Jean-Luc Godard filme La Courneuve en 1966 |
"Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’elle.
Elle, la cruauté du néo-capitalisme.
Elle, la prostitution.
Elle, la région parisienne.
Elle, la salle de bains que n’ont pas 70% des Français.
Elle, la terrible loi des grands ensembles.
Elle, la physique de l’amour.
Elle, la vie d’aujourd’hui."
Jean-Luc Godard
2 ou 3 choses que je sais
d'elle
Le
film 2 ou 3 choses que
je sais d’elle, est
un ambitieux plan documentaire, car Elle, n'est autre que la
région parisienne, qui en 1966 faisait l'objet de grands travaux
(cités d'habitat, autoroutes, périphérique, etc.), dans le cadre de
son aménagement. L’objectif réel, pour Jean-Luc Godard, est
d’observer et de critiquer cette grande mutation, entre fiction et
documentaire, nous rappelant au passage les atrocités de la guerre
du Vietnam. Un Jean Luc Godard alors engagé dans la voie maoïste,
et filmant pour la première fois, quelques scènes dans la cité des
4000 à La Courneuve, là où vit l'héroïne ; une des opérations emblématiques puis symboliques de la politique de l'Etat, en matière d'aménagement de territoire.
Aurélie Cardin
La représentation des «
4000 » à travers Deux ou
trois choses que je sais
d’elle (1967) de Jean-Luc Godard
Cahiers
d'histoire. Revue d'histoire critique
| 2006
Pendant près d’un quart
de siècle, de 1954 à 1973, les pouvoirs publics, en France, ont
développé une politique d’édification des grands ensembles. En
1973, en effet, une circulaire d’Olivier Guichard 1 mit un terme à
cette politique et à nombre d’opérations de construction de
grands ensembles.
Mais entre 1954 et 1973, la
banlieue s’est couverte de chantiers. Elle est devenue cet espace
bouleversé où s’établit une immigration provinciale et
étrangère. En 1962, Paul Delouvrier, alors nouvellement nommé
délégué général du District de la Région parisienne, reçoit
pour mission de remettre de l’ordre dans ces territoires 2. À
cette fin, en juillet 1964, un nouveau découpage crée dans le
territoire de l’ancien département de la Seine, huit nouveaux
départements : Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne,
Val-d’Oise, Yvelines, Essonne et Seine-et-Marne. Paris se voit,
quant à elle, attribuer le statut inédit de Ville-Département.
En 1965, le général de
Gaulle, président de la République, donne son aval au Schéma
Directeur d’Aménagement Urbain de la région parisienne (SDAU)
conçu par Paul Delouvrier. Ce Schéma Directeur se fonde sur des
prévisions tablant sur une très forte croissance de la métropole
et une région de 14 millions d’habitants à l’horizon de l’an
2000.
De gigantesques mutations
urbaines aussi bien qu’administratives, de grands bouleversements
humains, touchent donc la périphérie parisienne dans les décennies
cinquante et soixante, que les textes officiels de l’époque
présentent alors comme un « monde nouveau synonyme de la modernité
». L’opinion publique est, elle, partagée entre ceux qui
regardent avec inquiétude, fascination ou effroi l’édification de
ce « monde nouveau » et ceux pour qui ce gigantesque renouvellement
de l’espace urbain va permettre la fin du cauchemar de la mal-vie
dans des logements insalubres, voire dans la cabane d’un
bidonville. Les « grands ensembles » sont pensés par les
gouvernants comme une façon d’éradiquer les bidonvilles partout
présents autour des très grandes villes 3.
