Pour le ministre de l'Industrie, Ernesto Che Guevara, la question des stimulants, moraux et surtout matériels, celle de la "motivation", seront les fondements même à partir desquels pourra être façonné cet "Homme nouveau" plus sensible aux joies du travail créateur plutôt qu'à l'intérêt matériel : " Nous ne nions pas la nécessité objective du stimulant matériel " écrit Guévara, mais " Nous luttons contre sa prédominance quand il s'agit de l'utiliser comme levier essentiel car il finit par imposer sa propre force aux rapports entre les hommes". L'attitude nouvelle qu'il espère de chaque individu est de refuser tout stimulant matériel pour n'obéir qu'à des incitations d'ordre moral au service du bien général. La "moralité" de l"'Homme nouveau", contre l'individualisme égoïste, contre la société de consommation excessive, aura été la problématique fondamentale de tous les gouvernements post-révolutionnaires communistes : " Pour construire le communisme, il faut changer l'homme en même temps que la base économique ", résume ainsi Che Guévara.
Le Socialisme et l'Homme à Cuba
Ernesto Che Guevara
12 mars 1965
Cher camarade,
Je termine ces notes au cours de mon voyage en Afrique.
Bien que tardivement, j'espère ainsi tenir ma promesse. J'aimerais
le faire en traitant le thème du titre de cet article. Je crois que
cela peut intéresser les lecteurs uruguayens.
Dans la lutte idéologique contre le socialisme, il est
courant d'entendre de la bouche des porte-parole capitalistes que ce
système social ou la période de construction du socialisme à
laquelle nous nous attelons se caractérise par le sacrifice de
l'individu sur l'autel de l'État. Je ne vais pas essayer de réfuter
cette affirmation sur une base simplement théorique, mais je
rétablirai les faits tels qu'ils sont vécus à Cuba, en ajoutant
des commentaires d'ordre général.
Tout d'abord, j'ébaucherai à grands traits l'histoire
de notre lutte révolutionnaire avant et après la prise du pouvoir.
Comme on le sait, c'est le 26 juillet 1953 qu'ont été
initiées les luttes révolutionnaires qui ont conduit à la
révolution du 1er janvier 1959. A l'aube de ce jour, un groupe
d'hommes dirigé par Fidel Castro a attaqué la caserne Moncada, dans
la province de l'Oriente. L'attaque a été un échec et l'échec
s'est transformé en désastre. Les survivants se sont retrouvés en
prison. Mais aussitôt amnistiés, ils ont recommencé la lutte
révolutionnaire. Au cours de ce processus où le socialisme
n'existait qu'en puissance, l'homme a été un facteur fondamental.
C'est en lui, être unique avec un nom et un prénom, que l'on a mis
notre confiance. Et c'est de son aptitude à l'action qu'a dépendu
le succès ou l'échec de la lutte engagée.
Puis est venue l'étape de la guérilla. Celle-ci s'est
développée dans deux milieux distincts : le peuple, masse encore
endormie qu'il fallait mobiliser ; et son avant-garde —les
guérilleros— force motrice de la mobilisation, qui suscitait la
conscience révolutionnaire et l'enthousiasme combatif. Cette
avant-garde a été l'agent catalyseur qui a créé les conditions
subjectives nécessaires pour la victoire.
Ici encore, alors que notre pensée se prolétarisait et
qu'une révolution s'opérait dans nos habitudes et dans nos esprits,
l'individu est resté un facteur fondamental. Chaque combattant de la
Sierra Maestra qui a acquis un grade supérieur dans les forces
révolutionnaires comptait à son actif un grand nombre d'actions
d'éclat. C'est sur cette base qu'il a obtenu ses grades. C'était la
première étape héroïque, où les combattants se disputaient pour
obtenir les tâches comportant les plus grandes responsabilités et
les plus grands dangers, sans autre satisfaction que celle du devoir
accompli.
Dans notre travail d'éducation révolutionnaire, nous
revenons souvent sur ce fait plein d'enseignement. L'attitude de nos
combattants montrait déjà l'homme futur. Ce don total à la cause
révolutionnaire s'est répété dans bien d'autres occasions de
notre histoire. Pendant la crise d'octobre et lors du cyclone Flora,
nous avons vu des actes de courage et des sacrifices exceptionnels
réalisés par tout un peuple. L'une de nos tâches fondamentales du
point de vue idéologique, c'est de trouver la formule pour perpétuer
dans la vie quotidienne cette attitude héroïque.
En janvier 1959, le gouvernement révolutionnaire s'est
constitué avec la participation de divers membres de la bourgeoisie
traître. Facteur de force fondamental, la présence de l'Armée
rebelle était la garantie du pouvoir. De sérieuses contradictions
se sont aussitôt développées. Elles ont été en partie surmontées
lorsqu'en février 1959, Fidel Castro a assumé la direction du
gouvernement en tant que premier ministre. Ces événements devaient
conduire en juillet de la même année à la démission du président
Urrutia sous la pression des masses.
