Los Angeles riot, 1992 |
Rodney King ? Merde ! Tous les jours mes potes sont frappés comme des chiens par les flics. Cette émeute, c’est pour tous les copains assassinés par les flics, pour notre petite sœur tuée par les Coréens, pour les vingt-sept ans d’oppression... L’affaire Rodney King n’a été qu’un détonateur.
Un Blood d’Inglewood
Mike Davis
Los Angeles n’était qu’un début
Le bûcher des illusions
Los Angeles : un transport de troupes blindé occupe le coin de la rue — un gran sapo feo, un gros crapaud moche, comme dit Emerio, un gamin de neuf ans. Ses parents évoquent avec anxiété, presque en murmurant, les desaparecidos : Raul, de Tepic, ou le grand Mario, la fille des Flores ou le cousin d’Ahuachapan. Comme tous les Salvadoriens, ils savent, d’expérience, à quoi s’en tenir sur les “disparitions” ; ils se souviennent de la guerre, au pays, des corps sans tête et de l’homme dont la langue avait été passée par le trou ouvert dans sa gorge, lui faisant comme une sorte de cravate.
C’est bien pour ça qu’ils vivent maintenant à Los Angeles, Californie. Maintenant, ils font le compte de ceux de leurs amis et voisins, Salvadoriens ou Mexicains, qui ont brusquement disparu. Certains sont encore dans les prisons du comté, comme autant de grains de sable bruns perdus parmi les 12 545 autres prétendues saqueadores (pillards) et incendarios (incendiaires) emprisonnés après ce qui fut la plus violente émeute populaire aux États-Unis depuis que les pauvres irlandais brûlèrent Manhattan en 1863. Ceux qui étaient sans papiers sont probablement déjà de retour à Tijuana, sans un sou et désespérés, brutalement coupés de leur famille et de leur nouvelle vie. En violation de la politique municipale, la police a livré à l’INS (Services de l’immigration) des centaines de malchanceux saqueadores sans-papiers voués à l’expulsion avant même que l’ACLU et les associations qui défendent les droits des immigrés aient réalisé qu’ils avaient été arrêtés.
Des jours durant, la télé n’a parlé que de “l’émeute de South Central”, de la “fureur noire” et des gangs noirs tels que les “Crips” et les “Bloods”. Mais les parents d’Emerio savent que des centaines de leurs voisins du quartier de MacArthur Park — où habite un Salvadorien sur dix dans le monde — ont également pillé, brûlé, violé le couvre-feu et fini en prison. (Un rapport des autorités policières sur les arrestations effectuées lors de l’émeute révèle que 45 % des personnes arrêtées étaient des Latino-Amércains, 41 % des Noirs et 12 % des Blancs, 60 % d’entre elles n’avaient pas d’antécédents criminels.) Ils savent aussi que la première émeute multiraciale d’ampleur national était autant affaire de ventres vides et de cœurs brisés que de tabassages policiers ou de Rodney King.
La semaine précédant l’émeute avait été particulièrement chaude pour la saison. La nuit venue, les gens s’attardaient sur leurs terrasses et sur les trottoirs, discutant des derniers ennuis qui leur étaient tombés dessus. Dans ce quartier (MacArthur est le Spanish Harlem de Los Angeles), plus peuplé que le cœur de Manhattan et plus dangereux que les bas-fonds de Detroit, on compte davantage de membres des gangs ou de camés accrochés au crack que d’électeurs et la gente est experte dans l’art d’éviter tous les désastres... Il régnait pourtant une atmosphère de détresse inhabituelle.Trop de gens ont perdu leur travail : manœuvres, conducteurs de bus, ouvriers ou tailleurs dans les ateliers de confection — des jobs à 5,25 dollars (30 francs) de l’heure. En deux années de récession, le chômage a triplé dans les quartiers d’immigrés de Los Angeles. A Noël, plus de vingt mille femmes et enfants, principalement des Latino-Américains, avaient fait la queue toute la nuit dans le froid pour obtenir une dinde et une couverture offertes par des œuvres de charité. Un autre baromètre de la détresse ambiante est le nombre sans cesse grandissant de colonies de compañeros sans abri installés sur les flancs désolés de Crown Hill, voire au bord de la rivière de L.A. dont l’eau polluée sert à se laver et à faire la cuisine.