Ce
« monde nouveau » intrigue particulièrement les cinéastes, qui,
dès le départ, intègrent dans leur réflexion ce phénomène qui,
d’évidence, est voué à bouleverser durablement l’espace
urbain. Cependant, parmi ces cinéastes pour qui le cinéma est
désormais celui d’une civilisation urbaine, s’expriment des
visions du fait urbain extrêmement différentes. Pour quelques rares
cinéastes, le grand ensemble est l’emblème positif de la
modernité. Ainsi en est-il de l’évocation de la ville par Paul
Carpita dans Le
rendez-vous des quais,
film tourné en 1955, où il met en scène le travail des dockers de
Marseille mais aussi filme les formes nouvelles de la vie en ville
avec le souci de montrer le beau et la volonté de beau dans la vie
des humbles 4. L’interdiction rapide du film fit cependant que son
influence fut faible et ce courant dans lequel certains critiques
avait vu un possible « néoréalisme » à la française ne s’est
pas épanoui 5. La vision la plus fréquente dans les films de
l’époque reste celle de ceux qui voient dans le grand ensemble un
milieu hostile, mettant à mal la tradition de vie des quartiers
populaires, vie archétypée dans laquelle ils veulent continuer de
planter leurs décors. Ainsi en est-il des films de Gilles Grangier
ou Denis de La Patellière, films la plupart du temps tournés en
studio et mettant en scène une vie urbaine populaire réfractaire à
la modernité 6. Pour d’autres, enfin, le grand ensemble est un des
éléments d’une cinématographie elle-même bouleversée par les
transformations rapides de la société d’après-guerre. Ces
cinéastes, extrêmement sensibles à la nouveauté sociale de la
ville et de la vie organisée par les grands ensembles, en font
souvent une critique acerbe, y voyant une des formes paroxystiques de
la déshumanisation et de l’aliénation caractéristique de leur
société. On trouve l’expression de cette fascination en même
temps que de ce rejet, sous des formes très diverses, aussi bien
chez un cinéaste comme Marcel Carné, que chez le tout jeune Pialat,
chez Luntz, et, dans une forme particulièrement radicale, bien sûr,
dans les films de Jean-Luc Godard 7.
La
nouveauté des modes de vie est au coeur des préoccupations des
cinéastes dits de la « nouvelle vague ». Parmi ceux-ci, Godard se
distingue par l’extrême attention qu’il apporte aux objets, aux
espaces associés à cette nouveauté. Cette attention l’amène à
tourner en 1967 le film emblématique que constitue Deux
ou trois choses que je sais d’elle. Le
film marque une étape nouvelle dans la représentation de la
banlieue parisienne car, comme le note Michel Cadé, « Godard
prolonge et amplifie la réflexion qui était celle de Marcel Carné
dans Terrain Vague
(1960), toutes choses
étant égales d’ailleurs, à savoir l’inhumanité des nouvelles
formes d’habitat » 8. C’est en effet la première fois qu’un
cinéaste vient planter sa caméra au pied et à l’intérieur d’un
grand ensemble, en l’occurrence à La Courneuve. Et surtout
Jean-Luc Godard prend pour principal sujet de son film l’«
aménagement » lui-même de la région parisienne en le considérant
non plus du point de vue des ministres, des penseurs et des
technocrates de la modernité, mais du point de vue de ceux qui la
vivent.
Filmer un grand ensemble
tout juste achevé n’est pas oeuvre banale pour un cinéaste. Nous
nous interrogerons dans la suite de ce propos sur la façon dont
Godard a construit son film. Nous examinerons les documents qu’il a
eu en sa possession et mis en avant comme « sources » pour raconter
cette histoire, celle d’une femme d’une trentaine d’années,
épouse d’un cadre moyen, qui habite les « 4000 » de La Courneuve
en 1966. C’est pourquoi nous nous attacherons aux articles de
presse – autre trait de cette modernité – sur lesquels se fonde
Godard pour élaborer son film. Nous dégagerons ainsi les thèmes
centraux du film afin de comprendre quelles représentations le
cinéaste vise à donner de la cité des 4000 logements. Visions
décalées par rapport à celles que fournissent les études
historiques, sociologiques, économiques menées depuis sur le même
objet, vision d’un cinéaste qui proclame pourtant dans son film
vouloir, notamment à travers des choix techniques, livrer au public
« un document » sur l’aménagement de la banlieue parisienne ?