Ainsi est apparu clairement dans l'histoire de la
révolution cubaine un élément qui se manifestera systématiquement
: les masses. Cet être aux visages multiples n'est pas, comme on le
prétend, une somme d'éléments tous semblables, agissant comme un
troupeau docile (certains régimes le réduisent à cela). il est
vrai qu'il suit ses dirigeants sans vaciller, Fidel Castro en premier
lieu. Mais le degré de confiance que celui-ci a acquis correspond
précisément à sa juste interprétation des désirs et des
aspirations du peuple et à la lutte sincère qu'il a menée pour
accomplir les promesses qu'il a faites.
Les masses ont participé à la réforme agraire et à
la difficile tâche d'administrer les entreprises d'État. Elles ont
connu l'héroïque expérience de Playa Giron. Elles se sont forgées
dans les luttes contre les diverses bandes armées par la CIA. Elles
ont vécu l'un des plus importants moments de l'histoire moderne
pendant la crise d'octobre. Aujourd'hui, elles continuent à
travailler à la construction du socialisme.
A première vue, on pourrait croire que ceux qui parlent
de la subordination de l'individu à l'État ont raison. Avec un
enthousiasme et une discipline inégalés, les masses réalisent les
tâches que le gouvernement a fixées, que celles-ci soient d'ordre
économique, culturel, défensif, sportif ou autre. L'initiative
vient en général de Fidel et du haut commandement de la révolution.
Elle est expliquée au peuple, qui la fait sienne. D'autres fois, des
expériences locales sont lancées par le parti et le gouvernement,
pour être ensuite généralisées en suivant le même procédé.
Cependant, l'État se trompe quelquefois. Quand une de
ces erreurs se produit le manque d'enthousiasme collectif se traduit
par la diminution quantitative de chacun des éléments qui composent
les masses. Le travail se paralyse jusqu'à en être réduit à des
dimensions insignifiantes. C'est le moment de rectifier. C'est ce qui
est arrivé en mars 1962, face à la politique sectaire imposée au
parti par Aníbal Escalante.
Il est évident que ce mécanisme ne suffit pas pour
assurer une série de décisions efficaces. Il manque une connexion
plus structurée avec les masses, que nous devons améliorer au cours
des prochaines années. Mais pour les initiatives qui viennent des
couches supérieures du gouvernement, nous utilisons pour l'instant
la méthode quasi-intuitive qui consiste à ausculter les réactions
générales face aux problèmes rencontrés.
Fidel est un maître du genre. On ne peut apprécier la
façon particulière dont il s'intègre au peuple qu'en le voyant à
l'oeuvre. Dans les grands rassemblements publics, on observe un
phénomène analogue à la résonance de deux diapasons dont les
vibrations, par leurs interactions, finissent par produire de
nouveaux sons. Fidel et le peuple commencent à vibrer en un dialogue
d'une intensité croissante jusqu'à l'apogée finale, qui se termine
abruptement par notre cri de lutte et de victoire.
Ce qui est difficile à comprendre pour qui ne vit pas
l'expérience de la révolution, c'est cette étroite unité
dialectique qui existe entre chaque individu et les masses, c'est
l'interaction qu'il y a entre les masses comme ensemble d'individus
et leurs dirigeants . Dans la société capitaliste, on peut voir
quelques phénomènes de ce type quand apparaissent des hommes
politiques capables de provoquer la mobilisation populaire. Mais
alors, s'il ne s'agit pas d'un authentique mouvement social (dans ce
cas, il ne serait pas tout à fait juste de parler de capitalisme),
le mouvement ne vivra pas plus longtemps que celui qui lui donne son
impulsion ou jusqu'à ce que la rigueur de la société capitaliste
mette fin aux illusions populaires.
Sous le capitalisme, l'homme est dirigé par un ordre
rigide qui échappe habituellement au domaine de sa compréhension.
Aliéné, l'individu est lié à la société dans son ensemble par
un invisible cordon ombilical : la loi de la valeur. Celle-ci agit sur
tous les aspects de sa vie, modelant son cours et son destin.
Invisibles pour la plupart des gens et elles-mêmes aveugles, les
lois du capitalisme agissent sur l'individu sans que celui-ci s'en
aperçoive. Il ne voit qu'un vaste horizon qui lui semble infini.
C'est ainsi que la propagande capitaliste prétend tirer du cas de
Rockefeller, véridique ou non, une leçon sur les possibilités du
succès. La misère qu'il faut accumuler pour que surgisse un tel
exemple et la somme de bassesses qu'implique une fortune de cette
ampleur n'apparaissent pas dans le tableau. Et il n'est pas toujours
possible aux forces populaires de tirer au clair ces concepts. (Il
faudrait ici étudier comment dans les pays impérialistes, les
ouvriers perdent leur conscience internationaliste de classe sous
l'influence d'une certaine complicité dans l'exploitation des pays
dépendants et comment, en même temps, ce fait affaiblit l'esprit de
lutte des masses. Mais cette question sort du propos de ces notes.)
De toute façon, le chemin à parcourir est plein
d'obstacles et apparemment, seul un individu possédant les qualités
nécessaires peut les franchir pour arriver au but. La récompense se
laisse voir au loin, mais le chemin est solitaire. De plus, c'est la
loi de la jungle : seul l'échec des autres permet la réussite.
