Stéphanie
LAURENT
Le jardinage et le
salariat : historique des jardins ouvriers et
perpétuation des
inégalités de genre
Les
jardins ouvriers sont un exemple d’application du paternalisme.
S’inspirant du terrianisme, ils sont pensés pour discipliner et
encadrer les travailleurs.
« Nous ne mettons pas en
doute que les chefs de maisons industrielles, de commerces ou
d’ateliers sauront apprécier nos efforts pour améliorer le sort
de ceux de leurs ouvriers dont le salaire n’est pas suffisant pour
élever une nombreuse famille ; que les sociétés charitables, enfin
que de nombreuses personnes s’intéresseront à cette oeuvre et
voudront soulager par l’assistance par le travail, plutôt que par
l’aumône, ceux qui sont aux prises avec les difficultés de la
vie. » Huguier-Truelle, 1901.
Introduction
L’objectif
de cette contribution est d’étudier le rôle des paternalistes
quant à leur implication dans l’intégralité de l’existence de
la classe ouvrière : ses conditions de travail, sa manière de
vivre, son habitat, sa moralité. Un champ particulier de son
application est exposé : la sphère des loisirs et plus
particulièrement la pratique du jardinage. En effet, les jardins
ouvriers ont été conçus et pensés pour permettre à l’ouvrier
qui le souhaitait de disposer d’une parcelle de terre et d’en
tirer satisfaction.
Les
jardins ouvriers peuvent être mis en parallèle avec deux idéologies
fortes : le paternalisme et le terrianisme. La première partie sera
l’occasion de les expliciter. Quels sont les enjeux et les
objectifs de ces deux idéologies ? La valorisation du sentiment de
possession personnelle d’un logement et d’un jardin attenant sera
également évoquée pour comprendre la portée des jardins ouvriers
dans la vie quotidienne de la classe ouvrière.
Ensuite,
une deuxième partie sera consacrée au paradoxe mis en évidence
concernant le fonctionnement des jardins ouvriers. C’est à la fois
une activité libre et valorisante pour chaque jardinier qui la
pratique, mais, elle est également encadrée et contrôlée puisque
certaines règles ne doivent pas être dérogées. Le jardinage se
définit entre la liberté, la contrainte et une inégalité entre
les sexes. De nos jours, si les jardins ouvriers ne sont plus liés
au patronat, ils existent toujours mais bien souvent, ils sont gérés
par d’autres formes organisationnelles. La troisième partie
montrera que même si les gestionnaires ne sont plus les mêmes, il
apparaît que cette activité de loisirs se comprend continuellement
entre le choix volontaire, l’épanouissement personnel des
jardiniers et la persistance d’une image masculine.
Les
jardins ouvriers,
le
paternalisme
et
le terrianisme
Le
paternalisme
Lieux
jugés néfastes du fait de leur urbanisation chaotique, les villes
nées des conséquences de la révolution industrielle du XIXe siècle
sont synonymes d’insalubrité, de pauvreté sociale et de
perdition. Elles n’abritent en leur sein que des êtres chétifs,
le manque d’hygiène et de circulation d’air engendrent des
maladies et un mal de vivre dont les classes sociales les plus
modestes sont les premières victimes. Le développement des villes
industrielles s’accompagne d’une série de travaux médicaux et
hygiénistes qui mettent en avant la dégénérescence sociale,
physique et morale des habitants.
Les
conditions de travail et de vie sont difficiles. En dehors de leur
lieu de travail, les plus pauvres vivent dans des logements
insalubres, trop petits pour abriter des familles nombreuses. La
condition ouvrière de l’époque fut dominée par « l’incertitude
de l’existence », selon Henri Hatzfeld. Les taudis ouvriers dans
les grandes villes sont également une des causes de certains
problèmes sociaux et médicaux. Ce contexte particulier est en lien
avec l’émergence de la question de la dangerosité de la classe
ouvrière et de sa stigmatisation. Ainsi, les membres de cette classe
sociale sont définis comme des « barbares », des « sauvages »
sans normes ni loi. Il faut se méfier des prolétaires car ils sont
considérés comme dangereux pour l’ordre public. Ils sont les «
représentants d’une race inférieure ». Puisque la classe
ouvrière est dangereuse pour la stabilité de l’ordre social, il
apparaît nécessaire de trouver des solutions pour résoudre les
points les plus sensibles et le logement ouvrier
en
est une.
