Villejuif, groupe scolaire Karl-Marx | 1933 |
Jean-Louis COHEN
Architectures du Front
populaire
Le Mouvement social |
janvier – mars 1989
La durée est à la base de
toute production architecturale appréciable et il y a donc quelque
paradoxe à vouloir saisir dans le champ de la construction l'effet
d'un phénomène politique tel que le Front populaire, qui ne
débouchera guère sur des actions publiques permettant l'essor d'une
architecture spécifique. Les inflexions déterminantes en matière
de politique de l'habitation et de l'urbanisme sont bien antérieures
et correspondent aux lois Loucheur et Sarraut, la « pause » dans
les programmes de construction consécutive à la crise ne s'achevant
pas avec le Front populaire, mais avec la reconstruction d'après
1945.
S'il n'y a donc pas de
rupture significative dans la continuité des politiques
d'intervention publique liées à l'architecture, qu'en est-il de la
discussion sur l'organisation professionnelle de l'architecture ? La
coupure fondamentale dans ce domaine est, en général, identifiée
avec la création de l'Ordre des Architectes sous Vichy. Pourtant, la
réglementation du port du titre d'architecte, aspect essentiel de la
loi du 1er décembre 1940, est au centre d'un projet de loi déposé
au nom du groupe communiste par Paul Vaillant-Couturier à la Chambre
en 1937, et assez bien accueilli par Pierre Vago dans L'Architecture
d'Aujourd'hui (1). Certes, la dimension corporative de la loi de 1940
est absente, mais il n'est pas inutile de noter que
l'institutionnalisation de la profession, souvent considérée comme
un « legs infâme » de Vichy, aurait pu être, par certains de ses
aspects, une « conquête » du Front populaire...
En fait, au sein d'une
profession fondamentalement conservatrice, touchée par l'arrêt des
chantiers consécutif à la crise, et dans laquelle les mouvements
d'Anciens Combattants connaissent un succès certain à partir du
début des années 1930, la politique du Front populaire ne soulève
qu'un écho tout à fait modéré. Le milieu professionnel des
architectes est par ailleurs coupé en factions hostiles,
caractérisées par leur attitude vis-à-vis de la modernité et du
régionalisme, et certains des porte-parole de ce dernier courant ne
répugneront pas à faire des appels du pied aux Nazis en 1937 (2).
Dans ces conditions, force est de constater que l'écho des
politiques du Front populaire est plus sensible chez les groupes qui
se réclament du fonctionnalisme que chez les partisans d'une
architecture enracinée dans la tradition et le local (3).
Les
socialistes
Les interférences les plus
sensibles de la politique du Front populaire et de la production
architecturale n'auront pour terrain ni l'habitation ni
l'organisation des professions, mais bien la culture architecturale
même. L'architecture devient en effet dès le début des années
1930 un terrain explicite d'affirmation des politiques municipales
des partis de la gauche française. Le recours à des formes
nouvelles pour la conception des opérations urbaines et
architecturales est une composante consciente de la politique de
certains maires socialistes des grandes villes et de leur banlieue.
Dans ses deux fonctions de
maire de Suresnes et d'administrateur de l'Office Public
d'Habitations de la Seine, Henri Sellier fait appel à l'équipe
d'Eugène Beaudouin et Marcel Lods, qui édifient en 1934 l'école de
plein air à Suresnes (4) et la cité de la Muette à Drancy. C'est
également en 1934 que le maire SFIO de Villeurbanne, Lazare Goujon,
inaugure le nouveau centre urbain, comprenant des « gratte-ciel »
d'habitation, un « palais du Travail » et un nouvel hôtel de ville
(5). Ce programme de la mairie est, d'ailleurs, très présent dans
les situations urbaines de banlieues où l'affirmation de l'autonomie
communale face aux centres métropolitains comme Lyon ou Paris est
essentielle dans les programmes municipaux. Ceci explique, par
exemple, le choix fait par le sénateur-maire de
Boulogne-Billancourt, André Morizet, de confier au prix de Rome
visionnaire Tony Garnier la réalisation du nouveau palais communal,
inauguré, lui aussi, en 1934 — la proximité des élections
municipales de 1935 n'est sans doute pas étrangère à cette
concomitance —, mais étudié par Garnier et Jacques Debat-Ponsan
depuis 1926 (6).
Le faste civique déployé
lors de l'inauguration de chacun de ces bâtiments n'est pas un
aspect accessoire de la politique qui les inspire. Visant à
transformer le quotidien de la vie citadine, ces constructions
doivent aussi témoigner de façon spectaculaire de la modernité de
la gestion municipale de la gauche, et plaider ainsi en faveur de son
accession à la direction politique du pays.