Je vais essayer maintenant de définir l'individu,
acteur de ce drame étrange et passionnant qu'est la construction du
socialisme, dans sa double existence d'être unique et de membre de
la communauté. Je crois que le plus simple est de reconnaître sa
qualité d'être incomplet, de produit inachevé. Les tares de
l'ancienne société se perpétuent dans la conscience individuelle
et il faut faire un travail incessant pour les faire disparaître. Le
processus est double. D'un côté, c'est la société qui agit avec
son éducation directe et indirecte. De l'autre, c'est l'individu qui
se soumet à un processus conscient d'auto-éducation.
La nouvelle société en formation doit combattre très
durement le passé. Celui-ci se fait sentir non seulement dans la
conscience individuelle, où pèsent les résidus d'une éducation
systématiquement orientée vers l'isolement de l'individu, mais
aussi dans le caractère même de cette période de transition où
persistent les rapports marchands. La marchandise est la cellule
économique de la société capitaliste. Tant qu'elle existera, ses
effets se feront sentir dans l'organisation de la production et, par
conséquent, dans la conscience.
Marx a esquissé la période de transition comme le
résultat de la transition explosive du système capitaliste déchiré
par ses contradictions. Les événements subséquents ont montré
comment s'arrachent de l'arbre impérialiste certains pays qui
constituent ses branches faibles, un phénomène qui avait été
prévu par Lénine.
Dans ces pays, le capitalisme s'est suffisamment
développé pour faire sentir d'une façon ou d'une autre ses effets
sur le peuple. Mais ce ne sont pas ses propres contradictions qui,
une fois épuisées toutes les possibilités, font éclater le
système. La lutte de libération contre l'oppresseur étranger; la
misère provoquée par des accidents extérieurs comme la guerre,
dont les classes privilégiées font retomber les conséquences sur
les exploités ; les mouvements de libération destinés à renverser
les régimes néo-coloniaux —voilà les facteurs qui déclenchent
habituellement le processus révolutionnaire. L'action consciente
fait le reste.
Dans ces pays, il n y a pas encore eu une éducation
complète orientée vers le travail social. Et le simple processus
d'appropriation est loin de mettre les richesses à la portée des
masses. Le sous-développement d'une part et l'habituelle fuite des
capitaux vers les pays « civilisés » de l'autre rendent impossible
un changement rapide et sans sacrifices. Nous avons encore beaucoup à
parcourir pour construire la base économique. La tentation est très
grande d'emprunter les chemins battus de l'intérêt matériel comme
levier d'un développement économique accéléré.
On court alors le risque que les arbres cachent la
forêt. En poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à
l'aide des armes ébréchées que nous a léguées le capitalisme (la
marchandise en tant que cellule économique, la rentabilité,
l'intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.), on risque
d'aboutir à une impasse. Et de fait, on y aboutit après avoir
parcouru une longue distance, où les chemins se sont souvent
entrecroisés et où il est difficile de savoir à quel moment on a
fait fausse route. Pendant ce temps, la base économique adoptée a
fait son travail de sape sur le développement de la conscience. Pour
construire le communisme, il faut développer l'homme nouveau en même
temps que la base matérielle.
De là la grande importance de choisir correctement
l'instrument de mobilisation des masses. Fondamentalement, cet
instrument doit être d'ordre éthique, sans oublier une utilisation
correcte du stimulant matériel, surtout de nature sociale.
Comme je l'ai déjà dit, dans les moments de péril
extrême, il est facile de faire agir les stimulants moraux. Mais
pour maintenir leur vigueur, il faut développer une conscience où
les valeurs acquièrent une nouvelle signification. La société dans
son ensemble doit devenir une gigantesque école. Les grandes lignes
de ce phénomène sont semblables au processus de formation de la
conscience capitaliste dans sa première période. Le capitalisme a
recours à la force, mais il enseigne aussi aux gens à croire dans
le système. La propagande directe est faite par ceux qui sont
chargés d'expliquer le caractère inévitable d'un régime de
classe. Ceux-ci lui attribuent une origine divine ou en font une
réalité imposée mécaniquement par la nature. Ceci désarme les
masses qui se voient opprimées par un mal contre lequel il est
impossible de lutter.
Ensuite vient l'espoir. Ici, le capitalisme se
différencie des précédents régimes de castes qui ne laissaient
aucune issue possible. Pour certains, la formule de caste restera
valable. La récompense pour ceux qui obéissent, c'est l'accès
après la mort à d'autres mondes merveilleux où les bons sont
récompensés. Ainsi, la vieille tradition continue. Chez d'autres,
il y a une innovation. La division en classes reste fatale. Mais les
individus peuvent sortir de celle à laquelle ils appartiennent par
le travail, l'initiative, etc. Ce processus et le mythe de la
réussite par ses propres moyens sont profondément hypocrites. On
tente de prouver dans un but intéressé qu'un mensonge est vrai.
Pour nous, l'éducation directe a une importance
beaucoup plus grande. L'explication est convaincante parce qu'elle
est vraie. Elle n'a pas besoin de subterfuges. Elle s'exerce à
travers l'appareil éducatif de l'État en fonction de la culture
générale, technique et idéologique, au moyen d'organismes tels que
le ministère de l'Éducation et l'appareil de propagande du parti.
