Homa Ve Migdal [Tour & Enceinte] |
Alain
Dieckhoff
Les
trajectoires territoriales du sionisme
Vingtième
Siècle. Revue d'histoire. n°21 |1989
Dépouiller
le sionisme du principe territorial et vous avez détruit son
caractère et effacé ce qui le distingue des périodes précédentes.
C'est
ainsi que l'essayiste Jacob Klatzkin définit l'or iginalité
profonde de l'entreprise sioniste : parce qu'elle a une visée
politique, celle de la réunification de la nation juive, elle a
nécessairement une dimension territoriale puisque le rassemblement
des dispersés ne pourra se faire qu'à l'intérieur d'un espace clos
et autonome. Le sionisme se présente, ainsi, comme un projet avant
tout géographique. On peut dès lors se demander comment ce projet a
été, historiquement, mis en oeuvre : de quelle façon l'espace de
la Palestine a-t-il été façonné, utilisé, travaillé par des
pratiques pour devenir un territoire dans lequel s'inscrit un pouvoir
politique ? Autrement dit, sur quelles stratégies territoriales le
sionisme a-t-il dû s'appuyer pour réaliser son objectif national ?
C'est à repérer les modalités d'organisation de l'espace, tant
dans le Yichouv (communauté juive de Palestine d'avant 1948) que
dans l'Etat d'Israël, et à mettre en lumière leurs incidences
politiques que nous nous emploierons.
1882-1897 :
LES
PREMIÈRES EMPREINTES SPATIALES
A
la suite de l'assassinat du tsar Alexandre II en mars 1881, des
pogroms éclatent en Russie. Ces événements traumatiques, en
brisant les espoirs d'intégration qu'avait entretenus la Haskala
(les Lumières juives), conduisent à une révolution idéologique
dans le monde juif. Le constat de l'irréductibtilité de la société
russe pousse la masse des Juifs de l'Empire à chercher, ailleurs,
une vie meilleure. Si la majorité émigrera aux Etats-Unis, une
minorité mettra en oeuvre une solution radicale : le retour en Eretz
Israël (la Terre d'Israël) pour y édifier une société juive
autonome.
Avec
l'arrivée en 1882 des Hovevei Zion (Amants de Sion) s'ouvre
incontestablement une ère nouvelle de l'histoire juive, marquée par
une volonté de rompre avec la dispersion du peuple juif 1. L'année
1882 ne doit toutefois pas être érigée comme une ligne de partage
absolue qui séparerait deux époques totalement étanches.
Soulignons, en particulier, deux faits. D'abord, la permanence de
Valiya (immigration) et de la hityashevout
(établissement) des Juifs en Palestine. Des kabbalistes espagnols du
16e siècle aux disciples du Gaon de Vilna en 1808, en passant par
les hassidim de Galicie et de Volhynie à partir de 1764, le flot des
immigrants ne fut jamais interrompu au cours des siècles précédents,
témoignant de l'attachement concret des Juifs à Eretz Israël.
Ensuite, parce qu'antérieurement à 1882 était apparu un modeste,
mais réel, mouvement de « productivisation » des Juifs de
Palestine. Alors que la plupart d'entre eux étaient établis dans
les quatre villes saintes (Jérusalem, Hebron, Safed, Tibériade) où
ils se consacraient uniquement à l'étude de la Loi, soutenus par
des contributions financières de la Diaspora, d'autres décidèrent,
tout en necédant en rien sur leur orthodoxie religieuse, de fonder
des villages agricoles (Petah Tikva, en 1878) pour donner une base
économique plus saine à leur vie communautaire 2.
La
nouveauté de l'année 1882 ne réside donc, ni dans le fait qu'elle
inaugure une nouvelle vague d'immigration, ni dans celui qu'elle
insiste sur le nécessaire retour à la terre des Juifs, mais dans
l'émergence tâtonnante d'une réponse politique. Certes, il ne
faudrait pas surestimer cette prégnance du politique qui est souvent
plus virtuelle que pleinement réalisée. Sur les 6 000 Juifs de la
première aliya, qui s'installèrent dans la campagne palestinienne
entre 1882 et 1903, beaucoup provenaient des judaïcités
traditionnelles d'Europe de l'Est. Ces immigrants, fortement
imprégnés par la tradition, étaient fréquemment motivés par des
considérations religieuses (comme celle du caractère obligatoire de
la résidence sur la Terre d'Israël pour l'application scrupuleuse
des commandements de la Torah). En cela, ils se distinguent peu des
25 000 Juifs du vieux Yichouv (communauté juive « indigène »)
dont l'activité est tout entière concentrée sur la prière et
l'étude des textes. L'intention proprement politique reste encore
souvent subsumée sous la visée religieuse, et seule une minorité
d'immigrants formule nettement un projet national. Le groupe Bilou,
qui regroupe des étudiants de Kharkov, offre la meilleure
explicitation de ce dessein puisque son manifeste évoque « la
renaissance politique, économique et spirituelle nationale du peuple
juif en Syrie et en Eretz Israël ».
