Jardins Ouvriers



Stéphanie LAURENT

Le jardinage et le salariat : historique des jardins ouvriers et
perpétuation des inégalités de genre


Les jardins ouvriers sont un exemple d’application du paternalisme. S’inspirant du terrianisme, ils sont pensés pour discipliner et encadrer les travailleurs.

« Nous ne mettons pas en doute que les chefs de maisons industrielles, de commerces ou d’ateliers sauront apprécier nos efforts pour améliorer le sort de ceux de leurs ouvriers dont le salaire n’est pas suffisant pour élever une nombreuse famille ; que les sociétés charitables, enfin que de nombreuses personnes s’intéresseront à cette oeuvre et voudront soulager par l’assistance par le travail, plutôt que par l’aumône, ceux qui sont aux prises avec les difficultés de la vie. » Huguier-Truelle, 1901.



Introduction

L’objectif de cette contribution est d’étudier le rôle des paternalistes quant à leur implication dans l’intégralité de l’existence de la classe ouvrière : ses conditions de travail, sa manière de vivre, son habitat, sa moralité. Un champ particulier de son application est exposé : la sphère des loisirs et plus particulièrement la pratique du jardinage. En effet, les jardins ouvriers ont été conçus et pensés pour permettre à l’ouvrier qui le souhaitait de disposer d’une parcelle de terre et d’en tirer satisfaction.

Les jardins ouvriers peuvent être mis en parallèle avec deux idéologies fortes : le paternalisme et le terrianisme. La première partie sera l’occasion de les expliciter. Quels sont les enjeux et les objectifs de ces deux idéologies ? La valorisation du sentiment de possession personnelle d’un logement et d’un jardin attenant sera également évoquée pour comprendre la portée des jardins ouvriers dans la vie quotidienne de la classe ouvrière.

Ensuite, une deuxième partie sera consacrée au paradoxe mis en évidence concernant le fonctionnement des jardins ouvriers. C’est à la fois une activité libre et valorisante pour chaque jardinier qui la pratique, mais, elle est également encadrée et contrôlée puisque certaines règles ne doivent pas être dérogées. Le jardinage se définit entre la liberté, la contrainte et une inégalité entre les sexes. De nos jours, si les jardins ouvriers ne sont plus liés au patronat, ils existent toujours mais bien souvent, ils sont gérés par d’autres formes organisationnelles. La troisième partie montrera que même si les gestionnaires ne sont plus les mêmes, il apparaît que cette activité de loisirs se comprend continuellement entre le choix volontaire, l’épanouissement personnel des jardiniers et la persistance d’une image masculine.

Les jardins ouvriers,
le paternalisme
et le terrianisme


Le paternalisme

Lieux jugés néfastes du fait de leur urbanisation chaotique, les villes nées des conséquences de la révolution industrielle du XIXe siècle sont synonymes d’insalubrité, de pauvreté sociale et de perdition. Elles n’abritent en leur sein que des êtres chétifs, le manque d’hygiène et de circulation d’air engendrent des maladies et un mal de vivre dont les classes sociales les plus modestes sont les premières victimes. Le développement des villes industrielles s’accompagne d’une série de travaux médicaux et hygiénistes qui mettent en avant la dégénérescence sociale, physique et morale des habitants.

Les conditions de travail et de vie sont difficiles. En dehors de leur lieu de travail, les plus pauvres vivent dans des logements insalubres, trop petits pour abriter des familles nombreuses. La condition ouvrière de l’époque fut dominée par « l’incertitude de l’existence », selon Henri Hatzfeld. Les taudis ouvriers dans les grandes villes sont également une des causes de certains problèmes sociaux et médicaux. Ce contexte particulier est en lien avec l’émergence de la question de la dangerosité de la classe ouvrière et de sa stigmatisation. Ainsi, les membres de cette classe sociale sont définis comme des « barbares », des « sauvages » sans normes ni loi. Il faut se méfier des prolétaires car ils sont considérés comme dangereux pour l’ordre public. Ils sont les « représentants d’une race inférieure ». Puisque la classe ouvrière est dangereuse pour la stabilité de l’ordre social, il apparaît nécessaire de trouver des solutions pour résoudre les points les plus sensibles et le logement ouvrier
en est une.

