La stratégie militaire de la Russie de détruire, le 6 juin 2023, le barrage de Kakhova en Ukraine afin d'inonder des terres arables et urbanisées nous rappelle celle des USA durant la guerre du Vietnam : celle condamnée par les Nations Unies.
Au
Nord-Vietnam, les digues ont une importance vitale, car elles
protègent des terribles crues des fleuves qui coulent au-dessus des
plaines, sur une levée formée par les alluvions. Les bombardements
de l'US Air Force auront ainsi pour objectif, leur destruction afin
d'inonder des milliers d'hectares de terres agricoles, de rizières, les villages et leurs habitants. La guerre du Vietnam, nouvelle
forme de guerre que l'on a qualifié d'«écologique», du fait des bombardements et plus encore, de la
fabuleuse quantité de défoliants répandus méthodiquement, marque
dans l'histoire une étape nouvelle : pour la première fois, des
méthodes de destruction et de modification du milieu géographique,
à la fois dans ses aspects «physiques» et «humains », ont été
mises en oeuvre pour supprimer les conditions géographiques
indispensables à la vie de plusieurs dizaines de millions d'hommes.
Yves Lacoste
Enquête sur le
bombardement des digues
du fleuve Rouge (Vietnam,
été 1972)
Méthode d'analyse et
réflexions d'ensemble
Revue Hérodote | 1976
Reparler du bombardement des
digues au Nord-Vietnam (surtout ceux de l'été 1972) alors que la
guerre d'Indochine est maintenant terminée — enfin—, c'est
prendre le risque de paraître parfaitement oiseux. Pourtant, il
n'est pas inutile de revenir sur cette affaire, surtout si l'on pense
qu'il est important, politiquement, non seulement de montrer les
relations qui existent entre analyse géographique et stratégie
militaire, et de poser le problème de la responsabilité des
géographes,mais aussi de réfléchir aux liens qui existent entre
certaines représentations géographiques et certains comportements
idéologiques.
Pourquoi l'affaire des
dignes provoqua-t-elle un si grand malaise dans l'opinion ? Il
importe de se demander pourquoi, pendant toutes ces années durant
lesquelles la presse, la télé nous ont évoqué, nous ont montré,
toutes les façons de tuer, de brûler, de cribler, de déchiqueter,
d'anéantir (et la vision que donnaient les médias des méthodes les
plus sophistiquées et les plus massives impressionnait somme toute
beaucoup moins le spectateur que la vue d'un égorgement ou d'autre
façon très traditionnelle de tuer), pourquoi le bombardement des
digues a été, sans doute, une des méthodes de guerre qui ont le
plus troublé l'opinion publique aux États-Unis et dans de nombreux
pays.
Ces réactions, quasi instinctives au niveau individuel, largement reprises par la presse, ont fait que le problème des digues a été une des affaires les plus embarrassantes pour le Pentagone et pour les dirigeants des États-Unis. Pourtant, pendant tout le temps qu'a duré la guerre du Vietnam, le Pentagone n'a jamais cherché à dissimuler, bien au contraire, le caractère particulièrement meurtrier des armes et méthodes de guerre dont il ordonnait quotidiennement l'usage : qu'il s'agisse de l'utilisation systématique du napalm, des différents types d'armes «antipersonnel» ou de gigantesques bombardements«en tapis ».
Ces réactions, quasi instinctives au niveau individuel, largement reprises par la presse, ont fait que le problème des digues a été une des affaires les plus embarrassantes pour le Pentagone et pour les dirigeants des États-Unis. Pourtant, pendant tout le temps qu'a duré la guerre du Vietnam, le Pentagone n'a jamais cherché à dissimuler, bien au contraire, le caractère particulièrement meurtrier des armes et méthodes de guerre dont il ordonnait quotidiennement l'usage : qu'il s'agisse de l'utilisation systématique du napalm, des différents types d'armes «antipersonnel» ou de gigantesques bombardements«en tapis ».
L'opinion, qui assistait
ainsi au spectacle,donné par la télévision et le cinéma, du plus
grand déluge de fer et de feu que l'histoire ait jamais connu, se
comportait comme un public quelque peu blasé. Cette relative
accoutumance a cessé chaque fois (en 1965-1966 et 1967) que la
presse écrite a fait état d'informations relatives à des attaques
aériennes sur le réseau des digues au Nord-Vietnam, et les
protestations du gouvernement de Hanoï trouvaient alors un écho
notable. Mais c'est en 1972, après la reprise massive des
bombardements sur le Nord (interrompus depuis 1968), que l'affaire
des digues a pris une ampleur qu'elle n'avait pas atteinte
jusqu'alors : les protestations du gouvernement nord-vietnamien se
multipliant, de hautes personnalités, le secrétaire général des
Nations unies, Kurt Waldheim, et même le pape ont alors exprimé
leur inquiétude. L'affaire a pris une telle importance que le
président des États-Unis,en personne, a jugé utile de s'inscrire en
faux (30 juin 1972) et de déplorer publiquement que de telles
personnalités puissent être si facilement dupées par la
«propagande communiste». Le témoignage de l'ambassadeur de Suède à
Hanoï, Jean-Christophe Oberg (1er juillet 1972), provoqua de
nouvelles dénégations du Département d'Etat que la presse
américaine reproduisit en bonne place, tout en souhaitant qu'elles
correspondent bien aux réalités. Les journaux ne faisaient que
traduire l'attitude de l'opinion américaine (y compris celle des
partisans de Nixon et de sa politique de guerre), qui repoussait avec
inquiétude ou indignation l'idée que des bombardements puissent
être opérés sur de tels objectifs : « Les bombardements, soit,
d'accord, mais pas sur les digues...»
Si l'on tente un
raisonnement cynique, on ne voit pas très bien pourquoi cette
opinion qui acceptait que des hommes, des femmes, des enfants soient
brûlés vifs au napalm ou criblés de centaines de billes (en
plastique pour que le chirurgienne puisse les repérer aux rayons X),
pourquoi cette opinion ressentait ce malaise à l'idée de la noyade
qui menaçait ces populations.
Mourir noyé est somme toute
une fin moins atroce que d'agoniser rongé par les brûlures du
napalm ou celles du phosphore... Certes, avant même d'avoir une idée
précise des données géographiques du problème (avant de
comprendre que les digues ont une importance primordiale, puisque des
fleuves aux crues terribles coulent au-dessus de la plaine sur une
levée formée par les alluvions), l'opinion savait qu'il s'agissait
du destin de centaines de milliers d'hommes et que, par son ampleur,
cette hécatombe faisait problème. Dans la presse, les conséquences
du bombardement des digues étaient souvent comparées aux effets
qu'aurait l'explosion de plusieurs bombes atomiques sur le delta du
fleuve Rouge. Mais était-ce bien l'ampleur quantitative des
destructions qui était à la racine du malaise de l'opinion à
propos des digues ? Les commentaires sur l'usage de la force
nucléaire avaient, en fait, des connotations fort différentes de
celles qui se rapportaient au bombardement des digues, l'évocation
de ce problème entraînant de très fréquentes références à tout
ce qui relève de la «nature ». Nixon à ce propos rappela (27
juillet 1972) que les bombardements sur Dresde (où il y eut plus de
victimes qu'à Hiroshima), sur Hambourg et Berlin ordonnés par
Eisenhower pendant la Seconde Guerre mondiale avaient fait des
centaines de milliers de victimes, sans pour autant poser de cas de
conscience pourtant, lui, Nixon, affirma qu'il ne faisait pas et
qu'il ne ferait pas bombarder les digues («que nous pourrions
d'ailleurs raser en une semaine») ? Pour quelle raison cette
clémence, cette «modération » dont Nixon se targuait (30 juin
1972)? Parce qu'il savait bien que l'opinion américaine, qui avait
déjà bronché sur cette affaire chaque fois qu'elle avait été
évoquée de 1965 à 1967, n'aurait pas «facilement» accepté de
tels bombardements.
