Les garden city, les company towns, les périphéries de lotissements pavillonnaires, les gated communities, les park ways, le supermarché, le building puis les quartiers de skyscrapers : les modèles
urbains nés aux États-Unis au 19e siècle – pour certains, une adaptation aux
conditions d'outre-Atlantique des expériences anglaises et de l'urbanisme européen - préfiguraient la morphologie et le paysage futur des villes du monde entier. De
même, le développement des transports collectifs, et notamment les
lignes de chemin de fer et de tramway électrique, qui s'est
effectué dans les grandes villes américaines dès les années 1850,
a été le plus précoce et le plus important. Cela est vrai
également pour le développement automobile qui suivra, et de son
impact sur les territoires. Manfredo Tafuri jugeait que de « tels
processus sont le résultat du boom capitaliste qui investit
directement l'échelle territoriale », et les réseaux de
transports publics seront considérés par les premiers grands trusts
comme une opportunité pour des opérations de spéculations ultra-lucratives ; tandis que les industriels en profiteront pour bâtir les company towns, cité ouvrière loin des centres villes, dont l'objectif est ainsi résumé par le fabriquant de piano Steinway :
« Nous espérions
échapper ainsi aux menées des anarchistes et des socialistes, qui
déjà à cette époque passaient leur temps à
susciter le mécontentement parmi nos ouvriers et à les inciter à
se mettre en grève. Ils semblaient nous prendre pour cible et nous
pensions que si nous pouvions éviter tout contact entre nos ouvriers
et ces hommes, ainsi qu'avec d'autres tentateurs de la ville dans les
quartiers ouvriers, ils seraient plus heureux et que leur sort serait
meilleur. »
Manfredo
Tafuri
Francesco
Dal Co
Extraits
La
naissance de l'urbanisme moderne
La
convergence d'intérêts sur le rôle exercé par les utopies et les
grandes capitales européennes du début du 20e siècle, qui se
réalise chaque fois que l'on tente d'expliquer la naissance de
l'urbanisme moderne, contient à notre avis des limites
historiographiques extrêmement contraignantes. Certainement, la
formation de la culture urbanistique américaine revêt des
caractères « impurs » quand on la compare à la culture
européenne ; même si, comme nous le verrons, les relations entres
les États-Unis et l'Europe sont déterminantes à maintes occasions.
Mais c'est justement en Amérique que des instances progressistes,
des phénomènes originaux où s'entremêlent rente et profit, un
développement économique fondé sur un « laissez-faire »
absolu et des mouvements culturels d'opposition forment un noyau
solidement structuré dès la deuxième moitié du 19e siècle : au
point de donner expression à une tradition au sens propre du mot.
Remonter à cette tradition signifie donc retrouver les origines d'un
parcours parallèle à celui des expériences européennes
contemporaines et vérifier ainsi de nouvelles hypothèses sur
l'origine des pratiques et des idéologies d'intervention qui sont
encore bien vivantes aujourd'hui.
En
effet, ce n'est pas le fruit du hasard si, en Amérique, déjà
autour de 1860, le développement économique dans son ensemble et
l'urbanisation à l'échelle du territoire sont étroitement liés.
Ce n'est pas non plus un hasard si cette croissance et la nouvelle
assise urbaine qui en dépend trouvent un élément catalyseur dans
le développement exceptionnel du secteur ferroviaire : justement,
dans la deuxième moitié du 19e siècle, environ 40 à 45 °/o de la
formation du capital privé américain résultent de la
multiplication des réseaux ferroviaires. Prend ainsi naissance un
système doté d'une dynamique de développement explosive : comme
l'ont remarqué P.A. Baran et P.M. Sweezy, par son biais, «
l'entreprise typique du capitalisme monopoliste, la société par
actions géante, prend sa forme caractéristique ». C'est tout
le système américain qui est conditionné par ce phénomène dont
la structure exerce une influence décisive sur les secteurs qui lui
sont étroitement liés : la croissance urbaine et la « conquête
progressive de la frontière ». Mais un autre facteur
déterminera, à son tour, les procès d'urbanisation. La propagation
des company towns, des villes réalisées exclusivement en
fonction des fabriques, est la conséquence directe des moyens mis en
oeuvre par la composante la plus dynamique du capitalisme américain
pour se structurer.
