Isabelle Zhang
Wukan : un symbole de la
résistance populaire en Chine rurale
Contretemps | 2012
Les termes du débat sur
l’avenir du système politique chinois sont souvent définis à
partir de trois perspectives différentes : certains croient en une
transition démocratique impulsée par des mouvements de citadins et
d’intellectuels1, d’autres croient en un soulèvement populaire
légitimé par les inégalités sociales et la corruption2, enfin
certains pensent que l’on pourrait assister à une réforme guidée
lentement par les élites du Parti communiste3. Ces trois
perspectives portent en elles des visions différentes des racines
des tensions et des rapports de force actuels dans la Chine
contemporaine. Mais que soient mis en avant
la classe ouvrière, les classes moyennes ou les élites politiques
en tant que sujet des transformations politiques, un caractère
commun à ces trois perspectives est de considérer la ville comme le
lieu de changement.
Pourtant, la protestation
massive qui s’est développée à Wukan (un village de bord de mer
de la province de Guangdong dans le sud de la Chine) à la fin de
l’année 2011, a attiré l’attention sur les campagnes, d’où
la révolution chinoise a émergé.
L’acquisition
de la terre au cœur de luttes sociales chinoises
La protestation de Wukan est
le résultat de la conjonction de deux facteurs – la corruption des
autorités locales (cunweihui, le comité du village qui est
directement lié au Parti communiste), et la question de qui possède
la terre dans les campagnes – deux problèmes de la plus grande
importance dans la Chine rurale depuis le début des privatisations à
partir de 1978.
En effet, l’acquisition de
la terre prend une place de plus en plus centrale dans la
contradiction sociale en Chine aujourd’hui. Après la révolution
communiste en 1949, le système social était fondé sur la
distinction binaire ville/campagne qui définit à la fois les droits
de citoyens et les droits à la terre. À l’époque communiste, la
terre des villes appartenait à l’État pour permettre la
construction d’usines et d’entreprises publiques ; la terre des
campagnes appartenait à des collectifs de paysans (commune, gongshe)
et était destinée à un usage agricole. La réforme économique
entreprise en 1978 a changé ce système. Une nouvelle loi de 1991,
qui distingue le « droit d’usage » et le « droit de possession
», a permis aux autorités locales de louer la terre à d’autres
acteurs économiques avec l’accord des villageois et avec des
compensations4. En réalité, le travail du comité du village n’est
pas toujours transparent et ce malgré l’existence d’élections
au niveau du village 5. Cela crée donc une source majeure de conflits
en Chine aujourd’hui. Du fait de l’urbanisation rapide, la
frontière géographique entre la « ville » et la « campagne »
tend à devenir vague. Cela a créé des opportunités financières
pour des cadres politiques dans les campagnes qui ont fait de gros
bénéfices en vendant la terre à des agences immobilières sans
l’accord des villageois. Des milliers de manifestations ont explosé
autour de la vente de terre et des compensations dérisoires.
C’est ce scénario qui est
à l’origine de la lutte des villageois de Wukan. Depuis 1993, le
comité du village a vendu petit à petit les terres collectives à
des sociétés de construction. Alors que les représentants
officiels ont reçu des profits dépassant plus de 70 million de
yuans, les frais de compensation n’étaient que de 550 yuans (55
euros) par famille. Une mobilisation visant à la démocratisation du
comité de village et à la réévaluation de la valeur des terres a
ainsi commencé.
Mobilisation
et répression
Tout comme durant le
Printemps arabe, les jeunes ont joué un rôle central dans
l’organisation de la mobilisation. L’expérience du travail dans
les villes les a rendus plus conscients de l’injustice du monopole
du pouvoir par le comité du village. Ainsi, en 2009, un réseau
social nommé les « Jeunes Radicaux de Wukan » s’est créé pour
discuter de la situation du village. Le réseau a diffusé les
discussions à l’aide de vidéos, de tracts et de chansons qui
soulignaient la corruption et évoquaient la résistance.
En septembre 2011, 5 000
villageois ont manifesté devant le comité du village. Face à la
pression, les officiels du comité se sont sauvés et les villageois
ont élu treize représentants pour négocier avec les officiels de
Guangdong. Ils ont surtout demandé aux officiels d’enquêter sur
la corruption du comité du village et des compensations pour les
pertes financières des villageois. Cette protestation a obtenu une
réponse favorable des autorités de Guangdong.
