirigeants politiques. Cette modalité de protestation qui vise les personnes détentrices du pouvoir met en relief le haut degré de personnalisme et en même temps le type de contrat que passent les citoyens (le “peuple”) avec la politique. Ce contrat était basé sur un pacte de réciprocité entre le peuple et les politiques : maniement arbitraire et corrompu des ressources publiques en échange d’emplois et de subsides. En ce sens, le Santiagueñazo peut être analysé comme un véritable règlement de compte; chacune des parties s’identifiait aisément dans l’acte de violence et savait bien où se situait la rupture de l’équilibre de l’échange. La protestation ne se focalisa pas sur la rigueur fiscale ou sur le gouvernement national (seule instance capable d’apporter une solution d’urgence). Non, les manifestants se dirigèrent au domicile des personnes détentrices du pouvoir politique provincial et les sanctionnèrent en saccageant et en incendiant. 

Considérons maintenant le sens unique de cette violence. Car aucune voix ne s’éleva pour défendre les cibles de ces attaques. Le collectif des protestataires engloba pratiquement toute la population, si l’on en juge par l’absence de tout conflit au sens où un adversaire se serait dressé face aux manifestants. Dans cette mobilisation, dont l’ampleur et la diversité furent manifestes, une division des rôles se mit en oeuvre en pleine action. Ceux qui détruisirent les portes furent généralement des jeunes des classes populaires. Ils libéraient l’entrée pour que tous les autres puissent pénétrer. 

Enfin, attardons nous sur l’impunité de ce mouvement. Après la révolte, aucun coupable ne fut identifié, ni de la part de la justice, ni de la part de la société. Il n’y eut aucune vengeance notoire, mais au contraire un silence bienveillant. Mais la violence ne détruisit pas les liens des Juárez avec la société, comme le prouve son triomphe électoral de 1995, à la suite de l’intervention fédérale rendue nécessaire par le Santiagueñazo. La violence fixa une limite au-delà de laquelle le pacte de réciprocité implicite était caduc. La rigueur impliquait des licenciements et des baisses de salaires dans le secteur public, c’est à dire qu’elle menaçait justement l’équilibre structurel entre la classe politique et le peuple. 


Carnaval

J. Auyero qui a consacré une étude à propos du Santiagueñazo insiste sur la notion de carnaval, du carnaval médiéval, journées d'excès où tout était permis, où les rôles étaient inversés :
Pour les participants, le Décembre 16, présente de nombreux éléments de l'égalitarisme carnavalesque. Cette journée est vécue comme un moment privilégié où ce qui a été souvent pensé peut-être pour une fois exprimé avec une relative impunité, un moment privilégié que Peter Burke (1978) considère comme une caractéristique des rituels populaires, connus comme la «suspension temporaire de toutes les distinctions hiérarchiques et de leurs obstacles », que Bakhtine définit comme un élément central dans le carnaval. Loin d'être un espace de l'oubli, carnaval permet aux manifestants d'exprimer leur colère contre des « malfaiteurs » clairement identifiés.

Concernant le pillage des demeures, il assure que les manifestants ont eu l'occasion de vivre des moments d'amusement et de joie, contrairement à la tension de la place principale. Un manifestant déclarait :

« Il y a beaucoup d'anecdotes intéressantes. Nous avons beaucoup ri. Voulez-vous que je vous raconte ces histoires ? Me demande Roberto en riant. Et Nana, une autre manifestante, ajoute: « Nous avons ri comme des fous. C'était hilarant. Les rues principales de Santiago sont devenues la scène d'une inoubliable performance collective. Pour une fois, Santiago était nôtre. Dans les récits des participants, le spectacle observé fusionne avec la fête. C'est à la fois un lien de sympathie, une communion entre ceux qui se joignent à la foule et ceux qui observent sur les trottoirs, et/ou assis devant un poste de télévision, un échange constant entre spectateurs passifs et participants actifs. Comme le dit María, c'est «un spectacle populaire, une chose du peuple, vraiment spontané et compréhensible. » Dans une interview avec Manuel, un autre participant actif, je mentionne le titre de l'article de journal qui décrit le soulèvement ; il est intitulé «The Saddest Day. » [Le jour le plus triste] : Il répond : Non, pas du tout. C'était un jour de bonheur et d'explosion, avec beaucoup de colère... C'est un triste jour pour Eux, parce que le palais du gouverneur et le Parlement ont brûlé. » Le soulèvement a été vécu comme une expérience agréable et amusante.

Un militant syndical, Andres, comparait ses sensations de plaisir et de liberté à celle de « fumer de la marijuana » ou bien : « c'est comme si nous faisions l'amour avec un être cher, pendant très longtemps ». Des articles de journaux reportaient les applaudissements et les acclamations des spectateurs, pour les les actions des manifestants-pilleurs lorsqu'ils passaient avec leur «butin».