Ce
caractère encore embryonnaire du nationalisme juif génère une
inscription spatiale nécessairement imparfaite. Les moshavot
(villages) sont, certes, créés essentiellement dans la plaine
côtière, de Gedera, au Sud, à Zikhron Yaakov au Nord, mais cette
concentration géographique doit plus à des facteurs économiques
(accessibilité et disponibilité des terres) qu'à une stratégie
cohérente de prise de contrôle du terrain. Une telle stratégie
n'aurait pas pu être mise en oeuvre au cours de la décennie 1880,
vu la faiblesse organisationnelle et financière des Amants de Sion
en Russie, qui les contraignit rapidement à demander au baron Edmond
de Rothschild de subventionner les colonies. Son intervention sauva
les premiers établissements juifs dont elle assainit les fondements
économiques en introduisant la culture de la vigne mais elle les
empêcha de devenir les premiers maillons d'une société juive
souveraine. La gestion patriarcale du baron eut vite raison de
l'idéalisme des pionniers, et les velléités politiques de ces
derniers, déjà émoussées, disparurent totalement dans les rets de
la philanthropie du « Bienfaiteur bien connu ».
Les
Amants de Sion avaient, de leur côté, cherché à rationaliser leur
intervention en constituant en 1890 la Société d'encouragementà
l'agriculture et à l'industrie en Palestine et en Syrie, qui
fédérait les diverses sociétés d'Amants de Sion, et en créant en
1891, à Jaffa, un office palestinien, sous la direction de Zeev
Tiomkin, qui avait pour fonction de coordonner les activités en
Eretz Israël. Malheureusement, à cause des dissensions
grandissantes entre les ailes orthodoxe et laïque, ces initiatives
ne portèrent guère de fruits. Malgré l'arrivée, en 1890, d'un
nouveau groupe de Juifs russes qui renforcèrent les zones
d'implantation déjà existantes, autour de Jaffa (Rehovot) et dans
la vallée de Huleh, au Nord du lac de Tibériade (Metulla), les
villages, gérés sur le mode paternaliste par le baron de
Rothschild, ne surent devenir les pôles d'impulsion d'une vie
nationale rénovée.
1897-1936 :
CONSTRUIRE
LE SOCLE DE LA NATION
L'apport
inestimable de Théodore Herzl, c'est qu'il réussit ce passage au
politique que les Amants de Sion ont tenté, maladroitement et
partiellement, de réaliser. En créant l'Organisation sioniste en
1897, il dote le mouvement national juif d'un leader charismatique,
d'un programme clairement défini (pour obtenir un foyer reconnu
publiquement et garanti juridiquement) et d'institutions appropriées
pour mettre en oeuvre les objectifs politiques sionistes. Les
instruments qui serviront à stimuler la présence juive sont, d'une
part, la Banque coloniale juive, constituée par souscription à
partir de 1899, et, d'autre part, le Fonds national juif, créé en
1901. Grâce à ces deux instruments, financier et foncier, le
mouvement sioniste va pouvoir désormais procéder à des achats de
terres de façon méthodique pour qu'ils soient l'amorce d'une
politique rationnelle d'aménagement du territoire. L'arrivée
d'Arthur Ruppin marque une date capitale puisque, après avoir ouvert
en 1908 l'Office palestinien de Jaffa, il systématisera la stratégie
territoriale que Haïm Margalit-Kalvarisky avait commencé à mettre
en oeuvre à partir de 1900 en basse Galilée (Mesha, Yavneel...). En
sa qualité d'ingénieur agronome de l'Association de colonisation
juive (ICA), à laquelle le baron de Rothschild avait confié, en
1899, l'administration des colonies des Hovevei Zion, il avait eu
l'idée de concentrer les achats de terres dans un même district de
telle sorte que, par une maîtrise ordonnée de l'espace, les Juifs
puissent constituer, même sur une aire réduite, la majorité de la
population.
Cette
« stratégie de l'insertion », par laquelle il s'agit, dans des
régions faiblement peuplées d'Arabes, d'édifier des noyaux
d'implantations proches géographiquement les unes des autres, fut
reprise et amplifiée par Arthur Ruppin au cours de son long séjour
palestinien, entre 1908 et 1943. Grâce à cette méthode, les
pionniers prirent pied dans des zones jusqu'alors dépourvues de
villages juifs, comme les abords du lac de Tibériade où prit corps,
à Deganya (1909), une forme d'organisation sociale et économique
promise à un grand avenir : la Kvoutza. Ce type d'implantation
communautaire, instituée par les immigrants de la deuxième aliya
(1904-1914), imprégnés des idéaux socialistes, était
particulièrement adapté pour la constitution des « fronts
pionniers » et l'ancrage dans des régions vierges de présence
juive. L'intense intégration sociale, autour de valeurs étroitement
associées — travail pionnier et défense du pays —, a fait du
kibboutz, le « fils prodigue » de la Kvoutza, l'instrument par
excellence de la pénétration juive dans les nouvelles zones de
colonisation, comme la vallée de Jezréel. Achetée à l'effendi
beyrouthin Elias Sursuk, cette plaine, longue et basse, coincée
entre les collines de Nazareth, au Nord, et les monts de Samarie au
Sud, fut, au début des années 1920, recouverte par une dizaine de
kibboutzim (Beit Alfa, Ein Harod...) qui tapissèrent le fond de la
vallée, alors marécageuse, infestée par la malaria et
régulièrement envahie par les bédouins. L'essaimage de kibboutzim
sur une vaste étendue géographique permet ainsi de tisser un
mini-territoire juif susceptible de servir de base d'appui à un Etat
futur. Le cas de la vallée de Jezréel montre nettement que cette
constitution d'une base territoriale s'opère par avancées
successives ; à partir d'un point donné, ce sont les points
immédiatement adjacents sur lesquels portent les efforts sionistes
afin de parvenir à la meilleure unité territoriale. Si, entre 1920
et 1925, « la grande plaine » évoquée par Flavius Josephe fut
l'objet d'une politique d'implantation soutenue, c'est évidemment
parce qu'elle était voisine de la basse Galilée orientale où les
Juifs s'étaient installés au cours de la décennie antérieure.