Étant
donné que l’État tarde à intervenir, des initiatives privées
vont voir le jour progressivement. Elles seront l’oeuvre de
philanthropes, d’hommes d’églises et d’industriels qui
estiment pouvoir jouer un nouveau rôle social. C’est ainsi
qu’émerge le paternalisme. Ces patrons désirent améliorer les
conditions de travail et offrir une meilleure protection sociale. La
sphère d’action ne se réduit pas à l’univers immédiat de
l’usine, il s’agit d’intervenir au niveau du logement et de
l’intimité de la vie de famille. Une organisation de la vie des
travailleurs et de leurs familles est mise en place afin d’opérer
un relèvement physique et moral des travailleurs : L’idéal est de
réaliser une osmose parfaite entre l’usine et la vie quotidienne
des ouvriers et de leurs famille. L’entreprise est décrite comme
une grande famille composée du père et de ses enfants. Si les
conditions de travail et d’existence s’améliorent, alors les
ouvriers seront fidélisés à leur employeur. Ils participeront
activement à la vie d’entreprise, vivront par et pour cette
dernière, puisqu’ils y travailleront dès leur plus jeune âge
jusqu’au moment de la retraite. L’usine devient donc un monde
centré sur lui-même et fermé. Autrement dit, il s’agit de
stabiliser la main d’oeuvre et de mettre en place un dispositif
d’oeuvres sociales.
Le
paternalisme étendra son influence jusqu’à la sphère des loisirs
en permettant la création des chorales, des équipes sportives, des
fanfares et des jardins. Les jardins ouvriers ont donc été
considérés, par le patronat, comme l’une des réponses possibles
à la dégradation physique et morale des populations ouvrières. Les
théories développées par Frédéric Le Play peuvent être ici
évoquées car il considérait que la solidité et la moralité d’une
société passent par la moralité de l’ensemble des classes
sociales. Pour cela, différents moyens doivent être engagés dont
l’accession à la propriété.
Le
terrianisme
Les
paternalistes s’inspirent du terrianisme pour mettre en avant les
bienfaits de la pratique du jardinage. Le personnage clé est sans
aucun doute l’abbé Jules Lemire qui fonde la Ligue du Coin de
Terre et du Foyer en 1896. Il avance l’idée selon laquelle la
culture de la terre, la possession d’un lopin de terre, qui serait
accessible pour chaque famille ouvrière, constitue une des solutions
possibles pour maintenir l’ordre social. Les jardins ouvriers
apparaissent donc comme susceptibles d’élever le niveau moral de
l’existence et de détourner des plaisirs grossiers et
suffisamment efficaces pour détourner l’ouvrier du cabaret. Ils
constituent un « remède prodigieux » à travers une activité
hygiénique et saine. La nature est ainsi envisagée comme un «
outil » permettant le relèvement physique et moral de l’Homme. Le
mythe du retour à la nature semble ainsi trouver un terrain
d’application idéal dans ce programme de réforme sociale et
hygiénique.
La
culture de la terre, selon cette idéologie, doit être placée au
centre du fonctionnement de la société afin d’assurer son
harmonie car nul ne peut nier son rôle bienfaiteur :
« Fruit de la création, la
terre est la compagne naturelle de l’être humain. En fixant
l’homme au sol, elle a permis le développement des grandes
civilisations. Insaisissable, elle protège la famille ;
transmissible, elle donne à tous les moyens de subsister et
rapproche les générations. Elle peut être considérée comme un
complément de salaire et permet, contrairement au travail
industriel, une vie plus hygiénique et morale, une nourriture
meilleure. Elle remplace pour les autres le bon pain et représente
pour une nation la première source de richesse » (Cabedoce)
La
famille et la petite propriété sont les deux autres piliers de
l’idéologie terrianiste. Elles sont censées remodeler la classe
ouvrière, combattre les conséquences néfastes de
l’industrialisation, et ainsi assurer la paix sociale. La petite
propriété permet de consolider la famille et de considérer toute
l’importance de la cellule familiale en ce qui concerne la
stabilité de la société. Celui qui possède une propriété privée
s’en trouve transformé, il souhaite s’y sentir bien et
l’embellir. Le processus d’appropriation de ce territoire qu’il
mettra en oeuvre lui permettra de se construire une nouvelle identité
sociale et personnelle positives.
