Le procès | Orson Welles |
Le
droit ne va pas sans le passe-droit, la dérogation, la dispense,
l'exemption, c'est-à-dire sans toutes les espèces d'autorisation
spéciale de transgresser le règlement qui, paradoxalement, ne
peuvent être accordées que par l'autorité chargée de le faire
respecter. Tant au niveau de la conception et de l'élaboration
de la norme, dans les fameuses commissions où s'élaborent les lois
et les règlements qu'au niveau de sa mise en oeuvre, dans les
obscures transactions entre les fonctionnaires et les usagers,
l'administrateur ne tolère vraiment le dialogue qu'avec le notable,
c'est-à-dire avec un autre lui-même...
Pierre Bourdieu Droit et passe-droit Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en oeuvre des règlements In: Actes de la recherche en sciences sociales | mars 1990
Comme tous les règlements
qui laissent toujours aux agents chargés de leur mise en oeuvre une
marge de jeu, depuis l'application rigoureuse ou rigoriste jusqu'à
la dérogation ou même la transgression pure et simple, les mesures
réglementaires qui sont constitutives de la "politique du
logement" sont réinterprétées et redéfinies à l'intérieur
des différents champs territoriaux (régions, départements) dans
lesquels se négocie l'application aux cas particuliers des
règlements en matière de construction. C'est dans les rapports de
force spécifiques qui s'établissent au sein d'unités territoriales
administrativement définies que se déterminent, en chaque cas,le
choix. Les autorités territoriales entrent ainsi dans des conflits,
des négociations et des échanges complexes qui permettent par
surcroît de réaliser une adaptation des normes à la situation.
Le
jeu avec la règle
L'opposition
apparemment neutre et purement descriptive entre "centre"
et "périphérie" doit sa prégnance symbolique au fait
qu'elle est obtenue par la superposition de deux ensembles
d'oppositions : le premier, qui est inscrit à la fois dans la
structure bureaucratique elle-même, sous la forme de toute la série
des divisions et des subdivisions qui font correspondre des niveaux
hiérarchiques de plus en plus bas à des unités territoriales de
plus en plus petites, et dans les structures mentales de tous les
fonctionnaires, avec l'opposition entre les lieux "centraux"
de "commandement" et de "conception" et
les postes "locaux" et "extérieurs"
d'"exécution" ; le second, qui s'établit entre la
bureaucratie elle-même et tout ce qui lui est extérieur,
« assujettis » ou « administrés », mais
aussi collectivités locales, c'est-à-dire entre le "service
public" et les intérêts privés, entre l'intérêt général
et l'intérêt particulier. On a ainsi tout un ensemble d'oppositions
parallèles et partiellement substituables les unes aux autres :
"central/local", "général" ("intérêt
général", "idées générales", etc.) /
"particulier" ("intérêts particuliers"),
"conception" / "exécution", "théorie"
/ "pratique", "long terme" ("plan à long
terme") / "court terme", etc. La matrice commune de
ces oppositions est l'antithèse entre deux points de vue (1) : le
point de vue des fonctionnaires qui, étant placés au sommet de la
hiérarchie bureaucratique, sont censés être situés "au-dessus
de la mêlée", donc être inclinés et aptes à « prendre
du recul », et à voir « les choses de haut », à
« voir grand » et à "voir loin", s'oppose à
la vision ordinaire des simples exécutants ou des agents ordinaires,
que leurs "intérêts à courte vue" inclinent à des
"résistances" anarchiques ou des "pressions"
contraires à l'intérêt général. Principe de la vision
du monde technocratique, cet ensemble d'oppositions qui
s'enracine dans un sentiment de supériorité à la fois technique et
éthique organise la perception que le rapporteur d'une grande
commission sur l'aide au logement peut avoir des participants
étrangers à l'administration tout comme l'image que se fait des
maires ou des conseillers généraux de sa circonscription un
ingénieur placé à la tête d'une Direction départementale de
l'équipement. Et l'objectivation préalable de ces principes
de construction de la réalité qui sont inscrits dans la réalité
même est la condition d'une véritable rupture avec l'inclination,
si commune, à faire entrer dans la science en tant qu'instrument de
construction de l'objet des principes de division qui n'y ont leur
place qu'en tant qu'objets.
Ce
qui est sûr, c'est que, dans la pratique, pour un entrepreneur,
comme pour la plupart des "administrés", des "assujettis"
ou des "justiciables", "l'Etat" se présente sous
la forme du règlement et des agents ou des instances qui
l'invoquent, le plus souvent pour dire non, pour interdire (2). La
perception orientée et réglée par le règlement est une perception
sélective, qui a les mêmes limites que la compétence statutaire du
fonctionnaire. Cette perception sélective s'affirme comme
universelle, que cette universalité soit celle des normes du
"beau" ou celle des exigences de la rationalité et de la
technique, ou les deux à la fois, et elle s'énonce souvent dans des
propositions dotées d'un sujet collectif et impersonnel ("Le
Ministère de la culture estime que..."). Cependant elle trahit
par l'arbitraire avec lequel elle s'impose l'arbitraire du point de
vue qui est à son principe. Il n'est pas facile de justifier
esthétiquement ou techniquement que "les saillies des toitures
ne doivent pas faire plus de 12 cm" ou de déterminer
rationnellement où commence et où finit l'environnement protégé
d'un monument historique. Mais ce point de vue particulier, qui
apparaît comme tel à l'usager et plus clairement encore à un autre
architecte, situé en un point très voisin, mais néanmoins très
différent -en tant qu'employé d'une entreprise privée- dans
l'espace social, a les moyens de se faire reconnaître comme
universel lorsqu'il est le fait de l'architecte départemental. Le
statut même de fonctionnaire d'autorité, expressément mandaté
pour faire respecter un règlement qui demande que les saillies des
toitures n'aient pas plus de 12 cm ou qui édicté que
l'environnement d'un bâtiment historique est protégé dans un rayon
de 4o0 mètres implique une « situation de monopole »
s'agissant de déterminer ce qu'est le beau et le bien en matière
d'habitation. Ce monopole de la violence symbolique légitime
s'affirme dans la prétention du fonctionnaire, architecte
départemental ou ingénieur de la DDE, à un point de vue qui n'en
est pas un, au point de vue absolu, universel, général,
c'est-à-dire délocalisé, départicularisé, déprivatisé, du
serviteur à la fois neutre et compétent de l'intérêt général.
Et il n'est pas rare que cette prétention trouve dans les
dispositions inscrites dans l'habitus du fonctionnaire - comme, par
exemple, l'hostilité anticapitaliste à la logique du profit et
l'horreur esthète de la production de série qui inspirent un fort
préjugé contre les maisons industrielles - les ressources
psychologiques nécessaires pour s'affirmer avec le sentiment de sa
nécessité et de son universalité.
Dans
la lutte pour le monopole, le règlement est l'arme majeure du
fonctionnaire - avec, le cas échéant, sa compétence technique ou,
dans le cas des architectes, sa compétence culturelle. Et l'on
pourrait dire, généralisant la formule de Weber, selon laquelle "on
obéit à la règle lorsque l'intérêt à lui obéir l'emporte sur
l'intérêt à lui désobéir", que le fonctionnaire applique ou
fait respecter le règlement dans la mesure et dans la mesure
seulement où l'intérêt à l'appliquer ou à le faire respecter
l'emporte sur l'intérêt à "fermer les yeux" ou à "faire
une exception". La règle qui, comme on l'a vu, a été produite
dans la confrontation et la transaction entre des intérêts et des
visions du monde social antagonistes, ne peut trouver son application
qu'au travers de l'action des agents qui sont chargés de la faire
respecter et qui, disposant d'une liberté de jeu (ou, comme on dit,
d'une marge de manoeuvre) d'autant plus grande qu'ils occupent une
position plus élevée dans la hiérarchie bureaucratique, peuvent
travailler à son exécution ou, au contraire, à sa transgression
selon qu'ils ont plus de profit matériel ou symbolique à se montrer
stricts ou indulgents.
