" ... et favoriser ainsi l'épanouissement des potentialités d'universalisme, aujourd'hui menacées d'anéantissement, qu'enferment les Jeux olympiques."
Pierre
Bourdieu
Les
Jeux olympiques
Programme
pour une analyse *
Actes
de la recherche en sciences sociales | juin 1994
Qu'entendons-nous
exactement quand nous parlons des Jeux olympiques ? Le réfèrent
apparent, c'est la manifestation «réelle», c'est-à-dire un
spectacle proprement sportif, confrontation d'athlètes venus de tout
l'univers qui s'accomplit sous le signe d'idéaux universalistes, et
un rituel, à forte coloration nationale, sinon nationaliste, défilé
par équipes nationales, remise des médailles avec drapeaux et
hymnes nationaux. Le réfèrent caché, c'est l'ensemble des
représentations de ce spectacle que filment et diffusent les
télévisions, sélections nationales opérées dans le matériau en
apparence nationalement indifférencié (puisque la compétition est
internationale) qui se trouve offert sur le stade. Objet doublement
caché, puisque personne ne le voit dans sa totalité et que personne
ne voit qu'il n'est pas vu, chaque téléspectateur pouvant avoir
l'illusion de voir le spectacle olympique dans sa vérité.
Du
fait que chaque télévision nationale fait d'autant plus de place à
un athlète ou à une pratique sportive qu'ils sont mieux faits pour
donner satisfaction à l'orgueil national ou nationaliste, la
représentation télévisée, bien qu'elle apparaisse comme un simple
enregistrement, transforme la compétition sportive entre des
athlètes originaires de tout l'univers en une confrontation entre
les champions (au sens de combattants dûment mandatés) de
différentes nations.
Pour
comprendre ce processus de transmutation symbolique, il faudrait
d'abord analyser la construction sociale du spectacle olympique, des
compétitions elles-mêmes, mais aussi de toutes les manifestations
dont elles sont entourées, comme les défilés d'ouverture et de
clôture. Il faudrait ensuite analyser la production de l'image
télévisée de ce spectacle, qui, en tant que support de spots
publicitaires, devient un produit commercial obéissant à la logique
du marché, et doit donc être conçue de manière à atteindre et à
retenir le plus durablement possible le public le plus large possible
outre qu'elle doit être offerte aux heures de grande écoute dans
les pays économiquement dominants, elle doit se soumettre à la
demande du public, en se pliant aux préférences des différents
publics nationaux pour tel ou tel sport et même à leurs attentes
nationales ou nationalistes, par une sélection avisée des sports et
des épreuves propres à apporter des succès à leurs nationaux et
des satisfactions à leur nationalisme. Il s'ensuit par exemple que
le poids relatif des différents sports dans les organisations
sportives internationales tend à dépendre de plus en plus de leur
succès télévisuel et des profits économiques corrélatifs.
Les
contraintes de la diffusion télévisée affectent aussi de plus en
plus le choix des sports olympiques, des lieux et des moments qui
leur sont impartis, et le déroulement même des épreuves et des
cérémonies. C'est ainsi que, aux Jeux de Séoul, les horaires des
finales clés de l'athlétisme ont été fixés (au terme de
négociations sanctionnées par de formidables conditions
financières) de manière à ce que ces épreuves soient placées à
l'heure d'écoute maximale de début de soirée aux États-Unis.
Il
faudrait donc prendre pour objet l'ensemble du champ de production
des Jeux olympiques comme spectacle télévisé, ou mieux, dans le
langage du marketing, comme « outil de communication», c'est-à-dire
l'ensemble des relations objectives entre les agents et les
institutions engagés dans la concurrence pour la production et la
commercialisation des images et des discours sur les Jeux le Comité
international olympique (CIO), progressivement converti en une grande
entreprise commerciale au budget annuel de 20 millions de dollars,
dominé par une petite camarilla de dirigeants sportifs et de
représentants de grandes marques industrielles (Adidas, Coca-Cola,
etc.), qui contrôle la vente des droits de transmission évalués,
pour Barcelone, à 633 milliards de dollars) et des droits de
sponsoring ainsi que le choix des villes olympiques ; les grandes
compagnies de télévision (surtout américaines), en concurrence (à
l'échelle de la nation ou de l'aire linguistique) pour les droits de
retransmission, les grandes entreprises multinationales (Coca-Cola,
Kodak, Ricoh, Philips, etc.) en concurrence pour les droits mondiaux
sur l'association en exclusivité de leurs produits avec les Jeux
olympiques (en tant que « fournisseurs officiels ») [1] ; et enfin
les producteurs d'images et de commentaires destinés à la
télévision, à la radio ou aux journaux (au nombre de 10 000 à
Barcelone), qui sont engagés dans des relations de concurrence
propres à orienter leur travail individuel et collectif de
construction de la représentation des Jeux, sélection, cadrage et
montage des images, élaboration du commentaire. Il faudrait enfin
analyser les différents effets de l'intensification de la
compétition entre les nations que la télévision a produits à
travers la planétarisation du spectacle olympique, comme
l'apparition d'une politique sportive des États orientée vers les
succès internationaux, l'exploitation symbolique et économique des
victoires et l'industrialisation de la production sportive qui
implique le recours au dopage et à des formes autoritaires
d'entraînement [2].