Les
communistes
Le Parti socialiste n'a pas
le monopole de cette attitude. L'inflexion de la ligne du Parti
communiste vers l'unité d'action va, en effet, conduire celui-ci à
envisager sa politique non plus simplement comme un champ
d'expression des revendications, mais bien comme un champ dans lequel
la capacité gestionnaire des « bolcheviks français » pourra être
mise en évidence. C'est, en tout cas, ce que fait remarquer Marcel
Cachin en juillet 1933 à Villejuif, lors de l'inauguration du groupe
scolaire Karl-Marx (7).
L'épisode de Villejuif est
intéressant à plus d'un titre : d'une part, le bâtiment conçu par
André Lurçat intègre les recherches récentes en matière de
pédagogie et d'hygiène, dans le même temps qu'il développe à
grande échelle les thèmes formels de l'architecture moderne ; il
fait ainsi figure de dispositif d'accès à la modernité technique
pour les enfants des faubourgs ; mais, d'autre part, l'école
fonctionne aussi, notamment par la publicité qui lui est faite
avant, pendant et après son ouverture, en direction de publics assez
variés. Pour Vaillant-Couturier qui, en 1930 déjà, avait veillé,
sous l'influence de Léon Moussinac, au choix de Lurçat, de
préférence aux techniciens grisâtres des entreprises liées aux
municipalités « ouvrières et paysannes », il s'agit, trois ans
après la commande initiale et .quelques mois après la fondation de
l'Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires, de donner
un témoignage de l'ouverture du PCF à la collaboration avec les
artistes et les techniciens antifascistes, autant que de s'affirmer
comme gestionnaire capable et novateur (8).
L'activité de l'AEAR reste
cependant assez mince dans le champ de l'architecture : à côté des
activités pédagogiques de Lurçat, qui anime en 1933-1934 un
atelier situé rue Daguerre, dans lequel les cours de théorie sont
donnés par le philosophe Max Raphaël, la section d'architecture de
l'association ne regroupe que quelques jeunes autour d'un Lurçat
absentéiste et d'un autre personnage énigmatique, Roger Ginsburger.
Ce dernier, qui avait à la fin des années 1920 le correspondant
parisien de la revue Das neue Frankfurt, et qui avait publié en
France nombre d'articles sur le neues Bauen, est l'auteur du seul
article publié par Commune sur l'architecture, consacré à la
situation architecturale en URSS après le concours du palais des
Soviets (9).
Ginsburger assure, dans sa
correspondance avec les dirigeants des Congrès internationaux
d'architecture moderne, qu'il agit pour créer une section de 30
architectes, opposés à l'idée d'une « architecture moderne
indépendante », défendue, selon lui, par Le Corbusier et ses amis
de la revue Plans. La volonté affichée par Ginsburger de convoquer
une « conférence sur les buts d'une architecture révolutionnaire »
ne semble pas déboucher sur la moindre mesure pratique, sans doute à
cause du choix fait par son initiateur d'entrer à plein temps dans
l'action de l'Internationale syndicale rouge. Devenu en 1936
secrétaire de Jacques Duclos, portant le pseudonyme de Pierre
Villon, Ginsburger ne reviendra plus à l'architecture (10).
Les
stratégies de Le Corbusier
Condamné à la fois par un
compagnon de route doublé d'un rival, tel que Lurçat, qui le
critique dans ses conférences de Moscou en 1934, par Ginsburger, et
aussi par Moussinac dans les colonnes mêmes de l'Humanité, Le
Corbusier a délaissé l'intérêt pour la scène soviétique qui
avait été le sien avant 1930, mais il reste entouré de son associé
Pierre Jeanneret et de collaborateurs tels que Charlotte Perriand ou
Jean Bossu, dont les positions sont plus proches de celles des
communistes.
Dans le même temps, Le
Corbusier fait figure de héros positif dans l'histoire de
l'architecture rédigée en 1934 pour l'Institut supérieur ouvrier
de la CGT majoritaire par Emilie Lefranc, sous le titre Des pharaons
à Le Corbusier. Dans ses analyses des doctrines du « Mouvement
moderne », elle met en évidence l'existence de deux obstacles
majeurs à Sa diffusion : « l'aménagement actuel de la propriété
» et la « résistance de l'opinion publique », affirmant toutefois
que « sur bien des points, l'architecture rationnelle rejoint les
préoccupations émancipatrices » (11).