La Courneuve a depuis
longtemps fait oublier l’origine médiévale pourtant affichée
dans son nom et même le caractère de gros bourg rural encore
dominant à la fin du XIXe siècle 9. Elle est désormais l’une des
communes de la très proche banlieue, située au nord-est de Paris et
son identité est fortement marquée par son appartenance aux
communes de cette proche banlieue gérées par des municipalités à
direction communiste 10. Elle constitue l’une des villes
emblématiques de la banlieue rouge, où les emplois liés à
l’industrie lourde occupent jusqu’à la crise des années 1970 la
plus grande partie des habitants 11. En 1957, une enquête d’utilité
publique est effectuée en vue de la construction d’une cité de
4000 logements. Elle est pilotée par l’office d’Habitation à
Loyer Modéré (HLM) de la ville de Paris 12. Ces logements seront
destinés à la location, s’adresseront en priorité à une
population d’ouvriers, d’employés et de cadres moyens, habitants
des taudis de la banlieue et des quartiers parisiens destinés à la
rénovation, comme Belleville. Jacques Girault a mis en avant la
dimension politique de cet aménagement de la région parisienne : «
Ces déplacements ont aussi un sens politique : vider Paris de sa
classe ouvrière, du poids du parti communiste. » 13. À cette
population plus ou moins anciennement parisienne, viendront s’ajouter
des milliers de rapatriés d’Algérie. La construction de
l’ensemble du quartier, dans ses grandes lignes, s’achève en
1963. La cité qui prendra le nom de sa capacité, les « 4000 »,
constitue avec Sarcelles l’une des figures centrales du
développement urbain en banlieue. Au fil du temps, les « 4000 »
s’imposent, dans la presse et dans l’opinion publique, comme le
prototype du grand ensemble.
Deux
ou trois choses que je sais d’elle,
Jean
Luc Godard,
1967
Deux
ou trois choses que je sais d’elle est
tourné durant le mois d’août 1966 dans l’ensemble des 4000
logements de La Courneuve dont la construction, hors équipements,
s’est achevé en 1963. C’est le troisième film de Jean-Luc
Godard réalisé cette année-là, et le cinéaste suisse a obtenu
pour ce film l’avance sur recette, une aide versée par le Centre
National de la Cinématographie 14. Il s’agit pour Godard d’années
de grande créativité au cours desquelles il inscrit sa production
dans l’urgence du moment. Le premier long-métrage terminé cette
année 1966, Made in USA,
s’inspire de l’histoire d’un assassinat politique commis
l’année précédente, celui de Medhi Ben Barka, leader de
l’opposition marocaine au roi Hassan II. Le troisième film de
cette année sera La
Chinoise, film sur la
nouvelle jeunesse étudiante des années soixante, habitée par les
références à la Chine de Mao, alors symbole du possible d’une
société autre. Ce film traduit lui aussi la sensibilité de Godard
aux mutations de l’espace urbain et à leurs conséquences sur la
façon de vivre des individus ; notamment, il contient une séquence
située sur le campus de Nanterre, symbole de l’université en
train de sortir de terre, au milieu des friches, à proximité des
bidonvilles et des grands ensembles, qui n’est pas sans rappeler
certaines séquences de Deux
ou trois choses.
Mais
Deux ou trois choses que
je sais d’elle est le
film dans lequel Godard choisit la transformation urbaine comme objet
même du film et cherche à créer une forme de cinéma adéquate à
son objet, une forme elle-même nouvelle, elle-même en construction,
faite de pièces disjointes, caractérisée par la juxtaposition, les
ruptures des contenus et des formes, des récits qui se croisent sans
se mêler. Le film a une dimension explicitement expérimentale.