La dimension carnavalesque de l'insurrection est omniprésente : l'homme assis dans le fauteuil du gouverneur sur le balcon de son palais, le parodiant tel le roi de fête des Fous – ancêtre du Carnaval -, les hommes travestis et les femmes déguisées avec les habits pillés dans les belles demeures, et paradant devant une assemblée hilare, comme cet homme sortant d'une chambre avec un imperméable et un chapeau, imitant Humphrey Bogart : les gens riaient comme des fous ; ou bien les trophées-souvenirs intimes exhibés, comme les sous-vêtements affriolant et le godemiché d'un ex-gouverneur, etc.

La solidarité entre les manifestants se distingue également ; lors des pillages, aucune bagarre, aucune rixe ne se déclare pour obtenir tel ou tel objet de valeur : chacun prend et ne s'occupe pas de l'autre, on se félicite même lorsque quelqu'un déniche un bijou, sans chercher à le lui prendre. Un témoin raconte cette scène :

« Nous avons vu sortir de la maison un homme énorme, gros, très impressionnant, portant un splendide canapé, un bijou, une pièce unique, une beauté. L'homme le porte tout seul à pied en plein milieu de la rue, comme si il en était le propriétaire. Et tout d'un coup, il se retourne et voit une voiture de police, remplie de policiers. Il s'arrête, et il est évident qu'ils doivent le mettre en prison : l'obèse ne peut pas nier qu'il est en train de le voler [rires]. Ainsi, les policiers l'entourent, et l'homme n'a pas vraiment l'intention de résister. Il est embarqué, la voiture démarre, mais la foule l'arrête et demande aux policiers : « Rendez-nous le gros ! rendez-le nous ! » [rires]. Et alors ils l'échangent contre le splendide canapé, qu'ils embarquent... La foule applaudit et rigole ! [rires]. »

Mais Carnaval n'est pas seulement jour de fête, il exprime en même temps une haine contre l'ordre établi, contre les injustices. Les incendies des édifices publics et des demeures luxueuses ont ainsi été le défouloir d'une population ayant des comptes à rendre – une caractéristique du Carnaval, encore, où l'on parodiait les nobles et le clergé, jusque devant leurs demeures, où l'on brulait leurs effigies grotesque, dans d'immenses feux de joie.

À Santiago, les graffitis remplacent les effigies : les murs des édifices publics se couvrent de slogans haineux, de malédictions et de menaces qui pèsent sur les autorités établies :
«Traites. Nous allons vous tuer » ;
« Que Dieu me pardonne : vous êtes un fils de pute d'archevêque » (il était en faveur de l'approbation de la Ley Omnibus) ;
« Juarez, Iturre,Lobo, Mugica, hijos de puta » (Fils de pute), etc.

Sur les murs du palais du Gouverneur était inscrit « Plus de moutons » qui semble signifier la fin d'une soumission et docilité collective, stéréotype des Santiagueños. « Plus de brebis » pourrait signifier l'honnêteté « populaire » mise à mal, lésée par la malhonnêteté des élites. À Santiago, les manifestants se considéraient comme le "pueblo honnête» qui a combattu contre une «classe politique corrompue."

Enfin, comme jour de Carnaval, on ne compte aucune victime parmi l'élite, ni même d'actes de violence : seuls leurs biens sont la cible du Peuple. On les insulte sur les murs, on les insulte oralement, mais le passage à la violence physique ne se fait pas.


Estallidos


Selon les sociologues Denis Merklen et Sylvia Sigal, le Santiagueñazo sera le modèle pour d'autres capitales provinciales en révolte :

« Jujuy, San Juan (juillet 1995), Córdoba (juin 1995) et Río Negro (septembre et octobre 1995), où les explosions de colère, que la presse baptise « estallidos », débutent par la mise à feu et le saccage d’édifices qui représentent le pouvoir (le siège du gouverneur, des tribunaux, des mairies, des assemblées législatives locales) ; et parfois l´incendie du domicile des hauts fonctionnaires et des élus. De ce point de vue, on peut dire que ces « estallidos » ont anticipé la révolte des journées du 19, 20 et 21 décembre 2001 qui culminent avec la fuite du président Fernando de La Rúa. […]