La
culture d’un jardin a pour objectif principal de socialiser
l’ouvrier sur le modèle établi par la bourgeoisie du XIXe siècle
et ainsi de le moraliser. Il y a une idéalisation des vertus de la
vie rurale, censée attacher le paysan au sol : la terre est l’outil
qui permet l’épanouissement de la famille ouvrière. Les classes
les plus laborieuses ont la possibilité, après leur journée de
travail, de profiter d’un nouveau type de loisir épanouissant, en
plein air, d’une meilleure alimentation et dans certains cas, de
consolider les liens familiaux.
Le
jardin ouvrier est donc pensé comme un instrument privilégié de
normalisation. L’objectif affiché était de moraliser la classe
ouvrière en lui faisant adopter des activités, intégrées dans les
temps de loisirs, plus saines que la visite des cabarets et de
l’éloigner des thèses socialistes afin d’éviter toute
rébellion envers le patronat. Il s'agissait donc tout à la fois
d'éducation populaire, d’encadrement, de discipline et de fixation
de la classe ouvrière.
La
pratique du jardinage
au
sein des cités ouvrières
Les
jardins ouvriers trouvent ainsi leur place dans les cités ouvrières
et nous en retrouvons les traces, par exemple, dans celles de
Noisiel, de Commercy, de Guise, de Flixecourt, de Mulhouse, ou encore
au Creusot. Comme l’explique M. Freyssenet « les directions
d’usine s’intéressent beaucoup aux jardins ouvriers ».
Une
pratique contrôlée
« Dès les années 1880,
des sociétés locales de musique proposent des moments d’évasion.
Ces fanfares locales – celle de l’Etoile compte 22 exécutants en
1897 – participent aux diverses manifestations patriotiques.
L’intervention patronale s’y fait discrète mais efficace ; le
patron verse quelques subventions et veille au recrutement des chefs
de musique. Ces quelques parcelles de temps libre dont disposent les
ouvriers intéressent les patrons. Mieux vaut souffler dans une
trompette, jouer d’un instrument ou encore taper dans un ballon que
de faire, selon l’expression de Pierre Saint, de la « politique
contre la Maison », d’autant que l’activité musicale se déroule
au sein de groupes fortement structurés par les règlements. »
(François Lefebvre) 1.
Cet
exemple concerne la musique mais il s’applique au jardinage car il
peut être également considéré comme une distraction permettant
une surveillance discrète de la part du patron sur la façon dont se
tient l’ouvrier, en dehors de son travail à l’usine. Au moment
où les jardins ouvriers ont été implantés au sein des cités
ouvrières, il n’était pas rare de réaliser des enquêtes de
moralité sur le futur jardinier. Il s’agit bien d’un contrôle
dans le sens où certaines contraintes, regroupées sous la forme
d’un règlement intérieur, régissent le fonctionnement de ce type
de structure.
Ce
règlement est souvent très strict : obligation de cultiver des
légumes, comportement irréprochable du jardinier et de sa famille,
respect des règles, au risque de recevoir des avertissements et
l’opprobre des autres jardiniers car une pression sociale s’exerce
entre les jardiniers. Le jardin ouvrier relevait autant d’un loisir
libre que d’une pratique encadrée. Alain Dewerpe parle de
paternalisme libéral et discret pour décrire cette
emprise détournée sur les ouvriers. Les jardins ouvriers sont des
influences discrètes de la part d’une partie du patronat dans le
but de mieux connaître ses ouvriers et qu’ils aient une
représentation plus positive de leur patron :
« Le jardin ouvrier, “
lieu de rencontres amicales entre employeurs et employés ” a pour
but d’établir un lien direct : « il suffit que les ouvriers
sachent que leurs chefs s’intéressent à leurs travaux. A la
Compagnie des mines de Lens, le directeur M. Cuvelette visite les
jardins et discute avec les ouvriers. Émulation et concurrence
doivent aboutir à une participation libre qui vient sanctionner la
discussion, entre égaux, du patron connaisseur et de l’ouvrier
producteur. “ Et quand, après quelques mots échangés, ils auront
fait connaissance sur le terrain neutre des jardins ouvriers, quand
son chef lui tendra la main, (l’ouvrier) sera prêt, lui, à lui
tendre les bras » (Dewerpe).