Cette opinion avait-elle
conscience qu'il s'agissait d'une nouvelle forme de guerre ? Elle
avait pourtant accepté les défoliants, un des moyens devenus
classiques d'une guerre que l'on a appelée «écologique», à
partir du moment où les média ont mis l'écologie à la mode. On
peut se demander si le malaise et les réactions qui se sont
manifestés, surtout en 1972, à propos du bombardement des digues
(ce qui n'était pour une grande partie de l'opinion américaine
qu'une vilaine calomnie qu'il fallait rejeter), n'est pas à mettre
en rapport avec des motivations idéologiques très profondes : comme
si les combats les plus acharnés que se livraient les hommes
devaient rester nettement distincts de la lutte que ceux-ci doivent
mener contre les forces de la nature. Le malaise de l'opinion et
l'embarras des dirigeants auraient été sans doute aussi grands s'il
avait été question de déclencher contre une population des
typhons, des tremblements de terre ou des éruptions volcaniques.
Tout récemment encore, les manchettes de France-Soir (du 18 juin
1975) traduisaient (et exploitaient) ce malaise de l'opinion quant à
la «guerre météorologique» dont discutent les représentants des
grandes puissances. Depuis des millénaires, consciemment ou
inconsciemment, les hommes voient la marque de Dieu ou du Destin dans
les phénomènes naturels et plus encore dans les catastrophes
naturelles, et aujourd'hui encore le déchaînement volontaire des
«Forces de la Nature » apparaît confusément comme l'acte
sacrilège de l'apprenti sorcier. Dans l'esprit des gens, les digues
dont il était question sont évidemment indissociables des fleuves,
de leurs crues, du climat, des montagnes d'où ils descendent, de la
plaine qu'ils traversent, c'est-à-dire d'un ensemble d'idées qu'il
faut bien appeler «géographiques».
Le malaise provoqué par
l'affaire des digues est en quelque sorte un révélateur de la
fonction idéologique des représentations géographiques. C'est
évidemment dans les religions animistes que ces relations sont le
plus explicites, mais, aujourd'hui encore, et même dans des discours
de type marxiste, il ne faut pas beaucoup creuser pour trouver une
certaine idée de Dieu sous des descriptions géographiques les plus
prosaïques. Et les philosophes, y compris ceux qui affirment leur
matérialisme de la façon la plus résolue et ceux qui se donnent
pour tâche de débusquer les mystifications encore à l'oeuvre dans
les soubassements archéologiques du savoir, se gardent bien de
porter leur regard sur la géographie. Évoquer les raisons
idéologiques profondes du malaise de l'opinion quant au problème du
bombardement des digues n'a pas seulement un intérêt
épistémologique : cela permet de mieux comprendre non seulement
l'ampleur du scandale, mais aussi la stratégie et la tactique qu'a
dû choisir l'état-major américain. Le Pentagone s'est efforcé à
plusieurs reprises d'obtenir un certain résultat : l'anéantissement
dans la plaine du fleuve Rouge de plusieurs centaines de milliers de
personnes (peut-être même près de deux millions de personnes,
selon certaines évaluations), tout en prenant le maximum de
précautions afin de pouvoir nier le caractère délibéré de cette
tentative et de rendre impossible la démonstration qu'un génocide
était effectivement tenté.
En août 1972, c'est en
mettant en oeuvre un ensemble de raisonnements et d'analyses qui sont
spécifiquement géographiques que j'ai pu démontrer, sans être
contredit, la stratégie et la tactique que l'état-major américain
mettait en oeuvre contre les digues. Si c'est une démarche
géographique qui a permis de démasquer le Pentagone, c'est bien
parce que sa stratégie et sa tactique reposaient essentiellement sur
une analyse géographique. Il s'est agi pour moi de reconstituer, à
partir de renseignements éminemment géographiques, le raisonnement
élaboré pour le Pentagone par d'autres géographes (« civils» ou
en uniforme, peu importe). Plutôt que de présenter, comme ce fut le
cas en août 1972, les conclusions des observations que j'avais pu
effectuer sur le terrain (à la demande — officieuse— du
gouvernement de la R.D.V.N., dans le cadre de la Commission
internationale d'enquête sur les crimes de guerre, qui a publié mon
rapport en octobre 1972), je pense qu'il n'est pas inutile de relater
les différentes phases de cette enquête, l'élaboration de sa
problématique et les difficultés qu'il a fallu surmonter. En effet,
au-delà de l'affaire du bombardement des digues, qui est
essentiellement militaire et qui appartient désormais au passé, il
importe de montrer de façon beaucoup plus générale comment il est
possible de discerner par une démarche géographique la stratégie
(non seulement militaire, mais aussi économique, urbanistique...)
qu'un adversaire est en train de mettre en oeuvre, après l'avoir
élaborée plus ou moins secrètement.
Les débuts de l'affaire
des digues
Pour comprendre les
différentes étapes de l'enquête sur le bombardement des digues, il
faut retracer l'évolution de cette affaire, à partir de 1965. C'est
en effet à partir du printemps 1965 que le gouvernement de la
République démocratique du Vietnam a commencé à faire état de
nombreuses attaques aériennes sur le réseau des digues et les
ouvrages hydrauliques (barrages, écluses, canaux). Pour l'année
1965, le gouvernement de Hanoï en recensa plus de cinq cents, près
d'un millier pour l'année 1966, et il dénonça vigoureusement ces
agressions dont les conséquences pouvaient être catastrophiques. Un
rapport fut établi par le ministère de l'Hydraulique pour la
Commission d'investigation des crimes de guerre de la R.D.V.N. Les
autorités américaines nièrent. Dans les dépositions qui furent
faites par plusieurs témoins de retour du Nord-Vietnam au Tribunal
Russell, à Stockholm, en novembre 1966, il fut fait état des
bombardements de digues et d'ouvrages hydrauliques, particulièrement
dans le rapport du docteur Behar et surtout dans celui du professeur
japonais Tsetsure Tsurushima (1), qui reprend les documents établis
par le gouvernement de la R.D.V.N.
En 1967, le professeur Jean
Dresch, directeur de l'Institut de géographie de Paris, reçut de M.
Maï Van Bo, alors délégué général de la R.D.V.N. en France, une
documentation sur ces bombardements qu'il me communiqua (faute de
pouvoir alors s'en occuper lui-même) en me disant : «Voyez ce que
vous pouvez en faire ! » Non point que je fusse spécialiste des
pays d'Asie du Sud-Est, ni que mon rôle fût notable dans la
campagne contre la guerre du Vietnam. Mais j'avais fait mes premiers
pas de géographe en étudiant la géomorphologie de la plaine du
Rharb au Maroc, dont le relief ressemble à celui des plaines du
Nord-Vietnam : dans les deux cas, les fleuves coulent sur des levées
alluviales au-dessus du niveau de la plaine. La ressemblance
s'arrêtant là, car il n'y a guère de digues dans la plaine du
Rharb, qui est en outre très faiblement peuplée. En tant que
géographes, il nous apparaissait d'évidence que l'importance
primordiale des digues pour le peuple vietnamien tenait au fait que
les fleuves, et tout particulièrement les multiples bras du fleuve
Rouge dans le delta, coulaient en gros cinq à dix mètres au-dessus
d'une plaine extrêmement peuplée.
Cependant, les différents
rapports (français ou vietnamiens) publiés jusqu'alors sur le
problème du bombardement des digues ne faisaient pas mention de ces
levées alluviales, bien qu'elles soient une donnée géographique et
donc stratégique essentielle. Bien plus, dans ces rapports, le
problème des digues, qui dans les deltas enserrent et longent les
différents bras du fleuve pour éviter le déversement des crues
dans la plaine en contrebas, était confondu avec le problème des
canaux et avec celui des digues et barrages construits non pas dans
la plaine, mais dans la région des collines ou des montagnes, pour
stocker de l'eau destinée à l'irrigation pendant la saison sèche.