Étant donné que l’État tarde à intervenir, des initiatives privées vont voir le jour progressivement. Elles seront l’oeuvre de philanthropes, d’hommes d’églises et d’industriels qui estiment pouvoir jouer un nouveau rôle social. C’est ainsi qu’émerge le paternalisme. Ces patrons désirent améliorer les conditions de travail et offrir une meilleure protection sociale. La sphère d’action ne se réduit pas à l’univers immédiat de l’usine, il s’agit d’intervenir au niveau du logement et de l’intimité de la vie de famille. Une organisation de la vie des travailleurs et de leurs familles est mise en place afin d’opérer un relèvement physique et moral des travailleurs : L’idéal est de réaliser une osmose parfaite entre l’usine et la vie quotidienne des ouvriers et de leurs famille. L’entreprise est décrite comme une grande famille composée du père et de ses enfants. Si les conditions de travail et d’existence s’améliorent, alors les ouvriers seront fidélisés à leur employeur. Ils participeront activement à la vie d’entreprise, vivront par et pour cette dernière, puisqu’ils y travailleront dès leur plus jeune âge jusqu’au moment de la retraite. L’usine devient donc un monde centré sur lui-même et fermé. Autrement dit, il s’agit de stabiliser la main d’oeuvre et de mettre en place un dispositif d’oeuvres sociales.

Le paternalisme étendra son influence jusqu’à la sphère des loisirs en permettant la création des chorales, des équipes sportives, des fanfares et des jardins. Les jardins ouvriers ont donc été considérés, par le patronat, comme l’une des réponses possibles à la dégradation physique et morale des populations ouvrières. Les théories développées par Frédéric Le Play peuvent être ici évoquées car il considérait que la solidité et la moralité d’une société passent par la moralité de l’ensemble des classes sociales. Pour cela, différents moyens doivent être engagés dont l’accession à la propriété.

Le terrianisme

Les paternalistes s’inspirent du terrianisme pour mettre en avant les bienfaits de la pratique du jardinage. Le personnage clé est sans aucun doute l’abbé Jules Lemire qui fonde la Ligue du Coin de Terre et du Foyer en 1896. Il avance l’idée selon laquelle la culture de la terre, la possession d’un lopin de terre, qui serait accessible pour chaque famille ouvrière, constitue une des solutions possibles pour maintenir l’ordre social. Les jardins ouvriers apparaissent donc comme susceptibles d’élever le niveau moral de l’existence et de détourner des plaisirs grossiers et suffisamment efficaces pour détourner l’ouvrier du cabaret. Ils constituent un « remède prodigieux » à travers une activité hygiénique et saine. La nature est ainsi envisagée comme un « outil » permettant le relèvement physique et moral de l’Homme. Le mythe du retour à la nature semble ainsi trouver un terrain d’application idéal dans ce programme de réforme sociale et hygiénique.

La culture de la terre, selon cette idéologie, doit être placée au centre du fonctionnement de la société afin d’assurer son harmonie car nul ne peut nier son rôle bienfaiteur :
« Fruit de la création, la terre est la compagne naturelle de l’être humain. En fixant l’homme au sol, elle a permis le développement des grandes civilisations. Insaisissable, elle protège la famille ; transmissible, elle donne à tous les moyens de subsister et rapproche les générations. Elle peut être considérée comme un complément de salaire et permet, contrairement au travail industriel, une vie plus hygiénique et morale, une nourriture meilleure. Elle remplace pour les autres le bon pain et représente pour une nation la première source de richesse » (Cabedoce)

La famille et la petite propriété sont les deux autres piliers de l’idéologie terrianiste. Elles sont censées remodeler la classe ouvrière, combattre les conséquences néfastes de l’industrialisation, et ainsi assurer la paix sociale. La petite propriété permet de consolider la famille et de considérer toute l’importance de la cellule familiale en ce qui concerne la stabilité de la société. Celui qui possède une propriété privée s’en trouve transformé, il souhaite s’y sentir bien et l’embellir. Le processus d’appropriation de ce territoire qu’il mettra en oeuvre lui permettra de se construire une nouvelle identité sociale et personnelle positives.