Ainsi
se consolida peu à peu, au Nord du pays, sous l'impulsion de
personnalités remarquables comme Yehoshua Hankin, qui se vit
décerner, pour son infatigable activité d'acquisition de terres, le
titre de « Rédempteur de la vallée », un ensemble territorial
suffisamment homogène pour devenir un pôle d'attraction pour les
nouveaux immigrants. Ce pôle ne pouvait toutefois rivaliser avec la
plaine côtière qui connut un développement foudroyant dans les
années 1920. L'ar rivée de Yaliya Grabski — du nom du ministre
des Finances polonais dont les mesures discriminatoires poussèrent
de nombreux Juifs des classes moyennes à l'immigration - provoqua
l'expansion rapide de Tel Aviv (la population de la ville passa de 16
000 en 1923 à 40 000 en 1926) et d'une ceinture urbaine dense, le
long de la Méditerranée, après la création de villes nouvelles
(Netanya, Herzliya...). La plaine du Sharon a été, d'ailleurs, la
première région où s'est réalisée une continuité territoriale
parfaite. Pour cela, il fut nécessaire d'établir un pont entre
Zikhron Yaakov, au Nord, et la zone urbanisée de Tel Aviv, au Sud,
en acquérant la vallée du Hefer. L'opération ne se fit pas sans
difficulté, à cause de l'opposition des tenanciers arabes au
transfert des terres au Fonds national juif, qui impliquait une
renonciation à leurs droits d'usage. Finalement, après une longue
bataille juridique, l'Organisation sioniste vit reconnaître la
légalité de son titre de propriété qu'elle s'employa
immédiatement à « confirmer » en établissant des moshavim (Kefar
Vitkin, Beit Yannay).
Cette
affaire témoigne de la constante essentielle de la stratégie
territoriale : en raison de l'opposition continue des Arabes
palestiniens au projet national juif, il a toujours été
indispensable de compenser la légitimité de droit que ses
adversaires lui refusaient par une légitimité de fait, celle d'une
présence physique, compacte et permanente, sur le terrain. La
validité historique du sionisme comme réponse collective à la
question juive et la preuve tangible de son succès ne tiennent ni à
la propriété des terres, ni à la souveraineté politique sur un
territoire mais à l'enracinement humain dans le sol.
Constatons
l'adéquation parfaite entre le type d'implantations et la fonction
stratégique qu' elles remplissent. Le kibboutz, avec sa structure
collectiviste, attire une frange réduite de personnes,
idéologiquement très motivées, et permet de prendre pied dans un
espace « originel » (basse Galilée, vallée de Jezréel). A
l'inverse, le moshav — village coopératif qui préserve vie
familiale et exploitation agricole individuelle — et les
agglomérations rurales ou urbaines classiques conviennent à la
grande masse des immigrants, même dépourvus de ferveur sioniste.
Ils sont donc particulièrement adaptés pour obtenir une
densification de la population et l'émergence d'une forte minorité
juive, comme dans la plaine côtière qui regroupait, dans les années
1930, 78 % des Juifs de Palestine, ceux-ci constituant 36 % de la
population totale dans les districts littoraux de Jaffa et Haifa.
Jusqu'en
1936, la stratégie sioniste avait un caractère « conservatoire »
: il s'agissait, avant tout, de se ménager une assise territoriale,
stable et homogène, qui soit un refuge suffisamment sûr pour les
Juifs. Des saillies, dans des zones « vierges », n'étaient pas
exclues, les kibboutzim jouant un rôle primordial dans ce dynamisme
pionnier, mais l'objectif premier restait le renforcement et la
préservation du territoire juif centré autour de Tel Aviv et Haifa.
A partir de 1936, la stratégie devient plus offensive, plus vive,
plus politique.
1936-1948 :
LES
FRONTIÈRES DU PAYS JUIF
Du
15 au 20 avril 1936, des heurts sanglants opposent Juifs et Arabes à
Jaffa. C'est le début de la grande grève qui va paralyser la
Palestine jusqu'au 11 octobre 1936. La réponse britannique est
double : militaire — arrestations massives, amendes collectives,
déploiement de 20 000 soldats anglais... — et politique : envoi
d'une commission d'enquête présidée par lord Peel. Pour la
première fois depuis l'instauration du mandat, le gouvernement de Sa
Majesté est au coeur de l'agitation sociale et politique qui secoue
le pays, et sur lui s'exerceront les pressions contraires des deux
camps. Contrairement aux troubles des années 1920, 1921 et 1929, qui
avaient un caractère exclusivement intercommunautaire, les
affrontements qui commencent au printemps 1936 avec la grève
générale et se poursuivront par une insurrection populaire de 1937
à 1939 prennent rapidement l'allure d'un mouvement national arabe
d'opposition à la présence anglaise et de revendication de
l'indépendance politique. La partie sioniste, hostile à un projet
nationaliste qui ruinerait sa propre exigence d'un foyer juif,
s'attachera à le contourner — un choc frontal avec les Arabes
était inconcevable à cause de la faiblesse numérique et militaire
du Yichouv — en cherchant à influencer la Grande-Bretagne pour
qu'elle ne cède pas à la pression arabe et pour qu'elle
reconnaisse, au contraire, la légitimité des prétentions
nationales juives. Peser sur les Britanniques, les sionistes le
feront, de façon indirecte, en mettant en place une nouvelle
technique d'appropriation spatiale : les implantations Homa Ve Migdal
(Tour et enceinte).