L'origine
du phénomène est à rechercher dans la tentative, faite par
Alexander Hamilton, de mettre en place à Paterson, grâce à sa «
Society for Establishing Useful Manufactures », un plan
d'urbanisme élaboré par Charles L'Enfant et N. Hubbard (1791-1792).
Mais ce n'est que trois décennies plus tard qu'apparaîtra la
première communauté dont l'assise urbaine sera conçue
exclusivement en fonction de la croissance industrielle : il s'agit
de la ville de Lowell qui est construite sur les rives du Merrimack
à partir de 1823, par les soins du directeur de la Merrimack
Manufacturing,CO, Kirk Boot. Elle reflète les convictions d'un
entrepreneur illuminé de la Nouvelle Angleterre Francis Cabot
Lowell, qui avait jeté avec ses industries les fondements de la
fortune de la compagnie. La rigoureuse hiérarchie des classes, dont
il était un ardent défenseur, reflète fidèlement l'organisation
productive du travail. La conception urbaine de Lowell reproduit
donc, rigidement, la composition de la force du travail utilisée
dans l'industrie. L'assise architecturale de la communauté qui
compte en 1845 30 000 habitants en sera elle-même influencée.
L'exemple de Lowell est très significatif : le plan restitue
exactement la structure de l'organisation productive, résultat d'une
coexistence ambiguë des aspirations philanthropiques avec des formes
de management qui ne parviennent pas encore a synthétiser les
aspects financiers de la gestion industrielle et les aspects
spéculatifs de la gestion urbaine.
Sur
le modèle de Lowell se développent, dans les années 1840, des
ensembles urbains tels que Manchester et Holyoke. Mais ce n'est
qu'après l'intervention du capital ferroviaire que la soudure entre
les investissements industriels et la création contemporaine de
formidables systèmes de spéculation foncière peut se faire. D'un
coté, la nature même de l'industrie ferroviaire rend
complémentaires les investissements productifs et un vaste système
de rentes foncières; et d'un autre, l'énorme poids économique des
chemins de fer donne les moyens aux compagnies d'exercer une pression
suffisante sur l'appareil législatif et politique pour que celui-ci
devienne le garant d'un tel projet économique. Vers 1850, les
Etats-Unis disposent d'environ 10.000 miles de voies ferrées : un
système qui donne une réponse tout à fait fonctionnelle au
développement progressif des zones industriellement avancées et qui
provoque des phénomènes fantastiques d'urbanisation et de
concentration urbaine. Pourtant, en Amérique, concentration et
décentralisation ne sont pas incompatibles : à la formation des
cities du tertiaire, mono-fonctionnelles et spécialisées,
correspond une dispersion territoriale des banlieues résidentielles,
réservées d'abord à la classe dominante et ensuite à la classe
moyenne, tandis que les ghettos du sous-prolétariat et les
populations immigrées et de couleur s'agglutinent autour des
downtowns commerciales.