L'autorité
du fonctionnaire peut s'affirmer dans l'identification pure et
simple, sans distance, avec le règlement ("le règlement, c'est
le règlement"), dans le fait de s'effacer devant la règle, de
s'annuler devant elle, pour jouir pleinement du pouvoir qu'elle
donne, c'est-à-dire, le plus souvent, un pouvoir d'interdire. Cette
stratégie, qui consiste à renoncer librement à la liberté qui est
toujours inscrite dans le poste, même le plus bas, de se comporter
comme une chose ou un vivant réduit à l'état de chose (perinde
ac cadaver), comme un "on", personnage anonyme et
interchangeable, "bête et discipliné", affranchi de tous
les états d'âme et de tous les scrupules de conscience, est sans
doute d'autant plus probable -parce qu'à la fois plus encouragée et
plus profitable - que l'on descend davantage dans la hiérarchie.
Mais, à tous les niveaux, elle se présente comme une alternative
possible -ouvrant ainsi la porte au jeu stratégique- à la conduite
opposée, qui consiste à se montrer "compréhensif",
"humain", à tirer parti (et profit, fût-ce un profit
purement moral de conformité éthique) de la liberté de jeu que
tout poste laisse toujours à ses occupants (ne fût-ce que parce
qu'aucune description de poste ni aucun règlement ne peut tout
prévoir et parce que, comme disent les Kabyles, "toute règle a
sa porte").
C'est
ici l'occasion de rappeler qu'un champ en tant que jeu structuré de
manière souple et peu formalisé -ou même une organisation
bureaucratique en tant que jeu artificiellement structuré et
construit en vue de fins explicites n'est pas un appareil
obéissant à la logique quasi mécanique d'une discipline
capable de convertir toute action en simple exécution, limite
jamais atteinte, même dans les "institutions totales" (3).
La conduite disciplinée qui présente tous les dehors de
l'exécution mécanique (ce qui lui vaut d'être un ressort
d'effets comiques) peut être elle-même le produit de stratégies
tout aussi subtiles (avec le brave soldat Chweik par exemple) que le
choix opposé qui consiste à jouer avec la règle, à prendre ses
distances avec le règlement. Le jeu bureaucratique, sans doute le
plus réglé de tous les jeux, comporte pourtant une part
d'indétermination ou d'incertitude (ce que, dans un mécanisme, on
appelle le "jeu") (4).
Comme
toute espèce de champ, il se présente sous la forme d'une certaine
structure de probabilités - de récompenses, de gains, de profits ou
de sanctions -, mais qui implique toujours une part
d'indétermination, liée notamment au fait que, pour si étroite que
soit la définition de leur poste et si contraignantes les nécessités
inscrites dans leur position, les agents disposent toujours d'une
marge objective de liberté (qu'ils peuvent ou non saisir selon leurs
dispositions "subjectives") et que ces "libertés"
s'additionnent dans le "jeu de billard" des interactions
structurées : à la différence du simple rouage d'un appareil, ils
peuvent toujours choisir, dans la mesure au moins où leurs
dispositions les y incitent, entre l'obéissance perinde ac
cadaver et la désobéissance (ou la résistance et l'inertie) et
cette marge de manoeuvre possible leur ouvre la possibilité
d'un marchandage, d'une négociation sur le prix de leur obéissance,
de leur consentement.
Cela
dit, et au risque de décevoir ceux qui verront dans ces analyses une
émergence inattendue (ou inespérée) de la "liberté", il
faut rappeler que ce n'est pas un sujet pur, et libre, qui vient
occuper les marges de liberté qui sont toujours laissées aux
fonctionnaires, à des degrés divers selon leur position dans la
hiérarchie. Ici comme ailleurs, c'est l'habitus qui vient combler
les vides de la règle et, aussi bien dans les situations ordinaires
de l'existence bureaucratique que dans les occasions extra-ordinaires
qu'offrent aux pulsions sociales les institutions totales (comme le
camp de concentration), les agents peuvent s'emparer, pour le
meilleur ou pour le pire, des marges de liberté laissées à leur
action, et transformer la position de supériorité -même tout à
fait infime et provisoire, comme celle du guichetier- que leur donne
leur fonction, pour exprimer les pulsions socialement constituées de
leur habitus. C'est ainsi que les postes subalternes d'encadrement et
de contrôle des "institutions totales" (internat, caserne,
etc.) et, plus généralement, les postes d'exécution des grandes
bureaucraties doivent nombre de leurs traits les plus
caractéristiques, qui ne sont pour tant jamais prévus dans aucun
règlement bureaucratique et dans aucune "description de poste",
aux dispositions qu'y importent, à un moment donné du temps, ceux
qui les occupent : les fonctionnaires "remplissent leur
fonction" avec toutes les caractéristiques, désirables ou
indésirables de leur habitus. Et nombre des « vertus »
et des « vices » de la petite bureaucratie sont
imputables autant, sinon davantage, au fait que les postes
subalternes étaient parfaitement accueillants, jusqu'à une date
récente, à la petite bourgeoisie en ascension et à ses
dispositions strictes, mais aussi étroites, rigoureuses, mais aussi
rigides, réglées mais aussi répressives.
Tout
n'est pas contractuel dans le contrat bureaucratique : le règlement
qui définit les devoirs du subordonné, définit du même coup les
limites de l'arbitraire du dominant. Telle est en effet l'ambiguïté
fondamentale du droit : autant il est difficile de se défendre
contre les régularités pratiques ou les injonctions tacites d'un
univers comme la famille où l'essentiel des contraintes éthiques
reste à l'état implicite, dans les profondeurs obscures du "cela
va de soi", autant il est possible de tirer parti, en la
réinterprétant, d'une règle explicite qui, d'énoncé de devoirs
(le fonctionnaire doit renvoyer le dossier dans les huit jours), peut
se trouver transformée en revendication de droits (le fonctionnaire
a huit jours pour renvoyer le dossier). Discipline qui restreint la
marge de liberté des exécutants, qui indique ce qu'on doit faire et
ce qu'on ne peut pas faire, la règle, en tant qu'elle est sujette à
interprétation et à application (au sens de Gadamer),
délimite aussi le pouvoir du supérieur, du dominant et, en
définissant ce qu'il est en droit d'exiger, impose une limite à son
arbitraire, à l'abus de pouvoir. C'est cette ambiguïté
fondamentale de l'ordre bureaucratique que porte au grand jour la
grève du zèle en montrant qu'il surfit d'obéir à la lettre aux
règles qui le régissent pour bloquer tout le fonctionnement d'un
système qui repose officiellement sur l'obéissance à la règle :
elle révèle que même au sein de l'univers par excellence de la
règle et du règlement, le jeu avec la règle fait partie de la
règle du jeu. Mais il suffirait de constituer la série complète de
tous échanges bureaucratiques fondés sur un usage plus ou
moins toléré et tolérable de la liberté de jeu et de la marge de
manoeuvre dans l'interprétation et l'application de la règle dont
disposent tous les agents d'une institution bureaucratique et
dont l'ampleur est sans doute la plus exacte mesure de leur pouvoir
pour convaincre que tout le fonctionnement réel de l'ordre
bureaucratique repose sur la casuistique infiniment subtile du
droit et du passe-droit.