Comme les parents ont perdu leur emploi ou, ne trouvant plus que des petits boulots précaires, survivent grâce aux allocations familiales, une forte pression pèse sur les adolescents pour qu’ils fournissent un revenu complémentaire à la famille. Le collège de Belmont est la fierté de la “petite Amérique centrale”, mais avec près de quatre mille cinq cents élèves, il est largement surpeuplé et deux mille autres jeunes doivent être répartis dans différentes écoles de San Fernando Valley ou d’ailleurs. Plus de sept mille enfants d’âge scolaire de la région de Belmont ont quitté l’école.
Certains ont plongé dans la vida loca (vie folle) de la culture des gangs (rien que dans le district scolaire qui englobe Belmont High, on compte une centaine de bandes), mais la plupart se contentent, dans une économie déclinante, de chercher un emploi stable au salaire minimum. Les gens que j’ai interrogés dans le quartier de MacArthur Park, tels les parents d’Emerio, parlaient tous de ce sentiment général de malaise, de la perception d’un avenir déjà gâché. L’émeute est survenue comme une fabuleuse occasion de redistribution. Les gens ont d’abord été choqués par la violence, puis hypnotisés par les images télévisées des foules multiraciales de South central s’emparant de montagnes d’alléchantes marchandises, sans que la police intervienne. le jour suivant, le jeudi 30 avril, les autorités ont commis deux maladresses : fermer les écoles et donc jeter les gamins dans la rue ; annoncer ensuite que la Garde nationale était en route pour aider à imposer un couvre-feu du crépuscule à l’aube.
Des milliers de gens ont interprété cette annonce comme un ultime appel à participer à la redistribution générale des biens. Les pillages se sont répandus comme une traînée de poudre à travers Hollywood, Mid-Wilshire et MacArthur Park, de même que dans certains quartiers d’Echo Park, Van Nuys et Huntington Park. Alors même que les incendiaires causaient partout de terrifiantes destructions, les foules qui pillaient étaient entraînées par une évidente morale de l’économie. Comme me l’a expliqué une femme entre deux âges : « Le vol est un péché, mais ça, c’est comme un grand jeu télévisé où tout le public est gagnant.» Contrairement aux pillards d’Hollywood (dont certains circulaient sur des skateboards), qui ont volé le bustier de Madonna et des petites culottes fendues chez Fréderick’s, les masses de MacArthur Park se sont plus prosaïquement fournies en biens de première nécessité comme des couches ou des aérosols anticafards.
Une semaine plus tard, MacArthur Park était soumis à l’état de siège. Les gens étaient invités à dénoncer, en composant un numéro de téléphone d’accès gratuit, ceux de leurs voisins ou connaissances qu’ils soupçonnaient de pillages. Les unités d’élite de la police de Los Angeles, soutenues par la Garde nationale, perquisitionnaient dans les cités à la recherche de marchandises volées pendant que des détachements de gardes-frontières, qui venaient jusque du Texas, rôdaient dans les rues. Des parents déployaient des efforts frénétiques pour retrouver des enfants disparus, comme Zuly Estrada, un gamin de quatorze ans, handicapé mental, dont on pense qu’il a été expulsé vers le Mexique. Pendant ce temps, des milliers de saqueadores languissent dans les prisons du comté — de malheureux ramasse-miettes pour la plupart, arrêtés au lendemain du pillage alors qu’ils fouillaient les ruines fumantes et bien incapables de payer des cautions absurdement élevées. Un homme, capturé avec un paquet de tournesol et deux cartons de lait, a vu sa caution fixée à 15 000 dollars (90 000 francs) ; des centaines d’autres, accusés d’actes criminels, ont pris jusqu’à deux ans de prison ferme. L’accusation a réclamé trente jours de prison pour de simples violations du couvre-feu, même pour des sans-abris ou des hispanophones qui n’étaient pas informés du couvre-feu. Voilà quelles sont ces “mauvaises herbes” dont Georges Bush a dit qu’il faut extirper de nos villes, avant de régénérer celles-ci grâce aux “bonnes graines” que seraient les zones spéciales d’entreprises et les avantages fiscaux pour les compagnies privées.