La culture d’un jardin a pour objectif principal de socialiser l’ouvrier sur le modèle établi par la bourgeoisie du XIXe siècle et ainsi de le moraliser. Il y a une idéalisation des vertus de la vie rurale, censée attacher le paysan au sol : la terre est l’outil qui permet l’épanouissement de la famille ouvrière. Les classes les plus laborieuses ont la possibilité, après leur journée de travail, de profiter d’un nouveau type de loisir épanouissant, en plein air, d’une meilleure alimentation et dans certains cas, de consolider les liens familiaux.

Le jardin ouvrier est donc pensé comme un instrument privilégié de normalisation. L’objectif affiché était de moraliser la classe ouvrière en lui faisant adopter des activités, intégrées dans les temps de loisirs, plus saines que la visite des cabarets et de l’éloigner des thèses socialistes afin d’éviter toute rébellion envers le patronat. Il s'agissait donc tout à la fois d'éducation populaire, d’encadrement, de discipline et de fixation de la classe ouvrière.


La pratique du jardinage
au sein des cités ouvrières

Les jardins ouvriers trouvent ainsi leur place dans les cités ouvrières et nous en retrouvons les traces, par exemple, dans celles de Noisiel, de Commercy, de Guise, de Flixecourt, de Mulhouse, ou encore au Creusot. Comme l’explique M. Freyssenet « les directions d’usine s’intéressent beaucoup aux jardins ouvriers ».

Une pratique contrôlée


« Dès les années 1880, des sociétés locales de musique proposent des moments d’évasion. Ces fanfares locales – celle de l’Etoile compte 22 exécutants en 1897 – participent aux diverses manifestations patriotiques. L’intervention patronale s’y fait discrète mais efficace ; le patron verse quelques subventions et veille au recrutement des chefs de musique. Ces quelques parcelles de temps libre dont disposent les ouvriers intéressent les patrons. Mieux vaut souffler dans une trompette, jouer d’un instrument ou encore taper dans un ballon que de faire, selon l’expression de Pierre Saint, de la « politique contre la Maison », d’autant que l’activité musicale se déroule au sein de groupes fortement structurés par les règlements. » (François Lefebvre) 1.

Cet exemple concerne la musique mais il s’applique au jardinage car il peut être également considéré comme une distraction permettant une surveillance discrète de la part du patron sur la façon dont se tient l’ouvrier, en dehors de son travail à l’usine. Au moment où les jardins ouvriers ont été implantés au sein des cités ouvrières, il n’était pas rare de réaliser des enquêtes de moralité sur le futur jardinier. Il s’agit bien d’un contrôle dans le sens où certaines contraintes, regroupées sous la forme d’un règlement intérieur, régissent le fonctionnement de ce type de structure.

Ce règlement est souvent très strict : obligation de cultiver des légumes, comportement irréprochable du jardinier et de sa famille, respect des règles, au risque de recevoir des avertissements et l’opprobre des autres jardiniers car une pression sociale s’exerce entre les jardiniers. Le jardin ouvrier relevait autant d’un loisir libre que d’une pratique encadrée. Alain Dewerpe parle de paternalisme libéral et discret pour décrire cette emprise détournée sur les ouvriers. Les jardins ouvriers sont des influences discrètes de la part d’une partie du patronat dans le but de mieux connaître ses ouvriers et qu’ils aient une représentation plus positive de leur patron :

« Le jardin ouvrier, “ lieu de rencontres amicales entre employeurs et employés ” a pour but d’établir un lien direct : « il suffit que les ouvriers sachent que leurs chefs s’intéressent à leurs travaux. A la Compagnie des mines de Lens, le directeur M. Cuvelette visite les jardins et discute avec les ouvriers. Émulation et concurrence doivent aboutir à une participation libre qui vient sanctionner la discussion, entre égaux, du patron connaisseur et de l’ouvrier producteur. “ Et quand, après quelques mots échangés, ils auront fait connaissance sur le terrain neutre des jardins ouvriers, quand son chef lui tendra la main, (l’ouvrier) sera prêt, lui, à lui tendre les bras » (Dewerpe).