Cet amalgame de divers types d'objectifs bombardés, ayant certes en
commun des rapports avec l'hydraulique, mais situés dans des
conditions géographiques très différentes, aboutissait
involontairement à masquer encore un peu plus la stratégie de
l'U.S. Air Force.
La documentation que m'avait
remise Jean Dresch était abondante, mais elle présentait de
nombreux inconvénients : elle fournissait certes de nombreux
renseignements quant aux dates (et même aux heures) des raids
effectués sur de multiples objectifs,mais il s'agissait d'exemples
jugés particulièrement spectaculaires (bombardements de digues,
suivis de plusieurs raids sur les contingents de travailleurs
rassemblés pour réparer les dégâts en toute hâte). Il était
surtout impossible de localiser avec précision sur une carte les
points qui avaient été bombardés. En tant que géographe, je ne
pouvais pas tirer grand-chose de cette documentation assez
fragmentaire et qui était surtout beaucoup plus soucieuse de fournir
des précisions quant à la localisation des faits dans le temps que
de donner des indications quant à leur lieu.
La précision des
informations relatives à la chronologie des bombardements m'avait
cependant permis de faire deux constatations : la première (dont je
ne fis d'ailleurs pas état dans mon rapport qui fut publié par le
Tribunal Russell dans ses annexes) était qu'une grande partie des
bombardements sur les digues était opérée au printemps et au début
de l'été, c'est-à-dire avant la saison des hautes eaux, comme si
l'état-major américain évitait des actions directes au moment des
crues, pour mieux masquer sa responsabilité. Si les digues ébranlées
par les bombes se rompaient lors d'une forte crue, il valait mieux
pour le Pentagone que cette rupture paraisse sans rapport direct de
cause à effet avec un bombardement ; il fallait que celui-ci ait été
opéré assez longtemps auparavant, mais point trop, pour que les
travaux de réparation n'aient pas eu le temps d'être réalisés. La
stratégie contre les digues ne se voulait pas directe.
La deuxième constatation
permettait une conclusion inverse : plusieurs attaques sur des digues
côtières furent opérées juste avant l'arrivée d'un typhon, ainsi
par exemple à quatorze reprises, dans la région d'Haïphong, du 27
au 31 juillet 1966, au moment où les vents du typhon Ora poussaient
vers l'intérieur des terres les eaux de la mer qui purent envahir
les rizières et y anéantir les cultures. Ce cas de synchronisation
entre l'arrivée du typhon et le bombardement (il y a d'autres
exemples comparables) permettait de prouver que certaines attaques
sur des digues relevaient bien de stratégies directes très
délibérées, mais ce cas n'était pas suffisant pour démontrer
l'ensemble de l'entreprise de destruction.
La grande offensive sur
les digues de l'été 1972
De 1968 à 1971, l'affaire
des digues ne fut plus aussi urgente, en raison de la suspension des
bombardements américains sur la majeure partie du Nord-Vietnam (à
l'exception de la 4e zone). Mais, dès le mois d'avril 1972, avec la
reprise des bombardements, elle revint au premier plan de
l'actualité, avec une gravité qu'elle n'avait pas connue
jusqu'alors. Aux mois d'avril, mai et juin, les attaques sur les
digues furent plus nombreuses et surtout plus graves que pour les
périodes correspondantes des années 1965-1967. Au mois de juin, je
publiais dans Le Monde un article où j'expliquais d'une part que,
dans la plaine du Nord-Vietnam,les fleuves coulent sur des levées
alluviales au-dessus du niveau de la plaine, d'autre part que ces
digues, protection vitale pour des millions de gens, pouvaient se
rompre lors de la crue sans avoir été éventrées, en raison des
fissures provoquées par l'explosion des bombes lancées à une
certaine distance. Je concluais : «Il faut dès à présent
proclamer que, si les digues se rompent cet été, la responsabilité
de ce génocide doit peser sur le président Nixon, de la même façon
que s'il avait ordonné un bombardement atomique. » Comme devait me
le dire un peu plus tard à Hanoï le Premier ministre Pham Van Dong,
cet article devait jouer un grand rôle dans la campagne contre le
bombardement des digues; il fut abondamment repris dans la presse
américaine, bien qu'il n'ait contenu aucune révélation
sensationnelle ; cet article soulignait seulement cette donnée
géographique élémentaire : l'existence de ces levées alluviales,
qui pourtant n'avait jamais été exposée clairement jusqu'alors
bien que ce soit la donnée stratégique essentielle.
Au milieu du mois de
juillet, je reçus, à ma grande surprise, un télégramme me
demandant, à la suggestion du gouvernement de Hanoï, de faire
partie d'une « Commission d'enquête sur les crimes de guerre »,
organisme animé principalement par des Suédois et présidé par le
grand économiste Gunnar Myrdal. Quelques jours plus tard, grâce à
l'extrême diligence des autorités soviétiques, je partais pour
Hanoï en compagnie d'une délégation de sept membres (l'Américain
Ramsay Clark, ancien ministre de Johnson, et l'Irlandais Sean
MacBride, président d'Amnesty International, en étaient les
personnalités les plus éminentes), chacun ayant, dans une certaine
mesure, ses préoccupations particulières. Pour ce qui était des
digues, ma préoccupation prioritaire (que je partageais avec
l'ingénieur français Daniel Mandelbaum), le danger était devenu
extrêmement pressant, car les attaques américaines, loin de se
ralentir, comme en 1965, 1966 et 1967, à l'approche de la saison des
pluies et des grandes crues, s'étaient brusquement intensifiées, et
le pire pouvait arriver dans un délai extrêmement bref.
Hypothèse de recherche à
partir de l'établissement d'une carte
Il s'agissait donc d'établir
les preuves que le bombardement des digues relevait d'un plan
délibéré visant à provoquer une catastrophe. Pour moi, il était
évident qu'aller constater qu'une digue avait été effectivement
bombardée à tel endroit n'était pas une preuve suffisante aux yeux
de l'opinion américaine, car Nixon et le Pentagone ne se privaient
pas de dire (29 juillet 1972) que ces attaques visaient non pas la
digue, mais un objectif militaire qui pouvait s'y être trouvé à un
certain moment. L'hebdomadaire Time ne venait-il pas de publier une
grande photographie aérienne, qui n'était d'ailleurs pas localisée,
mais qui montrait un ensemble de convois circulant sur des routes
bâties sur le haut de grandes digues ?... Cela paraissait accréditer
la thèse défendue par les représentants du Pentagone.
Mon hypothèse de travail
fut la suivante : l'aviation américaine n'a sans doute pas la
possibilité d'attaquer partout toutes les digues (en effet, compte
tenu du malaise de l'opinion, le Pentagone ne peut pas prendre la
responsabilité d'une opération aussi massive, d'autre part, à ce
moment-là, pendant l'énorme bataille de Quang Tri, alors que
l'aviation américaine effectuait un nombre record de sorties, il ne
lui était sans doute pas tellement facile de multiplier les attaques
sur les digues, faute de pilotes et d'appareils disponibles) ;
l'état-major U.S. doit donc choisir de bombarder le réseau des
digues en un certain nombre d'endroits, ceux dont la destruction peut
entraîner les conséquences les plus graves pour les populations au
moment de la crue. Ces endroits, particulièrement stratégiques,
devaient être choisis en fonction de certains critères ; or je
savais,après la lecture attentive de l'ouvrage de Pierre Gourou Les
Paysans du delta tonkinois (1937), que les digues forment un
réseau bien structuré et hiérarchisé et que le delta du
fleuve Rouge est un espace qui n'est pas uniforme mais au contraire
bien différencié tant du point de vue des formes du relief que du
peuplement. Je pouvais donc penser que, si les attaques sur les
digues relevaient d'un plan délibéré et systématique, ce plan
devait déterminer sur la carte le choix des objectifs à détruire,
compte tenu de la structure du réseau des digues et de la
configuration géographique du delta. Il s'agissait donc pour moi de
reconstituer ce plan, pour pouvoir en démontrer l'existence. Cette
reconstitution ne pouvait se faire qu'à partir de certains indices,
essentiellement la localisation précise des points de bombardement
sur les digues. Il s'agissait par conséquent d'en dresser la carte
au plus vite.