De plus en plus se répand la crainte que la communauté entière nedevienne un bouc émissaire. Depuis le début de la récession, des revendications chauvines de fermeture des frontières se répandentdans tout le Sud californien. A Orange County, une bande de ratonneurs, menée par Dana Rohrabacher, député républicain de Huntington Beach, exige l’expulsion immédiate de tous les immigrés sans-papiers arrêtés pendant les troubles. De son côté, le démocrate de gauche Anthony Beilenson, jouant les Le Pen de la San Fernando Valley, propose de retirer la nationalité américaine aux enfants nés aux États-Unis de parents immigrés illégaux. Comme le dit Roberto Lovato du Centre américain pour les réfugiés de MacArthur Park : « Nous sommes devenus les cobayes, les juifs du laboratoire militarisé où Georges Bush expérimente son nouvel ordre urbain. »
Une intifada noire ?
Tak, alias “Little Gangster”, ne peut cacher son étonnement de se retrouver en présence d’une délégation des Crips d’Inglewood, dans une salle de la mosquée de Frère Aziz. Le beau Tak, un “dur” des Bloods d’Inglewood, âgé de vingt-deux ans, ressemble plus à un ange noir peint par Michel-ange qu’à un personnage du film Boyz’N the Hood ; il a encore deux balles tirées par des Crips dans le corps, « et ils ont eu aussi quelques-unes des miennes ».
Des Crips et des Bloods, dont les couleurs distinctives, le rouge et le bleu, ont fait figure d’emblème tribaux, évoquent ensemble des souvenirs de cours de récréation. Ils étaient surtout habitués, jusqu’à présent, à faire parler leurs automatiques, dans une guerre qui a divisé Inglewood — plaisante agglomération à majorité noire du sud-ouest de L.A., où joue l’équipe de basket-ball des Lakers — et fait couler un fleuve de sang adolescent. Désormais, comme l’explique Tak, « chacun sait à quoi s’en tenir. Si on n’arrête pas de s’entretuer tout de suite pour s’unir en tant que Noirs, on le fera jamais ».
Même si ce sont l’iman Aziz et la Nation of Islam qui ont présidé officiellement à l’établissement de la paix, les mains qui ont « noué les foulards rouges et bleus en une tresse noire » sont en fait à chercher du côté de Simi Valley — où le verdict de l’affaire Rodney King a été rendu. Dans les quelques heures qui ont suivi la première agression contre des automobilistes blancs au croisement des rues de Florence et de Normandie, en plein territoire du gang Crip des Eight-Trays, la guerre incessante entre les Bloods et les Crips, alimentée par des vendettas de quartier et des morts de homeboys par milliers, a été “suspendue” dans tout Los Angeles et dans les banlieues noires adjacentes de Compton et d’Inglewood.