La
dimension symbolique est forte : le patron tend la main, l’ouvrier
tend les bras à son patron. Plus subtilement encore, il y a un
effacement des conflits potentiels entre eux. La pratique du
jardinage est alors décrite comme une pratique de rassemblement
entre deux catégories sociales qui sont différentes à la base.
C’est donc un élément stabilisateur et rassembleur, pour une
classe sociale accusée de vouloir bousculer l’ordre établi au
sein de l’usine et plus généralement l’ordre social.
Une
pratique genrée
Cette
activité a participé et participe toujours à une répartition
genrée des rôles et de la place de chaque membre de la famille. Les
hommes et les femmes n’y trouvent ni le même degré
d’épanouissement, ni la même visibilité. Une image reste
véridique dans les esprits : le jardinier est avant tout un homme.
Les représentations symboliques liées au jardinage portent avant
tout sur cette dimension masculine : les efforts physiques,
l’utilisation de certains outils jugés lourds et dangereux ou
encore la saleté du fait d’être en contact direct avec la terre.
Les stéréotypes sexués sont persistants et légitiment, d’une
certaine façon, la présence moins importante des femmes dans les
jardins.
La
valorisation de l’image de l’homme qui jardine est la première
explication plausible de ce système d’inégalité de sexes. En
effet, que nous étudions les discours des paternalistes ou les
tenants de l’idéologie terrianiste, le constat est le même : le
jardinage s’adresse avant tout aux hommes. Les discours sont
orientés sur les bienfaits que le jardinage peut procurer aux hommes
et valorisent leur capacité de transformer leur famille. En effet,
les discours énoncés par l’abbé Lemire cautionnent fréquemment
des idées naturalistes. Celles-ci considèrent que la femme est «
naturellement » différente de l’homme et impliquent, par
conséquent, que ces activités soient, elles aussi, différentes.
L’idéologie terrianiste a ainsi prôné les différences entre les
hommes et les femmes et ces inégalités sont toujours perceptibles à
l’heure actuelle dans les jardins ouvriers. L’image de l’homme
et de sa virilité sont donc importantes à prendre en compte dans
cette analyse. Outre cette valorisation masculine, il faut également
s’arrêter sur le fait que les paternalistes envisageaient d’autres
rôles, d’autres fonctions et donc d’autres activités de temps
libre pour les femmes. Le but de ces activités est avant tout de
raffermir leur rôle de mère et d’épouse. A Flixecourt, par
exemple, sont créés dès 1935 des enseignements ménagers et des
cours de couture. La police des familles passe par la femme, c’est
par son intermédiaire que la discipline est assurée.
La
répartition des rôles, entre les femmes et les hommes, est donc
clairement définie dans l’imaginaire et il n’est pas facile de
déroger à cette règle. Dès la naissance de ces jardins, les
hommes ont réussi à s’approprier plus rapidement cet espace que
les femmes. A l’origine, pourtant, le jardin devait être un
territoire familial mais il faut reconnaître que ce n’est pas le
cas, et que d’ailleurs, ça ne l’a jamais vraiment été. Après
leur journée de travail à l’usine, le jardin représente une
échappatoire pour les hommes. Les jardiniers aiment passer quelques
temps dans leur jardin avant de retrouver leur famille. Il n’en va
pas de même pour les femmes qui ont une disponibilité de temps plus
restreinte : elles travaillent à l’usine, s’occupent des enfants
une fois leur journée de travail terminée, ainsi que de l’entretien
de la maison. Les femmes ont, de ce fait, été plus ou moins
écartées de leur rôle possible de jardinières.
Les
stéréotypes sexuels perceptibles dans les jardins mettent en avant
la peur de la saleté du contact de la terre retrouvée sous les
ongles ou encore de la présence d’insectes pour expliquer pourquoi
les femmes n’aiment pas s’y attarder longtemps et préfèrent
abandonner cet espace. Les hommes, quant à eux, n’ont ni peur de
se salir, ni peur des araignées ou des vers de terre. La
valorisation de la virilité3, et par conséquent le rejet de la
féminité, au jardin constitue une troisième explication de la
surreprésentation masculine puisqu’elle influence les
représentations mentales de la femme qui jardine comme une femme qui
nie, pendant un temps, sa féminité et qui nie en même temps son
groupe d’appartenance, son sexe. Cette violence symbolique pèse
sur la femme qui désire jardiner dans la mesure où elle ne
correspond pas à l’image idéalisée du jardinier, de sexe
masculin.