Le
premier kibboutz de ce type, Nir David, fut édifié dans la vallée
de Beit Shéan, le 10 décembre 1936. En vingt-quatre heures, un
groupe de pionniers avait construit un camp fortifié de 35 mètres
sur 35, entouré d'une enceinte en bois, renforcée par du gravier,
de la tôle et du fil de fer barbelé, qui abritait des baraques et
une tour centrale équipée d'un projecteur. Les 55 implantations
Tour et enceinte établies jusqu'en octobre 1939 ont été conçues
comme des forteresses susceptibles de résister aux attaques des
rebelles arabes qui contrôlaient une grande partie des campagnes
palestiniennes. Pourquoi l'Organisation sioniste choisit-elle
délibérément d'encourager cette présence juive dans des zones
hostiles ? Afin de créer des faits accomplis pour disputer aux
Arabes la possession exclusive du territoire et pour éviter que,
sous prétexte que des zones sont uniquement peuplées d'Arabes,
elles soient retranchées du futur Etat juif que la Grande-Bretagne,
aux termes mêmes du mandat que la SDN lui confia en 1922, devait
aider à constituer. La coïncidence entre l'arrivée en Palestine de
la commission Peel, le 11 novembre 1936, et le début du mouvement
Homa Ve Migdal, un mois plus tard, n'a évidemment rien de fortuit.
Elle illustre au contraire parfaitement la nouvelle logique sioniste
: manifester le dynamisme du nationalisme juif pour que les Anglais
le prennent en compte le plus possible dans leurs projets politiques.
Ce passage à l'offensive se révèle payant puisque le rapport de la
Commission royale, publié le 7 juillet 1937, va proposer le partage
de la Palestine en deux Etats, une enclave britannique regroupant
Jérusalem et Bethléem (le projet sera abandonné dès 1938). La
réponse des deux communautés ne tarde pas. Tandis que les Arabes
s'engagent dans une stratégie violente de contestation (attentats
contre des policiers et des hauts fonctionnaires anglais ; sabotage
des routes, des télécommunications, des pipelines ; multiplication
des zones de guérilla), les Juifs empruntent une stratégie
progressive d'affirmation par laquelle il s'agit de marquer
humainement le territoire qui leur est assigné. L'Etat juif aurait
dû inclure la plaine côtière et la vallée de Jezréel, deux
régions déjà colonisées, mais aussi la Galilée qui était alors
quasiment vide de Juifs. L'Organisation sioniste décida de baliser
son territoire en établissant des réseaux d'implantations dans les
confins septentrionaux, afin d'épaissir la frontière
internationale.
D'où
la multiplication des kibboutzim dans le doigt de la Galilée (Dan,
Kfar Szold...) et en haute Galilée occidentale, près de la
frontière avec le Liban. Dans cette dernière région, la «
stratégie de la greffe » par laquelle on se ménage des points
d'appui dans les aires arabes homogènes apparaît avec netteté.
Parce que l'environnement est, par définition, hostile, la création
en mars 1938 de Hanita, le premier kibboutz de haute Galilée, a été
conçue comme une véritable opération militaire. Avec l'aide des
plus hautes instances sionistes, l'Agence juive — le gouvernement
officieux des Juifs de Palestine — et le Fonds national juif,
l'installation du camp provisoire fut supervisée directement par la
Hagana, l'organisation militaire clandestine du Yichouv. Les
kibboutzniks, eux-mêmes membres de la Hagana, étaient soutenus par
une centaine de membres de la Jewish Settlement Police, police
auxiliaire créée par les Anglais au début des troubles de 1936. Le
groupe était placé sous les ordres de Yitzhak Sadeh, futur
commandant du Palmakh (commandos de choc) et de deux lieutenants,
également promis à un brillant avenir, Ygal Allon et Moshé Dayan.
Cette participation active de la Hagana à l'établissement des
implantations Tour et enceinte prouve que les autorités politiques
juives procèdent désormais à une évaluation stratégique
d'ensemble, qui prend en compte les frontières optimales de l'Etat
et pour le succès de laquelle sont déployés tous les moyens,
civils et militaires.
La
révolte arabe et le projet de partition britannique auront ainsi
accéléré le mûrissement d'une perception nationale du territoire,
dont la concrétisation dans les faits nécessite l'adoption d'une
posture d'attaque. Enter un centre juif isolé, dans une région
exclusivement arabe, centre autour duquel s'agglomérera
ultérieurement, en auréole, un petit bloc d'implantations (comme
Elon et Matzuba autour de Hanita), ne peut s'effectuer de façon
graduelle, comme dans la vallée de Jezréel dans les années 1920.
