ASPEN 1970 from rosa b on Vimeo.
En France, l’« environnement »
est une des retombées de mai 1968,
plus précisément une retombée
de l’échec de la Révolution de Mai...
Le programme des Conférences internationales de design à Aspen au Colorado, organisées chaque été depuis 1951, était un forum de discussion centré sur le design qui réunissait pendant quelques jours, les chefs de file du design américain ainsi que des industriels et des délégations étrangères. En 1970, le thème s’occupe de l'Environment by design, et Reyner Banham est en charge de l’organisation. Une délégation française [1] y est invitée conduite par le designer Roger Tallon, à laquelle participe Jean Baudrillard ; à qui la délégation lui confie le soin d’écrire un texte devant être prononcé à la clôture du forum. Rappelons que la guerre du Vietnam est à son apogée meurtrière, et que le forum est perturbé par les étudiants contestataires de la New Left. Jean Baudrillard [2] ira au-delà de leurs espérance et attente :
« Le groupe français invité à cette conférence a renoncé à présenter une contribution positive. Il a pensé que trop de choses essentielles n’ont pas été dites ici, quant au statut social et politique du design, quant à la fonction idéologique et à la mythologie de l’environnement. Dans ces conditions, toute participation ne pouvait que renforcer cette ambiguïté, et le silence complice qui règne sur cette conférence. Le groupe a donc préféré présenter un texte de mise au point.
L’actualité brûlante des problèmes de design et d’environnement n’est pas tombée du ciel ni surgie spontanément de la conscience collective. Elle a une histoire. Banham a bien montré l’illusion et les limites morales et techniques de la pratique du design ou de l’environnement. Il n’a en rien abordé la définition sociale ; politique de cette pratique. Ce n’est pas un hasard si tous les gouvernements occidentaux lancent aujourd’hui (en France plus précisément depuis 6 mois) cette nouvelle croisade et cherchent à mobiliser les consciences en criant à l’apocalypse. En France, l’ « environnement » est une des retombées de mai 1968, plus précisément une retombée de l’échec de la Révolution de Mai ; c’est l’idéologie par laquelle, entre autres, le pouvoir essaie de conjurer sur les rivières, et les parcs nationaux ce qui pourrait se passer dans la rue. Aux États-Unis, ce n’est pas un accident, si cette nouvelle mystique, cette nouvelle frontière est contemporaine de la guerre au Viet Nam. Ici et là il y a une situation virtuelle de crise profonde : ici et là les gouvernements restructurent leur idéologie maîtresse afin de faire face à la crise et de la surmonter. On voit que la survie dont il est question au fond n’est pas du tout celle de l’espèce, mais celle du pouvoir.
Dans ce sens, l’environnement (le design, la lutte anti-pollution, etc.) prend ce relais, dans l’histoire des idéologies, de la grande croisade des Relations Humaines et publiques consécutive à la grande crise de 1929, à ce moment là, le capital réussit à relancer la production et à se restructurer grâce à l’immense injection publicitaire, relationnelle, dans la consommation, dans l’entreprise, dans la vie sociale.
Aujourd’hui face à des contradictions plus larges, face aux contradictions nouvelles qui traversent à la fois les structures internes des pays surdéveloppés et opposent ceux-ci tous ensemble, à l’échelle mondiale, aux pays du Tiers-Monde, le système met en œuvre une idéologie plus large, planétaire, qui puisse refaire l’union sacrée de l’espèce humaine par-delà les discriminations de classes, par-delà les guerres, par-delà les conflits néo-impérialistes. Encore une fois, cette union sacrée scellée au nom d’environnement n’est que la sainte alliance des classes au pouvoir dans les pays riches.
Dans la mystique des relations humaines, il s’agissait de recycler, de réadapter, de réconcilier les individus et les groupes avec la société ambiante, donnée comme idéal.