La dimension symbolique est forte : le patron tend la main, l’ouvrier tend les bras à son patron. Plus subtilement encore, il y a un effacement des conflits potentiels entre eux. La pratique du jardinage est alors décrite comme une pratique de rassemblement entre deux catégories sociales qui sont différentes à la base. C’est donc un élément stabilisateur et rassembleur, pour une classe sociale accusée de vouloir bousculer l’ordre établi au sein de l’usine et plus généralement l’ordre social.

Une pratique genrée

Cette activité a participé et participe toujours à une répartition genrée des rôles et de la place de chaque membre de la famille. Les hommes et les femmes n’y trouvent ni le même degré d’épanouissement, ni la même visibilité. Une image reste véridique dans les esprits : le jardinier est avant tout un homme. Les représentations symboliques liées au jardinage portent avant tout sur cette dimension masculine : les efforts physiques, l’utilisation de certains outils jugés lourds et dangereux ou encore la saleté du fait d’être en contact direct avec la terre. Les stéréotypes sexués sont persistants et légitiment, d’une certaine façon, la présence moins importante des femmes dans les jardins.

La valorisation de l’image de l’homme qui jardine est la première explication plausible de ce système d’inégalité de sexes. En effet, que nous étudions les discours des paternalistes ou les tenants de l’idéologie terrianiste, le constat est le même : le jardinage s’adresse avant tout aux hommes. Les discours sont orientés sur les bienfaits que le jardinage peut procurer aux hommes et valorisent leur capacité de transformer leur famille. En effet, les discours énoncés par l’abbé Lemire cautionnent fréquemment des idées naturalistes. Celles-ci considèrent que la femme est « naturellement » différente de l’homme et impliquent, par conséquent, que ces activités soient, elles aussi, différentes. L’idéologie terrianiste a ainsi prôné les différences entre les hommes et les femmes et ces inégalités sont toujours perceptibles à l’heure actuelle dans les jardins ouvriers. L’image de l’homme et de sa virilité sont donc importantes à prendre en compte dans cette analyse. Outre cette valorisation masculine, il faut également s’arrêter sur le fait que les paternalistes envisageaient d’autres rôles, d’autres fonctions et donc d’autres activités de temps libre pour les femmes. Le but de ces activités est avant tout de raffermir leur rôle de mère et d’épouse. A Flixecourt, par exemple, sont créés dès 1935 des enseignements ménagers et des cours de couture. La police des familles passe par la femme, c’est par son intermédiaire que la discipline est assurée.

La répartition des rôles, entre les femmes et les hommes, est donc clairement définie dans l’imaginaire et il n’est pas facile de déroger à cette règle. Dès la naissance de ces jardins, les hommes ont réussi à s’approprier plus rapidement cet espace que les femmes. A l’origine, pourtant, le jardin devait être un territoire familial mais il faut reconnaître que ce n’est pas le cas, et que d’ailleurs, ça ne l’a jamais vraiment été. Après leur journée de travail à l’usine, le jardin représente une échappatoire pour les hommes. Les jardiniers aiment passer quelques temps dans leur jardin avant de retrouver leur famille. Il n’en va pas de même pour les femmes qui ont une disponibilité de temps plus restreinte : elles travaillent à l’usine, s’occupent des enfants une fois leur journée de travail terminée, ainsi que de l’entretien de la maison. Les femmes ont, de ce fait, été plus ou moins écartées de leur rôle possible de jardinières.

Les stéréotypes sexuels perceptibles dans les jardins mettent en avant la peur de la saleté du contact de la terre retrouvée sous les ongles ou encore de la présence d’insectes pour expliquer pourquoi les femmes n’aiment pas s’y attarder longtemps et préfèrent abandonner cet espace. Les hommes, quant à eux, n’ont ni peur de se salir, ni peur des araignées ou des vers de terre. La valorisation de la virilité3, et par conséquent le rejet de la féminité, au jardin constitue une troisième explication de la surreprésentation masculine puisqu’elle influence les représentations mentales de la femme qui jardine comme une femme qui nie, pendant un temps, sa féminité et qui nie en même temps son groupe d’appartenance, son sexe. Cette violence symbolique pèse sur la femme qui désire jardiner dans la mesure où elle ne correspond pas à l’image idéalisée du jardinier, de sexe masculin.