Jean-Luc Godard s’interroge et interroge le spectateur sur le film
en train de se faire, notamment par le moyen de la voix off qui
énonce ses commentaires 15. On y voit à l’oeuvre une esthétique
inspirée par la déconstruction du récit pratiquée à la même
époque dans d’autres domaines de la création, notamment dans le
domaine de l’écriture à travers le nouveau roman 16. On y
retrouve le refus de l’artefact de la cohérence du récit, de
l’auteur prenant de fait la place d’un dieu omniscient. Le titre
du film suggère que l’on n’apprendra que « deux ou trois choses
» que connaît l’auteur. On y retrouve aussi le refus de la
fiction psychologique comme base de l’intrigue ainsi qu’une
fascination pour les effets de construction par le cadrage, par
l’organisation des regards travaillant les relations du champ et du
hors-champ. Le personnage de femme qui est au coeur du film reste
étranger. L’importance rendue volontairement visible de la
technique et donc de l’arbitraire du créateur doit aussi beaucoup
à la nouvelle puissance attribuée aux signes dans la mouvance du
renouveau de la sémiologie de Roland Barthes. Les Mythologies
sont parues en 1957 dans
lesquelles l’auteur décrivait le fonctionnement de mythes
contemporains mettant sur le même plan la fameuse Citroën DS ou
Greta Garbo. La démarche du film doit beaucoup à cet environnement
culturel marquée par le structuralisme, lecture qui permet de dire
le nonsens de la société de consommation en même temps que
l’implacable de sa domination. Le film est ainsi une des
manifestations les plus novatrices de La Nouvelle Vague. Le titre du
film est l’expression de cette démarche qui fait des objets des
acteurs. Le « elle » du titre du film se réfère, autant qu’à
la femme omniprésente de toutes les mythologies, à la « région
parisienne » et à « la terrible loi des grands ensembles ».
L’actrice Marina Vlady incarne le rôle de Juliette Janson, une
femme d’une trentaine d’années, apparaissant ainsi que le
remarque Jacques Belmans comme « typique d’une certaine petite
bourgeoisie » 17, qui vit avec son mari, Robert, et ses deux enfants
dans l’univers impersonnel d’une HLM. Elle se prostitue
occasionnellement car « il faut qu’elle se débrouille. Robert, je
crois, a cent dix mille francs par mois »18. Ce qui correspond alors
au salaire d’un cadre moyen. Le ton de l’enquête, reprenant
celui de l’approche sociologique qui se développe alors pour
justifier par les besoins, les « attentes » des gens, les choix
politiques, est le moyen d’exprimer l’aliénation instillée par
les faux semblants de choix offerts par la société de consommation.
Expression de cette aliénation, la passivité face à la guerre que
les États-Unis mènent alors au Vietnam, guerre que Godard fait
surgir dans ce quotidien. Autant de thèmes qui font de ce film une
anticipation du mouvement de mai 1968.
L’affiche
du film exprime la conception d’ensemble du film. C’est un
collage : la photo de Marina Vlady est entourée de photos
d’immeubles, d’emballages de publicité. C’est la forme choisie
pour l’ensemble du film. Jean-Luc Godard introduit des photos, des
images de bandes dessinées, des personnages littéraires comme
Bouvard et Pécuchet, présente les couvertures de la collection
Idées de Gallimard et particulièrement le livre de Raymond Aron,
Dix-huit leçons sur la
société industrielle qui
vient de paraître en 1962 19. Aussi, le morcellement dans la forme
est-il souligné par plusieurs critiques : Georges Sadoul compare le
film « aux facettes d’un miroir brisé » 20. Toutefois, dans sa
démarche, Jean-Luc Godard tient à souligner l’unité qu’il a
voulu donner au film, son travail de mise en relation, de liaison
entre le particulier et le général : « L’histoire de Juliette ne
sera pas racontée en continuité, car il s’agit de décrire en
même temps qu’elle des événements dont elle fait partie, il
s’agit de décrire un ensemble. Cet « ensemble » et ses parties
[…] il faut les décrire, en parler à la fois comme des objets et
des sujets. Je veux dire que je ne peux éviter le fait que toute
chose existe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Ceci,
par exemple pourra être rendu sensible en filmant un immeuble de
l’extérieur, puis de l’intérieur, comme si on entrait à
l’intérieur d’un cube, d’un objet. De même une personne, son
visage est vu en général de l’extérieur. Mais comment voit-elle
ce qui l’entoure ? Je veux dire comment ressent-elle physiquement
son rapport avec autrui et le monde ? […] Voilà quelque chose que
je voudrais faire sentir en permanence dans le film et qui lui soit
immanent. » 21
Une
critique politique de l’état et de l’aménagement de la
banlieue
parisienne. Le grand ensemble, expression d’une
politique
d’État.