L'éducation s'implante dans les masses et la nouvelle attitude
préconisée tend à devenir une habitude. Les masses la font sienne
et font pression sur ceux qui ne sont pas encore éduqués. C'est la
façon indirecte d'éduquer les masses, aussi puissante que l'autre.
Mais ce processus est conscient. L'individu reçoit
continuellement l'influence du nouveau pouvoir social et perçoit
qu'il n'y répond pas de manière complètement adéquate. Sous la
pression de l'éducation indirecte, il essaie de se conformer à une
situation qui lui paraît juste, chose qu'il n'a pu faire jusqu'alors
à cause de l'insuffisance de son propre développement. Il s'éduque
lui-même.
Dans cette période de construction du socialisme, nous
pouvons assister à la naissance de l'homme nouveau. Son image n'est
pas encore achevée. Elle ne pourrait l'être puisque ce processus
est parallèle au développement de formes économiques nouvelles. En
dehors de ceux que l'insuffisance de leur éducation pousse vers un
chemin solitaire, vers la satisfaction égoïste de leurs ambitions,
il y a ceux qui, même à l'intérieur du nouveau cadre d'évolution
collective, ont tendance à avancer isolés de la masse qu'ils
accompagnent. L'important, c'est que les hommes acquièrent chaque
jour une plus grande conscience de la nécessité de leur
incorporation dans la société et, en même temps, de leur
importance comme moteur de celle-ci.
Ils n'avancent plus complètement seuls, à travers des
chemins détournés, vers leurs désirs lointains. Ils suivent leur
avant-garde constituée par le parti, par les ouvriers avancés, par
les hommes d'avant-garde qui avancent liés aux masses et en étroite
communion avec elles. Les avant-gardes ont le regard fixé vers
l'avenir et vers leur récompense. Mais celle-d n'est pas entrevue
comme quelque chose d'individuel. La récompense, c'est la nouvelle
société où les hommes auront des caractéristiques différentes,
la société de l'homme communiste.
Le chemin est long et plein de difficultés.
Quelquefois, nous nous engageons dans une impasse et nous devons
reculer. D'autres fois, nous avançons trop vite et nous nous
séparons des masses. En certaines occasions, nous allons trop
lentement et nous sentons l'haleine toute proche de ceux qui nous
talonnent. Dans notre ambition de révolutionnaires, nous essayons
d'aller aussi vite que possible en frayant le chemin. Mais nous
savons que nous devons tirer notre substance des masses et que
celles-ci ne pourront avancer plus rapidement que si nous les
encourageons par notre exemple.
Malgré l'importance donnée aux stimulants moraux, le
fait qu'il existe une division en deux groupes principaux (en dehors
bien sûr du petit nombre de ceux qui, pour une raison ou pour une
autre, ne participent pas à la construction du socialisme) indique
la relative insuffisance du développement de la conscience sociale.
Le groupe d'avant-garde est idéologiquement plus avancé
que les masses. Celles-ci connaissent les nouvelles valeurs, mais
insuffisamment. Alors que chez les premiers, il se produit un
changement qualitatif qui leur permet de se sacrifier dans leur
fonction d'avant-garde, les seconds sont moins conscients et doivent
être soumis à des pressions d'une certaine intensité. C'est la
dictature du prolétariat, qui s'exerce non seulement sur la classe
vaincue, mais aussi, individuellement, sur la classe victorieuse.
Tout ceci implique, pour que le succès soit total, la
nécessité d'une série de mécanismes: les institutions
révolutionnaires. Avec l'image des masses en marche vers l'avenir
vient le concept d'institutionnalisation, comme un ensemble
harmonieux de canaux, d'échelons, de barrages, d'engrenages bien
huilés qui permettront d'avancer, qui permettront la sélection
naturelle de ceux qui sont destinés à marcher à l'avant-garde et
la répartition des récompenses et des châtiments à ceux qui
respectent ou violent les lois de la société en construction.
Nous n'avons pas encore complété
l'institutionnalisation de la révolution. Nous cherchons quelque
chose de nouveau qui permette une parfaite identification du
gouvernement et de l'ensemble de la communauté : des institutions
adaptées aux conditions particulières de la construction du
socialisme et le plus éloignées possibles des lieux communs de la
démocratie bourgeoise transplantés dans la société en formation
(comme les chambres législatives par exemple).
Nous avons fait quelques expériences dans le but de
créer progressivement les institutions de la révolution, mais sans
trop de hâte. Notre plus grand frein a été la crainte qu'un
rapport formel nous sépare des masses et de l'individu et nous fasse
perdre de vue la dernière et la plus importante ambition
révolutionnaire, qui est de voir l'homme libéré de son aliénation.
Malgré la carence d'institutions, ce qui doit être
surmontée graduellement, les masses font maintenant l'histoire comme
un ensemble conscient d'individus qui luttent pour une même cause.
Sous le socialisme, I'homme est plus complet malgré son apparente
standardisation. Malgré l'absence d'un mécanisme parfaitement
adapté, sa possibilité de s'exprimer et de peser dans l'appareil
social est infiniment plus grande.