Le mouvement ouvrier aura
donc, pour E. Lefranc, toutes les raisons de se saisir de
l'architecture nouvelle, tandis que les architectes et les
urbanistes, « paralysés par le régime lui-même et condamnés à
des retouches de détail sans grande efficacité », auront, eux
aussi, toutes les raisons d'agir dans le sens de l'émancipation.
Les premiers pas de l'unité
d'action voient la création d'une « Union des architectes » dans
le cadre de la « Maison de la Culture » d'Aragon et Malraux, le
secrétaire de celle-ci étant, d'ailleurs, le jeune architecte Jean
Nicolas, lié à Le Corbusier. Mais ce n'est pas tant dans la
transformation des organisations tentant de radicaliser les
architectes que les effets du Front populaire vont être les plus
notables.
Deux épisodes permettent de
tenter une première approche des interférences entre la nouvelle
situation politique et l'architecture. Il s'agit, en premier lieu,
des inflexions que connaît la production de l'atelier de Le
Corbusier et Pierre Jeanneret et, en second lieu, de la transmutation
que subit un programme architectural existant, comme la Maison du
peuple, avec la construction de celle de Clichy, inaugurée en 1939.
Le Corbusier, dont les
rapports avec le Redressement français ou avec les théoriciens
corporatistes et planistes étaient des plus étroits au début des
années 1930 (12), réorganise ses amitiés et ses ambitions de
projet autour de plusieurs thèmes. Le premier, tout à fait
fondamental à la fois dans les intrigues de l'architecte et dans la
politique gouvernementale, n'est autre que la préparation de
l'Exposition internationale de 1937 à Paris. Le Corbusier ne ménage
pas sa peine, non seulement pour assurer sa présence à
l'Exposition, mais aussi pour faire de la localisation même de
celle-ci une démonstration de ses propres idées sur la
transformation de Paris.
Dès 1933, il s'efforce
d'amener les Congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM) à
offrir leurs services pour la conception et la réalisation de
l'exposition, dans le cadre de laquelle il s'acharne à vouloir
situer son projet d'aménagement du bastion Kellermann. Par ailleurs,
Le Corbusier et Pierre Jeanneret présentent un projet au concours
pour les musées de la Ville de Paris et de l'Etat, dont la
construction coïncide avec l'exposition.
Mais, en parallèle avec la
réorientation de la thématique de l'Exposition consécutive au
Front populaire, l'agitation déployée par Le Corbusier va, en fait,
déboucher sur la construction d'un pavillon assez singulier et sur
la tenue d'un congrès des CIAM reflétant assez directement les
thèmes politiques de l'heure. Ultime projet d'une longue série dont
les ambitions se seront peu à peu réduites, le « Pavillon des
temps nouveaux » est une structure légère en treillis d'acier,
câbles et toiles, qui entend n'être rien moins qu'un « Musée
d'éducation populaire ». A l'intérieur du pavillon, Le Corbusier
présente ses propositions pour l'Exposition elle-même et les
dernières réflexions des CIAM (13).
« Dédié, au peuple pour
comprendre, juger, revendiquer », le bâtiment n'est que l'abri
d'une exposition dans laquelle les projets de différents groupes
nationaux des CIAM côtoient le « Plan de Paris 1937 ». Ces projets
répondent au thème « Logis et loisirs » qui est celui du congrès
de Paris et comprennent notamment le « centre de vacances »
d'Eileen Gray, le « gratte-ciel cartésien » de Le Corbusier, et un
nouveau projet que ce dernier vient d'élaborer avec Pierre Jeanneret
pour un « centre national de réjouissances populaires de 100 000
participants » (14).
Ce projet va bien au-delà
du programme de stade olympique inscrit à l'origine dans
l'exposition, et auquel avaient répondu Jacques Gréber,
Georges-Henri Pingusson, Robert Mallet-Stevens et Maurice Rotival,
sur le terrain de l'actuelle Maison de Radio-France. Le projet doit
beaucoup à Pierre Jeanneret et, s'il n'est pas situé de façon
univoque, puisqu'il est proposé de l'implanter au choix dans le bois
de Boulogne, le bois de Vincennes, à Gentilly ou à Genevilliers, il
est, en revanche, situé avec une grande précision dans le moment
politique : Une telle construction ne doit pas être limitée aux
sports olympiques seulement. Elle va pouvoir, par temps favorable,
être utilisée presque chaque jour à des fins diverses. Le réveil
du pays réclame des assises fréquentes, des fêtes ou du travail en
commun : théâtre, cinéma de divertissement ou d'éducation ou de
propagande, conférences civiques ou politiques. Enfin, les
spectateurs doivent pouvoir devenir acteurs à l'occasion, en
participant à des défilés. Ainsi est créée une forme
particulière de lieu de réjouissances qui ne doit rien à
l'Antiquité ou à tout autre époque. C'est un outil civique des
temps modernes (15).