Godard s’adonne au tout
début du film à une critique précise de l’aménagement de la
Région parisienne et cite nommément dans son commentaire Paul
Delouvrier comme responsable de cet aménagement, ainsi que le
président de la République :
« Le 19 août, un décret
relatif à l’organisation des services de l’État dans la Région
parisienne était publié par le Journal officiel. Deux jours après,
le conseil des ministres nomme Paul Delouvrier préfet de la Région
parisienne […]. (Je relève déjà que Paul Delouvrier, malgré son
beau nom, a fait ses classes dans les groupes bancaires Lazard et
Rothschild).22 J’en déduis que le pouvoir gaulliste prend le
masque d’un réformateur et d’un modernisateur alors qu’il ne
veut qu’enregistrer et régulariser les tendances naturelles du
grand capitalisme. J’en déduis aussi que, systématisant le
dirigisme et la centralisation, ce même pouvoir accentue les
distorsions de l’économie nationale, et plus encore celle de la
morale quotidienne qui la fonde. » 23
Les images qui défilent sur
cette voix off chuchotante montrent un énorme chantier ; des
camions-grues vident leur charge de ciment et de béton. À ceci se
superposent de grands bruits de travaux omniprésents. Au fracas des
décibels émis par les bulldozers, les marteauxpiqueurs, les
machines, s’oppose le chuchotement de la voix off de Jean-Luc
Godard. Les plans divers du grand ensemble de La Courneuve suggèrent
qu’il est le produit de cette poussée urbaine décidée depuis le
centre de la capitale, par les technocrates de l’état gaullien
dont la puissance écrase les autres formes de présence humaine.
Dans son texte, Godard fait
référence au décret avalisant le Schéma Directeur d’Aménagement
Urbain de la Région parisienne (SDAU) qui bénéficie du soutien du
Général de Gaulle et se fonde sur les prévisions, considérées
avec optimisme, d’une période de grande croissance économique et
démographique. Selon Godard, « l’aménagement de la région
parisienne va permettre au gouvernement de poursuivre plus facilement
sa politique de classe… Et au grand monopole d’en orienter
l’économie, sans trop tenir compte des besoins et de l’aspiration
à une vie meilleure de ses huit millions d’habitants » 24
Dans
ce film, la représentation du chantier est récurrente. Cette
édification est le véritable continuum du film, la véritable
histoire car elle est celle de la société 25. Le suivi de
l’implacable développement du chantier donne son sens profond au
film. Des plans de chantiers le parsèment : ceux de la cité de La
Courneuve, celui de la Place de la Madeleine à Paris, la
construction du périphérique. À tel point qu’un critique des
Nouvelles Littéraires a
pu donner cette définition du film : il s’agit d’ « un
documentaire sur la construction du périphérique » 26.