Le
pouvoir proprement bureaucratique et les profits licites ou illicites
(particulièrement fréquents, on le sait, dans le domaine de
l'immobilier) qu'il peut procurer repose sur la liberté qui est
laissée, en droit ou en fait, aux agents de choisir l'une des
stratégies objectivement offertes dans l'éventail des possibilités
distribuées entre l'application rigoriste et stricte de la règle et
la transgression pure et simple. Seule une différence d'échelle
sépare l'échange entre le "petit chef qui accepte de fermer
les yeux sur un retard ou une faute en contrepartie des faveurs que
lui accordent ses subordonnées et la transaction entre le maire
d'une grande ville qui octroie une autorisation indue contre le
versement d'un pot-de-vin. Et, comme pour compliquer la tâche de
ceux qui s'interrogent sur les "incitations" capables
d'accroître le rendement du travail bureaucratique, c'est en
s'appuyant sur le même principe, celui des libertés que l'on
s'accorde en accordant des libertés, c'est-à-dire en concédant des
libertés et des indulgences, en fermant les yeux sur les manquements
aux disciplines formelles et en tolérant des transgressions mineures
aux impératifs de forme et de formalisme (en matière d'horaire ou
de signes extérieurs d'autorité ou de soumission par exemple), que
certains des détenteurs de pouvoirs de type bureaucratique peuvent
accumuler un capital de libertés ou d'indulgences qui leur permet de
mobiliser, à tous les niveaux de l'ordre bureaucratique, des
énergies, voire des enthousiasmes que l'imposition pure et simple de
la règle formelle laisserait inemployés et d'obtenir, sur la base
d'un capital personnel de type charismatique acquis par toute une
série de transgressions de la règle perçues comme généreuses et
intelligentes, une forme de surtravail et d'auto-exploitation.
Le
choix d'ouvrir la possibilité d'une exception à la règle
constitue un des moyens les plus communs et les plus efficaces
d'acquérir un "pouvoir personnel", c'est-à-dire cette
forme particulière de charisme bureaucratique qui s'acquiert
en prenant ses distances à l'égard de la définition bureaucratique
de la fonction (5). Le fonctionnaire se constitue en notable
doté d'une certaine notoriété dans les limites d'un ressort
territorial et du groupe d'interconnaissance, en s'assurant un
capital symbolique de reconnaissance
grâce à cette forme tout à fait particulière d'échange
qui, dans toutes les sociétés, fait les "big men" et dans
laquelle la principale" monnaie d'échange" n'est autre
chose, dans le cas particulier, que l'exception à la règle ou
l'accommodement avec le règlement accordé ou offert, comme un
"service", à un usager ou, plus normalement, à un autre
notable, agissant au nom de tel ou tel de ses "protégés".
On s'interdit de comprendre la logique du processus de mise en oeuvre
de la règle bureaucratique si l'on ignore les principes fondamentaux
de la casuistique bureaucratique. Premièrement, comme on l'a
vu, l'application du règlement, qui peut être une non-application
une dérogation, un passe-droit légitime, dépend très
étroitement, en chaque cas, des dispositions (habitus) et des
intérêts (de corps et de position) des agents qui tiennent de lui
leur pouvoir et qui détiennent une maîtrise quasi monopolistique de
son application au cas particulier, c'est-à-dire de son
interprétation et de son imposition (comme le responsable de DDE
dans le cas du permis de construire ou l'architecte départemental
dans le cas d'un plan architectural ou tous ceux qui, à un moment
quelconque d'un processus de décision bureaucratique, ont à
inscrire un "avis", une appréciation ou une note sur un
formulaire prévu à cet effet). Deuxièmement, ces agents
d'exécution qui ne sont jamais de simples exécutants disposent
toujours d'un éventail de "choix" possibles qui se situent
entre deux limites, sans doute jamais atteintes : l'application
stricte et entière du règlement, sans égard aux particularités du
cas considéré, qui, comme le rappelle la formule « summun
jus, summa injuria » peut être une forme irréprochable
d'abus de pouvoir ou, au contraire, la transgression légitimée, la
dérogation officielle ou officieuse comme exception dans les
règles et passe-droit légal. En fait, la seconde possibilité ne
prend tout son sens et sa va leur que par rapport à la première et
c'est en tant qu'elle suspend la possibilité de l'application pure
et simple de la règle (qui peut être brandie comme une menace dans
une sorte de chantage légal), que l'exception accordée de
vient un service rendu, donc une ressource spécifique,
susceptible d'être échangée, et d'entrer dans le circuit
d'échanges symboliques qui fonde le capital social et le capital
symbolique du notable. Ce crédit est essentiellement
personnel - par opposition à l'autorité bureaucratique : il va en
effet à celui qui, en autorisant une exception à la règle, marque
sa liberté de personne au lieu de se conduire en personnage
impersonnel purement et simplement identifié à la règle dont il se
fait le desservant.
Le
droit ne va pas sans le passe-droit, la dérogation, la dispense,
l'exemption, c'est-à-dire sans toutes les espèces d'autorisation
spéciale de transgresser le règlement qui, paradoxalement, ne
peuvent être accordées que par l'autorité chargée de le faire
respecter. Le monopole de la mise en oeuvre du règlement peut ainsi
procurer à celui qui le détient les bénéfices et les
satisfactions attachés à l'observance et les profits, matériels ou
symboliques, associés à la transgression légitime, dont le
bakchich ou le pot-de-vin ne représente que la forme la plus
grossière : la levée bureaucratique des interdits ou des
obligations bureaucratiques peut être la source de profits mieux
euphémisés, comme le crédit pour services rendus qui peut être
engagé dans les échanges avec d'autres détenteurs de pouvoirs
bureaucratiques, donc de privilèges potentiels (c'est ce que dans le
jargon bureaucratique on appelle les "renvois d'ascenseur"),
ou avec d'autres notables, et en particulier les élus, députés,
conseillers généraux ou maires qui augmentent leur capital
symbolique par des interventions et des intercessions auprès des
bureaucraties, ou encore avec de simples particuliers qui ont assez
de capital social pour entrer dans des relations d'échange. Par
l'intermédiaire de ce mécanisme, qui est inscrit au coeur même du
monopole bureaucratique, l'arbitraire lié à la tentation de
l'accumulation d'un "pouvoir personnel", d'un capital
symbolique associé à la personne du mandataire, s'introduit
dans la mise en oeuvre du règlement, menaçant dans son fondement
même la "rationalité bureaucratique", c'est-à-dire la
calculabilité et la prévisibilité qui, selon Max Weber, la
définissent.
La
transgression réglementaire ou autorisée par le règlement n'est
pas un simple raté de la logique bureaucratique ; elle est inscrite
dans l'idée même de règlement, en fait et en droit. En fait, parce
que, pour si précis que soient les règlements régissant
l'application du règlement (et en particulier les circulaires
d'application que les "rédacteurs de l'administration centrale"
produisent à l'intention des exécutants des "services
extérieurs"), ils ne peuvent jamais prévoir tous les cas et
toutes les situations possibles et, que, s'il le faisaient, ils
rendraient "l'exécution" impossible. Paradoxalement, comme
dans le cas des échanges matrimoniaux, la règle n'est pas le
principe de l'action ; elle intervient comme une arme et un enjeu des
stratégies qui orientent l'action (6). En droit, parce que la
dérogation légitime à la règle bureaucratique peut être inscrite
dans la logique même de l'institution bureaucratique, sous la forme
d'instances de recours officielles ou officieuses qui, à
travers la division du travail de domination qu'elles instituent,
permettent à l'instance hiérarchique supérieure, et dotée de ce
fait d'un degré supérieur de liberté, de tirer un profit
symbolique de la rigidité réglementaire de l'instance
inférieure -avec par exemple l'opposition, inscrite dans les
habitus, à travers les normes de recrutement social des différents
postes, entre le colonel, "père du régiment", et
l'adjudant, entre le proviseur et le censeur, entre le professeur et
le pion, entre le médecin et l'infirmier, psychiatrique notamment,
ou entre le juge et le policier , etc. (7).
Enfin,
outre qu'il est étroitement déterminé par la position occupée
dans la hiérarchie bureaucratique, et en particulier par les degrés
de liberté qu'elle enferme, le choix entre l'une ou l'autre des
possibilités stratégiques, ne s'accomplit pas dans le vide social
d'une délibération volontaire mais, comme les exemples évoqués
ci-dessus pouvaient déjà le suggérer, dans la relation objective
et subjective avec un espace des possibles pratiquement incarné par
le champ des instances bureaucratiques complémentaires et
concurrentes, capables de tirer un profit, un avantage ou une
satisfaction d'un retour à l'application stricte de la règle
(éventuellement assorti d'un rappel à l'ordre et de sanctions) ou,
à l'opposé, d'une interprétation laxiste propre à donner une
liberté refusée par l'application stricte de la règle.