Cette carte ne pouvait être
dressée que par les services du ministère de l'Hydraulique, après
accord des autorités de la R.D.V.N. Or l'établissement d'une telle
carte dans un pays en pleine guerre pose de nombreux problèmes : il
faut compter avec les préoccupations des militaires qui n'aiment pas
divulguer certains documents, et pour cause. Il m'a donc fallu
convaincre mes interlocuteurs qui, au départ, avaient tendance à
affirmer que toutes les digues étaient attaquées et qui attendaient
de cette commission d'enquête un témoignage supplémentaire portant
encore sur quelques observations ponctuelles. La réussite de mes
démarches tint principalement au fait que j'eus comme interlocuteur
un militaire de grande expérience, personnalité aux qualités
éminentes, le colonel Ha Van Lau, qui accepta mon hypothèse de
travail et en favorisa la mise en oeuvre.
Mais la réalisation de
cette carte des points de bombardement dans le delta du fleuve Rouge
devait demander des jours de travail aux ingénieurs de l'hydraulique
qui durent rassembler des informations précises ; ceux-ci étaient
déjà sur la brèche jour et nuit depuis des semaines pour organiser
les réparations après chaque bombardement d'ouvrages hydrauliques,
dans des conditions d'ailleurs très périlleuses, puisque l'aviation
américaine attaquait régulièrement à plusieurs reprises avec des
armes antipersonnel les secteurs de digues qui avaient été
bombardés pour tenter de ralentir les travaux de terrassement ; de
plus, un grand nombre de bombes à retardement avaient été lancées
et elles étaient profondément enfoncées dans la terre des digues
où elles explosaient plusieurs heures, plusieurs jours ou plusieurs
semaines plus tard ; avec les bombes à billes, elles firent de
nombreuses victimes, surtout parmi les femmes qui effectuaient la
plus grande partie du transport de terre, dans les doubles paniers
suspendus au fléau des palanches.
Chaque jour, je réclamais
«ma » carte, tout en me rendant compte du surcroît de travail
qu'elle entraînait, mais c'était une pièce qui m'apparaissait de
plus en plus essentielle. En attendant son achèvement, je pus
effectuer sur le terrain un certain nombre d'observations, et
rassembler des informations non moins indispensables. Avec quelques
membres de la commission d'enquête, j'obtins la possibilité d'aller
dans les secteurs où les digues étaient particulièrement
bombardées : dans le district de Nam-Sach, dans le sud de la
province de Thaï-Binh et dans la province de Nam-Ha.
Analyse à petite échelle
(2) des points de bombardement dans l'ensemble du delta
Enfin, je pus disposer de la
carte dressée par les ingénieurs de l'hydraulique et j'eus la
satisfaction de constater qu'elle confirmait l'hypothèse que j'avais
établie. En effet, sur cette carte, les points de bombardement sur
les digues n'étaient pas disséminés de façon uniforme, mais ils
se répartissaient de façon très significative dès lors qu'on
tenait compte de la différenciation géographique au sein du delta du
fleuve Rouge. Du 16 avril au 31 juillet 1972, les digues y avaient
été attaquées en cinquante-huit endroits. (Chaque endroit pouvait
correspondre à une section de digue de quelques centaines de mètres
de longueur, et pouvait avoir reçu, en plusieurs attaques, plusieurs
centaines de bombes.) A l'examen de la carte, une première
constatation s'impose : la quasi-totalité de ces points (54 sur 58)
se situent dans la partie orientale du delta, depuis le district de
Nam-Sach,au nord, la province de Taï-Binh, au centre, jusqu'aux
régions de Nam-Ha,Nam-Dinh et Ninh-Binh, au sud. Quatre points de
bombardements sur des ouvrages hydrauliques se localisent hors de cet
espace : deux points près de Hanoï et deux à l'écluse de Phuly
sur la rivière Day.
Il s'agissait donc de
comprendre pourquoi, selon le plan élaboré par l'état-major
américain, les bombardements étaient concentrés dans une partie
seulement du delta. La description classique qu'en fit Pierre Gourou,
quarante-cinq ans auparavant, permit de comprendre (à noter que sa
thèse fut traduite par les Japonais en 1942, puis par les Américains
dans les années cinquante, ce qui montre l'intérêt porté par les
états-majors à cette recherche universitaire). P. Gourou divise
schématiquement le delta en deux parties assez différentes : à
l'ouest, dans le haut delta, les fleuves, qui viennent de déboucher
des vallées montagnardes, ont beaucoup d'alluvions et ils ont
construit avant l'endiguement un grand nombre de bourrelets
alluviaux, car ils changeaient souvent de cours, en raison de
l'importance de l'alluvionnement. En revanche, dans la partie est du
delta, dans le bas delta, les rivières transportent une moins grande
quantité d'alluvions (puisque celles-ci ont été déposées en
amont) et elles coulent sur des levées naturelles moins hautes. Ces
rivières divergent vers la mer, comme les rayons d'une roue. De ce
fait, de grandes étendues plates submersibles s'étendent entre les
bourrelets alluviaux, comme le montre P. Gourou.
Carte des points de bombardements sur le réseau des digues dans le delta du fleuve Rouge entre le mois de mai et le 10 juillet 1972.
Ces différences de
configuration entre le haut et le bas delta ont d'importantes
conséquences sur la localisation topographique des villages : à
l'ouest, dans le haut delta, la plupart des villages sont édifiés
au-dessus des étendues submersibles sur le haut des bourrelets
alluviaux qui sont, on vient de le voir, particulièrement nombreux
et enchevêtrés. A l'est, dans le bas delta, la majorité des
villages se trouvent au contraire situés en contrebas des fleuves,
sur de vastes étendues submersibles, en cas de rupture des digues.
C'est justement dans la partie orientale du delta, où se trouvent le
plus grand nombre de villages submersibles, que se localisaient la
très grande majorité des bombardements de digues. A cette première
constatation qui tendait à prouver l'existence d'un plan
systématique de destruction des digues, dans les régions où les
conséquences seraient les plus graves, l'analyse attentive
permettait d'en ajouter une autre qui renforçait la présomption. En
effet, dans la partie est du delta, les digues n'étaient pas
uniformément attaquées : en particulier les digues situées en
amont d'Haïphong, à l'est de Nam-Sach, n'avaient pas été
bombardées entre avril et juillet 1972. Pourtant, elles se
trouvaient dans une région où de nombreux objectifs routiers,
industriels et militaires étaient par ailleurs intensément
bombardés.
L'examen des cartes et la
thèse de Gourou permirent de comprendre cette exception : en effet,
dans cette partie de la plaine, les fleuves ne coulent plus en levées
(une grande partie des alluvions ont été déposées en amont) et
ils commencent à s'encaisser légèrement au-dessous du niveau moyen
de la plaine. La rupture des digues de cette région ne menaçant pas
les villages puisqu'ils ne sont pas, dans ce secteur, en contrebas
des fleuves,les bombardements n'y ont pas été opérés.
Les digues qui bordent ces
fleuves en amont d'Haïphong ont pour fonctions principales de
réduire l'étalement du ht majeur et surtout de contenir les marées
de tempête lorsque les vents de typhon poussent les eaux marines
dans l'intérieur des terres. Comme ces typhons se produisent
habituellement en automne, le bombardement des digues dans ce secteur
ne présentait guère d'intérêt en été.