Les grues sans cesse en
action s’implantent dans le paysage et cisaillent l’horizon de
façon systématique. L’immensité du monde ne se rattache plus
directement à la nature mais se trouve représentée par l’enseigne
d’une station-service de la marque AZUR. Les mots ont remplacé les
choses. Le montage rapproche des plans appartenant à des univers
habituellement éloignés et renforce la brutalité du monde en train
de se mettre en place dont le grand ensemble est l’une des figures
27. Jean-Luc Godard juxtapose, par exemple, lors du montage, à un
plan d’ouvriers creusant le sol, celui de jeunes femmes se
déshabillant en vue de se prostituer. Il montre ainsi que, de son
point de vue, les deux actions constituent les deux pendants d’une
même réalité, car pour lui « on aménage la région parisienne
[…] comme un grand bordel […] Et si j’ai filmé une prostituée,
c’est disons, pour mettre cela en évidence. Je veux dire que
j’aurais pu le faire sur un ouvrier ou un technicien qui les trois
quarts du temps ne se comporte pas, grosso modo, différemment… »
28. Affirmation volontairement provocatrice qui utilise la référence
à la prostitution – omniprésente dans l’univers
cinématographique du temps- pour exprimer la situation d’aliénation,
de dépossession de soi imposée par l’exploitation capitaliste :
vendre son corps et vendre sa force de travail sont deux facettes
d’un même ordre social, similitude masquée par l’hypocrisie de
normes sociales que les cinéastes font voler en éclats 29.
Cependant, en décrivant de
cette manière l’aménagement de la région parisienne, Godard
brise l’idée que cette entreprise amène du progrès et il pose
les jalons du thème de la déshumanisation, de la mort des
sentiments engendrée par ce nouvel espace.
Le grand ensemble de La
Courneuve
Jean-Luc Godard ne nomme pas
le grand ensemble ; peu importe son nom propre ; à aucun moment le
nom de la commune où il est édifié, La Courneuve, ne peut se lire
sur un panneau routier. Personne ne le prononce. Il est
imparfaitement évoqué quand le cinéaste place ces mots dans la
bouche d’une fille qui se prostitue à Paris : « je vis dans les
grands bâtiments, près de l’autoroute du Sud […] vous savez…,
les grands bâtiments bleu et blanc ». La description renvoie sans
équivoque à la cité des « 4000 », mais c’est l’autoroute du
Nord (la « A1 ») qui permet d’identifier la ville. Cet espace est
un espace de déplacement : de fait l’autoroute longe La Courneuve
et les habitants peuvent la voir depuis les fenêtres de la cité.
Godard cherche ainsi à signifier que le lieu importe peu, qu’il
s’agit de lieux sans identité propre, des lieux qui ne sont que
des fonctions, permettre la circulation, fournir un toit. Toutes les
banlieues modernes se ressemblent. On ne les choisit pas. Peu importe
leur nom, tout à fait anecdotique. En fait, le grand ensemble des
4000 logements n’a pas besoin d’être nommé pour être
identifié. Il est avant tout le produit d’un certain type
d’aménagement. Les premières images du quartier apparaissent dès
l’ouverture du film. C’est d’abord un plan du centre commercial
sombre, enterré, souterrain. Puis la cité apparaît de façon floue
comme s’il s’agissait d’un décor, en second plan, lors de la
présentation de Marina Vlady comme actrice/personnage sur le balcon
de son appartement. L’ensemble des « 4000 » se définit par sa
verticalité (tour immense dont le sommet semble échapper au
cadreur) et par son horizontalité (barre sans fin dont la
perspective, elle aussi, excède le cadre). Le grand ensemble est
donc donné comme gigantesque et impossible à maîtriser pour l’oeil
de celui qui y demeure. Vision partielle, interdisant une
compréhension globale, qui traduit elle aussi la position d’aliéné.
Plusieurs autres plans montrant les façades extérieures de la cité
suggèrent que Juliette Janson (Marina Vlady) demeure prisonnière de
ce monde de béton industriel.