Les jardins ouvriers d’aujourd’hui,
qu’en reste-t-il ?

Nouvelle définition

Les objectifs des jardins ouvriers ne sont plus exactement les mêmes aujourd’hui, de par l’évolution même de la société. Au XIXe siècle, il était question de jardins ouvriers avec cet objectif sous-entendu de créer une nouvelle classe sociale construite autour de grandes valeurs telles que l’importance du travail ou la place centrale de la famille dans le fonctionnement harmonieux de la société. Il en sera ainsi jusqu’en 1952, au moment où la Ligue du Coin de Terre et du Foyer décide de changer de d’appellation 4 et de ne plus parler de « jardin ouvrier ». Les discours sont modifiés parce que l’objectif est de toucher un public plus large. Les jardins sont désormais « familiaux » et les effets bénéfiques ne doivent plus seulement concernés uniquement la classe ouvrière mais également d’autres catégories sociales aux revenus plus importants. Certains bienfaits apportés par la pratique du jardinage ne sont plus mis en avant, par exemple la lutte contre certaines influences politiques. Par contre, d’autres objectifs restent identiques : le jardin est un havre de paix, une occasion donnée pour découvrir une façon de vivre dont certaines populations fragiles socialement n’avaient plus conscience ou alors à laquelle elles n’avaient plus accès.

Aujourd’hui, les jardins familiaux concernent non seulement les ouvriers mais aussi les employés ainsi qu’un faible pourcentage de cadres et de professions supérieures.

De la même façon, le paternalisme n’était pas le seul investigateur de l’implantation de jardins ouvriers, puisqu’il jouait de pair avec la Ligue du Coin de Terre et du Foyer, qui elle, continue à exercer son influence en vue de créer des jardins familiaux sur l’ensemble du territoire français mais également au niveau international.

D’autres jardins ont été crées grâce à l’initiative de certaines municipalités par le biais de leur contrat de ville : dans ce cas de figure, le jardin est attribué aux habitants de quartiers difficiles, le but étant de revaloriser l’image de leur lieu de vie et de leur permettre de « sortir » de leurs logements. Les politiques de la ville ont donc, avant tout, pour objectif de lutter contre les marginalisations sociales que subissent certaines populations fragilisées. Enfin, il existe des associations régies par la loi de 1901 qui gèrent et animent des jardins familiaux. Celles-ci ont souvent été créées au début du XXe siècle en se basant sur les principes de la Ligue du Coin de Terre et du Foyer.

L’oscillation constante entre liberté, contraintes et inégalités de sexe

Un contrôle social peut toujours être détecté concernant le fonctionnement des jardins familiaux. Premièrement, un règlement intérieur est toujours présent et n’a souvent que peu évolué depuis la création de la structure. Le jardinier doit toujours s’engager à respecter les principes fondamentaux du jardinage : entretenir sa parcelle, être productif et respecter les autres jardiniers. Deuxièmement, les responsables organisent plusieurs fois par an des visites inopinées pour vérifier l’état des parcelles et le respect des règles édictées. Ces visites sont l’occasion de réprimander ceux qui ne respectent pas le contrat. Enfin, par le biais de l’agencement des parcelles de jardin, il est possible de faire une comparaison avec l’architecture panoptique car l’objectif premier n’est-il pas de pouvoir contrôler, surveiller sans être vus, sans se faire remarquer. La façon dont sont implantées les parcelles indique qu’il est possible d’être en vue de tous et d’observer chacun. Les jardins ne sont pas souvent protégés les uns des autres, par conséquent, chaque famille sait ce que font les autres, qui elles reçoivent, ce qu’elles plantent comme légumes. Les compétences de chacun peuvent être jugées à tout moment. Il est rare que les jardiniers puissent préserver une totale intimité. Les groupements de jardins familiaux sont donc organisés comme étant des territoires qui sont à la fois à contrôler et qui sont à la fois des territoires sous contrôle, selon les propres termes d’Yves Grafmeyer.