Contrairement à la révolte de 1965, qui ravagea le sud de Watts et demeura principalement centrée sur le quartier est, le plus pauvre du ghetto, l’émeute de 1992 a atteint son point culminant le long de Crenshaw Boulevard, le véritable cœur du plus riche quartier noir de l’ouest de Los Angeles. En dépit de l’illusion d’immersion dans la réalité qu’elle a suscitée, à grand renfort d’hélicoptères et de caméras vidéo, la couverture télévisée des raisons de cette émeute de la colère étaient encore plus tordue que le métal fondu des centres commerciaux dévastés de Crenshaw. La plupart des journalistes — des “pilleurs d’images”, comme on les appelle maintenant à South Central —, en parcourant les décombres de vies qu’ils n’avaient aucune envie de comprendre, se sont contentés d’aligner les poncifs officiels sur la banlieue. Un violent kaléidoscope d’une déconcertante complexité a été ramené à un scénario simple et catégorique : une légitime colère noire provoquée par le verdict de l’affaire Rodney King, détournée par de dangereux criminels et transformée en un assaut insensé contre leur propre communauté.
La télévision locale a ainsi imité, probablement sans en avoir conscience, l’attitude de la commission McCone, qui avait conclu sommairement que la révolte de Watts, en 1965, était essentiellement à mettre sur le compte d’une poignée de voyous. Plus tard pourtant, une enquête minutieuse de l’UCLA avait révélé que “l’émeute de la racaille” était en fait un soulèvement populaire impliquant quinze mille adultes appartenant au prolétariat urbain et leurs enfants adolescents. Quand la liste des arrestations consécutives au soulèvement de 1992 sera analysée, elle confirmera probablement, elle aussi, l’opinion la plus répandue parmi les habitants des quartiers concernés : tous les secteurs de la jeunesse noire — membre ou non des gangs, buppies (Black Urban Profesionals, jeunes cadres noirs) ou marginaux — ont pris part aux désordres.
Même si, à Los Angeles comme ailleurs, la classe moyenne noire s’est socialement et géographiquement éloignée de la classe ouvrière noire victime de la désindustrialisation, l’opération Hammer (marteau) du LAPD (département de police de Los Angeles) et d’autres opérations “antigangs” avec leur lot d’interpellations massives et arbitraires de jeunes (afin d’enregistrer leurs coordonnées dans un fichier informatisé des gangs, qui s’est révélé utile pour rechercher maison par maison les “meneurs” de l’émeute), ont tendu à criminaliser la jeunesse noire sans distinction de classes. Entre 1987 et 1990, le LAPD et la police du comté ont raflé ensemble cinquante mille “suspects”. Même des fils de médecins ou d’avocats de View Park et de Windsor Hill ont été forcés d’”embrasser le trottoir”, éprouvant à l’occasion quelques-unes des humiliations que les homeboys des cités subissent tous les jours. De telles expériences renforcent le prestige des gangs (et de leurs poètes officiels, les gangsters rappers Ice Cube ou Nigger With An Attittitude), perçus comme étant les héros d’une génération hors la loi.
Si l’émeute a eu une large base sociale, c’est bien la participation — ou plutôt la coopération — des gangs qui lui a donné son intensité et son organisation. La révolte de Watts avait été un ouragan qui avait ravagé une centaine de pâtés de maisons le long de Central Avenue ; l’émeute de 1992 a été une tornade non moins destructive mais serpentant en zigzag à travers les zones commerciales du ghetto et au-delà. Les médias, pour la plupart, n’ont décelé aucune signification à ce trajet, qui n’a été à leurs yeux qu’une orgie de destruction, aveugle et nihiliste. En fait, les incendies étaient implacablement systématiques. Le vendredi matin, 90 % des innombrables épiceries, supérettes et magasins d’alcool tenus par des Coréens avaient été razziés. Abandonnés par le LAPD qui n’a fait aucune tentative pour protéger les petits commerces, les Coréens ont subi la destruction totale ou partielle de deux mille magasins, de Compton jusqu’au cœur même de Koreatown. L’un des premiers à être attaqués — bien qu’ironiquement il ne fut pas détruit — a été l’épicerie où une jeune fille de quinze ans, Latasha Harlins, avait été tuée d’une balle dans la nuque par l’épicière coréenne Soon Da Ju au terme d’une dispute portant sur une bouteille de jus d’orange à 1,7 dollar. La jeune fille avait expiré en serrant dans sa main l’argent de la bouteille.