Ainsi la carte des points de
bombardement sur les digues dans le delta révélait dans une grande
mesure le plan de l'état-major américain. Si, comme le prétendait
le Pentagone, les digues étaient touchées involontairement, en
raison de leur proximité d'objectifs militaires, la carte aurait été
tout autre : c'est dans les régions d'Hanoï et d'Haïphong que les
digues auraient surtout été touchées. Or ce n'était absolument
pas le cas : la photo aérienne publiée par les hebdomadaires
américains et représentant le passage au sommet d'une grande digue
d'une route chargée de convois militaires est celle du seul point de
bombardement de digue dans la région d'Hanoï. Cette photo
correspond à l'exception et non pas à la généralité. Les digues
ont été attaquées presque exclusivement dans la partie orientale
du delta, précisément où se trouvent le plus grand nombre de
villages en contrebas des levées alluviales, où le plus grand
nombre d'hommes périraient en cas de rupture de la digue. Dans la
partie occidentale du delta, le haut delta, les digues n'ont pas été
bombardées (à une seule exception), car dans cette région les
villages situés sur les nombreux bourrelets
alluviaux sont à l'abri de
l'inondation.
Démasquée dans ses grandes
lignes par l'analyse de la carte à petite échelle, la stratégie du
Pentagone a été démontrée, au niveau de sa mise en oeuvre tactique,
par l'analyse à plus grande échelle de certains secteurs et par les
observations sur le terrain.
Enquête dans le district de Nam-Sach (3)
Il se trouve entièrement
entouré de digues et forme en effet presque une île cernée par un
réseau hydrographique particulièrement complexe. Au nord se dispose
un ensemble de rivières, Thuong,Luc Nam, Cau et Duong, qui en
quelques kilomètres se rassemblent pour former la rivièreTaï-Binh.
Celle-ci,peu après, se divise en deux bras, Taï-Binh et Kinh-Thay,
qui enserrent l'étendue du district. Les digues du district de
Nam-Sach ont été touchées en six points différents:
— Au sud, les digues ont
été touchées le 10 mai et le 24 mai 1972, près des villagesde
Aïqoc et Nam-Dong; ces deux endroits sont situés près de la grande
route Hanoï-Haïphong et on peut, à la rigueur, considérer que les
digues n'étaient peut-être pas l'objectif visé par ces attaques
(plus de cent cinquante bombes).
— Les digues ont été
touchées près des villages de Nocti et de Minh-Tank le 9 juillet
1972. A Nocti, c'est dans le lobe concave d'un méandre, c'est-à-dire
au point où la pression-du courant est la plus forte au moment des
crues.A Minh-Tanh, vingt-quatre bombes ont détruit la digue sur une
section longue de trois cents mètres (il a fallu manipuler plus de
vingt-cinq millemètres cubes de terre pour effectuer la réparation).
Le choix de faire porter l'attaque sur cet endroit s'explique par le
fait qu'en ce point la réparation des digues est particulièrement
difficile, car aux alentours s'étendent des espaces marécageux très
bas, où il est très difficile de trouver autre chose que de la terre
détrempée, matériau impropre à un bon compactage.
— Les digues du district
de Nam-Sachont surtout été touchées au nord, près des villages de
Hiep-Cat et de Nam-Hung,le 9 juillet et le 11 juillet 1972. Les
raisons du choix de ces points par l'aviation américaine sont très
claires puisqu'ils se trouvent exactement où les eaux des rivières
qui viennent de confluer arrivent presque perpendiculairement sur les
digues, exerçant ainsi une pression particulièrement forte. En cas
de rupture des digues en ce point, le courant n'a qu'à continuer
tout droit pour submerger l'ensemble du district et les cent mille
personnes qui y vivent. Il importe de souligner que la digue située
près du village de Nam-Hung avait déjà été attaquée, en raison
de l'importance qu'elle présente dans le système hydraulique, en
juillet 1967.Ce n'est pas le seul exemple prouvant que les attaques
perpétrées sur le réseau des digues se produisent aux endroits qui
avaient été bombardés entre 1965 et 1968.
J'ai visité les digues de
Nam-Hung et de Hiep-Cat le 9 août 1972. J'ai pu constater le grand
nombre des cratères situés de part et d'autre des digues qui
avaient été réparées. Durant ma présence sur les lieux, j'ai été
le témoin (le docteur Aarts, d'Amsterdam, également) de l'explosion
d'une bombe à retardement (9 août 1972 à 10 heures 15) tombée
près du village de La-Doï, situé à mi-chemin entre Hiep-Cat et
Nam-Hung. Cette bombe était l'un des six engins à retardement
lancés le 11 juillet : trois ont explosé pendant le mois de
juillet, un le 9 août, deux autres à cette date n'avaient pas
encore explosé.
Enquête dans le sud de la
province de Thaï-Binh 4
Cette région se trouve
limitée au sud par le cours du fleuve Rouge et, au nord, par un de
ses bras, la rivière Traly. Ces deux cours d'eau, qui coulent chacun
sur un bourrelet alluvial, délimitent une sorte de longue gouttière
qui s'ouvre, vers l'est, sur la mer. La mise en valeur de ce «casier
», de cette gouttière où vivent aujourd'hui plus de six cent mille personnes, a été possible
lorsque des digues ont été construites le long du fleuve Rouge, de
la rivière Traly et le long de la côte, ces digues côtières
évitant l'invasion des eaux marines. Mais il est nécessaire à
marée basse d'évacuer les eaux de pluie qui tombent dans cette
vaste gouttière, et c'est le rôle de l'importante écluse de Lan.
Les bombardements ont visé les points les plus essentiels de cette
complexe organisation hydraulique et, en tout premier lieu, l'écluse
de Lan. Entre le 24 mai 1972 et le 6 août, celle-ci a été attaquée
douze fois, et cela malgré sa destruction dès le second raid.
L'acharnement de l'U.S. Air Force sur cet ouvrage déjà détruit, et
qui se trouve loin de tout autre objectif, s'explique par le souci de
rendre impossible sa réparation ou la mise en place d'un système de
pompage. Ainsi, les eaux, ne pouvant plus s'écouler vers la mer, se
sont-elles accumulées dans les rizières où une bonne partie de la
récolte a été perdue.
Nous avons visité l'écluse
de Lan, le 3 août (en empruntant une très petite piste), et nous
avons pu constater qu'elle était située très loin de tout autre
objectif, loin des lieux habités, entre de vastes marais côtiers et
de grandes rizières. Cette écluse, qui joue le rôle essentiel, a
déjà été attaquée en 1968. On aura enfin une idée du caractère
systématique et global de l'action menée contre le système
hydraulique du Nord-Vietnam lorsqu'on saura que l'usine
Nha-May-Gho-Khi (près de Hanoï), qui fournit le matériel
nécessaire à la réparation des écluses et autres ouvrages
hydrauliques, a été rasée le 5 août par un bombardement
particulièrement intense et précis. Par ailleurs, des bombardements
ont eu lieu sur les grandes digues de la rivière Traly, touchées en
quatre endroits, et sur celles du fleuve Rouge, qui ont été
touchées en trois endroits différents.
Nous avons pu visiter le 3
août sur la rivière Traly le secteur de digues attaqué le 21
juillet près du village de Vu-Dong (district de Kien-Xong) : onze
bombes ont provoqué des cratères à proximité de la digue (à
moins de cinquante mètres), qui ont entraîné la formation de
graves fissures dans une section longue de deux cents mètres. Une
bombe a creusé un cratère directement dans la digue. Ce
bombardement, qui a atteint des maisons rurales situées près de la
digue, a causé la mort de neuf personnes et neuf blessés graves.Au
moment de notre visite, l'essentiel des dégâts avaient été
réparés, mais les sections de digue qui avaient dû être
reconstruites étaient parfaitement repérables.