Le
champ à base territoriale
Est-il
possible, dans ces conditions, de décrire scientifiquement les
processus sociaux extrêmement complexes qui conduisent à la mise en
oeuvre pratique des règlements et qui donnent à l'Etat sa figure
réelle, celle qu'il revêt en s'incarnant (mais il n'existe pas
autrement) dans les innombrables actions des innombrables agents
bureaucratiquement mandatés pour agir en son nom qui s'affrontent,
au sein de champs à base territoriale, avec des intérêts
divergents et des pouvoirs différents, dans des luttes pour le
monopole de la décision bureaucratique légitime ? Ce qui est sûr,
c'est que le "choix" que chacun des détenteurs d'un
pouvoir bureaucratique peut opérer entre le rigorisme et le
laxisme, ou entre les différentes formes de l'abus de pouvoir par
hypercorrection ou par "distance au rôle", trouve sa
limite dans la concurrence avec les autres prétendants au monopole
de la mise en oeuvre de la règle bureaucratique. En effet, aucun des
responsables ne peut ignorer que chaque "administré" peut
tirer parti des conflits structuraux entre les autorités qui
s'affrontent dans les limites d'une unité administrative comme le
département (par exemple le préfet et le chef de service de la DDE)
pour suspendre leurs verdicts indésirables ou en retarder les effets
; ou que, jouant non plus des relations horizontales au sein du champ
à base territoriale, comme le département, mais plutôt des
relations verticales au sein du corps, il peut même tenter de faire
intervenir le ministère de tutelle et, à la limite, d'obtenir la
mutation du fonctionnaire qui refuse de trouver des accommodements
avec le règlement.
Aussi
est-il à peine exagéré d'avancer que le véritable sujet de la
mise en oeuvre du règlement n'est autre chose que le champ
territorial à l'intérieur duquel se déterminent les "choix"
des responsables (ou, plus exactement, l'état de la structure de ce
champ à un moment donné) : par exemple, les architectes
départementaux et surtout les ingénieurs des DDE peuvent tirer
parti de l'ambiguïté structurale de leur position de double
dépendance, à l'égard du préfet et des "collectivités
locales" d'une part, et à l'égard de leur hiérarchie et de
leur ministère de tutelle d'autre part, pour s'assurer une forme
d'indépendance autorisant les compromis, les exceptions et les
transactions et, par là, d'importants avantages matériels et
symboliques. Mais la tentation proconsulaire, avec les abus de
pouvoir qu'elle implique, trouve sa limite dans le contrôle et la
censure qu'exercent le champ de concurrence territorial et, à
travers lui et ses interventions, les autorités centrales
elles-mêmes, et dans la logique de la "mutation" ou de
l'"avancement", qui ramène vers le "centre",
c'est-à-dire vers des pouvoirs plus étendus mais aussi mieux
contrôlés.
Ainsi,
comme le rappellent tous les informateurs, et surtout ceux que leur
carrière a amenés à traverser des situations locales différentes,
et comme l'observation (dans le Loiret et le Val d'Oise) permet de le
vérifier, la configuration des forces en présence au sein du champ
territorial varie selon les départements et, à l'intérieur de
chaque département, selon les intérêts et les dispositions des
agents qui y occupent les positions les plus déterminantes, préfet,
chef de service de la DDE, président du Conseil général, maires de
grandes villes ; et en même temps il est clair que l'on retrouve des
invariants à travers la complexité et la multiplicité des
configurations à l'intérieur desquelles se déterminent les
interactions entre les agents et les institutions capables
d'intervenir directement ou indirectement sur la question du logement
et sur les "décisions" susceptibles d'être prises en ces
matières. La conscience la plus aiguë de l'infinie diversité des
combinaisons concrètes n'interdit pas en effet de concevoir les
principes d'un modèle capable de rendre les pratiques et les
stratégies individuelles sinon prévisibles, du moins immédiatement
intelligibles : un tel modèle devrait prendre en compte, pour chacun
des agents, outre les dispositions associées à sa trajectoire
sociale, les pouvoirs (ou le capital) et les intérêts liés à la
position, actuelle et potentielle, qu'il occupe dans la double
relation, verticale, au sein de la hiérarchie propre de son corps,
et horizontale, au sein du champ local, et se donner ainsi le moyen
de ressaisir la configuration globale du champ local et la forme
singulière des interactions (positives -coopération, alliance,
etc.-, négatives - conflits ouverts ou larvés - ou nulles) qui
peuvent s'y accomplir. Le fait que la mise en oeuvre des règlements
s'accomplisse au travers de cette multiplicité de pouvoirs
concurrents qui s'opposent au sein du champ territorial tout en
restant intégrés dans des champs nationaux (celui des préfets,
celui des architectes, celui des ingénieurs des DDE, etc.) et qui
balancent toujours entre la tentation de la "féodalité locale"
et l'ambition de l'ascension dans la hiérarchie centrale (celle du
corps notamment), assure sans doute une certaine protection contre
l'abus de pouvoir à ceux-là au moins qui disposent des ressources
nécessaires pour entrer dans le cycle de l'échange de services, une
protection aussi contre la mainmise totale de l'un des pouvoirs, ou
d'une autorité centrale, sur l'ensemble du jeu. Ainsi par exemple,
chacune des positions faibles dans le champ territorial peut trouver
les voies de son indépendance dans le "jeu de billard"
(comme dit un des informateurs) consistant à s'appuyer sur un
pouvoir pour échapper à un autre qui pourra, en une autre occasion,
ou un autre champ territorial, être utilisé pour résister au
premier. Chacun peut se dérober, jusqu'à un certain point, à
l'emprise de tel ou tel de ses concurrents, en le mettant en
concurrence avec d'autres. Témoin ce propos tout à fait typique
d'un responsable du service contentieux administratif d'une DDE dans
une préfecture de la région parisienne : "Nous (dans les DDE),
nous sommes agents d'Etat. Un maire ne peut pas me donner l'ordre de
défendre un dossier. Mais comme nous voulons garder la confiance des
maires, nous acceptons pour ne pas perdre de notre crédibilité. Si
nous refusons, le maire pas sera par un bureau privé qui lui dira
toujours oui. Les bureaux d'études privés, les architectes privés
peuvent faire des POS (Plans d'occupations des sols) ; ils suivront
la logique de la rentabilité, ils feront par exemple un POS en 15
jours. La qualité n'y sera pas. En revanche, l'administration
connaît le terrain, nous travaillons quotidiennement avec les
maires. Le subdivisionnaire est sur place constamment. C'est le GEP
(Groupe d'étude et de planification), chez nous, qui fait les plans
d'occupation des sols". De plus, si la DDE peut récuser les
ordres ou les demandes du maire, elle a besoin de la clientèle des
communes et elle doit se mettre à l'abri des réclamations et des
protestations propres à ternir son image auprès de l'administration
centrale. De son côté, le maire peut se libérer de l'emprise de la
DDE (d'autant plus facilement que sa commune est plus grande) en
mettant la DDE en concurrence avec un architecte privé mais il a
intérêt à s'assurer la compétence particulière de l'Equipement,
et même sa complicité active, pour effectuer des travaux qui
peuvent contribuer à sa réélection. De ce fait, le maire, comme
beaucoup d'élus locaux, trouve plus simple et plus sûr de confier
la conception et la réalisation de ses projets aux fonctionnaires de
la DDE, en comptant que, ainsi associés à ses propres affaires, ils
sauront lui assurer, en contrepartie des avantages qu'ils tirent de
la situation, les moyens de réaliser sa politique.