De
même que, dans la production artistique, l'activité directement
visible de l'artiste masque l'action de tous les agents, critiques,
directeurs de galerie, conservateurs de musée, etc., qui, dans et
par leur concurrence, collaborent à produire le sens et la valeur de
l'oeuvre d'art et, plus profondément, la croyance dans la valeur de
l'art et de l'artiste qui est au fondement de tout le jeu artistique
[3], de même, dans le jeu sportif, le champion, coureur de cent
mètres ou décathlonien, n'est que le sujet apparent d'un spectacle
qui est produit en quelque sorte deux fois [4] une première fois par
tout un ensemble d'agents, athlètes, entraîneurs, médecins,
organisateurs, juges, chronométreurs, metteurs en scène de tout le
cérémonial, qui concourent au bon déroulement de la compétition
sportive sur le stade ; une seconde fois par tous ceux qui produisent
la reproduction en images et en discours de ce spectacle, le plus
souvent sous la pression de la concurrence et de tout le système des
contraintes que fait peser sur eux le réseau de relations objectives
dans lequel ils sont insérés.
C'est
à condition de mener une recherche et une réflexion visant à
porter à la conscience les mécanismes qui gouvernent les pratiques
des agents engagés dans cette construction sociale à deux degrés
que ceux qui participent à l'événement global que nous désignons
quand nous parlons de «Jeux olympiques » pourraient s'assurer une
maîtrise collective de ces mécanismes dont chacun subit les effets,
tout en contribuant à l'action qu'ils exercent sur tous les autres
et favoriser ainsi l'épanouissement des potentialités
d'universalisme, aujourd'hui menacées d'anéantissement,
qu'enferment les Jeux olympiques [5].
Pierre Bourdieu
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Pierre Bourdieu
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*
Ce texte est une forme abrégée d'une communication présentée à
l'Annual Meeting 1992 of the Philosophical Society for the Study of
Sport in Berlin, Berlin, 2 octobre 1992.
1
- « Les sponsors se virent proposer un "package de
communication complet fondé sur l'exclusivité par catégorie de
produit et la continuité du message sur une période de quatre ans.
Le programme pour chacun des soixante-quinze matchs comprenait la
publicité dans le stade, le titre de fournisseur officiel, l'usage
de mascottes et d'emblèmes ainsi que des possibilités de
franchise". Moyennant 70 millions de francs, chaque sponsor
avait la possibilité, en 1986, de posséder sa part du "plus
grand événement télévisé mondial" avec une "exposition
unique, bien plus importante que dans tout autre sport" » (V.
Simson et A. Jennings, Main basse sur les JO, Paris, Flammarion,
1992).
2
- Le sport de haute compétition met de plus en plus en oeuvre une
technologie industrielle visant à transformer le corps humain en une
machine efficace et inépuisable par la mobilisation de différentes
sciences biologiques et psychologiques. La logique de la concurrence
entre les équipes nationales et les États impose toujours davantage
le recours à des stimulants interdits et à des méthodes
d'entraînement douteuses (cf. J. Hoberman, Mortal Engines, The
Science of Performance and the Deshumanization of Sport, New York,
The Free Press, 1992).
3
- Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Paris, Éditions du
Seuil, 1992.
4
- Indicateur brutal de la valeur réelle des différents acteurs du «
show business » olympique, les cadeaux attribués par les autorités
coréennes aux différentes personnalités allaient de 1 100 dollars
pour les membres du CIO à 110 dollars pour les athlètes (cf. V.
Simson et A. Jennings, Main basse sur les JO, op. cit., p. 201).
5
- On pourrait imaginer par exemple une Charte olympique définissantle
s principes auxquels doivent obéir les agents engagés dans la
production du spectacle et dans la production de la représentation
de ce spectacle (à commencer, évidemment, par les dirigeants du
Comité olympique, qui sont les premiers à profiter des
transgressions des impératifs de désintéressement qu'ils sont
censés faire respecter) ou un serment olympique qui engagerait non
seulement les athlètes (leur interdisant par exemple les
manifestations nationalistes comme celle qui consiste à s'envelopper
du drapeau national pour faire un tour d'honneur), mais aussi ceux
qui produisent et commentent les images de leurs exploits.
Pierre
Bourdieu
Les
Jeux olympiques
Programme
pour une analyse
Actes
de la recherche en sciences sociales | juin 1994.
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