Latasha Harlins. Un nom parcimonieusement cité à la télévision, mais qui est la clé de la confrontation catastrophique entre les communauté noires et coréenne de Los Angeles. Depuis que le juge Joyce Karlin, une Blanche, a laissé sortir Da Ju, moyennant une amende de 500 dollars et quelques travaux d’intérêt général — ce qui signifiait qu’ôter la vie à un enfant noir n’était guère plus grave que conduire en état d’ivresse —, une explosion de violence inter-ethnique était devenue inévitable. Les nombreuses quasi-émeutes qui avaient eu lieu l’hiver précédent devant le tribunal de Compton avaient constitué les premiers signes du vif ressentiment de la communauté noire au sujet de la mort de Latasha. Le mercredi et le jeudi de l’émeute, j’ai entendu à plusieurs reprises dans les rues de South Central : « C’est pour notre petite sœur. C’est pour Latasha. »
Le poids relatif des différents griefs à l’intérieur de la communauté est difficile à estimer. Rodney King est le symbole qui relie le racisme sans frein de la police de Los Angeles à la crise qui frappe le style de vie des Noirs un peu partout, de Las Vegas à Toronto. Bien sûr, il est clair à présent que l’affaire Rodney King constitue peut-être autant un point de rupture dans l’histoire américaine que celle de Dred Scott : une véritable mise à l’épreuve de cette citoyenneté à part entière pour laquelle les Afro-Américains se sont battus pendant quatre siècles.Mais, à la base, parmi la jeunesse des gangs notamment, l’affaire n’a pas cette dimension symbolique. Comme me l’a expliqué un Blood d’Inglewood : « Rodney King ? Merde ! Tous les jours mes potes sont frappés comme des chiens par les flics. Cette émeute, c’est pour tous les copains assassinés par les flics, pour notre petite sœur tuée par les Coréens, pour les vingt-sept ans d’oppression... L’affaire Rodney King n’a été qu’un détonateur. »
En même temps, ceux qui avaient prédit que la prochaine émeute à Los Angeles serait littéralement apocalyptique se sont trompés. En dépit des milliers d’exhortations fluorescentes à “tuer les flics” peintes sur les murs de South Central, les gangs se sont abstenus de déclencher la guérilla urbaine à outrance qu’ils ont les (formidables) moyens de mener. Pas plus qu’en 1965, il n’y a eu de policiers tués et bien peu ont été blessés.Cette fois, toute la puissance de choc des gangs s’est concentrée sur le pillage et la dévastation des magasins coréens. Si Latasha Harlins en était le prétexte passionné, ce n’était pas le seul ordre du jour. J’ai vu un graffiti sur un mur de South Central qui annonçait : « Premier jour : on brûle. Deuxième jour : on reconstruit. » Le seul politicien de stature nationale que beaucoup de Crips et de Bloods semblent prendre au sérieux est le nationaliste noir Louis Farrakhan, dont le projet d’autodétermination économique est largement approuvé (Farrakhan n’a d’ailleurs jamais préconisé la violence comme un moyen d’y parvenir). Au sommet des gangs d’Inglewood qui s’est tenu le 5 mai, j’ai entendu de fréquentes références à un capitalisme noir qui renaîtrait des cendres du commerce coréen. « Après tout, m’a confié plus tard un ex-Crip, on n’a pas brûlé notre communauté, juste leurs magasins. » Entre-temps, la police et ceux qui organisent l’occupation militaire de Los Angeles n’accordent aucun crédit à une transformation pacifique, encore moins par le biais de l’entreprise, de la culture des gangs noirs de Los Angeles. Les tendances œcuméniques dont font preuve les Crips et les Bloods constituent le pire cauchemar des forces de l’ordre : la violence des gangs ne s’exercerait plus au hasard mais se transformerait en une sorte d’intifada noire. La police de Los Angeles se rappelle trop bien que les émeutes de Watts en 1965 avaient engendré une trêve entre les gangs dont était née la branche de Los Angeles du parti des Black Panthers. Comme pour donner corps à de telles craintes, la police a fait circuler une photocopie d’un tract anonyme — et peut-être faux —, appelant à l’unité des gangs et à la vengeance : « Œil pour œil. Pour un Noir blessé, nous tuerons deux flics du LAPD. » [...]