Dans la mystique de l’environnement, il s’agit de les recycler, de les réadapter, de les réintégrer à une nature ambiante idéale. Par rapport à l’idéologie précédente, celle-ci est donc encore plus régressive, plus simpliste, mais par-là même peut être plus efficace : la structure et la relation sociale avec ses conflits, l’histoire y disparaissent complètement au profit d’une nouvelle nature - avec détournement de toutes les forces sur un idéal de boy-scout, un idéal d’euphorie naïve et mystique au sein d’une nature hygiénique. Si les mythes ont toujours servi à naturaliser l’histoire, celui-ci est l’aboutissement mythologique des sociétés capitalistes. La théorie de l’environnement prétend s’appuyer sur des problèmes réels, concrets, évidents : mais la pollution, les nuisances, les dysfonctions sont des problèmes techniques liés à un mode social de production. La croisade de l’environnement, elle, est tout autre chose : en cristallisant sur un modèle utopique, sur un ennemi collectif, mieux, en culpabilisant collectivement les consciences (we have found the enemy, and he is us), elle passe des problèmes et des solutions techniques à la pure et simple manipulation sociale.
Dans la mystique de l’environnement, il s’agit de les recycler, de les réadapter, de les réintégrer à une nature ambiante idéale. Par rapport à l’idéologie précédente, celle-ci est donc encore plus régressive, plus simpliste, mais par-là même peut être plus efficace : la structure et la relation sociale avec ses conflits, l’histoire y disparaissent complètement au profit d’une nouvelle nature - avec détournement de toutes les forces sur un idéal de boy-scout, un idéal d’euphorie naïve et mystique au sein d’une nature hygiénique. Si les mythes ont toujours servi à naturaliser l’histoire, celui-ci est l’aboutissement mythologique des sociétés capitalistes. La théorie de l’environnement prétend s’appuyer sur des problèmes réels, concrets, évidents : mais la pollution, les nuisances, les dysfonctions sont des problèmes techniques liés à un mode social de production. La croisade de l’environnement, elle, est tout autre chose : en cristallisant sur un modèle utopique, sur un ennemi collectif, mieux, en culpabilisant collectivement les consciences (we have found the enemy, and he is us), elle passe des problèmes et des solutions techniques à la pure et simple manipulation sociale.
La guerre, les catastrophes naturelles ont toujours servi à ressouder la société déchirée. Aujourd’hui c’est la mise en scène d’une catastrophe naturelle, d’une apocalypse naturelle permanente qui remplit la même fonction.
Dans la mystique dirigée de l’environnement, ce chantage à l’Apocalypse, à l’ennemi mythique qui est en nous et partout vise à créer une fausse interdépendance. Rien de tel qu’un parfum d’écologie et de catastrophe pour réconcilier les classes : sinon la chasse aux sorcières dont au fond la mystique de l’antipollution n’est qu’une variante.
Les problèmes du design et de l’environnement ne sont donc qu’en apparence des problèmes objectifs, en fait ce sont des problèmes idéologiques. Cette croisade qui relance à un autre niveau tous les thèmes de la frontière et de la nouvelle frontière Kennedyenne, tout en la lutte contre la pauvreté où le thème est la « Great society » (en France, « Nouvelle Société »), etc., constitue une structure idéologique d’ensemble, une drogue sociale, un nouvel « opium du peuple ».