Le projet de Le Corbusier et
Pierre Jeanneret est remarquable à plus d'un titre. Ce « centre
populaire de loisirs à fonctions multiples » est desservi par la «
route des défilés », qui se ramifie en longue rampes conduisant
l'arène à proprement parler. Le système des rampes et la
conception générale de la « biologie » de la construction
l'apparentent fortement au projet conçu en 1931 pour le palais des
Soviets, au moment où les relations entre Le Corbusier et l' «
Autorité » soviétique étaient encore cordiales (16). Son
articulation interne fait apparaître une réflexion précise de la
part de l'architecte sur les grandes manifestations collectives,
associant une « colline artificielle pour tableaux vivants » à une
« tribune d'orateurs » et à de « grandes pelouses pour exercices
gymniques » ; la couverture amovible de l'arène est raidie par un
réseau de câbles tendus à partir d'un mât métallique de 100
mètres de hauteur, accueillant également les « salles d'acoustique
» du complexe et, surtout, son « poste de commandement ».
Est-ce sous l'influence
directe des manifestations unitaires d'avant 1936 en France ou en
référence aux grands spectacles de masse soviétiques, italiens ou
allemands que Le Corbusier et Pierre Jeanneret imaginent le
fonctionnement de leur « centre national » ? Toujours est-il qu'ils
tiennent à imaginer une commande politique directement issue de la
conjoncture politique et sociale française de 1936.
Il en va de même pour un
autre projet parisien exposé dans le « Pavillon des temps nouveaux
», portant sur la rénovation de l'îlot insalubre n° 6. Dès 1925,
Le Corbusier avait, dans son « plan Voisin de Paris », proposé une
réorganisation drastique du plan de la capitale. Il ne s'agit plus,
désormais, pour lui de reconstruire complètement le noyau
historique, mais bien de faire une offre de services argumentée sur
un de ces « foyers d'infection », voués à l'assainissement depuis
le début des années 1920, que sont les « îlots insalubres ».
Alors que les projets successifs sur le centre de Paris sont
présentés comme devant permettre d'y créer enfin une « cité des
affaires » digne de l'« époque machiniste », l'îlot n° 6 est
soutenu par un argumentaire plus adapté à la situation politique,
et centré sur la question de la « lutte contre le taudis ». Il ne
s'agit plus, pour lui, de reproduire intra muros une organisation
urbaine semblable à celle des constructions édifiées sur les
bastions désaffectés, comme dans les projets déjà discutés pour
les îlots insalubres, mais bien de mettre en oeuvre les idées
architecturales sur l'habitation et sur la réforme urbaine exposées
notamment en 1935 dans La Ville radieuse. Sur les terrains allant du
boulevard Diderot à l'avenue Ledru- Rollin, deux grands immeubles à
redans sont disposés, venant border l'emprise de la voie
autoroutière Est-Ouest figurant dans tous les projets parisiens de
Le Corbusier depuis le « Plan Voisin » (17).
A l'intérieur de ces
immeubles, des appartements en duplex sont desservis par des rues
intérieures, tandis que les services collectifs sont installés au
pied des immeubles. Le plan final de l'îlot, habilement calé sur
une découpe foncière contournée, superpose à l'échelle du Paris
existant celle d'un espace urbain moderne, réglé non plus par le
gabarit des rues, mais par l'orientation solaire optimale.
Le mode de réalisation
proposé est original, puisqu'il n'est pas fondé sur le recours aux
financements des Habitations à bon marché, mais sur l'utilisation
d'un système assez complexe de copropriété, créé par les
propriétaires et les locataires d'origine. Censé être graduel, ce
système est inscrit par Le Corbusier dans la situation politique du
moment :
Nous avons supposé que les
événements sociaux nous laisseraient le temps d'appliquer ces
méthodes, mais il faut que nous utilisions précisément l'agitation
actuelle pour précipiter le programme. Il faut montrer le caractère
progressif, même révolutionnaire, si l'on veut, de la méthode et
il faut montrer aux masses ouvrières que ce qui les réduit au
chômage, ce sont les méthodes capitalistes de la Banque de France.