Los Angeles fait flamber Las Vegas
Le week-end du Memorial Day avait été frénétique à Las Vegas ets’achevait sur les prémices d’une forte tempête. Des éclairs printaniers dansaient parmi les sombres nuages au-dessus du pic Charleston et de la vallée du Feu. Pendant que quelques gouttes de pluie grosses comme des pièces d’un dollar en argent venaient s’écraser sur les trottoirs, les caissiers exténués des casinos comptaient la recette du week-end : deux cent cinquante millions de dollars. Cinquante mille noceurs du dimanche s’étiraient, parechocs contre pare-chocs, dans le désert du Mojave, sur les quatre cent kilomètres qui séparent Ivanpah Dry Lake des confins de Los Angeles.
Dans un petit parc du nord-ouest de la ville, plusieurs centaines de Crips et de Bloods ignorant la tempête menaçante, faisaient joyeusement griller des côtes de porc en se passant de main en main des bouteilles de bière. Ce jour-là, un peu plus tôt, des douzaines de bandes, jusqu’alors ennemies et nommées Anybody’s Murderers (ABM, meurtriers de n’importe qui), Donna Street Crips ou North Town Bloods, s’étaient retrouvées dans un cimetière voisin pour conclure une trêve entre gangs et fleurir les tombes de leurs homeboys (il y a eu à Las Vegas trente-sept morts violentes attribuées aux gangs). A présent, ces ennemis de naguère et leurs petites amies plaisantaient et échangeaient des blagues et des nouvelles paroles de chansons rap.
Mais les rassemblements de plus de trois personnes, aussi pacifiques pussent-ils être, étaient interdits depuis le 17 mai dernier sur ordre du shériff, tant dans les quartiers noirs de Las Vegas-Ouest que dans les proches banlieues ouvrières de Las Vegas-Nord. Pour faire respecter cette décision exceptionnelle, la police de la ville avait disposé, face à Valley Park View, trois transports de troupes blindés V100, empruntés à la base aérienne voisine. Et quand les pique-niqueurs récalcitrants ont refusé de se disperser, les flics les ont arrosés de gaz lacrymogène et de grenades offensives. Les “émeutes” de Las Vegas recommençaient, pour le quatrième week-end consécutif depuis que le verdict de l’affaire Rodney King avait allumé la poudrière de la colère noire...
Les règles ont changé, négro...