Son regard, par exemple,
décrit un long panoramique de 360° sur l’ensemble de la cité et
ses alignements d’innombrables fenêtres identiques et sa voix, en
off, commente : « le paysage, c’est pareil qu’un visage ». Or
cette recherche d’humanité vient buter sur le chantier, visage
complètement défiguré. Un des cartons titres de la bande annonce :
« Elle, la Gestapo des structures ». Il affiche la radicalité du
propos de Godard pour qui le grand ensemble évoque la violence de
l’univers concentrationnaire, l’inhumanité du régime policier
nazi. Évidemment, l’équivalence établie ainsi entre la violence
de la mise en ordre capitaliste et celle du nationalsocialisme est un
des maîtres mots de la pensée de l’extrême-gauche maoïste des
années 1960 et elle se banalisera lors des événements de mai 68
sous la forme de l’expression emblématique CRS SS 30. Le raccourci
surprend aujourd’hui. On se demande si Godard aurait pu tenir les
mêmes propos, tourner le même film, quelques kilomètres plus loin
à Drancy dans la cité de La Muette, site du camp ?
Jean-Luc Godard décrit
aussi le grand ensemble depuis l’intérieur d’une de ses «
cellules ». L’inhumanité y est la même : pas d’envers et
d’endroit dans ce décor, pas d’échappatoire. C’est bien la «
structure » qui est en cause comme l’évoque l’expression « la
Gestapo des structures ». Le « elle » du titre, précise Godard,
c’est aussi « la salle de bains que n’ont pas 70 % des Français
», objet de rêve, désignée comme l’objet du désir par les
sociologues du pouvoir 31. La salle de bain, omniprésente dans les
messages publicitaires, alors qu’elle est réellement absente de la
plupart des foyers, justifie pour une part la construction des grands
ensembles, ces paquets de logements en marge des villes, des
logements salubres équipés également de grandes baies vitrées, de
l’eau courante, du gaz de ville, d’un parking pour la voiture. Au
détour d’une séquence, Godard signale ironiquement les revers de
ces prétendus progrès, leur contribution à la production de la «
cruauté du néo-capitalisme ». Après d’autres, il déconstruit
les belles images 32. Dans une scène du film, une femme, d’origine
hongroise, qui prend son bain dans sa salle de bain, est surprise
dans son intimité par un employé de l’EDF qui vient relever le
compteur. Elle crie, et l’employé se contente de lui annoncer
qu’elle en aura pour très cher. L’absurde, l’humour sont mis
au service de la dénonciation de la perte de repère. L’employé
n’est plus un homme mais une mécanique réduite à sa fonction.
La perte de repère
provoquée par la violence de l’environnement est rendue à l’aide
de la bande-son selon une technique elle aussi caractéristique de la
Nouvelle vague qui, grâce à la bande sonore magnétique, permet au
moment du montage le réenregistrement simultané de multiples bandes
sonores permettant de superposer musiques, bruits extérieurs et
parole 33. Dans le film, à l’extérieur autant qu’à
l’intérieur, le grand ensemble est toujours un environnement
extrêmement bruyant : cris d’enfants, vrombissements des voitures,
klaxons, l’extérieur pénètre l’intérieur, niant la
possibilité de l’intimité dans des pièces dont les cloisons
servent plus à faire résonner le chaos sonore du monde extérieur
qu’à en protéger. Nul repos, nul retranchement possible face aux
contraintes de la violence sociale dans ce monde du dedans rattrapé
par les bruits du dehors.