L'opération doit, au contraire, être déclenchée rapidement, en
jouant sur l'effet de surprise, afin de s'introduire dans le
territoire ennemi et d'y disposer d'un point d'ancrage inexpugnable.
La mise en oeuvre de cette « stratégie de la greffe » a été
facilitée par la profonde mutation de la stratégie militaire qui
devient, dans ces années 1937-1939, globale (formation d 'un
commandement national et d'un état-major de la Hagana, plan Avner
pour le contrôle militaire de la Palestine) et offensive (abandon
partiel de l'attitude purement défensive au profit d'un esprit plus
combatif).
Ce
sionisme combattant, le Yichouv en aura un besoin impératif après
le Livre blanc de mai 1939 qui limitait drastiquement l'immigration
et l'acquisition de terres et renonçait à la mise en oeuvre de la
déclaration Balfour. Loin de conduire à un ralentissemen det
l'activisme pionnier, cette législation restrictive l'encouragera.
Après la publicationdu Livre blanc, douze implantationsseront
immédiatement édifiées ; une cinquantaine d'autres l'étant
jusqu'à la décision de partage de FONU, le 29 novembre 1947. La
répartition spatiale s'effectuera en fonction de deux impératifs.
Le premier, assurer la communication entre des zones juives
relativement proches mais séparées par un secteur à peuplement
arabe, en les reliant par des réseaux d'implantations et de routes.
Cette « stratégie de la soudure », qui avait été employée dès
1936-1937 dans la vallée de Beit Shéan (Nir David, Sede Nahum) pour
faire la jonction avec la région de Jezréel, sera intensifiée. Les
kibboutzim Ein Hashofet et Daliya, dans les montagnes de Menasse,
permettront ainsi d'établir une continuité territoriale entre la
plaine côtière et la vallée de Jezréel. En haute Galilée
centrale, cette stratégie ne put toutefois se matérialiser et le
bloc occidental (autour de Hanita) resta séparé du bloc oriental
(dans le doigt de la Galilée) par une vaste zone arabe. Le second
objectif de l'Organisation sioniste consiste, au cours des années de
guerre, à enchâsser une présence juive dans des régions
jusqu'alors délaissées. Cette greffe prendra dans les Monts de
Judée (Goush Etzion) et surtout dans le Néguev. Ce désert rocheux
qui avait été inclus dans l'Etat arabe proposé par la commission
Peel et dans lequel, en vertu de la loi sur le transfert des terres
de février 1940, toute vente foncière au profit des Juifs était
quasiment interdite, sera au premier rang des priorités
stratégiques, l'Organisation sioniste désirant s'assurer un
débouché maritime sur la Mer Rouge.
Après
la conférence sioniste de l'hôtel Biltmore (New York, mai 1942),
qui avait, pour la première fois, appelé officiellement à la
création d'un Etat juif sur toute la Palestine, trois avant-postes
furent créés en 1943 dans le Néguev (Gevoulot, Revivim, Beit
Eshel), onze autres points de peuplement étant édifiés
simultanément, le lendemain de Yom Kippour 1946. Ces implantations
juives dans les zones périphériques peu peuplées et coupées de la
ceinture côtière rempliront un rôle déterminant durant la guerre
d'Indépendance. Certaines, comme le kibboutz Yad Mordechaï au Nord
de Gaza, permirent de retarder l'avance ennemie ; d'autres, comme
Negba, à l'entrée du Néguev, ou Hanita, bien que totalement
encerclées, permirent, par leur résistance acharnée, de conserver
des positions stratégiques grâce auxquelles le contrôle ultérieur
de régions entières fut rendu possible. A l'exception de quelques
kibboutzim, dans des endroits très inhospitaliers (au Nord de la Mer
Morte, près de Gaza...) et du Goush Etzion pilonné par la Légion
arabe, aucune implantation ne fut évacuée définitivement. Cette
volonté de tenir coûte que coûte fut un puissant stimulus pour
l'action militaire de conquête d'Israël en 1948 : le territoire
israélien dessiné par les frontières d'armistice correspond
presque point par point à la carte des implantations.C'est assez
souligner les implications politiques de la structuration du
territoire telle qu'elle émergea dans la décennie précédent la
naissance de l'Etat hébreu.
1948-1967
:
DISPERSION DES HOMMES, UNITÉ DU TERRITOIRE
L'Etat
d'Israël se trouve, à l'intérieur des lignes d'armistice, dans une
situation radicalement différente du Yichouv. La situation, sur le
terrain, n'a en effet plus rien à voir avec celle qui existait
l'année précédente : d'une part, les Anglais, qui détenaient
l'autorité politique ultime, sont partis ; d'autre part, 725 000
Arabes ont quitté le territoire israélien [Le nombre des réfugiés
ayant quitté la Palestine mandataire a toujours fait l'objet
d'évaluations contradictoires. Alors que le démographe israélien
Roberto Bachi estime que l'émigration atteignit 614 000 à 628 000
personnes, le chercheur palestinien Elias Sanbar place la barre
autour de 840 000. La réalité se situe à mi-chemin de ces deux
estimations.] Cet exode massif va avoir des conséquences notables
sur la gestion de l'espace. D'abord, il permet « l'israélisation »
des terres abandonnées dont la propriété sera transférée à
l'Etat d'Israël par toute une série de dispositions légales.