Les
jardins ouvriers d’aujourd’hui,
qu’en
reste-t-il ?
Nouvelle
définition
Les
objectifs des jardins ouvriers ne sont plus exactement les mêmes
aujourd’hui, de par l’évolution même de la société. Au XIXe
siècle, il était question de jardins ouvriers avec cet objectif
sous-entendu de créer une nouvelle classe sociale construite autour
de grandes valeurs telles que l’importance du travail ou la place
centrale de la famille dans le fonctionnement harmonieux de la
société. Il en sera ainsi jusqu’en 1952, au moment où la Ligue
du Coin de Terre et du Foyer décide de changer de d’appellation 4
et de ne plus parler de « jardin ouvrier ». Les discours sont
modifiés parce que l’objectif est de toucher un public plus large.
Les jardins sont désormais « familiaux » et les effets bénéfiques
ne doivent plus seulement concernés uniquement la classe ouvrière
mais également d’autres catégories sociales aux revenus plus
importants. Certains bienfaits apportés par la pratique du jardinage
ne sont plus mis en avant, par exemple la lutte contre certaines
influences politiques. Par contre, d’autres objectifs restent
identiques : le jardin est un havre de paix, une occasion donnée
pour découvrir une façon de vivre dont certaines populations
fragiles socialement n’avaient plus conscience ou alors à laquelle
elles n’avaient plus accès.
Aujourd’hui,
les jardins familiaux concernent non seulement les ouvriers mais
aussi les employés ainsi qu’un faible pourcentage de cadres et de
professions supérieures.
De
la même façon, le paternalisme n’était pas le seul investigateur
de l’implantation de jardins ouvriers, puisqu’il jouait de pair
avec la Ligue du Coin de Terre et du Foyer, qui elle, continue à
exercer son influence en vue de créer des jardins familiaux sur
l’ensemble du territoire français mais également au niveau
international.
D’autres
jardins ont été crées grâce à l’initiative de certaines
municipalités par le biais de leur contrat de ville : dans ce cas de
figure, le jardin est attribué aux habitants de quartiers
difficiles, le but étant de revaloriser l’image de leur lieu de
vie et de leur permettre de « sortir » de leurs logements. Les
politiques de la ville ont donc, avant tout, pour objectif de lutter
contre les marginalisations sociales que subissent certaines
populations fragilisées. Enfin, il existe des associations régies
par la loi de 1901 qui gèrent et animent des jardins familiaux.
Celles-ci ont souvent été créées au début du XXe siècle en se
basant sur les principes de la Ligue du Coin de Terre et du Foyer.
L’oscillation
constante entre liberté, contraintes et inégalités de sexe
Un
contrôle social peut toujours être détecté concernant le
fonctionnement des jardins familiaux. Premièrement, un règlement
intérieur est toujours présent et n’a souvent que peu évolué
depuis la création de la structure. Le jardinier doit toujours
s’engager à respecter les principes fondamentaux du jardinage :
entretenir sa parcelle, être productif et respecter les autres
jardiniers. Deuxièmement, les responsables organisent plusieurs fois
par an des visites inopinées pour vérifier l’état des parcelles
et le respect des règles édictées. Ces visites sont l’occasion
de réprimander ceux qui ne respectent pas le contrat. Enfin, par le
biais de l’agencement des parcelles de jardin, il est possible de
faire une comparaison avec l’architecture panoptique car l’objectif
premier n’est-il pas de pouvoir contrôler, surveiller sans être
vus, sans se faire remarquer. La façon dont sont implantées les
parcelles indique qu’il est possible d’être en vue de tous et
d’observer chacun. Les jardins ne sont pas souvent protégés les
uns des autres, par conséquent, chaque famille sait ce que font les
autres, qui elles reçoivent, ce qu’elles plantent comme légumes.
Les compétences de chacun peuvent être jugées à tout moment. Il
est rare que les jardiniers puissent préserver une totale intimité.
Les groupements de jardins familiaux sont donc organisés comme étant
des territoires qui sont à la fois à contrôler et qui sont à la
fois des territoires sous contrôle, selon les propres termes
d’Yves Grafmeyer.