Une heure plus tard, j’ai rejoint quelques-uns des blessés sur le parking d’un centre commercial incendié. Devant une foule fascinée, Yolanda, dix-sept ans, exhibait une blessure sanguinolente à la jambe, pendant que son petit copain David trépignait d’excitation, brandissant une sorte de boîte de conserve vert olive écrabouillée. « Regarde-moi ça ! », at-il ordonné, vaguement menaçant, en me mettant le projectile incriminé sous le nez. J’ai lu l’inscription à voix haute : « Modèle 429, Thunderflash, grenade à effet de souffle. »« On faisait juste un pique-nique, rien qu’un putain de pique-nique pacifique ! », a répété David. Plusieurs jeunes me fixaient durement, sans ciller. Quelqu’un a lancé une bouteille de bière “Colt 45” dans les buissons d’armoise. C’est alors qu’un grand gaillard en survêtement m’a pris par le bras. « Tu ferais mieux de te tirer, mec. Si tu veux une interview, reviens demain, je te dirai tout ce que tu veux savoir sur ce putain de trou de Vegas. » Je lui ai demandé son nom. Il a éclaté de rire : « Appelle-moi simplement Nice D., du gang Crip de Valley View, OK ? »
Le lendemain, je suis parti à la recherche de Nice D. Las Vegas-Ouest (20 000 habitants) est aux antipodes des lieux de plaisir du centre-ville et des boulevards. Ce faubourg un peu morne n’abrite ni hôtel, ni casino, ni supermarché, ni banque et n’est même pas desservi par une ligne de bus. En fait, tout comme South Central à L.A., il ressemble furieusement au stéréotype même du ghetto. Pourtant, à l’instar de South Central à Los Angeles, il ne ressemble guère à l’idée qu’on se fait d’un ghetto du Nord-Est. Ses pavillons n’ont ni pelouse verdoyante ni piscine comme ceux des quartiers blancs, mais ils semblent être amoureusement entretenus, protégés de la fournaise du désert par de hauts bosquets. Même les austères HLM de Gerson Park ont une allure ordonnée qui contraste avec leur pauvreté.J’ai retrouvé Nice D., un garçon âgé de vingt ans, près des ruines de la Nucleus Plaza — ce qui ressemble le plus à un centre commercial dans les quartiers ouest. Il a évoqué la nuit du 30 avril, lorsque la manifestation avait tourné à l’émeute et où les gangs avaient pillé et arrosé de cocktails Molotov divers bâtiments dont le magasin Super 8, appartenant à des Coréens, au beau milieu de la Plaza. « Un jeune frère [Isaiah Charles Jr.] s’est précipité à l’intérieur pour sauver une petite fille. Elle a réussi à sortir, mais Isaiah a été piégé lorsque le toit s’est effondré. Les pompiers s’étaient déjà tirés, alors le feu a brûlé longtemps... » Il m’a montré les restes carbonisés d’une clinique pour sidéens doublée d’un bureau de la NAACP (Organisation nationale pour l’avancement des gens de couleur).
Bien qu’à l’échelle de ceux de Los Angeles (un milliard de dollars de dégâts environ) les dommages dus aux incendies de Las Vegas (5 millions de dollars) soient minimes, la pure fureur des affrontements a été plus intense encore. Les circonstances des événements du premier jour sont d’une ambiguïté digne de Rashomon, à ceci près qu’il n’y a pas de tierce partie capable de résoudre ces contradictions. Chacun s’accorde à dire que les affrontements du 30 avril n’ont pas commencé avant 19 heures 30, lorsque la police a fait usage de grenades lacrymogène pour faire reculer plusieurs centaines de jeunes Noirs venus de Westside qui essayaient de rejoindre le centre-ville. A partir de ce moment, les versions diffèrent en tout — celle des journaux locaux, presque entièrement fondée sur des rapports de police, et celle de la rue, des jeunes Noirs comme Nice D.
Le lieutenant de police Steve Franks (qui allait tuer un adolescent pendant le second week-end d’émeute) a alors déclaré : « Nous disposions d’informations selon lesquelles, si ce groupe avait atteint le centre-ville, il était décidé à incendier les hôtels. Sans nous, cette ville aurait été livrée aux flammes. » Pour Nice D., « c’est une pure connerie... On essayait seulement de protester contre le verdict de l’affaire Rodney King et contre l’apartheid qui s’exerce ici à Las Vegas. La police a pris le premier prétexte pour s’en prendre à nous. »
Après avoir dispersé la manifestation, la police a bouclé la plus grande partie de Las Vegas-Ouest, brandissant ses armes vers quiconque approchait de ses barrages. Entre-temps, des centaines de jeunes gens s’étaient regroupés près du chantier de Gerson Park où le gang local des Kingsmen avait invité à une fête impromptue les différentes bandes Crip et Blood qui s’étaient mise d’accord le jour précédent — apparemment influencées par les nouvelles de Los Angeles — pour arrêter de se battre entre elles. D’après Nice D., une voiture de police a foncé dans la foule qui faisait la fête : « Les gens sont devenus dingues. Ils ont commencé à jeter des pierres et des bouteilles, et l’un des copains à défouraillé et ouvert le feu. » La foule en colère a brûlé le bureau local du Pardon and Parole Board (Bureau des probations et des libertés conditionnelles), tandis que d’autres groupes attaquaient des magasins et des stations d’essence au cocktail Molotov.