Il est encore nécessaire d'accentuer sa participation
consciente, individuelle et collective, à tous les mécanismes de
direction et de production et de la lier à l'éducation technique et
idéologique, pour qu'il sente combien ces processus sont étroitement
interdépendants et leur progression parallèle. Ainsi, les chaînes
de l'aliénation une fois brisées, il atteindra la conscience totale
de son être social, sa pleine réalisation en tant que créature
humaine.
Ceci se traduira concrètement par la reconquête de sa
nature propre à travers le travail libéré et par l'expression de
sa condition humaine à travers la culture et l'art. Pour permettre à
l'homme de se développer de la première de ces manières, le
travail doit changer de nature. L'homme-marchandise doit cesser
d'exister et il faut mettre en place un système qui verse une
quote-part pour l'accomplissement du devoir social. Les moyens de
production appartiennent à la société et la machine n'est que la
tranchée où s'accomplit le devoir.
L'homme commence à libérer sa pensée du fait
contrariant qu'il lui faut travailler pour satisfaire ses besoins
animaux. Il commence à se reconnaître dans son oeuvre et à
comprendre sa grandeur humaine au travers de l'objet créé et du
travail réalisé. Ce dernier ne suppose plus l'abandon d'une partie
de son être sous forme de force de travail vendue qui ne lui
appartient plus. Il devient une émanation de lui-même, un apport à
la vie commune, l'accomplissement de son devoir social.
Nous faisons tout ce qui est possible pour donner au
travail cette nouvelle dimension de devoir social et pour le lier,
d'une part, au développement de la technique d'où viendront les
conditions d'une plus grande liberté et, d'autre part, au travail
volontaire. Nous nous appuyons sur l'appréciation marxiste qui veut
que l'homme atteint réellement sa pleine condition humaine lorsqu'il
produit sans la contrainte de la nécessité physique de se vendre
comme marchandise.
Bien sûr, il y a encore des aspects coercitifs dans le
travail, même quand il est volontaire. L'homme n'a pas encore réussi
à transformer toute la coercition qui l'entoure en un réflexe
conditionné de nature sociale. Il produit encore très souvent sous
la pression du milieu (c'est ce que Fidel appelle la contrainte
morale). Il lui reste toujours à transformer complètement son
attitude spirituelle devant son propre travail, qui doit s'accomplir
sans la pression directe du milieu social tout en lui étant lié par
les nouvelles habitudes acquises. Ce sera le communisme.
Le changement ne se produit pas automatiquement dans la
conscience, pas plus que dans l'économie. Les variations sont lentes
et irrégulières. Il y a des périodes d'accélération, d'autres de
pause et même de recul. De plus, ainsi que nous l'avons déjà noté,
nous devons considérer que nous ne nous trouvons pas devant une
période de transition pure comme celle décrite par Marx dans la
Critique du Programme de Gotha, mais devant une nouvelle phase non
prévue par lui : une première période de transition vers le
communisme ou de construction du socialisme. Celle-ci se déroule au
milieu de violentes luttes de classes et avec des éléments de
capitalisme en son sein qui obscurcissent la compréhension exacte de
sa nature.
Si l'on ajoute à cela la scolastique qui a freiné le
développement de la philosophie marxiste et empêché l'étude
systématique de cette période, dont l'économie politique ne s'est
pas développée, nous devons convenir que nous en sommes encore aux
premiers balbutiements et qu'il est indispensable de se consacrer à
l'étude de toutes les caractéristiques primordiales de cette
période avant d'élaborer une théorie économique et politique de
plus grande portée.
Cette théorie donnera une prééminence totale aux deux
piliers de la construction du socialisme : la formation de l'homme
nouveau et le développement de la technique. Dans ces deux domaines,
il nous reste encore beaucoup à faire. Mais le retard de cette base
fondamentale qu'est la technologie est moins excusable, étant donné
qu'il ne s'agit pas pour nous d'avancer à l'aveuglette, mais de
suivre pendant un bon moment le chemin frayé par les pays les plus
avancés du monde. C'est pour cela que Fidel insiste tellement sur la
nécessité de la formation technologique et scientifique de notre
pays et plus encore de son avant-garde.
Dans le domaine des idées qui conduisent à des
activités non productives, il est plus facile de voir la distinction
entre nécessité matérielle et nécessité morale. Depuis
longtemps, l'homme essaie de se libérer de l'aliénation par la
culture et l'art. Il meurt quotidiennement au cours des huit heures
et plus pendant lesquelles il agit comme une marchandise, pour
ressusciter ensuite dans la création artistique. Mais ce remède
porte les germes de la maladie elle-même. Celui qui cherche la
communion avec la nature est un être solitaire. Il défend son
individualité opprimée par le milieu et réagit devant les idées
esthétiques comme un être unique, dont l'aspiration est de rester
immaculé.
Il ne s'agit que d'une tentative de fuite. La loi de la
valeur n'est plus le simple reflet des rapports de production. Les
capitalistes monopolistes l'entourent d'un échafaudage compliqué
qui en fait une servante docile, même quand les méthodes employées
sont purement empiriques. La superstructure impose un type d'art dans
lequel il faut éduquer les artistes. Les rebelles sont dominés par
la machine et seuls les talents exceptionnels peuvent créer une
oeuvre personnelle. Les autres deviennent des salariés honteux ou
bien ils sont broyés.