Autre
exemple de ces contraintes croisées, qui conduisent à négocier
pour éviter les contrecoups des affrontements directs : "Prenons
un exemple concret : celui du permis de construire. 99 % des communes
du département passent par la DDE pour instruire les permis (plan
d'occupation des sols approuvés ou pas). Le maire, qui n'est pas
spécialisé forcément sur le plan de l'urbanisme, va suivre l'avis
de la DDE. Mais si cet acte est illégal, la DDE peut refuser
d'instruire et saisir le préfet pour le faire annuler. Seulement, le
maire sera mécontent. La DDE va donc en sous-main négocier avec le
maire pour le faire changer d'avis sans que le préfet le sache."
En d'autres cas, l'usager mécontent des décisions de la DDE peut se
plaindre au maire de la commune ou faire intervenir son conseiller
général. L'élu, soucieux de se ménager un électeur, peut
intervenir auprès de la DDE, ou, pire, faire intervenir le préfet.
Autant
de situations désagréables, voire dangereuses, dans la mesure où
elles peuvent menacer soit l'autorité des services techniques et
l'équilibre, toujours très sensible, de leur relation avec le
préfet, soit la relation entre la DDE et le maire, client actuel ou
potentiel, ou même, en cas de conflit grave, la position même du
fonctionnaire, toujours exposé à une mutation. Là encore, ce
réseau de contraintes conduit les services techniques à entourer
leurs décisions de consultations et de concertations. Comme les
usagers, les organismes faibles, mais aussi le pouvoir central,
peuvent s'appuyer sur ces réseaux de relations d'interdépendance
concurrentielle pour jouer les organismes ou les agents les uns
contre les autres et tirer de leurs conflits une certaine liberté.
Ainsi, des organismes d'information comme l'ADIL (Association
départementale information logement - chargée d'offrir des
informations juridiques aux usagers) et le CAUE (Conseil en
architecture, urbanisme et environnement - chargé de donner des
conseils aux particuliers et aux communes) qui ont beaucoup de mal à
se faire reconnaître comme des interlocuteurs possibles par les
instances dominantes au sein du champ territorial peuvent s'appuyer
sur les élus qui, au départ (ils contribuent à leur création),
leur sont, au moins en apparence, favorables, mais, mettant un point
d'honneur à "éviter toute récupération politique", ils
affichent une image de neutralité qui les porte à se priver de ce
levier. Ils peuvent aussi s'appuyer sur les administrations, et
notamment la DDE, mais les fonctionnaires techniques voient d'un
mauvais oeil leurs interventions qui viennent brouiller les relations
privilégiées qu'ils entretiennent avec "leurs" élus.
Aussi se trouvent-ils souvent renvoyés vers une action éducative
qui prend en certain cas la forme d'une sorte d'agit prop auprès des
usagers.
Cela
dit, par delà toutes les formes d'équilibre qui peuvent être
réalisées, dans chaque département, et à propos de chacun des
enjeux qui peuvent les opposer, entre les différents organismes
compétents en matière de logement, préfecture, DDE, CAUE, ADIL,
élus locaux, maires, conseillers généraux, députés,
associations, caisses d'allocations familiales, offices publics de
HLM, organismes prêteurs,etc, il reste que, surtout pour les
affaires importantes, permis de construire, POS ou ZAC, le plus fort
poids structural revient toujours à la DDE, à la préfecture et aux
maires, la position centrale étant monopolisée par la DDE, autour
de qui tout gravite et dont l'influence s'impose d'autant plus
complètement que les communes aux quelles elle a affaire sont plus
petites et moins solidaires, donc contraintes, faute de ressources
économiques et techniques, de s'en remettre de l'exécution et même
de la conception de leurs projets d'urbanisme. L'antagonisme
structural entre la DDE et le préfet, qui est l'équivalent, à ce
niveau, de l'opposition entre le Ministère des finances, avec ses
enarques, et le Ministère de l'équipement, avec ses ingénieurs des
Ponts, est un facteur d'équilibre, qui offre aux administrés et à
leurs représentants la possibilité d'un recours. Cela dit, seule
toute une série de monographies pourrait saisir les variations et
les invariants de la confrontation entre deux corps également portés
à se percevoir comme l'élite de l'élite et séparés par leur
langage, leur mode de pensée et toute leur vision du monde ; et
plusieurs volumes ne suffiraient pas à décrire les différentes
variantes des stratégies par lesquelles le directeur départemental
de l'Equipement, ingénieur des Ponts et polytechnicien, fort de
l'ésotérisme de sa technique, de la relation privilégiée qui
l'unit à son corps et à son ministère de tutelle, et du poids
économique et politique que lui confère son rôle de contrôleur,
de concepteur et d'entrepreneur, auprès des collectivités locales,
s'emploie à contester dans les faits la prééminence officielle de
l'énarque à l'échelon départemental.
Quant
aux constructeurs et aux promoteurs, ils sont très inégalement
armés pour entrer dans le "jeu de billard". Bien qu'ils
fassent souvent l'objet d'un préjugé défavorable de la part des
architectes départementaux, les grands constructeurs nationaux
détiennent sans doute, en ce domaine au moins, un avantage
structural par rapport aux petits et moyens constructeurs régionaux
(qui peuvent s'appuyer davantage sur les députés et les sénateurs)
: ils sont sans doute mieux armés pour contourner par l'intervention
auprès des autorités centrales, ministres, cabinets ministériels,
les obstacles réglementaires que leur opposent volontiers les
autorités subalternes. Mais là encore, si le modèle proposé
perrmet de poser d'emblée ce que seront en chaque cas les paramètres
pertinents du champ des forces possibles, seule l'observation
minutieuse de la valeur qu'ils prennent dans la singularité d'une
conjoncture, c'est-à-dire dans tel département, caractérisé par
telle relation entre la DDE et les services de la préfecture, dans
le cas de tel constructeur, Bouygues ou Phénix ou telle entreprise
locale liée par des relations anciennes avec les différents
représentants des différents pouvoirs, peut permettre de déterminer
ce que sera exactement le système des contraintes bureaucratiques
qui définissent telle configuration particulière de la structure du
marché à base locale de la maison individuelle et qui s'exercent
très précisément sur une transaction singulière à propos d'un
logement ou sur une décision d'achat.
On
pourrait être tenté de conclure de ces analyses, comme le font
souvent les meilleurs observateurs, soit que tout le "système
bureaucratique", colosse aux pieds d'argile, serait voué à
l'impuissance par la rigidité de ses structures hiérarchiques sans
l'intervention permanente de ces régulations "spontanées",
corrections, ajustements, accomodements, qui s'opèrent dans la
relation entre les instances "locales" de la bureaucratie
d'Etat, les DDE notamment, et les représentants des "collectivités
locales", ainsi investis d'un extraordinaire pouvoir ("le
petit maire est le critère qui, de proche en proche, marque toute
l'action administrative") (8). Cette vision "basiste"
va de pair, le plus souvent, avec une représentation vaguement
fonctionnaliste, qui fait de l'impossibilité de contrôler le champ
des instances territoriales et des possibilités que la rivalité des
institutions concurrentes offre au jeu des notables locaux et de
leurs mandants, le fondement d'une dialectique constante entre le
"système bureaucratique" et la réalité environnante et,
par là, le principe d'un équilibre entre la norme d'une société
dépourvue de règles ou incapable d'en imposer l'application et
l'hypernomie d'un ordre social rigide et incapable d'offrir des
accommodements avec ses propres prescriptions.