Le lieutenant Franks a affirmé que des snippers « se cachaient dans les arbres et sur les toits et utilisaient des boucliers humains quand ils ont commencé à tirer. Ces rats à foie jaune sont restés au milieu des enfants pour ouvrir le feu sur les véhicules de police. » Un autre porte-parole de la police a déclaré que des membres d’un gang avaient essayé d’enlever l’enfant en bas âge d’une famille blanche vivant dans une rue à majorité noire. Je n’ai trouvé personne pour me confirmer ces histoires sinistres que les journaux locaux n’ont cependant pas manqué de répandre sans aucune vérification parmi leurs lecteurs blancs horrifiés. Les reportages ultérieurs ne mentionneront d’ailleurs personne, parmi les 111 personnes arrêtées, qui ait été soupçonné de tels crimes.
En même temps, les médias, comme dans le cas de Los Angeles, ont soigneusement évité toute référence aux bavures policières qui ont émaillé les troubles. Nice D., en tout cas, en a gardé des souvenirs vivaces. « Mes amis et moi, on est parti dès que les tirs ont commencé, m’a-t-il confié. Notre voiture a été bloquée quelques centaines de mètres plus loin. Quand nous avons demandé ce que nous avions fait de mal, un gros beauf de flic m’a dit : “Les règles ont changé, négro” et il m’a frappé en plein visage avec son pistolet. J’ai fait cinq jours de prison pour obstruction et comme les flics avaient jeté mes papiers d’identité et ma carte de sécu, j’ai perdu mon job au fast-food Carl’s Junior. »
D. était sorti de prison juste à temps pour assister à la reprise des violences, le 10 mai. Une fois de plus, les jeunes se sont rassemblés près de Gerson Park pour jouer au softball et faire la fête. La police est arrivée dans un transport de troupes blindé et s’est mise à tirer dans la foule avec des balles en bois. Le week-end suivant a vu la répétition des mêmes événements : un pique-nique des gangs au Centre communautaire de Doolittle a dégénéré toute une nuit en une sauvage mêlée opposant les flics dans leurs engins blindés à des centaines de jeunes en colère.
Nice D. pense que ces confrontations, devenues rituelles, deviendront de plus en plus violentes au cours de l’été. Comme les autres jeunes Noirs avec qui j’ai parlé, il pense que John Moran, le shériff du comté de Clark, « fera tout et n’importe quoi pour casser le processus d’unification des gangs. » D. est d’ailleurs persuadé qu’un récent drive-by-shooting (tirer d’une voiture sans s’arrêter) qui a blessé quatre membres des Rollin’ 60’s, une branche locale des Crips, a été organisé par la police. Les jeunes évoquent également, d’un ton railleur, le programme de provocation à l’achat de drogues qui permet à des flics déguisés en dealers de piéger les acheteurs de crack pour les forcer à devenir des indicateurs. Nice D. m’a dit que Las Vegas est en train de glisser vers ce qu’il appelle “un holocauste latent”.
Mike DAVIS
Los Angeles n’était qu’un début
a été traduit de l’américain et publié pour la première fois en français dans la revue Mordicus n° 11, 1994.
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Livre complet au format PDF à télécharger.
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/10/saul-alinski-rules-for-radicals-1971.html
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