On invente la recherche artistique que l'on considère
comme la définition de la liberté. Mais cette « recherche » a ses
limites, imperceptibles jusqu'à ce qu'on s'y heurte, c'est-à-dire
jusqu'au moment où l'on pose les problèmes réels de l'homme et de
son aliénation. L'angoisse injustifiée ou les passe-temps vulgaires
constituent de commodes soupapes pour l'inquiétude humaine. On
combat l'idée de faire de l'art une arme de dénonciation.
Si l'on respecte les règles du jeu, on obtient tous les
honneurs, comparables à ceux que pourrait obtenir un singe en
inventant des pirouettes. La seule condition, c'est de ne pas essayer
de s'échapper de la cage invisible. Quand la révolution a pris le
pouvoir, ceux qui étaient totalement domestiqués sont partis en
exil. Les autres, révolutionnaires ou non, ont entrevu une nouvelle
voie. La recherche artistique a reçu une nouvelle impulsion.
Cependant les chemins étaient déjà plus ou moins tracés et le
concept d'évasion s'est dissimulé derrière le mot « liberté ».
Même chez les révolutionnaires, cette attitude s'est souvent
maintenue, un reflet de l'idéalisme bourgeois dans leur conscience.
Dans les pays qui sont passés par un processus
semblable, on a prétendu combattre ces tendances par un dogmatisme
exagéré. La culture générale est presque devenue un tabou. Et on
a proclamé comme le summum de l'aspiration culturelle une
représentation formellement exacte de la nature. Celle-ci s'est
transformée par la suite en une représentation mécanique de la
réalité sociale que l'on voulait faire voir : la société idéale
presque sans conflits ni contradictions que l'on cherchait à créer.
Le socialisme est jeune, il a ses erreurs. Nous,
révolutionnaires, manquons souvent des connaissances et de l'audace
intellectuelle nécessaires pour faire face à la tâche de
développer l'homme nouveau. Les méthodes conventionnelles sont
marquées du sceau de la société qui les a créées. (Une fois de
plus apparaît le problème des rapports entre la forme et le
contenu). Le désarroi est grand et les problèmes de la construction
matérielle nous absorbent. Il n'y a pas de grands artistes qui ont
en même temps une grande autorité révolutionnaire. Les hommes du
parti doivent prendre cette tâche en main et chercher à atteindre
l'objectif principal : éduquer le peuple.
On cherche alors la simplification, à se mettre au
niveau de ce que tout le monde comprend, c'est-à-dire de ce que
comprennent les fonctionnaires. On détruit l'authentique recherche
artistique et le problème de la culture générale se réduit à une
appropriation du présent socialiste et du passé mort (par
conséquent inoffensif). C'est ainsi que naît le réalisme
socialiste sur les bases de l'art du siècle passé.
Mais l'art réaliste du XIXe siècle est aussi un art de
classe, plus purement capitaliste peut-être que cet art décadent du
XXe siècle, où transparaît l'angoisse de l'homme aliéné. Dans le
domaine de la culture, le capitalisme a donné tout de lui-même et
il n'en reste plus qu'un cadavre malodorant en art —sa décadence
actuelle.
Mais pourquoi prétendre chercher dans les formes figées
du réalisme socialiste l'unique recette valable ? On ne peut opposer
la « liberté » au réalisme socialiste, car celle-ci n'existe pas
encore. Elle n'existera pas tant que le développement de la nouvelle
société ne sera pas achevé. Mais on ne doit pas condamner toutes
les formes d'art postérieures à la première moitié du XIXe siècle
du haut du trône pontifical du réalisme à outrance. On tomberait
dans une erreur proudhonienne de retour au passé en mettant une
camisole de force à l'expression artistique de l'homme qui naît et
se construit aujourd'hui.
Il manque le développement d'un mécanisme idéologique
et culturel qui permette la recherche et le déracinement de la
mauvaise herbe qui se multiplie si facilement sur le terrain fertile
de la subvention étatique. Dans notre pays, nous ne sommes pas
tombés dans l'erreur du réalisme mécanique, mais dans l'erreur
inverse. Et cela est arrivé parce que nous n'avons pas compris la
nécessité de créer un homme nouveau qui ne soit ni celui du XIXe
siècle, ni celui de notre siècle décadent et morbide.
C'est l'homme du XXIe siècle que nous devons créer,
même si ce n'est encore qu'une aspiration subjective et non
systématisée. C'est précisément l'un des points fondamentaux de
notre étude et de notre travail. Dans la mesure où nous obtiendrons
des succès concrets sur une base théorique ou, inversement, que
nous tirerons des conclusions théoriques de caractère général sur
la base de nos recherches concrètes, nous aurons fait un apport
précieux au marxisme-léninisme, à la cause de l'humanité.
La réaction contre l'homme du XIXe siècle nous a fait
retomber dans la décadence du XXe siècle. Ce n'est pas une erreur
trop grave, mais nous devons la réparer sous peine d'ouvrir
largement la voie au révisionnisme. Les grandes masses se
développent. Les idées nouvelles atteignent un élan adéquat au
sein de la société. Et les possibilités matérielles de
développement intégral de tous ses membres rendent le travail
beaucoup plus fructueux. Le présent est fait de luttes. L'avenir
nous appartient.