Le 4 août 1972, nous avons pu observer les dégâts provoqués sur les digues du fleuve Rouge près du village de Vu-Van (district de Vu-Thu). Lors de l'attaque du 31 juillet, vingt bombes ont été lancées sur deux points distants d'environ cinq cents mètres : le premier est situé près d'une école qui a été partiellement détruite (le directeur a été tué), le second est situé près d'une grande léproserie, la seconde en importance de la République démocratique du Vietnam. Onze cents lépreux y étaient abrités lors du bombardement. Cinq d'entre eux ont été tués, dix autres blessés. Les bâtiments de cette léproserie, dont la création est fort ancienne, quatre grandes bâtisses bordées par trois grandes églises, sont parfaitement repérables, et on peut penser que l'attaque de la digue à cet endroit précis répond au souci de provoquer le plus de difficultés lors des travaux de réparations. En effet, la population vietnamienne redoute particulièrement la contagion.
Les bombes ont
particulièrement visé les digues dans la partie concave des
méandres, c'est-à-dire dans les endroits où s'exerce lors des
crues la plus grande pression du courant. A noter aussi qu'en deux
autres endroits des bombes à retardement ont été utilisées (là
comme en de nombreux endroits). Sur les quatorze bombes lancées le
14 juillet sur la digue du fleuve Rouge près du village de Tan-Lap,
treize ont explosé à divers intervalles (certaines six heures plus
tard, d'autres jusqu'à vingt et un jours après).
Ainsi l' «opération » sur
la partie sud de la province de Taï-Binh peut se résumer de la
façon suivante : d'une part, provoquer dans les digues et au point
le plus sensible des brèches qui, malgré les réparations, risquent
de se rouvrir lors des grandes crues (il est en effet très difficile
de compacter convenablement la terre qui contient déjà beaucoup
trop d'eau en raison des pluies d'été ; les endroits réparés dans
les digues restent donc des points très fragiles); d'autre part,
bloquer l'écluse pour gêner l'évacuation des eaux vers la mer. Une
partie des rizières se trouve déjà inondée et la subsistance de
six cent mille personnes est perdue.
Synthèse des
observations sur le terrain.
Articulation des différents niveaux d'analyse spatiale
Articulation des différents niveaux d'analyse spatiale
Nous parcourûmes dans ces
régions de longs secteurs de digues. Ces ouvrages,aux formes nettes,
dont la hauteur dépasse souvent dix à quinze mètres, avaient
grande allure ; les Vietnamiens n'étaient pas peu fiers de montrer
ce réseau de quatre mille kilomètres, colossal résultat des
efforts séculaires de générations de paysans qui, méthodiquement
organisés, judicieusement conduits, ont conquis leur terre en
contenant les eaux de fleuves gigantesques qui coulent au-dessus de la
plaine (le fleuve Rouge en crue roule presque autant d'eau que le
Mississipi, quinze fois plus que les crues de la Seine).
C'est sur le terrain que
j'appris, par les responsables locaux, que les points bombardés
depuis le mois d'avril 1972 étaient pour une grande part presque
exactement ceux qui avaient déjà été attaqués dans les années
1965, 1966 et 1967. C'était bien la preuve que ces points n'étaient
absolument pas choisis au hasard par l'état-major américain, mais
en fonction de caractéristiques stratégiques précises: il s'agit
le plus souvent des parties concaves des méandres,c'est-à-dire des
points où le courant au moment de la crue vient exercer la plus forte
pression sur la digue. Mais il s'agit aussi d'endroits où la
réparation de la digue sera retardée par certaines difficultés,
par exemple la présence aux alentours de terrains particulièrement
bas, inondés la plus grande partie de l'année : de ce fait, on ne
trouve dans les parages que de la terre gorgée d'eau qui, ne pouvant
être compactée, est inutilisable pour rebâtir la digue. Il faut
donc aller prendre de la terre sèche, parfois à plusieurs
kilomètres.
L'ingénieur Mandelbaum, lui-même constructeur d'ouvrages hydrauliques, put constater qu'en dehors des points bombardés les digues étaient en excellent état, contrairement aux Américains qui ne manquaient pas d'affirmer qu'elles étaient très mal entretenues et que leur rupture éventuelle ne serait pas due aux bombes.
L'ingénieur Mandelbaum, lui-même constructeur d'ouvrages hydrauliques, put constater qu'en dehors des points bombardés les digues étaient en excellent état, contrairement aux Américains qui ne manquaient pas d'affirmer qu'elles étaient très mal entretenues et que leur rupture éventuelle ne serait pas due aux bombes.
Sur place, aux endroits où
la digue venait d'être bombardée, les dégâts n'apparaissaient
guère spectaculaires (sauf exception), car la plupart des bombes
étaient tombées à une certaine distance de l'ouvrage (entre dix et
cent mètres), et il était rare de voir une digue directement
éventrée. Non que les aviateurs américains ne sachent pas viser,
mais, comme l'expliquaient les ingénieurs vietnamiens, la tactique
des Américains était justement de larguer leur chapelet de bombes à
côté de la digue. Et ce n'était pas pour l'épargner. Il aurait
fallut tout autant représenter des fissures à droite du lit du
fleuve, mais elles sont moins profondes.
En effet, l'ébranlement causé par l'explosion d'une bombe (en général, pour ce genre d'attaque, ce sont des bombes de cinq cents à mille livres qui creusent des cratères de dix à douze mètres de diamètre et de six à sept mètres de profondeur) provoque dans un rayon de plus de cinquante mètres une série de fractures et de fissures concentriques qui compromettent très gravement la solidité de l'ouvrage. Ces fissures, dans une digue restée intacte en apparence, ont des effets plus dangereux que l'éventration de la digue par un coup direct. Elles ne sont pas toutes décelables dans l'immédiat et elles risquent de s'ouvrir brusquement sous la pression des eaux qui s'élèvent au-dessus de la plaine au moment des grandes crues.
En effet, l'ébranlement causé par l'explosion d'une bombe (en général, pour ce genre d'attaque, ce sont des bombes de cinq cents à mille livres qui creusent des cratères de dix à douze mètres de diamètre et de six à sept mètres de profondeur) provoque dans un rayon de plus de cinquante mètres une série de fractures et de fissures concentriques qui compromettent très gravement la solidité de l'ouvrage. Ces fissures, dans une digue restée intacte en apparence, ont des effets plus dangereux que l'éventration de la digue par un coup direct. Elles ne sont pas toutes décelables dans l'immédiat et elles risquent de s'ouvrir brusquement sous la pression des eaux qui s'élèvent au-dessus de la plaine au moment des grandes crues.
L'ingénieur Mandelbaum
m'expliqua que c'est le fameux phénomène du «renard », tant
redouté des techniciens : les eaux creusent peu à peu une sorte de
tunnel à l'endroit de la fissure, en entraînant les particules de
terre, et la digue, intacte en apparence mais sournoisement sapée,
peut s'effondrer brusquement. Il ne suffit donc pas de remblayer les
cratères, il faut d'abord enlever tout autour un volume de terre
quatre ou cinq fois supérieur à celui de l'excavation creusée par
l'explosion. Ainsi la tactique de bombardement à côté des digues
(chapelets de bombes encadrant les digues parfois sur plusieurs
centaines de mètres) est-elle extrêmement dangereuse (elle a de
surcroît l'avantage de n'être pas spectaculaire), puisque les
fissures passent en profondeur sous l'ouvrage. La réparation de tels
dégâts, qui est déjà extrêmement difficile, l'est encore plus en
saison des pluies, car la terre est trop mouillée pour être
solidement compactée. Et la tâche devient impossible au moment des
crues, puisqu'il faudrait enlever la digue (ce qui provoquerait le
déversement des eaux sur la plaine en contrebas) pour recompacter le
haut de la levée sur lequel l'ouvrage a été bâti : les
bombardements qui continuaient pendant la saison des pluies 1972
étaient donc infiniment plus graves que ceux qui avaient été
exécutés durant les saisons sèches des années 1965, 1966 et 1967.
La mise en oeuvre du plan systématique de bombardement du réseau
des digues est donc prouvée par l'analyse à différentes échelles
des formes de localisation des points d'attaque.