Ensuite, il rend disponible l'immense majorité des aires
résidentielles arabes, désertées par leurs habitants. Ce vide sera
d'ailleurs rapidement comblé avec l'arrivée de près de 700 000
immigrants juifs, entre 1948 et 1951. Ils seront nombreux à
s'établir dans les quartiers et villages arabes abandonnés ou dans
les 285 moshavim et kibboutzim fondés entre 1948 et 1951 (autant
qu'entre 1882 et 1948 !) souvent à la place de localités détruites.
Ce mouvement symétrique, par lequel la venue de Juifs « compense »
le départ des Arabes, permit le remplissage des espaces vacants.
Trois axes d'intervention furent privilégiés. D'abord, la région
de Jérusalem. La Ville Sainte avait connu une expansion foudroyante
entre 1896 et 1948, la population juive passant de 28 000 à près de
100 000. Ce développement restait toutefois insulaire puisque,
nichée dans les Monts de Judée, la cité était séparée du foyer
vivant du pays, le long de la mer. Cet isolement posa de graves
problèmes militaires que les forces juives, décidées à ne pas
laisser une ville si chargée de valeur symbolique tomber aux mains
des ennemis, ne résolurent qu'avec difficulté (construction de la
route de Birmanie, résistance acharnée des quartiers juifs assiégés
par la Légion arabe...). Pour éviter que pareille mésaventure ne
se répète, les autorités israéliennes décidèrent d'édifier une
cinquantaine d'implantations pour relier la ville, entourée de trois
côtés par la CisJordanie hachémite, aux basses terres. Plus à
l'Ouest, la création des régions de Lakhish et d'Adoullam permit
d'étoffer humainement les abords du corridor de Jérusalem afin
d'arrimer irrévocablement la capitale au reste du pays. Dans le
Néguev et en Galilée, les efforts de consolidation de la présence
juive furent également intenses. Au service de cet objectif, deux
techniques complémentaires augmentent la dispersion géographique de
la population en la fixant dans des zones périphériques : les plans
d'implantation régionale et les villes de développement. Les
premiers structurent l'espace rural en regroupant un ensemble de
villages autour de centres locaux qui sont eux-mêmes liés à un
centre urbain unique desservant toute la région. Ainsi est organisé
un maillage méthodique de l'espace par dissémination de la
population, comme au Nord-Ouest du Néguev (régions d'Eshkol et de
Besor). Quant aux villes de développement, elles favorisent
également une répartition plus harmonieuse de la population sur le
territoire national mais en procédant à une concentration urbaine
en des endroits précis (Beersheva, Arad... au Sud, Kiryat Shemona,
Béit Shéan... au Nord).
Le
cas de la Galilée mérite qu'on s'y arrête quelques instants car il
montre nettement comment une habile gestion de l'espace peut amender
une situation géo-politique désavantageuse. En 1948, 156
000 Arabes résidaient dans l'Etat d'Israël, la moitié étant
regroupée en Galilée centrale. Cette situation alarma le
gouvernement qui estima que laisser subsister une enclave totalement
arabe comportait des risques pour la sécurité de l'Etat. L'argument
n'était pas dénué de fondement. Après tout, la Galilée avait été
contrôlée par l'Armée de libération arabe de Fawzi Al Kaoukji en
1947-1948 et elle continuait à être rebelle à sa manière, puisque
ses électeurs soutenaient majoritairement le PC israélien, parti
anti-sioniste. Les autorités remirent donc à l'honneur la «
stratégie de la greffe » en construisant des villes nouvelles au
coeur de la Galilée afin de rééquilibrer la balance démographique.
L'une de ces cités, Nazareth Illit, fut ainsi créée en 1957,
délibérément à côté de son homonyme arabe, avec ses 25 000
habitants. Cette stratégie réussit, dans la mesure où une présence
juive commença à apparaître dans les collines nazaréennes, mais
ce succès reste partiel puisque Nazareth Illit n'a atteint
qu'aujourd'hui la population que sa voisine avait en 1957, alors que
la Nazareth arabe a dépassé les 45 000 habitants.
Le
territoire israélien qu'il faut renforcer humainement parce qu'il
est symboliquement essentiel (région de Jérusalem), chroniquement
sous-peuplé (Néguev) ou surpeuplé (Galilée), doit aussi être
protégé face aux ennemis extérieurs. Cette fonction défensive
sera remplie par les multiples implantations qui s'égrèneront le
long des frontières avec la Cisjordanie hachémite (Givat Oz,
Eyal...) ou le Golan syrien (Gadot, Gonen...). De même, toute la
bande de Gaza sous administration égyptienne sera ceinturée par une
dizaine de points de peuplement (Niram, Saad...) qui seront autant de
remparts en cas d'attaque de l'armée régulière ou de raids de
fedayins palestiniens. Les agents actifs de cette surveillance
vigilante sont, comme dans les années 1930, les kibboutzim qui «
ont été construits exactement au ras de la frontière pour éviter
tout empiétement, toute tentative de rectification du tracé de la
ligne de démarcation» [Le Figaro, 16 juin 1967, Article d'Yves
Cuau.]