En résumé, la culpabilité de beaucoup de nos
intellectuels et de nos artistes est la conséquence de leur péché
originel. Ce ne sont pas d'authentiques révolutionnaires. On peut
essayer de greffer un orme pour qu'il donne des poires, mais en même
temps il faut planter des poiriers. Les nouvelles générations
naîtront libérées du péché originel. Plus nous élargirons le
champ de la culture et les possibilités d'expression, plus nous
aurons de chances de voir surgir des artistes exceptionnels.
Notre tâche est d'empêcher la génération actuelle
déchirée par ses conflits de se pervertir et de pervertir les
nouvelles générations. Nous ne devons pas créer des salariés
soumis à la pensée of officielle ni des « boursiers », vivant à
l'abri du budget d'État et exerçant une liberté entre guillemets.
Les révolutionnaires qui chanteront l'homme nouveau avec
l'authentique voix du peuple viendront. C'est un processus qui
demande du temps.
Dans notre société la jeunesse et le parti jouent un
grand rôle. La jeunesse est particulièrement importante. Elle est
l'argile malléable avec laquelle on peut construire l'homme nouveau
débarrassé de toutes les tares du passé. Elle est traitée
conformément à nos ambitions. Son éducation est chaque jour plus
complète et nous n'oublions pas de l'intégrer au travail dès le
début. Nos boursiers font du travail physique pendant leurs vacances
ou en même temps que leurs études. Le travail est une récompense
dans certains cas, un moyen d'éducation dans autres, mais jamais une
punition. Une nouvelle génération naît.
Le parti est une organisation d'avant-garde. Les
meilleurs travailleurs sont proposés par leurs camarades pour y être
intégrés. Il est minoritaire, mais il a une grande autorité en
raison de la qualité de ses cadres. Nous voulons que le parti
devienne un parti de masse, mais quand les masses auront atteint le
niveau de développement de l'avant-garde, c'est-à-dire quand elles
seront éduquées pour le communisme. Tous nos efforts vont dans ce
sens.
Le parti est un exemple vivant. Ses cadres doivent
donner des leçons d'ardeur au travail et de sacrifice. Ils doivent
par leur action conduire les masses au bout de leurs tâches
révolutionnaires. Ce qui implique des années d'une dure lutte
contre les difficultés de la construction du socialisme, les ennemis
de classe, les séquelles du passé et l'impérialisme.
Je voudrais maintenant expliquer le rôle que joue la
personnalité, I'homme en tant qu'individu au sein des masses qui
font l'histoire. Il s'agit de notre expérience et non d'une recette.
Fidel a donné son élan à la révolution pendant les premières
années et il l'a dirigée. Il lui donne toujours le ton. Mais il y a
un bon groupe de révolutionnaires qui évolue dans le même sens que
le dirigeant principal et une grande masse qui suit les dirigeants
parce qu'elle leur fait confiance. Et elle leur fait confiance parce
qu'ils ont su interpréter ses aspirations.
Il ne s'agit pas du nombre de kilos de viande que l'on
mange, ni du nombre de fois par an où une personne peut aller à la
plage, ni du nombre de jolies choses importées qui peuvent être
achetées avec les salaires actuels. Ce dont il s'agit, c'est que
l'individu se sente plus complet, beaucoup plus riche de richesse
intérieure et de responsabilité.
L'individu de notre pays sait que la glorieuse époque
qu'il lui arrive de vivre est une époque de sacrifice. Il connaît
le sacrifice. Les premiers en ont fait l'expérience dans la Sierra
Maestra ou dans d'autres luttes. Ensuite nous l'avons connu dans tout
Cuba. Cuba est l'avant-garde de l'Amérique latine. Et parce qu'elle
occupe cette place d'avant-garde, parce qu'elle indique aux masses
d'Amérique latine la voie vers la vraie liberté, elle doit faire
des sacrifices.
A l'intérieur du pays, les dirigeants doivent remplir
leur rôle d'avant-garde. Et il faut le dire en toute franchise, dans
une révolution véritable à laquelle on donne tout et dont on
n'attend aucune rétribution matérielle, la tâche du
révolutionnaire d'avant-garde est à la fois magnifique et
angoissante.
Permettez-moi de dire, au risque de paraître ridicule,
que le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments
d'amour. Il est impossible d'imaginer un révolutionnaire authentique
sans cette qualité. Peut-être est-ce là un des grands drames du
dirigeant. Il doit allier à un tempérament passionné une froide
intelligence et prendre de douloureuses décisions sans que se
contracte un seul de ses muscles. Nos révolutionnaires d'avantgarde
doivent idéaliser cet amour des peuples, des causes les plus
sacrées, et le rendre unique, indivisible. Ils ne peuvent descendre
au niveau où l'homme ordinaire exerce sa petite dose d'affection
quotidienne.
Les dirigeants de la révolution ont des enfants qui
dans leurs premiers balbutiements n'apprennent pas à nommer leur
père. Et des femmes qui doivent elles aussi participer au sacrifice
général de leur vie pour mener la révolution à son destin. Le
cadre des amis correspond strictement à celui des compagnons de la
révolution. En dehors de celle-ci, il n'y a pas de vie.