Il faut montrer que la crise vient de l'or. Il faut montrer à toute
la population que l'avenir le plus magnifique serait ouvert à
l'humanité si l'on arrive à briser la coquille d'or, de même que
l'oiseau doit briser sa coquille pour vivre. En résumé, il suffit
d'une amorce pour faire une démonstration et la méthode se
développera toute seule (18).
A la fin 1937, Le Corbusier
met en oeuvre une campagne de propagande pour son projet, à la fois
en direction du Conseil municipal de Paris et en direction des
différentes composantes de la coalition du Front populaire, dans le
même temps qu'il s'efforce d'empêcher la démolition imminente du «
Pavillon des temps nouveaux », consécutive à la fin de
l'Exposition. Dans le cadre de cette campagne, il s'adresse notamment
à Léon Blum, auquel il déclare vouloir instituer un « centre de
réalisation d'architecture domestique » :
L'îlot n° 6 mettrait en
jeu :
— les charpentiers en fer
;
— les carriers ;
— les techniciens de l'air
conditionné ;
— les techniciens de
l'insonorisation ;
— les fabricants de
meubles (équipements domestiques).
L'îlot n° 6 apporterait la
solution aux problèmes :
— du ravitaillement
(aménagement coopératif des services communs) ;
— des loisirs quotidiens
(le sport au pied des maisons et, l'hiver, l'entraî-
nement physique systématique
dans les salles communes ;
— (de) la natalité
(service prénatal, crèches) ;
— (de) la médecine, de la
santé (l'organisation de la vie saine) ;
— (des) ateliers de la
jeunesse (loisirs spirituels des jeunes gens) ;
— (de) la séparation du
piéton et de l'automobile (seule clef de la circulation) (19).
Le Corbusier, qui se
présente dans sa lettre à Léon Blum, en tant que « président de
la section urbanisme » de la Maison de la Culture, s'adresse au
secrétaire de celle-ci, Jean Nicolas, en lui demandant de mettre en
mouvement la CGT et le Parti communiste à l'appui de son projet
(20).
En parallèle à cette
opération parisienne, Le Corbusier s'engage dans une autre opération
de séduction, portant cette fois sur la municipalité de
Boulogne-Billancourt et son maire André Morizet. Utilisant des
unités architecturales voisines de celles de l'îlot n° 6, il lui
soumet deux projets distincts portant, pour l'un, sur les abords de
l'hôtel de ville et, pour l'autre, sur ceux du pont de Saint-Cloud.
Ces deux fragments de «
ville radieuse » sont censés accentuer l'image de modernité voulue
par Morizet pour sa commune, en constituant deux paysages urbains
nouveaux. Autour de la mairie de Tony Garnier, c'est une «
Grand'place » semblable à celles des villes flamandes qui est
proposée. Au pont de Saint-Cloud, c'est une large scénographie
architecturale qui doit venir cadrer le débouché de l'autoroute de
l'Ouest construite en vertu du plan d'aménagement de la Région
Parisienne adopté en 1934 (21).
Le Front populaire induit
donc chez Le Corbusier un déplacement de ses interlocuteurs
politiques. Cessant pour un temps de compter sur le patronat éclairé,
en tout cas pour ce qui est du « destin de Paris », il soumet ses
idées à l'« Autorité » du moment, transformant tant leur
localisation que leur formulation. Il ne rencontre cependant aucun
succès décisif débouchant sur une commande réelle dans ses
tentatives en direction des cercles de la SFIO ou dans ses efforts
pour s'intégrer aux activités de la Maison de la Culture.
A l'occasion du débat sur
le « réalisme », organisé par celle-ci en 1935, Le Corbusier
s'oppose fortement aux thèses proches du « réalisme socialiste »,
formulées par le peintre communiste Jean Lurçat, mais il parviendra
apparemment par la suite à conserver de bons rapports avec l'Union
des architectes liée à la Maison. En décembre 1938, il participera
au concours organisé pour la construction à Villejuif d'un monument
à Paul Vaillant-Couturier, mais verra son très ambitieux projet
d'un double mur en béton armé conçu pour la perception visuelle
des automobilistes écarté par un jury composé notamment de Marcel
Cachin, Francis Jourdain, Jean Renoir et Léon Moussinac. Ce projet
reste cependant, avec le « centre national » de 1936, le seul
témoignage de la prise en compte par Le Corbusier des composantes
culturelles de la politique du Front populaire.
