Hippies, Bombay |
Peut-on
imaginer un art de vivre, sinon révolutionnaire, du moins dégagé ?
Nul, depuis Fourier, n'a produit cette image ; aucune figure, pour
les conjoindre, ne se substitue au militant et au hippy : le militant
continue de vivre comme un petit-bourgeois, le hippy vit comme un
bourgeois retourné : entre les deux, rien : critique politique et
critique culturelle ne parviennent pas à coïncider.
Roland
Barthes
Un
cas de critique culturelle.
Communications
n° 14 | 1969
La
ville d'où ces lignes sont écrites est un petit centre de
rassemblement pour les hippies, principalement anglais, américains
et hollandais ; ils y occupent à longueur de journée une place très
animée de la vieille ville, mêlés (mais non mélangés) à la
population locale qui, soit tolérance naturelle, soit amusement,
soit habitude, soit intérêt, les accepte, les côtoie et les laisse
vivre, sans les comprendre mais sans s'étonner.
Cette réunion n'a certes pas la densité et la variété des grands rassemblements de San Francisco et de New York ; mais comme le « hippisme » est ici sorti de son contexte, qui est celui d'une civilisation riche et morale, son sens ordinaire se fragmente ; transplanté dans un pays assez pauvre, dépaysé, non par l'exotisme géographique mais par l'exotisme économique et social (infiniment plus séparateur), le hippy devient ici contradictoire (et non plus seulement contrariant), et sa contradiction nous intéresse parce qu'au niveau de la contestation, elle met en cause le rapport même du politique et du culturel.
Cette réunion n'a certes pas la densité et la variété des grands rassemblements de San Francisco et de New York ; mais comme le « hippisme » est ici sorti de son contexte, qui est celui d'une civilisation riche et morale, son sens ordinaire se fragmente ; transplanté dans un pays assez pauvre, dépaysé, non par l'exotisme géographique mais par l'exotisme économique et social (infiniment plus séparateur), le hippy devient ici contradictoire (et non plus seulement contrariant), et sa contradiction nous intéresse parce qu'au niveau de la contestation, elle met en cause le rapport même du politique et du culturel.
Cette
contradiction est la suivante. Oppositionnel, le hippy prend le
contrepied des principales valeurs qui fondent l'art de vivre
occidental (bourgeois, néo-bourgeois ou petit-bourgeois); il sait
bien que cet art de vivre est un art de consommer et c'est la
consommation des biens qu'il entend subvertir. En ce qui concerne la
nourriture, le hippy détruit les contraintes de l'horaire et du menu
(il mange peu, n'importe quand, n'importe où) ou celles du repas
individuel (lorsque nous mangeons à plusieurs, ce n'est jamais que
par addition de services individuels, comme le symbolise main tenant
l'usage de ces napperons d'étoffe ou de paille qui délimitent, sous
prétexte d'élégance, le champ nutritif de chaque convive; les
hippies, eux, à Berkeley par exemple, pratiquent le chaudron
collectif, la soupe communautaire). Pour le logement, même
collectivisme (une chambre pour plusieurs), à quoi s'ajoute le
nomadisme, affiché par la sacoche, la besace que les hippies
laissent battre le long de leurs grandes jambes. Le vêtement (le
costume, devrait-on dire) constitue, on le sait, le signe spécifique,
le choix majeur du hippy ; à l'égard de la norme occidentale, la
subversion s'exerce dans deux directions, parfois combinées : soit
dans le sens d'une fantaisie effrénée, c'est-à-dire dépassant les
limites du conventionnel de façon à former un signe clair de cette
transgression même (pantalons de brocart, manteaux-tentures, longues
chemises de nuit blanches, pieds nus à même le sol), soit dans le
sens d'un emprunt indiscret aux costumes locaux : djellabas, boubous,
tuniques hindoues, cependant désintégrés par quelque détail
aberrant (colliers, tours de cou en gaze multicolore, etc.). La
propreté (l'hygiène), première des valeurs américaines (du moins
mythiquement), est spectaculairement contrariée : crasse corporelle,
capillaire, vestimentaire, étoffes qui traînent sur le sol, pieds
poussiéreux, bébés blonds jouant dans le ruisseau (cependant qu'un
je ne sais quoi continue à distinguer la crasse authentique, celle
de la très ancienne pauvreté, qui déforme le corps, la main, de la
crasse empruntée, vacancière, répandue comme une poussière, non
marquée comme une empreinte). Enfin, par les cheveux longs des
garçons, leur parure (colliers, bagues multiples, boucles
d'oreille), les sexes se brouillent, moins dans le sens d'une
inversion que dans celui d'un effacement : ce qui est cherché, par
oscillation de traits ordinairement distinctifs, c'est le neutre, le
défi à l'antagonisme « naturel » des sexes.