Dans ces conditions, il faut avoir beaucoup d'humanité,
un grand sens de la justice et de la vérité pour ne pas tomber dans
un dogmatisme extrême, dans une froide scolastique, pour ne pas
s'isoler des masses. Tous les jours, il faut lutter pour que cet
amour de l'humanité vivante se transforme en gestes concrets, en
gestes qui servent d'exemple et qui mobilisent.
Moteur idéologique de la révolution dans son parti, le
révolutionnaire se consume dans cette tâche ininterrompue qui ne se
termine qu'avec la mort, à moins que la construction du socialisme
n'aboutisse à l'échelle mondiale. Si son ardeur révolutionnaire
s'émousse une fois les tâches les plus urgentes réalisées à
l'échelle locale et s'il oublie l'internationalisme prolétarien, la
révolution qu'il dirige cesse d'être une force motrice et s'enfonce
dans une confortable torpeur. Nos irréconciliables ennemis, les
impérialistes, mettent cette situation à profit et gagnent du
terrain. L'internationalisme prolétarien est un devoir, mais c'est
aussi une nécessité révolutionnaire. C'est ce que nous apprenons à
notre peuple.
Il est certain que les circonstances actuelles
comportent des dangers. Non seulement celui du dogmatisme; non
seulement celui du gel des relations avec les masses au milieu de
notre grande tâche; mais aussi celui des faiblesses dans lesquelles
on peut tomber. Si un homme pense que, pour consacrer sa vie à la
révolution, il ne peut se laisser distraire par la préoccupation
que quelque chose fasse défaut à son fils, que les chaussures de
ses enfants soient trouées, que sa famille ne dispose pas d'un bien
nécessaire, un tel raisonnement laisse s'infiltrer les germes de la
corruption future.
Dans notre cas, nous avons soutenu que nos enfants
doivent disposer ou ne pas disposer des choses dont disposent ou ne
disposent pas les enfants de l'homme ordinaire. Notre famille doit le
comprendre et lutter pour qu'il en soit ainsi. La révolution se fait
grâce à l'homme, mais l'homme doit forger jour après jour son
esprit révolutionnaire.
C'est ainsi que nous avançons. À la tête de l'immense
colonne —nous n'avons pas honte de le dire — marche Fidel.
Derrière lui viennent les meilleurs cadres du parti. Et
immédiatement après, si près que l'on sent sa force énorme, vient
l'ensemble du peuple. C'est une structure solide d'individualités
qui marchent vers un but commun. Ces individus ont acquis la
conscience de ce qu'il faut faire. Ce sont des hommes qui luttent
pour sortir du royaume de la nécessité et entrer dans celui de la
liberté.
Cette foule immense s'ordonne. Sa discipline correspond
à une nécessité comprise par tous. Ce n'est plus une foule
dispersée, divisible en milliers de morceaux jetés en l'air comme
des fragments de grenade, où chacun essaie par n'importe quel moyen
de trouver un appui face à l'avenir incertain dans une lutte
acharnée contre ses semblables.
Nous savons que nous avons encore des sacrifices à
faire et que nous devons payer pour notre situation héroïque de
nation d'avant-garde. Nous autres, dirigeants, nous devons payer pour
avoir le droit de dire que nous sommes à l'avant-garde du peuple qui
est à la tête de l'Amérique latine. Tous, nous payons
régulièrement notre part de sacrifices, conscients d'être
récompensés par la satisfaction du devoir accompli et d'avancer
tous ensemble vers l'homme nouveau que l'on aperçoit à l'horizon.
Permettez-moi de tirer quelques conclusions.
Nous autres socialistes, nous sommes plus libres parce
que nous sommes plus complets. Nous sommes plus complets parce que
nous sommes plus libres. Le squelette de notre pleine liberté est
prêt. Il ne lui manque plus que la chair et les vêtements. Nous les
créerons. Notre liberté et sa défense quotidienne ont la couleur
du sang et sont gonflées de sacrifices. Notre sacrifice est
conscient. C'est le prix de la liberté que nous construisons. Le
chemin est long et en partie inconnu. Nous connaissons nos limites.
Nous ferons l'homme du XXIe siècle nous-mêmes. Nous nous forgerons
dans l'action quotidienne en créant l'homme nouveau et une technique
nouvelle. La personnalité joue un rôle de mobilisation et de
direction à la condition d'incarner les plus hautes vertus et les
aspirations du peuple et de ne pas s'éloigner de la route.
Celui qui ouvre le chemin, c'est le groupe
d'avant-garde, les meilleurs d'entre les bons, le parti. L'argile
fondamentale de notre oeuvre est la jeunesse. Nous y déposons tous
nos espoirs et nous la préparons à prendre le drapeau de nos mains. Si cette
lettre balbutiante éclaire quelque chose, elle aura rempli son
objectif.
Recevez notre salut rituel comme une poignée de main ou
un « Ave María Purísima ».
La patrie ou la mort.
Le Socialisme et l'Homme à Cuba
Ernesto Che Guevara
12 mars 1965
Cet
article a été écrit sous la forme d'une lettre à Carlos Quijano,
alors directeur de l'hebdomadaire Marcha publié à Montevideo en
Uruguay.
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