- L'examen de la carte à petite échelle, qui représente l'ensemble du delta, montre que les bombardements ont été effectués seulement dans les régions du delta où un grand nombre de villages se trouvent en contrebas des levées; ils sont donc menacés de submersion en cas de rupture des digues. Cette carte montre aussi qu'en dehors de ces régions les digues, pourtant situées dans des territoires intensément bombardés pour d'autres raisons, n'ont pas été touchées (à une seule exception près).
- L'examen des cartes à moyenne échelle, qui représentent les parties du delta où les digues ont été l'objet de bombardements particulièrement nombreux, montre que les points d'attaque correspondent d'une part dans une forte proportion aux secteurs concaves des méandres, où les digues lors des crues subissent une forte pression, d'autre part à des endroits où la réparation de la digue est rendue plus lente par diverses difficultés.
- L'examen à très grande échelle sur les lieux mêmes montre que les bombes sont pour la plupart tombées à côté des digues,soit juste au pied du côté du lit du fleuve, soit surtout en chapelets, sur la levée à une distance de dix à quatre-vingts mètres.Cette tactique permettant d'une part de masquer les formes les plus spectaculaires (mais pas les plus dangereuses) de destruction des digues, d'autre part de provoquer des atteintes dans la levée, sous la digue, c'est-à-dire des dégâts beaucoup plus difficiles à détecter et à réparer, des fissures profondes.
La sélection par
l'état-major des points qui devaient être bombardés sur les digues
s'est effectuée d'après des critères différents, selon trois
niveaux de l'analyse géographique. Ces critères s'articulent
étroitement, compte tenu des données topographiques et
hydrologiques, de la répartition de l'habitat et aussi de
l'existence d'une forte campagne dans l'opinion contre ces
bombardements. L'objectif : submerger le plus grand nombre de
villages par suite de rupture de digues lors des crues aux endroits
les plus stratégiques du réseau, et ce en s'efforçant de masquer
le rapport de cause à effet entre ces bombardements et
l'effondrement de la digue, sapée à l'endroit des fissures.
Cette sélection méthodique
des points de bombardement est attestée, enfin, par la
quasi-coïncidence, d'après les nombreux témoignages recueillis sur
le terrain, des endroits bombardés durant la période 1965-1967 et
pendant l'été 1972. Point n'était besoin d'attaquer les digues en
un très grand nombre d'endroits, il valait mieux choisir
judicieusement— moins d'une soixantaine de points pour le delta —
ceux dont la destruction entraînerait, avec l'arrivée de la crue,
les conséquences proportionnellement les plus graves.Cette
stratégie« économique» (un grand volume possible de destructions
pour un petit nombre d'attaques) avait l'avantage de ne point trop
alerter l'opinion et de ne pas multiplier les raids. Dans l'été
1972, l'U.S. Air Force n'avait pas de moyens à gaspiller.
Ces trois niveaux d'analyse
spatiale sont ceux auxquels se réfèrent successivement les pilotes
lors des vols effectués pour les bombardements : d'abord vol en
direction de la partie orientale du delta ; puis passage pour repérer
les lobes concaves de méandre ou la section des digues bordées de
terrains particulièrement marécageux; enfin largage du chapelet de
bombes selon une ligne parallèle à la digue et distante d'une
vingtaine de mètres ou selon une ligne perpendiculaire ou oblique
pour disposer les cratères à des distances variables.
Pourquoi la catastrophe
ne s'est-elle pas produite ?
Au milieu d'août 1972, nous
sentions que la catastrophe était imminente, la crue pouvait
survenir d'un jour à l'autre ; lorsqu'il nous reçut longuement, le
Premier ministre Pham Van Dong ne cherchait pas à dissimuler son
angoisse.
Les conclusions de cette
enquête géographique effectuée pour établir les preuves d'une
stratégie éminemment géographique ont été diffusées dès mon
retour en France, principalement par un article pour Le Monde du 16
août 1972,qui fut rapidement et amplement reproduit dans de nombreux
pays, particulièrement aux Etats-Unis. Les responsables
nord-vietnamiens avaient en effet accepté, pour plus d'efficacité,
de retarder un peu la publication des résultats de mon enquête dans
Nhan-Dan, le journal du parti, afin que Le Monde puisse en avoir la
primeur, selon le désir du Premier ministre Pham Van Dong.
Cette enquête eut auprès
de l'opinion des résultats relativement importants, en particulier
aux Pays-Bas où la population est évidemment très sensibilisée au
problème des digues et où une campagne très forte fut menée; les
géographes de l'université de Nimègue y participèrent très
activement. Ce ne fut pas le cas de tous les géographes, loin de là.
Pourtant, au Congrès de Montréal de l'Union géographique
internationale,en août 1972, le nouveau président, Jean Dresch,
soutenu par le professeur Pierre George, avait fait une déclaration
publique contre le bombardement des digues.
Mais c'est évidemment aux
Etats-Unis que la campagne pouvait avoir le plus de conséquences.
Les quakers y jouèrent un rôle important. Durant plusieurs jours,
je me suis demandé si j'avais fait convenablement mon travail de
géographe, si je n'avais pas laissé passer quelque chose que les
porte-parole du Pentagone ne manqueraient pas d'utiliser pour réfuter
mon analyse. Mais ils se contentèrent de répéter les démentis
officiels, avec certes moins d'effets. Par l'intermédiaire de
journalistes américains, je proposai que le Pentagone publie les
photos aériennes des zones précises où avait porté mon analyse ;
ainsi pourrait-on faire la preuve de mes prétendus « mensonges».
Mais cette proposition ne fut pas retenue. Je me suis vraiment rendu
compte de l'efficacité de l'analyse géographique que j'avais
réalisée lors d'une conférence de presse à Berne devant des
journalistes qui, au départ, ne cachaient pas leur soutien aux
thèses du président Nixon. L'atmosphère était tendue et les
journalistes, selon leur pratique coutumière, posaient leurs
questions dans tous les sens. L'affaire commençait mal pour moi. Je
leur demandai alors deux minutes de silence pour leur montrer «ma »
carte des points de bombardements : ils acceptèrent sans méfiance.
Je commençai, très rapidement, l'analyse des localisations; une
heure plus tard, je parlais encore, dans un silence total ; ils
étaient véritablement atterrés.
Faut-il dire que je sais
maintenant que cette campagne aurait pu avoir une péripétie
supplémentaire? En effet, de retour au Nord-Vietnam en octobre 1974,
j'appris tout à fait fortuitement qu'en août 1971, soit un an avant
la reprise des bombardements sur la R.D.V.N., une digue s'était
rompue juste à l'est d'Hanoï, au moment d'une crue
exceptionnellement forte. Toute la province d'Hai-Dung resta sous les
eaux pendant plusieurs semaines. Cette information ne m'avait pas été
communiquée lors de ma mission, un an plus tard ; sans doute par
souci de ne pas concéder un point au Pentagone qui affirmait que des
digues pouvaient se rompre toutes seules, sous l'effet d'une violente
crue. Cette maladresse des responsables vietnamiens aurait pu être
exploitée par le Pentagone, mais il n'utilisa pas cet argument, car
il se serait retourné contre lui. En effet, la section de digue qui
s'était rompue «toute seule» près d'Hanoï en août 1971 avait en
fait été bombardée à plusieurs reprises de 1963 à 1967 (à
l'endroit mentionné ci-dessus); bien qu'elle ait été réparée,
elle devait céder lors de la grande crue de 1971, preuve des dangers
que ces bombardements font courir encore aujourd'hui et pour
l'avenir.
Les bombardements sur les
digues continuèrent, malgré la campagne de protestation, pendant
tout le mois d'août 1972, mais il n'y eut pas d'inondation. Cela a
été souvent interprété comme l'indice que finalement les
Américains, devant l'ampleur de la protestation, n'avaient pas osé
vraiment bombarder les digues.Il importe de souligner, même si
l'influence des masses doit être un peu réduite, que, s'il n'y a
pas eu de catastrophe en 1972 au Nord-Vietnam, ce n'est pas en raison
de la clémence ou des hésitations de Nixon, mais pour deux autres
raisons : d'abord, le peuple vietnamien a fait un gigantesque effort
pour réparer tout ce qui pouvait l'être à cette saison, en raison
de l'imminence de la crue. Il était cependant impossible
d'entreprendre le déblaiement et le compactage des parties de la
levée qui avaient été fissurées au-dessous des digues.