On ne
parle pas ici des contre-valeurs « intérieures » investies dans le
mouvement hippy : pratique de la drogue, absence au monde, perte de
l'agressivité. Sur le seul plan phénoménal, il est assez évident
que les moeurs hippies entendent radicaliser une réaction :
vêtement, logement, nourriture, hygiène, sexualité sont ici
retournés en forces réactives ; ce mot devrait être pris dans un
sens nietzschéen; si paradoxal que cela paraisse, le hippy (si du
moins il mettait plus d'intelligence dans son aventure et sa
recherche) pourrait être l'une des pré-figures du sur- homme, celle
que Nietzsche assignait au nihiliste dernier, celui qui tente de
généraliser et de pousser la valeur réactive au point d'empêcher
qu'elle soit récupérée par quelque positivité; on sait que
Nietzsche a signalé deux incarnations historiques de ce nihilisme :
le Christ et le Bouddhiste; ce sont effectivement deux rêves hippies
: le hippisme est tourné vers l'Inde (qui devient la Mecque du
mouvement) et beaucoup de jeunes hippies (trop pour que le fait soit
insignifiant) tiennent visiblement à se donner une figure christique
— il s'agit là de symboles, non de croyances (l'auteur de ces
lignes a vu une foule locale entourer et menacer, avec une véhémence
toute orientale, un jeune Christ à longs cheveux, à figure pâle,
accusé d'avoir volé une radio — fait bien incertain, mais qui
rentre dans le code local du vol : c'était là un véritable tableau
évangélique, un pieux chromo digne d'orner le vestibule d'un
pasteur). Tel est l'un des sens (direction et signification) du fait
hippy.
Ce
sens cependant (et c'est la contradiction dont on a parlé au début)
est récupéré par le contexte où la réalité le contraint de se
développer. Aux Etats-Unis, la contestation culturelle du hippy est
effective (droite, pourrait-on dire) parce qu'elle heurte justement
(aux points sensibles) la bonne conscience des nantis, propriétaires
de la morale et de l'hygiène : le hippisme est alors une étape
justifiée (même si elle est un peu courte) de la critique
culturelle, car il dessine avec exactitude le creux même de
l'american way of life. Mais hors de son contexte originel, la
protestation hippy rencontre un adversaire bien plus redoutable que
le conformisme américain, fût-il soutenu par la police des campus :
la pauvreté (là où l'économie dit pudiquement : pays en voie de
développement, la culture, l'art de vivre disent franchement :
pauvreté). Cette pauvreté retourne le choix hippy en copie
caricaturale de l'aliénation économique, et cette copie, affichée
avec légèreté, se remplit en retour d'une irresponsabilité
positive.
Car la
plupart des traits inventés par le hippy contre sa civilisation
d'origine (qui est civilisation de richesse) sont ceux-là mêmes qui
marquent la pauvreté, non plus à titre de signe, mais bien plus
sévèrement à titre d'indice ou d'effet : le sous-repas, le
logement collectif, les pieds nus, la saleté, le haillon sont alors
des forces qui ne servent pas à lutter symboliquement contre la
pléthore des biens, mais les forces effectives contre quoi il faut
lutter; les symboles (dont le hippy fait une consommation effrénée)
ne sont plus alors des sens réactifs, des forces polémiques, les
armes d'une critique que l'on approprie à une civilisation nantie
qui résorbe en le parlant son trop-plein de nourriture et travaille
à convertir ses signifiants en nature luxueuse; passés du côté de
la positivité, ils deviennent, non point jeu, forme supérieure de
l'activité symbolique, mais déguisement, forme inférieure du
narcissisme culturel : le contexte, en bonne règle linguistique,
renverse le sens, et le contexte, ici, c'est l'économie.
Telle
est l'impasse d'une critique de la culture coupée de son argument
politique. Mais l'autre voie ? Peut-on concevoir une critique
politique de la culture, une critique active et non plus seulement
analytique, intellectuelle, qui s'établirait bien au-delà du
dressage idéologique des communications de masse, dans les lieux
mêmes, subtils, diffus, du dressage consommationnel, là précisément
où le hippy exerce sa clairvoyance (incomplète) ?
Peut-on
imaginer un art de vivre, sinon révolutionnaire, du moins dégagé ?
Nul, depuis Fourier, n'a produit cette image; aucune figure, pour les
conjoindre, ne se substitue au militant et au hippy : le militant
continue de vivre comme un petit-bourgeois, le hippy vit comme un
bourgeois retourné : entre les deux, rien : critique politique et
critique culturelle ne parviennent pas à coïncider.
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