Concernant
les inégalités des sexes engendrées par cette activité, elles
sont toujours présentes. Les hommes s’approprient plus
efficacement ce territoire que les femmes et les discours stéréotypés
légitimant la division sexuelle des espaces sont toujours de mise.
Pourtant, il serait erroné de conclure que les femmes sont,
aujourd’hui, totalement absentes des jardins. Au contraire,
certaines ont réussi à s’y trouver une place et à s’y épanouir
au même titre que les hommes. Elles ont ainsi démontré que
l’identité de « jardinière » est aussi légitime que celle de «
jardinier ». Elles ont réussi à se forger une place dans le monde
du jardinage à la fois masculin et collectif, là où la pression de
conformité est lourde à assumer et à accepter. La pratique du
jardinage engendre toujours un découpage de l’espace et une
répartition des tâches et des rôles de chaque personne qui s’y
trouve et qui s’y inscrit progressivement. Des aires de compétence
sont donc créées au sein de chaque territoire, traversé aussi bien
par les hommes que par les femmes et ces aires confirment le pouvoir
exercé par le groupe des hommes sur celui des femmes. L’exemple du
bêchage est pertinent dans ce cas de figure : les femmes
reconnaissent, de manière générale, qu’il est difficile, voire
impossible pour elles de bêcher leur jardin sans l’aide d’un
homme. Le jardin reste donc avant tout un indice de l’existence de
ces espaces de recomposition masculine (Schwartz).
Conclusion
L’idéologie
du loisir liée au travail prend toute sa force lorsque le
paternalisme était influant. Pour cette raison, les jardins ouvriers
connurent un succès encore visible aujourd’hui. Il s’agit en
effet, par l’intermédiaire de cette pratique de proposer à la
fois un loisir utile et épanouissant pour l’individu visant à le
contrôler en lui faisant connaître une activité rationnelle
remplaçant celles jugées malsaines. Ainsi, le loisir peut exercer
un caractère moralisateur et normalisant puissant. L’ordre social
peut être assuré et stabilisé grâce à des activités de loisirs
saines et c’est ce qui peut expliquer que les jardins ouvriers
présentent toujours cette double facette entre le loisir et
l’encadrement social. La permanente occupation de l’esprit est un
outil de lutte nécessaire qui peut s’avérer efficace contre le
désoeuvrement et la débauche. En donnant une raison de vivre et en
incitant l’individu à l’effort, l’oisiveté est enrayée. La
pratique du jardinage, envisagée ainsi, peut être vue comme un
outil de développement des potentialités de l’individu.
La
dimension d’encadrement de la main d’oeuvre ne doit donc pas être
écartée dans la dynamique d’implantation des jardins ouvriers au
sein des cités ouvrières. Il y a eu la volonté de créer une
société harmonieuse et idéale basée sur les valeurs bénéfiques
du retour à la nature et cette utopie sociale perdure encore
aujourd’hui. Néanmoins, les jardiniers ont réussi à se sentir
dans leur jardin comme dans leur logement, en se créant un
entre-soi. Malgré les contraintes fixées au moment de l’attribution
de la parcelle, cela n’a pas amoindri le plaisir de jardiner et les
jardiniers réussissent tout de même à se créer des interstices de
liberté. Le jardin, dans ce cas, peut devenir un refuge. Cette
nidification particulière n’a pourtant pas empêché la mise à
l’écart des femmes et la légitimation de la division sexuée des
espaces.
Stéphanie
LAURENT
Doctorante
en Sociologie
A.T.E.R.
- U.F.R. Administration Economique et Sociale – Nancy 2
Université
de Bretagne Occidentale
Département
de Sociologie – Atelier de Recherche Sociologique
NOTES
1 François Lefebvre étudie
la cité ouvrière de Flixecourt des frères Saint.
2 « Ces cités ouvrières
sont l’un des terrains d’exercice favoris du philanthrope qui,
avec le renfort de la mère de famille, va tenter de transformer les
classes laborieuses et dangereuses en familles travailleuses et
dociles » (Vulbeau, 2006 ).
3 Passant par la mise en
avant de ces stéréotypes sexuels.
4 La Ligue du Coin de Terre
et du Foyer est devenue la Fédération Nationale des Jardins
Familiaux en 1952 puis en 2006, elle devient la Fédération
Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs.
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