Mais après un mois
d’attente sans effets, une autre pétition collective a été lancé
en novembre avec le slogan « Donnez-nous la terre agricole » et «
À bas la corruption ! ».Cette nouvelle action a été violemment
réprimée par les autorités. Le 9 décembre, les autorités ont
arrêté cinq membres du comité du village temporaire jugé «
illégal» par les officiels. En même temps, le maire de Lufeng a
annoncé que tous les problèmes soulevés par les villageois avaient
été résolu et le cas de Wukan devait être soldé par la démission
de l’ancien représentant du comité du village de Wukan.
Le lendemain, les villageois
ont appris avec stupeur la mort en garde à vue de Xue Jing-po, 47
ans, vice-président du comité du village temporaire. La police a
nié toute responsabilité. Submergés par la colère et le chagrin,
les villageois ont décidé de résister pour protéger les autres
militants contre de nouvelles arrestations. Ils ont établis des
barricades à l’entrée du village pour empêcher son accès aux
officiels et aux policiers. Seuls les journalistes venant de Hong
Kong et de pays étrangers ont été autorisés à entrer, les
villageois se méfiant des journalistes chinois susceptibles d’être
membres des services secrets.
Dans les dix jours qui ont
suivis, la tension est montée sensiblement, en particulier du fait
de l’attention portée par les médias étrangers. La police a
coupé l’eau, l’électricité et les vivres aux villageois qui
ont dû vivre sur leurs réserves et avec la solidarité des villages
avoisinants. En même temps, les manifestations continuaient avec des
revendications fermes : élection démocratique des responsables
locaux, obtenir la dépouille de Xue et continuer à enquêter sur la
corruption du comité de village.
Mais la défiance s’était
installée à l’égard des cadres de la ville de Guangdong et les
villageois ont demandé l’intervention de Pékin. Face aux
calomnies « de conspiration avec les médias étrangers » répandues
par les officiels, les villageois sont restés solidaires, ont
maintenus leurs revendications et la demande d’intervention du
gouvernement à Pékin. Après dix jours de manifestations et de
confrontations avec des policiers venant de la ville, et malgré la
rumeur d’une intervention de l’armée, les villageois ont été
soulagés par la tournure des évènements le 20 décembre. Le
vice-secrétaire de Guangdong a fait un discours télévisé
annonçant que les revendications des villageois de Wukan étaient «
raisonnables » précisant que s’ils n’organisent pas de
manifestations « trop radicales », les autorités sont d’accord
pour libérer les quatre personnes encore retenues et pour répondre
à leurs revendications.
Après une négociation
continue entre les villageois et les autorités, le 1er février 2012,
la première élection « démocratique » et « transparente » a
finalement eu lieu à Wukan. 6 000 villageois ont participé à
l’élection et ont élu 109 représentants. Lin 6, 67 ans, un ancien
membre de l’armée et le principal négociateur avec les officiels
de Guangdong, a été élu Président du comité de village. Le 14
février, la famille de Xue a finalement procédé à l’enterrement
de Xue considéré par les villageois comme un martyr.
La lutte de Wukan s’est
ainsi conclue par la naissance d’une structure politique autonome
et « démocratique » et le nom de Wukan incarne le nouveau
paradigme de la lutte du peuple en Chine.
Pourquoi
ont-ils réussi ?
Comme nous avons essayé de
l’expliquer dans l’introduction, la cause du conflit de Wukan n’a
rien d’extraordinaire mais représente un court épisode d’une
longue série de conflits. Cependant, plusieurs facteurs ont rendu
possible la « réussite » exceptionnelle de Wukan parmi les
protestations incessantes dans la Chine rurale d’aujourd’hui.