De
tels processus sont le résultat du boom capitaliste qui investit
directement l'échelle territoriale. Une véritable colonisation
accompagne la construction de la ligne ferroviaire de l'Illinois
Central dont la tête de pont est la ville du Caire, organisée selon
le schéma habituel, en forme de grille, ennobli architecturalement
par le plan élaboré par William Strickland entre 1838 et 1840. Dans
les années 1850, l'intervention spéculative au long des lignes
principales du chemin de fer devient massive : en tournant les
restrictions législatives et en exploitant les facilites accordées
pour l'acquisition des surfaces réservées exclusivement au passage
de la voie ferrée, une société « collatérale », la «
Illinois Central Associates », se constitue, intéressée
uniquement à la spéculation immobilière. Un schéma rigide
d'urbanisation destiné à être reproduit, invariablement, autour de
chaque gare devient ainsi le premier noyau d'un colossal processus
d'exploitation, étendu à l'échelle régionale et capable d'assurer
des dividendes exceptionnels. Ce modèle d'intervention ne reste pas
isolé. Avec quelques retouches, il se reproduit et se multiplie sur
tout le territoire américain qui fait désormais fonction de
«colonie intérieure » pour les villes de la côte occidentale
et pour les centres situés dans la région des Grands Lacs ou dans
les zones où se concentre la production. Les company towns
ferroviaires prolifèrent, en compétition les unes avec les
autres et sans autre logique que celle du profit : on mentionnera
notamment les villes créées par le « North Pacific Railroad »,
comme Tacoma - pour laquelle F. Law Olmsted élabore en 1873 un plan,
qui ne sera jamais réalisé -, les communautés implantées dans le
Kansas, dans la région des montagnes Rocheuses, en Californie. Les
idéologies des « pères fondateurs » se réalisent ainsi en
monnayant la « conquête de l'Ouest » dont la tête de pont
est la ville de Chicago, nœud d'échanges entre les grands centres
de l'Atlantique et leur vaste arrière-pays économique.
Près de Chicago s'élève justement la company town la plus représentative de l'esprit du capitalisme américain de la seconde moitié du 19e siècle : Pullman town, expérience qui marque à la fois l'apogée et le déclin du laissez-faire. Son plan d'urbanisme, conçu en 1880 par Solon Beman et Nathan F. Barret à la demande du magnat de l'industrie ferroviaire G.M. Pullman, donne forme à l'un des meilleurs exemples de l'architecture éclectique américaine : l'architecture de Beman, d'un romantisme sophistiqué, s'intègre étroitement au paysage pittoresque dessiné par Barret. Mais les intentions de Pullman ne concernent pas la forme architecturale; mieux, elles veulent faire de la qualité formelle, une qualité « productive ».
Près de Chicago s'élève justement la company town la plus représentative de l'esprit du capitalisme américain de la seconde moitié du 19e siècle : Pullman town, expérience qui marque à la fois l'apogée et le déclin du laissez-faire. Son plan d'urbanisme, conçu en 1880 par Solon Beman et Nathan F. Barret à la demande du magnat de l'industrie ferroviaire G.M. Pullman, donne forme à l'un des meilleurs exemples de l'architecture éclectique américaine : l'architecture de Beman, d'un romantisme sophistiqué, s'intègre étroitement au paysage pittoresque dessiné par Barret. Mais les intentions de Pullman ne concernent pas la forme architecturale; mieux, elles veulent faire de la qualité formelle, une qualité « productive ».
D'une
part, l'intervention vise à séparer les ouvriers de l'environnement
social et politique instable de la grande ville, secouée, pendant
les années 1870, par de violentes luttes de classes, d'autre part,
elle prétend exercer sur les travailleurs un contrôle rigide aussi
bien sur le plan politique, en soumettant à discrimination les
membres des organisations syndicales, qu'économique, en contrôlant
la mobilité et la dynamique salariale. D'un point de vue strictement
urbanistique, Pullman town offre un standard d'habitat et de services
sans égal en Amérique : les commentateurs de l'époque peuvent
croire à une convergence décisive entre les intérêts de
l'entreprise et les innovations urbaines.
Pullman suscite
en revanche des critiques plus vives, surtout dans les milieux
progressistes, le modèle de gestion politico-financière qui est mis
en place et que la crise économique de 1895 ébranlera du reste très
sérieusement. Avec la grève violente qui secoue en 1894 toute la
ville de Chicago [1], ce sont les fondements mêmes du système – la
séparation de la classe ouvrière de Pullman de celle de la
métropole et de l'ensemble des travailleurs américains et la
tentative d'exercer un contrôle rigoureux sur le marché de la force
de travail – qui s'écroulent définitivement. La grève Pullman
voit s'affronter dans une lutte décisive les nouvelles structures
syndicales et le modèle de développement capitaliste expérimenté
dans les company towns, marquant une étape fondamentale pour
l'histoire du mouvement ouvrier américain et posent le problème du
rôle de l'Etat dans les conflits du travail.