Si le « centre national »
devait devenir le cadre de grandes festivités populaires, réglées
depuis un « poste de commandement » le surplombant, c'est bien un
des occupants potentiels de cette tribune qui est célébré avec le
monument de Villejuif. Au-dessus de la route et des autos, l'espace
de l'édifice est ponctué par un buste de Vaillant-Couturier
haranguant les foules, par un livre ouvert et par une main tendue,
comme en écho au propos de Thorez, et qui se métamorphosera, quinze
ans plus tard, en main ouverte pour symboliser l'échange qui aura
permis la création de Chandigarh.
C'est précisément ce thème
traité par Le Corbusier de l'expression architecturale de l'ère de
la technique qui est au centre des recherches sur lesquelles se fonde
la Maison du Peuple de Clichy.
La
maison du peuple de Clichy
Étudié à partir de 1935
pour la municipalité du socialiste Auffray par les architectes
Eugène Beaudouin et Marcel Lods, l'ingénieur Vladimir Bodiansky et
le constructeur nancéien Jean Prouvé, le bâtiment est achevé en
1939. Tant sa conception que sa réalisation s'inscrivent donc
clairement dans le cadre chronologique du Front populaire, de
l'affirmation de l'unité d'action antifasciste à la guerre. Le
programme n'est pas pour autant d'une nouveauté absolue, dans son
articulation d'une composante culturelle et associative — les
bureaux des organisations ouvrières — et d'une composante
commerciale plus rentable — le marché . Les deux premières
composantes sont depuis longtemps associées dans les Maisons du
Peuple édifiées depuis la fin du XIXe siècle en Belgique et dans
les villes françaises limitrophes, comme Lille, Roubaix ou
Tourcoing, puis dans le reste de la France. Elles ont également
donné naissance dès avant 1914 à Paris à des projets intéressants
comme celui de la coopérative la
Bellevilloise, rue Boyer (22).
Essentiellement liées au
mouvement coopératif et, dans une première phase tout au moins,
autonomes par rapport à l'institution municipale, les Maisons du
Peuple changent largement de sens après la guerre, et prennent leur
place dans les politiques de reconstruction des « régions dévastées
» et dans les politiques d'extension métropolitaine. Elles viennent
constituer le centre de certaines des cités-jardins construites dans
la région parisienne par l'Office d'Henri Sellier, et subissent, dès
lors, une série de transformations.
Intégrées dans les
stratégies d'investissement public, elles sont combinées avec des
composantes de programmes plus commerciales, comme les piscines ou,
de préférence, les marchés. Elles perdent par ailleurs leur place
dans la distribution des produits de grande consommation (pain,
épicerie), tandis qu'elles cessent d'occuper des emplacements
relativement marginaux pour prendre un statut plus monumental,
facteur de centralité urbaine.
Le bâtiment de Clichy doit
être inscrit dans cette évolution. La composante proprement
syndicale du programme est rejetée sur l'arrière, tandis que la
façade sur le boulevard de Lorraine conduisant à Paris exploite les
ouvertures du marché et de la salle de spectacle. Mais l'intérêt
essentiel du bâtiment conçu par l'équipe de Beaudouin et Lods
n'est pas sa position urbaine, délimitée par un îlot carré
dépourvu de tour ou de beffroi.
C'est l'utilisation
conséquente et systématique autant qu'ingénieuse des techniques de
construction métallique légère qui donne à la Maison du Peuple de
Clichy sa qualité unique dans la production française de
l'entre-deux-guerres. Ces techniques ne sont pas simplement utilisées
pour faire de son chantier une démonstration des vertus de la
préfabrication et du montage des éléments, comme c'était le cas
dans les chantiers antérieurs de Beaudouin, Lods et Prouvé, tels
que le bâtiment de l'aéro-club de Bue, achevé en 1936, ou le
Palais des Expositions proposé pour la Défense en 1935 avec l'aide
de Bodiansky. La conjonction des dispositifs mécaniques raffinés de
l'ingénieur aéronautique qu'est ce dernier et des éléments
métalliques emboutis ou pliés conçus par Jean Prouvé, forgeron
devenu manipulateur génial des tôles d'acier ou d'aluminium, permet
de voir dans la machine architecturale de Clichy le premier véritable
bâtiment multifonctionnel transformable (23).