Cette
représentation un peu optimiste a le mérite de prendre en compte la
complexité des interactions qui se masquent sous la monotonie
apparente de la routine bureaucratique. Mais la réalité est plus
complexe encore et l'on ne peut oublier que chacune de ces
interactions est le lieu de jeux et d'enjeux de pouvoir, donc de
violence et de souffrance. En effet, n'entre pas qui veut dans le
circuit des échanges fructueux qui assurent l'ajustement des normes
aux réalités : les notables ont à la fois le bénéfice de la
règle et de la transgression ; pour le commun des "assujettis"
et des "administrés", qui ne disposent pas de toutes les
ressources indispensables pour obtenir les écarts à la règle qui
s'offrent aux privilégiés, "le règlement, c'est le règlement"
et, en plus d'un cas, "la suprême justice est la suprême
injustice". Tant au niveau de la conception et de l'élaboration
de la norme, dans les fameuses commissions où s'élaborent les lois
et les règlements qu'au niveau de sa mise en oeuvre, dans les
obscures transactions entre les fonctionnaires et les usagers,
l'administrateur ne tolère vraiment le dialogue qu'avec le notable,
c'est-à-dire avec un autre lui-même : ainsi s'instaure l'ajustement
sans négociation (en tout opposé au compromis négocié avec une
base organisée) qui est assuré, au niveau collectif et national,
par la commission et au niveau individuel et local, par
l'intervention, deux formes de l'échange, générateur de profits
symboliques, entre des agents assez avertis des véritables règles
du jeu avec la règle pour tirer profit (pour eux-mêmes et pour
leurs protégés) d'une gestion rationnelle du droit et du
passe-droit, de la loi et du privilège.
Mais
il faudrait aussi examiner les coûts innombrables de tous les effets
de l'hypernomie bureaucratique, et en particulier, le coût en temps,
en travail, en démarches, parfois en argent, que les citoyens
ordinaires doivent souvent payer pour imposer, contre l'abus de
pouvoir, contre l'arbitraire de l'application ultraconséquente de la
règle, contre la rigidité autorisée par le monopole
bureaucratique, l'écart, souvent minime, par rapport à la norme
brute et brutalement appliquée qui rapproche un peu la conduite
bureaucratique de l'idéal d'une bureaucratie rationnelle ou, plus
simplement, des attentes ou des exigences légitimes de l'usager.
ANNEXES
Point
de vue sur le champ local :
un
petit entrepreneur
Le
directeur d'une petite entreprise de construction régionale (en
Ile-de-France) évoque (en 1985) ses démêlés avec les différents
responsables départementaux, et en particulier les architectes des
DDE et des Bâtiments de France (1).
-M.
D. :(...) Or ces gens-là (les architectes) n'ont aucune formation au
niveau technique, (...) ils n'ont pas du tout une démarche
intellectuelle de technicien. C'est des artistes. Alors ils font des
choses qui leur paraissent belles. Et, encore une fois, c'est leur
beau à eux. Moi, je vous dirais que je ne veux pas les contrarier
là-dessus, mais, moi, ce qui m'importe, c'est que ça soit beau pour
mes clients. Que mes clients en aient envie, c'est ça qui importe.
Et puis que ça fasse partie du domaine du possible au niveau de leur
capacité de financement. Autrement dit, moi je fais preuve d'un
réalisme paysan... De toute manière, c'est tout simple : la
sanction, c'est la sanction du marché. C'est donc nous qui avons
raison puisque c'est nous qui tenons le marché. Et d'ailleurs, s'ils
avaient eu raison, on n'existerait pas, c'est eux qui feraient notre
métier. C'est clair hein !
-
Il semble que vous avez avec les architectes en général des
relations assez difficiles... enfin c'est pas que vous leur en
voulez, mais...
-M.
D. :Ah ! si si, je leur en veux, parce que j'ai de bonnes raisons de
leur en vouloir. (...) Je leur en veux parce que tout simplement
j'estime que ce sont des gens qui bénéficient d'une situation de
monopole qui m'apparaît, moi, intolérable. (...) Il est clair qu'on
assiste à des abus scandaleux de la part de ces architectes dits des
Bâtiments de France, ou des DDE. Ces gens-là, il n'y a aucune
espèce de critères sur lesquels on puisse les contrôler. Aucun.
Donc ils font ce qu'ils veulent (...) Par exemple, quand on vous dit
que les saillies des toitures ne doivent pas faire plus de 12 cm,
(...) et je ne vois pas en quoi ça peut atteindre l'environnement
que d 'avoir une saillie de toiture qui fasse 30 cm au lieu de 12 cm.
C'est complètement con, excusez-moi du terme (...). Mais si, à ce
moment-là, l'architecte Z est changé par l'architecte X, tout est
changé : ce qui était beau avant devient vilain. Alors... toute une
profession hurle, mais ça n'empêche que c'est comme ça. Quoique,
maintenant, ça s'est bien atténué. Mais au début, je dirai
jusqu'il y a à peu près 5 ans, c'était fou, complètement fou.
-
C'est-à-dire ?
-
M. D. : Ben, on arrivait avec une maison, enfin avec un projet, ben,
ils vous collaient des grands coups de rouge dessus, ils vous
chamboulaient tout et on aboutissait à une impossibilité. (…)
Alors on allait à la bagarre sans arrêt, et c'est à force du reste
d'aller à la bagarre qu'on a fini par les... par les ranger un petit
peu à nos thèses. Il y a eu un rapprochement depuis... quelques
années. Mais au début, j'aime mieux vous dire, quel jeu de massacre
ça a été, hein !
-
Comment c'était ?
-
M. D. : Eh bien il y avait des rapports épouvantables. Pour eux, on
était la race à abattre. Certains de mes confrères étaient
traités, au plan national, de pollueurs. Ce qui est complètement
stupide. On ne pollue pas quand on fait des maisons. D'ailleurs au
bout de 5 ans, avec la verdure et tout ce que mettent les gens, on ne
la voit plus. (...) En plus, il y avait des gens qui se voyaient
systématiquement refuser leur permis de construire. Alors c'était
dramatique parce qu'il y avait des gens comme nous qui investissaient
pour vendre, et d'autres, derrière, qui collaient des grands coups
de rouge et 'allez, refaites votre copie'. Alors je peux vous dire
qu'il y a eu une ou deux années de tension extrême. Et puis ça
s'est calmé, sous la pression du Ministère de tutelle (...).
Et
M. D. continue en évoquant les difficultés qu'il a rencontrées
dans ses démarches pour obtenir l'autorisation d'exposer pendant
quatre mois une de ses maisons dans la cour de la Gare de l'Est à
Paris : "Mais moi je peux vous parler, par exemple, de la maison
que nous avons exposée Gare de l'Est Le Ministère de la culture
estime que c'est une atteinte à l'environnement d'avoir mis cette
maison là. Je crois qu'ils ont mal vu, hein ! II faut qu'ils
reviennent voir. Moi, je veux bien les prendre par la main pour leur
faire visiter le quartier, car il y a des trucs un peu douteux...
Regardez tous ces panneaux publicitaires, la réglementation, etc.
Alors qu'on vienne me dire ensuite : 'Ah, non, je ne peux pas
l'accepter'. Que ça choque : d'accord. Que ça ne puisse pas rester
sous forme définitive : certes. Mais il s'agit d'une exposition qui
n'est pas définitive, qui dure quatre mois. Alors de dire que c'est
une atteinte à l'environnement, moi j'estime qu'on se foutde la
gueule du monde.
-
Attendez, vous avez reçu une lettre du Ministère de la culture ?
-
M. D. : J'ai même eu un refus de la Mairie de Paris.
-
Mais comment se fait-il que votre maison soit là quand même ?
-
M. D. : Je me suis bagarré avec la préfecture, et la préfecture a
donné un accord... euh... alors que la Mairie de Paris avait refusé.
Et le Ministère de la culture a refusé également, contre l'avis du
préfet Euh... ils étaient même prêts à prendre un arrêté de
démolition. Alors vous voyez jusqu'où ça va !
-
C'est incroyable ! Mais comment ça s'est terminé tout ça ? C'est
parce que vous connaissiez des gens personnellement..