Souvent,
les kibboutzim, établissements permanents, ont été précédés par
des héach-zouyot (littéralement, installations) constituées dans
le cadre du Nahal, une unité de l'armée qui combine instruction
militaire et enseignement agricole, défense nationale et travail
agricole, préservant ainsi l'idéal originel du paysan-soldat qui,
par son enracinement dans le sol, devient le défenseur le
plus
acharné de la patrie. Etoffer le « poids démographique » juif
dans les régions inhabitées et garantir l'intégrité territoriale
du pays dans ses limites de 1949, tels étaient les objectifs qui
auraient pu continuer à être ceux d'Israël si, le 10 juin 1967,
l'Etat hébreu ne s'était brusquement retrouvé en possession de
près de 70 000 km2 de territoires supplémentaires, soit plus de
trois fois sa superficie.
1967-19..
:
LES SÉDUCTIONS DE L'ESPACE SAINT
Les
vingt années d'occupation israélienne recouvrent deux périodes
bien distinctes. La première, qui correspond à la décennie
travailliste (1967-1977), est placée sous l'égide du plan Allon qui
entend doter le pays de frontières sûres en garnissant les
pourtours de l'Etat de zones tampons pour éloigner la menace
militaire et « terroriste ». Ces zones sont étayées par des
réseaux d'implantations sur les hauteurs du Golan (de Neve Ativ à
Afiq), dans la vallée du Jourdain (de Mehola à Yitav) et à la
pointe de Rafah, au Sud de la bande de Gaza (Avshalom, Yamit...).
Cette stratégie territoriale, reposant uniquement sur des
considérations militaires, vise à garantir « l'unité du pays d'un
point de vue géo-stratégique » et à préserver « l'Etat juif
d'un point de vue démographique». Autrement dit, il s'agit de
remédier aux graves handicaps de l'avant 1967 (absence de profondeur
stratégique, aspect exigu et fragmenté du territoire, longueur des
lignes d'armistice...) tout en s'abstenant d'incorporer des régions
arabes très peuplées, comme les montagnes de Judée-Samarie. Cet
évitement consciemment organisé permet à la « stratégie de
l'insertion » de jouer à plein puisque la présence juive vient
combler les espaces désertés par les habitants palestiniens (90 %
de la population du Golan et du rift jordanien avait fui lors des
combats de juin 1967).
La
seconde période, qui s'ouvre avec la victoire électorale de Ménahem
Begin en mai 1977, participe d'une logique totalement différente
puisqu'il s'agit désormais de préserver l'intégrité d'Eretz
Israël. Le Goush Emounim (Bloc de la fidélité) qui, soutenu par le
gouvernement, sera le fer de lance de la pénétration juive dans les
hautes terres de Cis Jordanie, cherche ouver tement à se
réapproprier un espace biblique où peut se lire la relation
privilégiée d'Israël avec Dieu. Qu'Hébron renferme la sépulture
des Patriarches, que le tombeau de Joseph soit situé près de
Shekhem (Naplouse), au tant de signes que la terre est un texte,
qu'elle porte témoignage d'événements historiques et religieux. Le
réenracinement des Juifs en ces lieux se justifie donc pleinement
puisqu'ils recouvrent un espace qui ne contient pas des souvenirs
morts mais une mémoire vivante qui est injonction à l'action, pour
le présent et l'avenir.
Mais
cet espace saint est aussi un espace plein puisque plus de la moitié
des 800 000 Palestiniens de Cisjordanie résident sur cette dorsale
montagneuse qui porte tant de témoignages de l'alliance du peuple
juif avec la terre d'Israël. L'intrusion dans le « pays palestinien
» s'est faite, là encore, par le recours à la « stratégie de la
greffe » qui offrait le double avantage de développer l'oekoumène
juif en multipliant les colonies et de rompre l'unité de peuplement
de la communauté arabe puisque les implantations ainsi « enkystées
» réduisent son espace habitable. Intensification de la présence
juive et endiguement de la présence arabe, par la segmentation du
territoire, deux objectifs concomitants que l'incrustation
progressive de villages israéliens sur les axes horizontaux
traversant la Cisjordanie, les noeuds autour des cités
palestiniennes et le périmètre cisjordanien, sur la ligne verte,
ont permis de réaliser partiellement sous le premier gouvernement du
Likoud (1977-1981). Reste la dernière étape qui a commencé au
début des années 1980 : l'établissement d'une nuité territoriale
par l'essor, à la lisière de la ligne verte, de banlieues
métropolitaines.