Concernant les inégalités des sexes engendrées par cette activité, elles sont toujours présentes. Les hommes s’approprient plus efficacement ce territoire que les femmes et les discours stéréotypés légitimant la division sexuelle des espaces sont toujours de mise. Pourtant, il serait erroné de conclure que les femmes sont, aujourd’hui, totalement absentes des jardins. Au contraire, certaines ont réussi à s’y trouver une place et à s’y épanouir au même titre que les hommes. Elles ont ainsi démontré que l’identité de « jardinière » est aussi légitime que celle de « jardinier ». Elles ont réussi à se forger une place dans le monde du jardinage à la fois masculin et collectif, là où la pression de conformité est lourde à assumer et à accepter. La pratique du jardinage engendre toujours un découpage de l’espace et une répartition des tâches et des rôles de chaque personne qui s’y trouve et qui s’y inscrit progressivement. Des aires de compétence sont donc créées au sein de chaque territoire, traversé aussi bien par les hommes que par les femmes et ces aires confirment le pouvoir exercé par le groupe des hommes sur celui des femmes. L’exemple du bêchage est pertinent dans ce cas de figure : les femmes reconnaissent, de manière générale, qu’il est difficile, voire impossible pour elles de bêcher leur jardin sans l’aide d’un homme. Le jardin reste donc avant tout un indice de l’existence de ces espaces de recomposition masculine (Schwartz).


Conclusion

L’idéologie du loisir liée au travail prend toute sa force lorsque le paternalisme était influant. Pour cette raison, les jardins ouvriers connurent un succès encore visible aujourd’hui. Il s’agit en effet, par l’intermédiaire de cette pratique de proposer à la fois un loisir utile et épanouissant pour l’individu visant à le contrôler en lui faisant connaître une activité rationnelle remplaçant celles jugées malsaines. Ainsi, le loisir peut exercer un caractère moralisateur et normalisant puissant. L’ordre social peut être assuré et stabilisé grâce à des activités de loisirs saines et c’est ce qui peut expliquer que les jardins ouvriers présentent toujours cette double facette entre le loisir et l’encadrement social. La permanente occupation de l’esprit est un outil de lutte nécessaire qui peut s’avérer efficace contre le désoeuvrement et la débauche. En donnant une raison de vivre et en incitant l’individu à l’effort, l’oisiveté est enrayée. La pratique du jardinage, envisagée ainsi, peut être vue comme un outil de développement des potentialités de l’individu.

La dimension d’encadrement de la main d’oeuvre ne doit donc pas être écartée dans la dynamique d’implantation des jardins ouvriers au sein des cités ouvrières. Il y a eu la volonté de créer une société harmonieuse et idéale basée sur les valeurs bénéfiques du retour à la nature et cette utopie sociale perdure encore aujourd’hui. Néanmoins, les jardiniers ont réussi à se sentir dans leur jardin comme dans leur logement, en se créant un entre-soi. Malgré les contraintes fixées au moment de l’attribution de la parcelle, cela n’a pas amoindri le plaisir de jardiner et les jardiniers réussissent tout de même à se créer des interstices de liberté. Le jardin, dans ce cas, peut devenir un refuge. Cette nidification particulière n’a pourtant pas empêché la mise à l’écart des femmes et la légitimation de la division sexuée des espaces.


Stéphanie LAURENT
Doctorante en Sociologie
A.T.E.R. - U.F.R. Administration Economique et Sociale – Nancy 2
Université de Bretagne Occidentale
Département de Sociologie – Atelier de Recherche Sociologique



NOTES


1 François Lefebvre étudie la cité ouvrière de Flixecourt des frères Saint.
2 « Ces cités ouvrières sont l’un des terrains d’exercice favoris du philanthrope qui, avec le renfort de la mère de famille, va tenter de transformer les classes laborieuses et dangereuses en familles travailleuses et dociles » (Vulbeau, 2006 ).
3 Passant par la mise en avant de ces stéréotypes sexuels.
4 La Ligue du Coin de Terre et du Foyer est devenue la Fédération Nationale des Jardins Familiaux en 1952 puis en 2006, elle devient la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs.


Bibliographie

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