D'importants stocks de terre avaient été accumulés pour pouvoir
disposer d'un matériau convenable (point trop gorgé d'eau) près
des points qui avaient été déjà bombardés en 1965-1967.
La bataille des digues : un
effort gigantesque pour des centaines de milliers d'hommes et de
femmes, au moment même où il fallait aussi repiquer le riz ; un
grand nombre de victimes, tuées ou blessées par l'explosion des
bombes à retardement, ou criblées par les bombes à billes lors des
raids répétés systématiquement sur les travailleurs accourus pour
réparer leurs digues. La seconde raison pour laquelle la catastrophe
ne se produisit pas fut que l'été 1972 ne connut pratiquement pas
de grande crue. Autant 1971 et 1973 furent marquées par des crues
énormes, autant 1972 fut, fort heureusement, une année de pluies
faibles ou médiocres sur l'Asie du Sud-Est et sur l'Asie
méridionale. Fin juillet, début août 1972, nous pûmes constater
que le niveau de l'eau n'atteignait pas encore le pied des digues.
Mais nul ne pouvait alors prévoir que la crue n'arriverait pas
quelques jours plus tard, et grande était l'angoisse.
Au même moment, la presse
fit état en Europe des tentatives de l'aviation américaine pour
provoquer des pluies sur les montagnes d'où descendent le fleuve
Rouge et ses affluents. Elles ne durent pas réussir, ou leurs
conséquences restèrent locales. Il importe de souligner que, si
durant l'été 1972 les pluies n'avaient finalement pas été aussi
faibles, une catastrophe se serait produite. L'aviation américaine
l'avait soigneusement préparée, bien que Nixon et le Pentagone
sachent parfaitement l'opposition de l'opinion américaine ; à la
différence des années 1965-1967 où les digues n'étaient plus guère
attaquées à l'approche de la mousson, en 1972 les bombardements sur
les digues continuèrent, en juillet et août, jusqu'à ce qu'il
devienne certain que la crue ne viendrait plus. Pour comprendre cet
acharnement et le risque pris à l'égard de l'opinion américaine
déjà lassée de cette guerre, il faut tenir compte que c'est à ce
moment que l'échec de la politique de vietnamisation devenait
évident. La percée à Quang-Tri des forces du G.R.P. et de la
R.D.V.N. ne pouvait être enrayée, en cet été 1972, qu'au prix de
bombardements gigantesques. C'est à ce moment-là que l'U.S. Air
Force, obligée par ailleurs d'agir constamment sur d'autres points,
a commencé à ne plus avoir assez de pilotes, sinon plus assez
d'appareils, sur le Vietnam.
L'opinion se lassait et
s'étonnait de la paralysie des négociations de Paris. Nixon savait
qu'il faudrait arrêter très prochainement d'une façon ou d'une
autre l'intervention directe des Etats-Unis au Vietnam. Pour que ce
soit sur une victoire, on peut dire aujourd'hui avec une
quasi-certitude qu'il fallait que les digues se rompent dans cet été
1972. A la convention républicaine de Miami, quand Nixon déclara en
août 1972 que « la situation au Vietnam n'était pas encore mûre
», il est probable qu'il pensait surtout aux crues qui n'étaient
pas encore là. Les digues ayant tenu, il fallut bien accepter ce
qu'allaient être les accords de Paris (janvier 1973). La bataille
des digues a donc été un des tournants majeurs de la guerre du
Vietnam.
La guerre géographique
Le plan de bombardement des
digues du delta du fleuve Rouge ne doit pas être considéré comme
une entreprise exceptionnelle, profitant de conditions géographiques
très particulières, mais bien au contraire comme une opération qui
relève d'une stratégie d'ensemble : la « guerre géographique »
qui a été mise en oeuvre massivement en Indochine et surtout au
Sud-Vietnam pendant plus de dix ans ; elle y a été menée avec une
combinaison de moyens puissants et variés. Cette stratégie a été
souvent dénommée «guerre écologique» —on sait que l'écologie
est un terme à la mode.
Mais c'est en fait à la géographie qu'il faut se référer, car il ne s'agit pas seulement de détruire ou de bouleverser des rapports écologiques, il s'agit de modifier beaucoup plus largement la situation où vivent des milliers d'hommes.
En effet, il ne s'agit pas seulement de détruire la végétation pour obtenir des résultats politiques et militaires, - de transformer la disposition physique des sols, de provoquer volontairement de nouveaux processus d'érosion, de bouleverser certains réseaux hydrographiques pour modifier la profondeur de la nappe aquifère (pour assécher les puits et les rizières), de détruire les digues : il s'est agi aussi de modifier radicalement la répartition spatiale de peuplement en pratiquant par divers moyens une politique de regroupement dans les «hameaux stratégiques» et d'urbanisation forcée. Ces actions destructives ne sont pas seulement la conséquence involontaire de l'énormité des moyens de destruction mis en oeuvre aujourd'hui sur un certain nombre d'objectifs par la guerre technologique et industrielle. Elles sont aussi le résultat d'une stratégie délibérée et minutieuse dont les différents éléments sont scientifiquement coordonnés dans le temps et dans l'espace.
La guerre d'Indochine marque
dans l'histoire de la guerre et de la géographie une étape nouvelle
: pour la première fois, des méthodes de destruction et de
modification du milieu géographique à la fois dans ses aspects
«physiques» et «humains » ont été mises en oeuvre pour
supprimer les conditions géographiques indispensables à la vie de
plusieurs dizaines de millions d'hommes. Il importe aujourd'hui plus
que jamais d'être attentif à cette fonction politique et militaire
de la géographie, qui est la sienne depuis le début.
De nos jours, elle prend une
ampleur et des formes nouvelles, en raison non seulement du
développement des moyens technologiques de destruction et
d'information, mais aussi en raison des progrès de la connaissance
scientifique. Le titre d'une manchette de Newsweek parue le 7 août
1972, en plein dans l'affaire des digues, est particulièrement
significatif: When the landscape is the enemy. Mais il ne faut pas
oublier que ce sont des hommes qui s'y battent.
Yves LACOSTE
La guerre géographique :
une carte absolument intédite dressée par les services du F.N.L. du
Sud-Vietnam en 1972.
1. la région de Danang avant 1965 : des forêts denses occupent tous les reliefs au-dessus de la plaine alluviale ; la zone côtière est moins peuplée car il s'agit de dunes et de bas-fonds aux sols salés ; dans l'intérieur les villages se disposent sur tout le long des levées naturelles.
1. la région de Danang avant 1965 : des forêts denses occupent tous les reliefs au-dessus de la plaine alluviale ; la zone côtière est moins peuplée car il s'agit de dunes et de bas-fonds aux sols salés ; dans l'intérieur les villages se disposent sur tout le long des levées naturelles.
2. la région de Danang après
1969 et la mise en oeuvre de la politique de regroupement de la
population dans les «hameaux stratégiques» ; les forêts ont été
systématiquement rasées comme tous les villages et les arbres qui
les entouraient. Un paysage tout entier passé au bulldozer.
NOTES
NOTES
1.Cf. TRIBUNAL RUSSEL Rapport Gallimard 1967.
2. Rappelons même aux
géographes qui font souvent le contresens que plus l'échelle d'une
carte est dite «petite», et plus la surface du territoire présenté est considérable, plus la carte est dite «à grande
échelle», et plus elle représente de façon détaillée un espace
restreint.
3. Texte de mon rapport à
la Commission internationale de l'enquête sur les crimes de guerre
(Stockholm 1972).
4. Texte de mon rapport à
la Commission d'enquête.
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