Satellites
des grandes cités israéliennes, elles sont localisées de façon
linéaire en Samarie occidentale pour l'aire d'attraction de Tel Aviv
et en cercle autour de Jérusalem. Le développement remarquable de
ces banlieues dortoirs qui rassemblent 80 % des Israéliens de
Cisjordanie a permis de relier humainement les marges occidentales de
la Samarie et l'anneau périphérique de Jérusalem aux deux centres
urbains, économiques et politiques du pays assurant ainsi une
continuité de peuplement entre l'Israël de 1948 et les « marches »
de Cisjordanie. Ces banlieues qui flanquent Tel Aviv (Emmanuel,
Ariel...) ou gardent les entrées de Jérusalem (Givat Zeev, Maaleh
Adoumim...) offrent la structure adéquate pour attirer une
population nombreuse, indispensable à qui vise un ancrage
irrévocable sur le terrain et la cristallisation de l'homogénéité
territoriale. Que le sionisme soit une stratégie de la présence se
vérifie en Cisjordanie, mais encore plus à Jérusalem. L'étude de
la politique spatiale des Israéliens dans la cité de David justifie
à elle seule une monographie détaillée. Qu'il nous suffise de
souligner ici que la stratégie territoriale y est la plus ancienne
(dès juin 1967, unification juridique de la ville) et la plus
intense, 80 000 Juifs résidant désormais à l'Est. Ce déploiement
d'énergie a évidemment une signification politique que le
maire, Teddy Kollek, résume parfaitement en espérant qu'ainsi «
Jérusalem reste indivisible et qu'elle demeure la capitale d'Israël
». Mais l'augmentation de la densité humaine a aussi une
signification religieuse : parce que la ville est le coeur vivant du
judaïsme, sur les plans historique, mythique et spirituel, parce
qu'elle est, comme l'attestent le canon biblique, la doctrine
rabbinique et le rituel, le point focal de la conscience juive, la
centralité symbolique de Jérusalem doit être marquée par une
forte présence juive. Organiser l'espace de la Ville Sainte, c'est
refaire de Jérusalem « ce lieu symbolique d'une unité collective
dont nous ne devons pas suspecter, a priori, le caractère originel»
[René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972]. Les
territoires occupés où plus de 120 implantations ont été édifiées
depuis vingt ans n'ont pas été l'unique terrain d'élection de la «
mise en espace » des Israéliens. Le Néguev et la Galilée ont
continué à être l'objet d'une attention soutenue. Dans la vallée
de la Arava, qui descend vers le golfe d'Akaba et longe la frontière
jordanienne sur 180 km, la chaîne des villages a été renforcée
afin d'accentuer l'intégration de cette région, vitale pour la
sécurité d'Israël. En Galilée, le mot d'ordre est resté comme
dans les années 1950 : rééquilibrer le rapport démographique. Cet
objectif a été atteint puisque, alors qu'il y avait un Juif pour
deux Arabes en 1948, la parité a été aujourd'hui instaurée entre
les deux groupes (350 000 chacun). Ce résultat, pourtant, est loin
de satisfaire les Israéliens car, du fait de la forte natalité
arabe et de la migration intérieure des Juifs, la tendance actuelle
est à la diminution de la population juive. Pour remédier à cette
situation, ont été successivement créées des zones industrielles,
des kefatim (villages communautaires avec une base industrielle) et,
finalement, des mitpim (postes d'observation). Cette dernière
innovation a clairement pour fonction de surveiller les villages
arabes voisins, et surtout d'empêcher leur expansion par la
multiplication des constructions illégales sur les terres d'Etat.
Tous ces efforts ne semblent pas toutefois pouvoir entraver «
l'arabisation » de la Galilée qui, dans sa partie centrale,
renferme à peine 20 % de Juifs.
L'examen
du sionisme sur la longue durée montre la forte récurrence des
formes diverses de stratégies territoriales qui ont pour fonction
d'assurer une maîtrise optimale de l'espace, à la fois par la
protection des frontières et le développement de la couverture
humaine. Dans l'entre-deux-guerres, se mettent progressivement en
place les grandes lignes stratégiques qui continueront à servir de
guide aux Israéliens jusqu'à nos jours. Remarquons que la
cristallisation de la stratégie territoriale, dans les années
1920-1930, est contemporaine de l'affirmation diplomatique du
sionisme sur la scène internationale, la première complétant, dans
le cadre de la Palestine, ce que la seconde cherche à atteindre à
l'échelle du monde : la consolidation de la cause sioniste. Le
maillage de l'espace s'effectue grâce à trois techniques
d'implantation (nucléaire, atomique, réticulaire) qui structurent,
par noeuds, grappes et réseaux, un véritable système territorial.
Il y a ainsi trois modalités stratégiques complémentaires
(insertion, greffe, soudure) qui répondent à trois impératifs
politiques qui s'enchâssent logiquement: installation initiale,
dispersion maximale sur le terrain et, enfin, établissement de la
continuité territoriale. Cette stratégie globale, qui a concouru de
façon décisive au contrôle de l'espace palestinien et a facilité
la victoire militaire de 1948, a été poursuivie pour stabiliser la
base territoriale de l'Etat juif, surtout dans les zones névralgiques
(Néguev, Galilée) et reprise pour implanter des Juifs dans les
territoires occupés.
La
récurrence de pratiques spatiales identiques n'implique pas qu'elles
doivent être jugées uniformément. Le contexte historique constitue
à cet égard un critère discriminant parfaitement valable : ce qui
était nécessaire et légitime dans les années 1930-1940, alors que
les Juifs, engagés dans une tragique lutte pour leur survie,
cherchaient à construire un refuge inviolable, ne l'est plus lorsqu'il
s'agit non plus de bâtir les fondations territoriales de l'Etat
juif, mais de récupérer un espace saint dans lequel vit déjà une
autre communauté nationale. Même si les techniques d'appropriation
sont similaires, la comparaison entre la geste des kibboutzniks de la
vallée de Jezréel et l'épopée du Goush Emounim en Judée-Samarie
est donc frappée de nullité. Il y a entre elles la distance
infranchissable qui sépare deux visions nationales : une sociale et
universaliste, l'autre, intégrale et particulariste.
Alain
Dieckhoff
Les
trajectoires territoriales du sionisme
Vingtième
Siècle. Revue d'histoire. n°21 |1989
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