Premièrement,
l’auto-organisation des villageois lancée par les jeunes
générations a été un facteur essentiel. Zhuang, le numéro un des
« Jeunes Radicaux de Wukan », tient un magasin de prêt-à-porter
dans une grande ville près de Wukan. En discutant avec d’autres
travailleurs migrants, il a compris que les comportements des
pouvoirs locaux étaient scandaleux. Avec un autre jeune né en 1990,
ils ont interviewé des vieux des villages sur la privatisation des
terres par les élites politiques locales. S’est ainsi forgée la
volonté de se battre et une coopération entre les quarante-et-un
clans7. Une division des tâches s’est établie et est devenue plus
évidente après la mort de Xue : les vieux s’occupant des
négociations avec le gouvernement alors que les jeunes participaient
au service d’ordre et restaient au premier rang des manifestations
pour se défouler contre les policiers.
Deuxièmement, l’attention
portée par les médias étrangers a sans aucun doute aussi été un
facteur favorable. Du fait de la position de Wukan près de Guangdong
et de Hong Kong, la lutte de Wukan a été suivie de très près par
les médias de Hong Kong. Ces derniers ont non seulement envoyé les
images de la lutte au monde entier, mais aussi mis la pression sur
les gouvernements de Guangdong et Shanwei. Sans cette « publicité »
faite par la presse étrangère, les autorités auraient sans doute
été moins sous pression.
Outre la proximité avec
Hong Kong, une autre caractéristique frappante est la structure
politico-économique de Guangdong. Ayant été la première région
développée de la réforme économique, Guangdong a une ambiance
plus libérale que les autres provinces chinoises. Son gouverneur,
Wang Yang, est influencé par le « courant libéral » au sein du
Parti communiste. La lutte de Wukan est arrivée juste avant la 18e
«Assemblée Nationale de l’État » qui doit renouveler ses
cadres. Les pressions internationales des médias ont donc encouragé
une approche plus « conciliatrice » de Wang et empêché une
répression par les militaires.
Enfin, la revendication pour
plus de « démocratie locale » sans pour autant défier la
légitimité du Parti communiste, illustre les contradictions de la
résistance en Chine aujourd’hui. De fait, dans un contexte de
transformation radicale de la société chinoise, le gouvernement
central soutient les victimes de violation de loi pour mieux
fragmenter les résistances massives8. Au nom de la « défense des
droits » (weiquan) et du « règne par la loi » (fazhi), le
gouvernement tolère de plus en plus l’action individuelle pour la
défense des droits, mais les mobilisations contestataires et
collectives sont sévèrement réprimées9. L’insistance des
villageois à en référer au gouvernement central de Pékin pour
défendre leur droit a pour but de délégitimer la répression
militaire.
En fait, ce choix ne
s’inscrit pas seulement dans une stratégie de négociation, mais
est aussi lié à l’héritage complexe du Parti communiste. Pour
une grande partie des vieilles générations qui ont vécu l’époque
de la révolution communiste et de Mao, le Parti communiste et le
gouvernement central véhiculent toujours une image idéalisée qui
incarne un régime « qui travaille pour le peuple ». De plus, comme
les citoyens se sont enrichis avec les réformes économiques, leur
colère se retourne directement et exclusivement vers les
responsables locaux, sans souhaiter le renversement total du pouvoir
à Pékin. Ainsi le père de Zhuang, a affirmé que « le Parti est
toujours avec le peuple ! »10. En dépit de la rage contre les
injustices locales, l’héritage de la Révolution Communiste permet
le maintien de la loyauté envers l’État Chinois. Si les
injustices locales expliquent la détermination des villageois à
lutter, l’affirmation du père de Zhuang montre bien le capital de
confiance que conserve le gouvernement central. Autrement dit, malgré
la corruption répandue à tous les niveaux administratifs en Chine
aujourd’hui, le mécontentement contre le pouvoir local ne se
traduit pas forcément par une perte de légitimité du système.
C’est le dilemme souligné par Han Han, un écrivain et blogueur
populaire résidant à Shanghai, intervenant dans une série de
débats sur l’avenir de la Chine : « le Parti Communiste a 80
millions d’adhérents et 300 millions de familles sont liées à
ces adhérents, cela dépasse donc le cadre d’un parti politique,
il s’agit d’un système. De plus, contrairement aux révolutions
arabes, le mécontentement politique en Chine aujourd’hui ne peut
pas être réduit à l’image d’un dictateur au sein du Parti
communiste. »11
La réussite bouleversante
de Wukan est donc aussi révélatrice des limites du mouvement
politique en Chine actuellement. Sans une alternative politique, le
règne du Parti communiste chinois reste le plus légitime pour la
plupart des citoyens en dépit de tous ses défauts. En outre,
l’attitude de plus en plus flexible du gouvernement préviendrait
l’intensification des luttes populaires en valorisant la «
négociation ». Si la demande de plus d’autonomie au niveau des
structures locales – village, usine, école – est une
revendication convergente des luttes dans différents milieux, la
tendance à des « réformes » souples au niveau local pourrait
signifier pour l’instant une absence de contestation du
gouvernement central, et pas un renversement dramatique du style du
Printemps arabe.