Au
début du 20e siècle, deux tendances opposées dominent le débat
américain sur la planification urbaine et les problèmes du housing.
La première tire son origine de la tradition progressiste ; en
rapport étroit avec des expériences européennes concomitantes,
elle mise sur la création d'instruments de planification efficaces
fondés sur l'intervention des pouvoirs publics. La seconde donne
priorité à l'initiative privée, selon une tendance qui s'était
manifestée à l'occasion des ambitieuses propositions d'urbanisme
apparues au tournant du siècle. Avec l'entrée en guerre des
Etats-Unis dans le premier conflit mondial, dans le climat de
mobilisation générale suscité par le mot d'ordre de preparedness
sous l'administration de Wilson, « l'économie de guerre »
représente une rupture effective avec le pur système libéral. La
création des premiers organismes destinés à la planification de
l'effort de guerre semble réaliser les confuses espérances obtenus
par le Socialist party sur le plan de l'administration locale.
L'activité des Corporations d'Etat, préposées à la construction
des complexes ouvriers pour l'industrie de guerre, engage des
urbanistes d'avant-garde, rassemblés pour certains autour du Journal
of the American Institute of Architects que dirige C.H.
Whitaker.
Outre
la tâche de localiser de la manière la plus économique la force de
travail, les – villages de guerre – réaffirment le principe own
your own home, en préfigurant un système rigide et complexe de
contrôle sur le marché de la force du travail. Ce n'est pas un
hasard si à la fin de la guerre, avec le déclin de l'intervention
fédérale et la ruine des espérances de réforme, le modèle offert
par de telles expériences sera repris par les entrepreneurs privés
qui mettront à jour, sous des formes plus astucieuses, la tradition
des company towns. Dans les années 1920 s'installe donc, dans
un climat d'euphorie économique, une double tendance.
Avec
la renaissance des company towns, on assiste à une reprise de
la croissance des banlieues et à un boom spéculatif, provoqué par
l'urbanisation de la Floride. Dans cette région, dernier lambeau
d'une frontière improbable, se déroule le banquet de l'agression
spéculative la plus effrénée et la plus chaotique. Dans
les projets pour les hypothétiques communautés de la Floride, se
célèbrent les fastes de l'urbanisme américain, dont les
motivations idéales vont s'épuisant davantage.
Ses folies préfigurent l'imminence d'un krach, redoutable et tout proche.
Après
le « jeudi noir » (24 octobre 1929), la nation entière
plonge dans une crise désastreuse qui ne sera pas maîtrisée avant
plus de trois ans. Les Hoovervilles, les campements de
réfugiés et des chômeurs dans les marges des périphéries, sont
le symbole de la misère et de la désespérance du « grand
krach ».
Hooverville à Central park | New York | 1930
Manfredo Tafuri
Le terme Hooverville est aujourd'hui passé dans le langage courant et désigne les bidonvilles d'"américains", tel celui-ci né de la crise de 2008.
NOTES [L.U.I.]
Hooverville à Central park | New York | 1930
Plan de Donald
Roy du Seattle's Hooverville (1934). Son étude sociologique [en anglais] est disponible au format PDF : Roy's sociological survey.
Manfredo Tafuri
Francesco Dal Co
Extraits
La naissance de l'urbanisme moderne
Le terme Hooverville est aujourd'hui passé dans le langage courant et désigne les bidonvilles d'"américains", tel celui-ci né de la crise de 2008.
NOTES [L.U.I.]
[1] Des grèves éclatent dans tout le pays, y compris dans les company towns, et notamment celle des usines Steinway entre 1878 et 1880, qui comptent parmi les
plus importantes luttes ouvrières du 19e siècle à New York. En
février 1880, la menace de licenciement des ouvriers
chargés du vernissage, en grève, provoque une grève générale, qui se prolongea pendant cinq semaines.
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