-
M. D. : Pas du tout Pas du tout C'est à coup de... de... comment
vous dire ? ... de démarches et d'aller discuter avec les gens pour
les convaincre. Bon. Parce qu'on aurait dit qu'ici, on allait exposer
un avion ou... les chars de la dernière guerre mondiale, personne
aurait rien dit Et tout ça parce que les architectes ne s'en
mêlaient pas, tout simplement (...) Il faut que je vous dise que je
m'en suis sorti comme ça : c'est que quand ils me l'ont interdite,
elle était finie. Mais oui. Entre le moment où moi je leur ai
demandé l'autorisation et le moment où ils m'ont répondu non, moi
la maison était finie sur place. Eux, il leur avait fallu deux mois
pour faire un papier, moi j'avais construit une maison en ce
temps-là, par moins 18 degrés d'ailleurs. Vous voyez qu'on a des
rythmes différents. On n'est pas de la même race.
-
Alors quand leur papier vous est arrivé, vous avez réagi comment ?
Vous avez paniqué ?
-
M. D : Non, pas de trop... Enfin j'étais quand même un peu inquiet
(rire)... mais je m'attendais à quelque chose de cet ordre-là, et
j'avais un recours possible devant le préfet Ce que j'ai fait Et
puis j'avais surtout la SNCF avec moi, puisque je construisais sur le
territoire de la SNCF. Donc, moi j'ai dit à la SNCF : 'Ça, c'est
votre problème, démerdez-vous. Moi, je vous ai loué cet espace et
vous saviez pourquoi c'était faire'. Alors, à partir de là,
c'était administration contre administration. Et ça a été une
partie d'échecs, et je peux vous le dire, pas simple.
-
Et le préfet..
-
M. D. : J'ai eu un accord préfectoral que j'ai obtenu... je ne sais
pas, mais un mois après que la maison soit finie. Et donc, contre
moi, j'avais : la Mairie de Paris, le Ministère de la culture, et
une association du 10e arrondissement qui s'appelait "Mieux
vivre dans le 10e arrondissement(..".). Alors en plus, le gag
c'est que cette maison est une maison qui a été conçue par nous et
qui a été soumise aux architectes des Bâtiments de France de toute
la région Ile-de-France, et que cette maison a été dite s'intégrer
parfaitement dans les sites puisque c'est une maison en quelque sorte
agréée, même si ce n'est pas un agrément officiel puisque ça, ça
n'existe pas. Mais là, on nous disait : 'Compte tenu qu'à la Gare
de l'Est vous êtes dans un site classé car il y a l'église truc
muche à moins de 400 mètres de votre maison, vous ne pouvez pas
faire ça'. (...) Vraiment, l'environnement il faudrait savoir où ça
commence. A partir du
moment
où vous voyez les camions du SERNAM devant la Gare de l'Est qui sont
des espèces de ruines ambulantes, j'aime mieux vous dire que ma
maison, à la place, est bien plus jolie. On y a mis des fleurs dans
la cour, ça ne fait pas de mal...
1-
Cet entretien, comme tous ceux qui sont cités ici, a été réalisé
dans le cadre de la recherche qui a été menée dans un département
de l'Ile-de-France, le Val-d'Oise et qui a donné lieu à des
entrevues avec différents intervenants architectes départementaux
(CAUE, DDE, etc.), juristes (ADIL), notaires, avec des agents des
différentes antennes de la DDE, Argenteuil (service des permis de
construire), Cergy préfecture (service du contentieux de
l'urbanisme) ; avec le maire et les responsables techniques de
l'urbanisme à Taverny. On a aussi procédé à des observations
suivies au service technique de l'urbanisme de la Mairie de Taverny,
notamment sur les permis de construire pour les années 1984 et 1985,
sur l'implantation et la réalisation de la ZAC des Lignieres à
Taverny et sur la commercialisation par l'AFTRP (Agence foncière et
technique de la région parisienne) d'une première tranche de
terrains mis en vente à Taverny. On a enfin réalisé des
observations à Moisselles, « village exposition » de
maisons individuelles et mené des entretiens avec des constructeurs
locaux, et recueilli systématiquement de la documentation
publicitaire. A des fins comparatives, on a réalisé un plan de
recherche semblable dans le département du Loiret.
Point
de vue sur le champ local :
un
fonctionnaire de la DDE
"Les
relations du service de l'urbanisme - donc de la DDE - avec tous les
partenaires sont très variables d'un département à l'autre. Je
peux commencer avec les relations entre la DDE et les services
préfectoraux. Vous savez que c'est le préfet qui coiffe la DDE et
qu'il a sous ses ordres tous les services de l'Etat. La façon
d'intervenir des DDE et des autres services en général dépend de
la sensibilité de chaque préfet, ou de chaque secrétaire général,
devant les problèmes. Dans le Loiret, on a la chance d'avoir un
secrétaire général très sensible aux problèmes de logement, ce
qui fait que les relations sont excellentes entre la préfecture et
la DDE. On a des contacts assez fréquents. Le préfet a le pouvoir
de décision mais nous participons beaucoup aux réflexions
préalables, on n'est jamais mis devant le fait accompli. Dans
d'autres départements, le service du logement (de la DDE) est traité
comme un exécutant par les services préfectoraux. Il y a d'autres
départements où les services préfectoraux ne se soucient pas trop
des problèmes de logement et dans ce cas il y a une délégation
complète et large : ce sont les DDE qui font tout le travail et qui
font "passer" tout ce qu'elles veulent. On a tout
l'éventail. Pour le département du Loiret, on est dans la bonne
moyenne où le préfet décide mais, en fait, il passe commande
précise de certaines choses, il nous demande des études, nous les
faisons, nous en discutons, nous nous mettons d'accord et, là, je
pense que le fonctionnement est bien normal. Ce qui est dommage c'est
que, au niveau du logement (dans le département du Loiret toujours),
on a un Conseil de département qui est très très peu sensible aux
problèmes de logement (...). Dans certains départements, le
département participe à des aménagements, aide les organismes, les
communes, initie certains travaux de réaménagement de quartiers
dégradés. Mais, ici, non. Le département dit : 'Le logement ne
fait pas partie de nos attributions, je ne participe pas'. On a
essayé de lui faire comprendre qu'autour des problèmes de logement
il y avait des problèmes sociaux et qu'il a en charge les problèmes
sociaux, il dit : 'Je fais suffisamment au niveau social dans le
département (...). Ça vient du président. Et on retrouve le même
problème au niveau de la ville principale, d'Orléans par exemple
(...). C'est pareil. La ville d'Orléans ne s'est pas impliquée en
matière de logement. Jus qu'à présent du moins".
(Extrait
d'entretien réalisé en décembre 1988 auprès d'un fonctionnaire de
la DDE d'Orléans, directeur du groupe UOC - Urbanisme opérationnel
et construction)
Point
de vue sur le champ local :
un
architecte conseil
M.
R., architecte, est directeur d'un CAUE (1) en Ile-de- France. Il
raconte la création de son organisme.
-Alors
comment ça s'est passé ?
-Il
faut dire tout d'abord que les préfets avaient un rôle très
important dans le montage des CAUE. C'est-à-dire qu'ils présidaient
les commissions qui étaient les groupes de travail de mise en place
des CAUE. Ça, c'est très important parce que le préfet était
quelqu'un qui n'était pas toujours le plus fort dans son
département, à l'inverse de maintenant.
-??
-C'est-à-dire
qu'il avait de temps en temps la DDE qui était plus forte que lui.
-Et
¡ci ?
-Et
ici, à l'époque, le préfet du département était un préfet
politique, un gaulliste, euh... et plus les trucs étaient compliqués
techniquement, plus il avait tendance à s'en méfier. Et la DDE
avait du mal à... à je dirais assimiler un langage très politique,
actif, à un langage technique... euh, monopoliste. Bref, ils avaient
un petit problème entre eux. Et, en plus, le préfet avait un
secrétaire général qui avait des liens... enfin bon, le contexte
d'une province, d'un département normal. Enfin le préfet voulait
contrôler les expérimentations. (...) A été conclu donc un petit
accord très vite fait : préfet-couple architecte ABF et moi,
architecte que le préfet avait nommé chargé de mission pour dire
et faire des expérimentations. (...) Entre temps, la DDE, elle, a
remonté une autre structure, voulant avoir un point fort dans le
CAUE, et a voulu je dirais... ergoter sur de l'institutionnalisation,
du style : 'Vous avez à faire telle chose",.» du formalisme
quoi ! La DDE disait : "Nous, il nous faut un plus, et donc on
va donner un discours architectural à nos permis de construire".