Isabelle Zhang
Wukan : un symbole de la
résistance populaire en Chine rurale
Contretemps | février 2012
1. C’est par exemple la
revendication constante du mouvement outre-mer pour la
démocratisation depuis le massacre de Tiananmen en 1989. En Chine,
il y a également un courant de pensée qui souhaite reproduire la «
Révolution de Velours » guidée par les intellectuels, illustré
par Liu Xiao-Bo, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2010, détenu
depuis 2009 en raison de son activité autour de la « Charte 08 ».
Nous pouvons ajouter la protestation de l’artiste dissident Ai
Weiwei, qui demande essentiellement plus de liberté d’expression
et la diminution de la corruption.
2. C’est par exemple le
point de vue du romancier Yu Hua exprimé dans cet article (en
anglais).
3. C’est peut-être le
plus répandu et qui a suscité beaucoup de recherches sur les divers
courants au sein du Parti communiste. Pour un résumé, voir ici (pdf
en anglais).
4. Ding Chengri, 2003, «
Land Policy Reform in China : assessment and prospects » Land Use
Policy (20), p. 109-120.
5. C’est la « Loi
d’organisation du comité du village » de 1988, qui définit que
le comité du village doit être décidé et renouvelé par des
élections régulières. Cependant, dans la réalité, du fait de
l’exode rural et de l’inexistence des élections aux niveaux
supérieurs, il est difficile d’appliquer cette loi dans tous les
villages chinois. À Wukan, il y a eu plusieurs soi-disant «
élections » organisées par le comité du village, mais cela ne
s’est jamais fait de manière transparente, et les même personnes
ont accaparé le pouvoir du comité du village pendant quarante-et-un
ans (voir le reportage de Life Week, en mandarin).
6. Lin a été membre de
l’armée de libération populaire pendant la Révolution Culturelle
; en 1969, il a ensuite, travaillé trois ans au sein du comité du
village, et est finalement devenu un entrepreneur jusqu'à sa
retraite.
7. La relation sociale dans
les campagnes chinoises est organisée autour du « clan » – les
gens qui portent le même nom de famille et qui appartiennent à la
même généalogie. Depuis des générations, les décisions portant
sur l’intérêt global du village doivent être décidées par des
discussions communes entre les générations. À Wukan, il y a
quarante-et-un clans (quarante-et-un noms de familles différents),
et ce n’est pas possible d’avoir une mobilisation importante sans
la solidarité de tous ces clans, surtout l’accord des vieilles
générations au sein de ces clans.
8. Dans les cas de violation
des droits, souvent par corruption des autorités locales, les
citoyens chinois ont le droit d’aller à Pékin pour faire une «
pétition » auprès des autorités centrales et pour demander des
compensations. Ce système de shangfang, de pétition individuelle,
est non seulement une procédure longue et lente, mais il est souvent
bloqué par les autorités locales. D’autre part, l’État
encourage une approche juridique pour trouver des solutions aux
conflits liés à la terre du travail. Tous ces slogans tels que «
protéger les droits » et « règne de la loi » sont inventés et
promus pour encourager des solutions individualisées. Voir aussi
cette analyse (en anglais).
9. La répression policière
et militaire restent un moyen courant que les gouvernement locaux
chinois adoptent pour répondre aux manifestations populaires. Voir
Yongshun Cai, 2008, « Local Gouvernements and the Suppression of
Popular Resistance in China », The China Quarterly, mars 2008, p.
20-42.
10. Voir le reportage sur
les « Jeunes Radicaux de Wukan », 2 décembre 2011 (en mandarin).
11.Trois
articles publiés fin 2011 respectivement intitulé « De la
révolution » « Sur la démocratie », « Pour la liberté » (en
mandarin).
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