Les profondes transformations sociales des dernières années sont contemporaines de la vague de nouveaux délits perpétrés par les jeunes - et les très jeunes- des couches démunies. On est autorisé, ne serait-ce que par la coïncidence dans le temps, à les relier à une autre mutation : le renouveau du « répertoire » de l´action collective populaire. L’affaiblissement d´un syndicalisme autrefois tout puissant ainsi que l’approfondissement de la fracture sociale et le désengagement de l´Etat, font en effet apparaître des modalités de contestation inédites. Le recours à la force y est présent sous des formes diverses, favorisé par l´inexistence de l´expérience et des cadres institutionnels propres aux luttes traditionnelles. Il convient de distinguer deux types parmi les nouvelles formes d´action collective. Tout d´abord celles, désorganisées, appelées « émeutes de la faim » ou « saqueos » , qui correspondent à la notion de « rage » proposée para Hannah Arendt. Directement liées à un accroissement soudain de la misère, elles se manifestent violemment au climax des crises économiques de 1989 et de 2001. La détérioration à la fois vertigineuse et profonde des conditions de vie de couches entières de la population est suivie par le saccage de commerces et de supermarchés dans les périphéries des grandes villes, notamment à Buenos Aires mais également à Cordoba, Rosario, Tucuman, etc. La colère et la faim se mêlent pour mettre fin aux gouvernements de Raul Alfonsin et de Fernando de La Rua, tenus l’un et l’autre pour responsables de désastres économiques, incapables de protéger la population d´une dégradation aussi soudaine. Ces deux crises enfoncent près de la moitié de la population du pays sous le seuil de pauvreté et beaucoup n’arriveront jamais à sortir la tête de l’eau.

L´utilisation du terme « estallidos » (explosions) met en évidence la difficulté à nommer des évènements inédits. Ils seraient ainsi des « évènements » déliés des structures établies, qui résulteraient directement de l´insatisfaction voire de l´ire collective. Or l´analyse détaillée de Javier Auyero montre qu´il n´en est rien, que la prétendue spontanéité de ces comportements violents censés exprimer, à l´état brut, une réaction à la misère, s´insère dans le fonctionnement ordinaire du système politique. La reconstruction de la trame politique clandestine qui relie les protagonistes de la violence avec les partis et avec la police révèle jusqu´à quel point la violence constitue en réalité une ressource politique. Si ces « explosions » sont bien évidemment la réponse à une situation, elles ne sont pas pour autant des conduites collectives totalement désorganisées et dépourvues de sens, sans rapports entre fins et moyens. L´utilisation des étiquettes telles que « explosions » ne font qu´obscurcir leurs liens avec la politique visible aussi bien dans leur déclenchement que dans leur continuité.

Marina Farinetti apporte d´autres indications sur la signification des comportements dans le cas des révoltes de province que nous venons de citer. Contrairement aux saccages des commerces, la révolte prend pour cible le siège des autorités. Est-ce exclusivement une expression d´indignation due au retard dans le paiement des salaires des fonctionnaires? L´analyse de Farinetti montre que cette explication, certes raisonnable, implique en fait la réduction mécanique du mouvement à la réponse, violente, a un stimulus : retard des salaires, autoritarisme gouvernemental, népotisme, etc. Sans nier l’importance de ces faits, l’auteur propose une caractérisation moins évidente du mouvement : il s’agit en réalité d´un règlement de comptes entre le peuple de Santiago et les autorités. Ce qui renvoie à une sorte de pacte préexistant dans lequel la population s´assure d’un emploi et d’un relatif bien-être en échange de l´acceptation de la corruption des autorités. On comprend dès lors pourquoi la multitude ne proteste pas seulement contre la politique d'ajustement imposée par le gouvernement central mais aussi, et surtout, contre les individus au pouvoir dans la province ; et l’on comprend ainsi le sens différentiel des objets du saccage, biens de consommation dans les « saqueos », trophées-souvenirs à Santiago.

NOTES

1. Province du Nord Ouest argentin, région la moins développée du pays, faiblement dotée en ressources et en emplois, Santiago del Estero a peu d’industries et se montre très dépendante des fonds publics. L’Etat est le principal pourvoyeur d’emplois. Ainsi, le gouvernement provincial dépend en grande mesure des ressources qu’il parvient à obtenir du gouvernement national, ses recettes propres étant particulièrement faibles. La province est également la plus rurale du pays (près de 40% de la population). 

2. Juárez a été élu Gouverneur à cinq reprises : 1949, 1973, 1983, 1995 et 1999. Il fut destitué par le coup d’Etat militaire de 1976. 


EXTRAITS et SOURCES 

Javier Auyero
THE MORAL POLITICS OF ARGENTINE CROWDS


Marina Farinetti
LES MESAVENTURES D’UN REGIME AUTORITAIRE EN PERIODE DEMOCRATIQUE
Santiago del Estero 1983-2008


Denis MERKLEN
Silvia SIGAL
VIOLENCE ET POLITIQUE
Une approche argentine



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