On ne parlait pas de pédagogie à l'époque. Ils parlaient
d'éducation : "On va apprendre aux gens à...". Et c'est
devenu petit à petit complètement ça. La DDE a développé une
structure de ce type-là. Et dans les dernières réunions [pour la
création du CAUE] - parce que ça pressait, en septembre 1978 on
était toujours dans les groupes de travail... -, le préfet avait
réuni tout le monde, sachant que, moi, j'avais préparé un rapport
(personne n'était au courant sauf lui) qui donnait des objectifs de
travail... Dans cette réunion, il y avait de représentés la DDE,
la DDA, la DDASS, l'Inspection d'académie. Eh bien la DDE était là
avec la loi de 1977 pour dire..., eh bien pour dire que c'était eux
qui étaient les chefs, quoi ! Et un de leurs problèmes c'était :
"II ne faut pas qu'il y ait de directeur au CAUE".
-Pour
quelles raisons ?
-Ça
leur permettait de détacher des gens sur des contrats à eux pour
travailler comme une équipe technique. Et ils utilisaient des
subventions d'études d'urbanisme pour ça. Le seul problème c'est
qu'il y avait des représentants de la profession d'architecte qui
étaient là, et qui ont commencé à raconter des grands trucs ; la
DDE a voulu les coincer en leur disant : "Bien, vous n'avez pas
lu le 3e chapitre, alinéa 2, etc....", et eux de répondre :
"Mais l'architecture..., etc., etc.". Bref, le préfet en a
eu très rapidement marre. Et il me dit - j'étais pratiquement en
face de lui - : "II est prêt votre truc ? Vous en êtes sûr ?"
Je lui dis : "Mais, ça tourne très bien. Il y a déjà 6 mois
de pratique dessus. Ça peut être généralisé. Et puis c'est pas
figé, c'est un système ouvert...". Il me coupe la parole,
demande l'adoption de mon rapport. Adopté. Les autres ont fermé
leur gueule, ne sachant pas de quoi il s'agissait. Et après l'avoir
adopté, il l'a lu. Alors là les types ont tiré des gueules longues
comme ça. (...) Alors ça a été : "Bon, maintenant on crée
le CAUE, on prévient le Conseil général qu'il y a l'assemblée
générale constitutive". Il y a l'assemblée constitutive qui
se passe et, là, les premiers problèmes politiques réels
apparaissent Un certain nombre d'élus ont été très mal informés
du fonctionnement et de l'origine du CAUE, parce que l'information a
été faite par la DDE, alors vous imaginez ! Elle a raconté
quasiment n'importe quoi... La DDE a voulu commencer à placer des
gens en tant qu'équipe technique alors que le travail continuait
ailleurs. Et quand les types qui voulaient les porte-clés dans le
CAUE ont commencé à s'étriller la gueule vraiment comme c'est pas
possible, les élus ont fait marche arrière, enfin du moins le
président du CAUE qui avait été élu, qui était un homme un peu
IIIe République, très calme, conseiller général, maire d'une
commune de plus de 10 000 habitants. II y a eu des gens qui étaient
autour de la structure Bâtiments de France et rattachés au préfet
et qui, eux aussi, essayaient de faire des pieds et des mains... Bref
tout ça, ça a duré un an. (…)
[Le
CAUE finit par être créé].
-Alors
comment a réagi la DDE ?
-Très,
très mal. Les Bâtiments de France, bien. Mais la DDE, dès
l'instant où le président du CAUE a décidé qu'il devenait
opérationnel, et qu'il m'a nommé comme directeur avec l'accord du
préfet - puisque le préfet a dû céder aussi...
-Le
préfet n'était pas d'accord, lui non plus ?
-Ma
nomination a été liée à deux signatures : celle du président du
CAUE et celle du préfet Et le préfet, lui, il voulait autre chose.
Donc il a bien fallu qu'il cède parce que c'était indéniable
autrement En plus, il y avait 18 mois de travail qui s'étaient
passés, et ça, ça le coinçait un peu.
-Et
la DDE a très mal réagi avez-vous dit...
-Très
mal. Elle, elle a carrément ouvert le feu. C'est-à-dire qu'elle
s'est retirée quasiment instantanément du conseil d'administration
où elle n'est plus venue. Elle a commencé à donner de fausses
informations sur le CAUE. Et elle a fait un CAUE, qui lui semblait
son CAUE, à travers ses subdivisions. C'est-à-dire qu'elle avait
des architectes qui travaillaient à la DDE et elle a dit : "Mon
problème, c'est l'assistance architecturale". Donc elle a
ouvert des permanences, dans la continuité de ce que l'on faisait un
peu, nous. Ça s'est passé conjointement.
-Et
le Conseil général, en fait, il a été de quel côté ?
-Il
est, comme beaucoup de Conseils généraux, du côté de personne
(...).
1 Les CAUE (Conseil en
Architecture, Urbanisme et Environnement) ont été créés en 1977 à
l'initiative du Ministère de l'Equipement. Ils ont pour mission de
conseiller les particuliers et les municipalités dans le domaine de
l'architecture et de l'urbanisme.
NOTES
1,
On comprend ainsi que cette antithèse soit soit le principe
générateur de tout le discours que l'univers bureaucratique tient
sur lui-même et que les plus présomptueux des producteurs ou des
reproducteurs de cette idéologie professionnelle nomment par fois
pompeusement « science administrative ».
2-L'existence
du règlement se rappelle surtout lors de la demande du permis de
construire (plans d'occupation des sols, normes de construction
techniques et esthétiques, etc.), lors de la demande de prêts, lors
de la signature d'un contrat d achat ou de vente (garanties, délais,
etc.).
3-Le
phantasme de l'appareil, issu de la tradition marxiste la plus
mécaniste, s'est déployé avec une force particulière à propos de
l'Etat, ainsi investi d'une sorte de pouvoir divin ou démoniaque de
manipulation. Et par un étrange retour des choses, il a été
souvent appliqué au Parti et à l'Etat communistes par tous les
défenseurs de "théories" du "totalitarisme" qui
se sont ainsi interdit de voir (mais le souhaitaient-ils ?) et de
comprendre les changements qui n'ont pas cessé d'affecter les pays
de l'Est de l'Europe et dont le "phénomène Gorbachev" est
l'expression et l'accomplissement (cf. P. Bourdieu, "A long
trend of change" -à propos de M. Lewin, The Gorbachev
Phenomenon : A historical interpretation-, Times Literary Supplement,
August 12-18, 1988,pp. 875-876).
4-Cette
incertitude est constitutive de la logique même du jeu. D'un jeu
dans lequel l'un des joueurs (par exemple un adulte en face d'un
enfant) est en mesure de gagner à tous coups, on dit que "ce
n'est pas du jeu" ; c'est un jeu qui ne vaut pas la peine d'être
joué.
5-Le
charisme du professeur-prophète est un autre exemple, analysé
ailleurs, de ce processus.
6-Cf.
P. Bourdieu,.Le sens pratique , Paris, Ed. de Minuit, 1980.
7-11
n'est pas douteux qu'en beaucoup de cas les dispositions
"répressives" de la petite bourgeoisie (juridisme,
rigorisme, esprit de sérieux, etc.) servent de, faire-valoir aux
dispositions bourgeoises distance au rôle, humour, hauteur de vues,
etc.
8-Cf.
P. Grémion, Le pouvoir périphérique, Bureaucrates et notables dans
le système politique français, Paris, Seuil, 1976.
Bourdieu Pierre Droit et passe-droit In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 81-82, mars 1990. pp. 86-96.
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