Il serait d’une certaine façon trop facile d’opposer les bombardements au napalm au Viet-nam et le soin amoureux qu’on met ici à protéger la flore et la faune naturelles. On pourrait dresser un fabuleux procès-verbal de toutes les contradictions flagrantes où s’enfonce ce nouvel idéalisme. Mais il y a là un malentendu, et l’opposition entre le napalm et la chlorophylle n’est qu’apparente : en fait, c’est la même chose. Au Vietnam, c’est la pollution communiste qui est combattue. Ici, c’est contre la pollution des eaux qu’on lutte. C’est contre la pollution des Indiens, des Noirs, ou en France des Algériens ou des Portugais qu’on les enferme dans des réserves ou des ghettos. C’est une même logique qui ordonne tous ces aspects, l’opération idéologique consistant à travestir en idéal, en valeurs humanistes un certain nombre de pratiques (la lutte antipollution) pour les opposer formellement aux autres (la guerre au Viet-nam, etc.) qui ne serait qu’une réalité déplorable, un accident. Il faut bien voir qu’une même politique, un même système de valeur est à la base, et que partout le pouvoir a toujours lutté contre la pollution : la pollution de l’ordre établi. Cet « ennemi » mythique que tout le monde est invité à traquer, à détruire, en lui-même aussi, c’est tout ce qui, en lui ou hors de lui, pollue l’ordre social et l’ordre des productions.
Il n’est pas vrai que la société soit malade, que la nature soit malade. Cette mythologie thérapeutique qui voudrait faire croire que si ça ne va pas, c’est le fait de microbes, des virus, ou des dysfonctions biologiques, masque le fait menaçant, le fait politique, le fait historique, qu’il s’agit de structures sociales et de contradictions sociales, et pas du tout de maladie ou de métabolisme détraqué qu’il suffirait de soigner. Tous les designers, architectes, sociologues, etc. qui se veulent les thaumaturges de cette société malade sont complices de cette réinterprétation du problème en termes de maladies qui est une autre forme de mystification, Nous disons donc pour conclure que cette nouvelle idéologie environnementale et naturiste est la forme la plus évoluée et pseudo-scientifique d’une mythologie naturaliste, qui a toujours consisté à recycler sur une fausse nature idéale, sur une essence idéale du rapport Homme/Nature, l’atrocité objective réelle des rapports sociaux.
Aspen, c’est le Dysneyland du design et de l’environnement ; on y traite de l’Apocalypse et de thérapeutique universelle dans une ambiance idéale et enchantée. Mais le problème dépasse de loin Aspen : c’est toute la théorie du design et de l’environnement elle-même, qui constitue une utopie généralisée, utopie mise en place et sécrétée par un ordre capitaliste, qui se donne pour une seconde nature, afin de se survivre et de se perpétuer sous le prétexte de la nature.
Publié par Gilles de Bure dans les Sommets d’Aspen, Créé, n° 6 (novembre-décembre 1970)
NOTES
[1] comprenant le journaliste de la revue CREE, Gilles de Bure, Jean Aubert, architecte, un des fondateurs de la revue Utopie à laquelle collabore Jean Baudrillard, Odile Hanappe, économiste et mathématicienne, François Barré directeur adjoint du Centre création Industrielle, Claude Braunstein, directeur de recherche à l’Institut de l’Environnement, accompagné de Françoise Jollant/Braunstein, le géographe André Fischer, l’architecte Ionel Schein, et l’architecte Enrique Ciriani.
[2] Dans une conférence faite à l’école d’architecture de l’université de Genève en 1972, Claude Schnaidt, alors directeur de l’Institut de l’Environnement déclarera :
« Je passe sur les divers usages du thème de l’environnement dans les derniers grands mythes de notre société en crise : retour à la terre, croissance zéro, etc. je reviendrai par la suite sur cet aspect intéressant. Pour l’instant, j’aimerais dire qu’il ne faut pas se passionner pour les discours de mauvais aloi sur l’environnement au point de dénier toute réalité aux problèmes matériels qu’ils recouvrent. Proclamer, comme ce fut le cas de Baudrillard à la Conférence d’Aspen de 1970, que les problèmes de l’environnement ne sont objectifs qu’en apparence, qu’ils ont été inventés dans le but unique de conjurer la révolution, c’est commettre une lourde erreur. Les faits, quand on les observe avec soin, sont beaucoup plus nuancés. »
Claude Schnaidt, Regards sur le terrain accidenté des environneurs et des environnés. In Autrement dit. Ecrits 1950-2001.
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