Autour d'une structure
porteuse de grandes poutres en profilés d'acier, Prouvé dispose ses
panneaux légers répétitifs, contenant un isolant injecté à
l'intérieur de deux minces coques de métal, tendues par un ressort
et percées d'une fenêtre de voiture de chemin de fer. La structure
principale dégage un grand vide rectangulaire au milieu du bâtiment,
et supporte des glissières permettant l'effacement de la toiture par
translation. Ce mouvement permet d'ouvrir à l'air libre l'intérieur
du bâtiment. Par ailleurs, l'installation à la hauteur du premier
étage d'un système de planchers démontables, rangés en piles
verticales par des petits moteurs, permet d'effacer la séparation
entre la salle de spectacle située à ce niveau et le marché situé
au niveau de la rue. De multiples combinaisons d'activités
deviennent ainsi possibles : marché à l'air libre entouré d'une
galerie, spectacle à ciel ouvert, etc. Cette variété est encore
multipliée par la mise en place de cloisons mobiles à glissières
autorisant le découpage du premier étage en une série d'espaces
indépendants et la création de salles de réunion de capacités
différentes.
L'intérêt premier de la
Maison du Peuple de Clichy réside dans la réflexion de ses auteurs
qui s'oppose à la fois aux distributions prédéfinies et rigides en
vigueur et à la recherche de solutions techniques sans horizon
formel. C'est la totalité de l'organisme construit par eux qui est
pensé avec des méthodes, des notions et des formes jusque-là
réservées à l'univers de l'automobile ou de la construction
aéronautique.
Jean Prouvé s'était déjà
distingué auparavant en démontrant de façon spectaculaire la
résistance du châssis monocoque d'une « traction avant » Citroën,
qu'il avait fait jeter du haut d'une falaise. De son côté,
Bodiansky maîtrisait à merveille les techniques du « revêtement
travaillant » utilisées dans l'aviation (24).
Quelques mois après la
fermeture de l'Exposition Internationale des Arts et des Techniques
Appliquées à la Vie Moderne, un programme que ses connotations
inscrivent dans l'action du mouvement ouvrier devient ainsi une sorte
de démonstration du caractère positif, créatif, des expériences
des industries de pointe. Dans une certaine mesure, la Maison du
Peuple, équipement collectif d'usage quotidien, devient le pendant
architectural de l'« aviation populaire » et fait figure de leçon
de choses technique pour le large public. Beaudouin, Lods, Bodiansky
et Prouvé paraissent bien illustrer le propos de Maurice Deixonne,
qui glosait en 1930 sur les convergences entre le socialisme, «
rationalisation intégrale de la société industrielle » et
l'architecture, « art social par excellence », mettant en oeuvre
cette rationalisation (25).
Le
palais de Narbonne
Est-il possible cependant de
généraliser l'exemple de Clichy et de vérifier l'existence d'une
politique plus vaste conjuguant programmes à vocation populaire,
formes et technologies avancées ? Rien n'est moins sûr, et il
suffit d'évoquer le bâtiment du Palais des Arts, des Sports et du
Travail de Narbonne, circonscription de Léon Blum, pour s'en rendre
compte. Mis au concours très précisément en juillet 1936, il est
construit par J. et P. Genard selon un projet symétrique réglé par
un ordre monumental, évoquant le Mobilier National d'Auguste Perret
ou le Musée des Colonies d'Albert Laprade et Léon Jaussely, mais
aussi un classicisme monumental tel qu'on le rencontre de Moscou à
Washington en passant par Rome et Berlin (26). L'architecture opère
ainsi une étrange inversion des symboles politiques, édifiant sur
les lieux de la regrettable « bavure » du 16 mars 1937 un symbole
d'audace et de novation, et dans la capitale du Midi socialiste un
palais rigide et glacé.
Jean-Louis COHEN
Architectures du Front
populaire
Le Mouvement social :
bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale |
janvier – mars 1989
NOTES
(1) P. VAGO, «
Réglementation du titre et de l'exercice de la profession
d'architecte », L'Architecture d'Aujourd'hui, n° 12, 1937, p.
90-91.
(2) C'est le cas du
professeur d'architecture à l'École Polytechnique, Gustave
Umbdenstock, qui fait parvenir en 1937 à Hitler un texte sur «
L'homme, cet artiste inconnu ».
(3) Jean-Claude Vigato a
décrit avec précision les circonstances des polémiques entre
régionalistes et fonctionnalistes : J.-C. VlGATO, Doctrines
architecturales dans l'entre-deux-guerres : le jeu des modèles, les
modèles en jeu, Villers-lès-Nancy, École d'Architecture de Nancy,
1980.
(4) B. BARRAQUÉ, « L'École
de plein air de Suresnes », in La banlieue oasis. Henri Sellier et
les cités-jardins 1900-1940, Saint-Denis, Presses Universitaires de
Vincennes, 1987, p. 221-230.
(5) Voir la brochure de
propagande éditée à cette occasion : Villeurbanne, 10 années de
réalisation des Municipalités socialistes, Lille, 1934. Des
matériaux nouveaux ont été découverts à l'occasion du
cinquantenaire du quartier : cf. Villeurbanne-gratte-ciel, ou la
banlieue devient ville, Villeurbanne, Le Nouveau Musée, 1984.
(6) N. FAUVEL, J.-L. SAMSON,
1934-1984. Cinquantenaire de l'Hôtel de ville de
Boulogne-Billancourt, architecte Tony Garnier, Paris, Secrétariat de
la Recherche Architecturale, 1984.
(7) M. CACHIN, « Villejuif
va inaugurer la plus belle école de France », L'Humanité, 28 juin
1933.
(8) J.-L. COHEN,
L'architecture d'André Lurçat (1894-1970), l'autocritique d'un
moderne, thèse de doctorat, École des Hautes Études des Sciences
Sociales, 1985.
(9) R. GINSBURGER, «
L'architecture dans l'Union Soviétique », Commune, janvier-février
1934, p. 639-643.
(10) Voir sur cette
trajectoire hors du commun J.-L. COHEN, « Roger Ginsburger, von der
Architektur bis zur Révolution », Wissenschaftliche Zeitschrift der
Hochschule fiir Architektur und Bauwesen, Weimar, n° 5-6, 1983, p.
408-410.
(11) E. LEFRANC, Des
pharaons à Le Corbusier, esquisse d'une histoire de l'architecture,
Paris, Centre Confédéral d'Éducation Ouvrière, 1934, p. 94.
(12) M.C. Mc LEOD, Urbanism
and Utopia, Le Corbusier from Régional Syndicalism to Vichy,
Princeton, 1985 (Ph. D. de l'école d'architecture).
(13) G. RAGOT, « [Le
pavillon des] Temps Nouveaux », in Cinquantenaire de l'Exposition
Internationale des Arts et des Techniques dans la Vie Moderne, Paris,
Institut Français d'Architecture/Paris-Musées, 1987, p. 250-253.
(14) LE CORBUSIER, Des
canons, des munitions ? merci I des logis... svp. Monographie du
Pavillon des Temps Nouveaux à l'Exposition de Paris 1937,
Boulogne-sur-Seine, Éditions de L'Architecture d'Aujourd'hui, 1938.
(15) Ibid., p. 98.
(16) Sur les rapports
tumultueux de Le Corbusier et des dirigeants soviétiques, voir J.-L.
COHEN, Le Corbusier et la mystique de l'URSS, théories et projets
pour Moscou 1928-1936, Liège, Pierre Mardaga, 1987.
(17) LE CORBUSIER, Des
canons, des munitions ?..., op. cit., p. 67-82.
(18) LE CORBUSIER, « Les
îlots insalubres », dactyl., 1936, Fondation Le Corbusier Paris,
boîte H3-10.
(19) LE CORBUSIER, lettre à
Léon Blum, Paris, 30 décembre 1937, Fondation Le Corbusier, boîte
H3-10.
(20) LE CORBUSIER, lettre à
Jean Nicolas, Paris, 18 novembre 1937, Fondation Le Corbusier, boîte
H3-10.
(21) « Boulogne-sur-Seine :
urbanisation de la tête du Pont de Saint-Cloud », in M. BILL
(publié par), Le Corbusier & Pierre Jeanneret, OEuvre complète
1934-1938, Zurich, Girsberger, 1964, p. 58-57. « Grand-place de la
Mairie à Boulogne-sur-Seine », in W. BOESIGER (publié par), Le
Corbusier. OEuvre complète 1938-1946, Zurich, Girsberger, 1946, p.
24-25.
(22) Voir sur les
transformations du programme de la Maison du Peuple après la
Première Guerre mondiale J.-L. COHEN, « Des bourses du travail au
temps des loisirs, les avatars de la sociabilité ouvrière », in A.
BRAUMAN, M. CULOT (publié par), Architecture pour le peuple, maisons
du peuple, Bruxelles, Archives d'Architecture Moderne, 1984, p.
159-183.
(23) B. REICHLIN, « Maison
du Peuple in Clichy, ein Meisterwerk des « synthetischen »
Funktionalismus ? », Doidalos, décembre 1985, p. 88-99.
(24) Voir sur les projets de
Prouvé J. van GEEST (publié par), Jean Prouvé constructeur, Delft,
Delft University Press, Rotterdam, Muséum Boymans-van Beuningen,
1981.
(25) M. DEIXONNE, «
Socialisme et architecture », La Nouvelle Revue Socialiste,
janvier-février 1930, p. 55-60.
(26) Techniques et
Architectures, 1943. p. 110-112.
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