Enfin, le grand ensemble
décrit par Jean-Luc Godard est évidemment le lieu de la
prostitution. La prostitution va de soi, réalité prosaïque, sans
surprise, sans pathos. Godard ne juge pas. Comme dans tous ses films,
le capitalisme est associé à la mise hors course de toute référence
morale. Monsieur Gérard, un habitant de la cité, sous-loue son
appartement à des proxénètes et dans le même temps, il fait de
cet appartement un lieu d’accueil et de garde pour les enfants de
la cité, dont ceux de Juliette Janson (Marina Vlady). Une prostituée
reçoit un client dans sa cave. En contrepoint, (comme pour
l’enseigne AZUR replaçant l’horizon), le rêve d’une autre vie
se présente seulement sur les murs sous la forme d’affiches
alléchantes vantant les paysages ensoleillés d’Israël, de
Bangkok. De indices signalent en contrepoint de ces images de
facilité, l’absence des infrastructures les plus indispensables à
la vie sociale, telles des lieux de garde pour les petits enfants de
parents condamnés désormais à aller chercher très loin de chez
eux un emploi. Cette dénonciation du grand ensemble comme lieu de
vie tronqué se manifeste particulièrement dans deux scènes : d’une
part, dans celle qui présente la crèche improvisée de Monsieur
Gérard, d’autre part, dans une scène où des enfants évoquent le
manque de jeux. Mais seuls les enfants semblent
être conscients de l’importance de ces lacunes de l’aménagement.
Les
habitants des grands ensembles, eux-mêmes, sont montrés comme
souscrivant au sacrifice du collectif au nom de la possible
acquisition de nouveaux biens de consommation. Le réalisateur montre
qu’à un certain mode d’habitat correspond un mode de
consommation quotidienne qui vient redoubler l’aliénation de ceux
qui subissent le grand ensemble : il montre Juliette faisant la
vaisselle devant un alignement de dizaines de produits. Le
supermarché Prisunic, équipement indispensable, central, se trouve
au coeur de la cité, est devenu le coeur même de la cité. Le
tournage du film a lieu en 1966, en plein essor de ce que
l’éditorialiste du Monde
Maurice Duverger, deux
ans plus tard, définira comme « la société de consommation ».
C’est en effet en 1966 que l’on assiste à la création du
premier hypermarché, baptisé du nom de Carrefour, où l’on vend
des marchandises à des prix réduits par la rationalisation de la
chaîne de distribution. D’autres suivent comme l’établissement
de vente d’électroménager des frères Darty et les supermarchés
du groupe Auchan en 1967. Nouveau mode de consommer qui accompagne la
nouvelle façon d’habiter, également déshumanisante, fondée sur
l’uniformisation des produits comme des comportements.
Est-ce ainsi que les
femmes vivent ?
La
prostitution
La forme ultime de cette
déshumanisation des rapports sociaux est la banalité de la
prostitution. Elle apparaît chez Godard comme une des manifestations
d’un système dans lequel le besoin d’argent saisit tous les
individus à la gorge et où seul l’argent circule librement entre
les personnes. Dans ce système, les femmes sont particulièrement
mise à mal et la prostitution est une des formes de leur esclavage,
nié dans le cadre du mariage par l’hypocrisie bourgeoise 34.
La
prostitution est une activité ordinaire de toutes les femmes, y
compris les femmes mariées, vivant dans le grand ensemble des «
4000 » tel que Godard le met en scène. Cet angle d’approche est
choisi par le cinéaste en raison de la situation extrême qu’il
exprime et de la tension qu’il institue pour traiter du problème
du mal-vivre généré par les concentrations urbaines. Pour
construire son propos, Godard s’est inspiré d’une enquête à
sensation parue le 29 mars 1966 dans Le
Nouvel Observateur 35.
Ce parti pris suscita de vives réactions à l’époque et se trouva
notamment au centre des questions d’un reportage effectué par une
équipe de l’ORTF pour l’émission « Dim, Dam, Dom » 36.
L’équipe se rendit sur les lieux lors du tournage du film de
Godard en 1966. L’interviewer, Luc Favory, demanda à plusieurs
habitantes ce qu’elles pensaient du thème retenu pour le film, la
prostitution dans les grands ensembles, en formulant la question
ainsi : «…c’est l’histoire d’une femme, une ouvrière qui se
prostitue pour se payer un manteau de fourrure ». Plusieurs
interlocutrices s’offusquèrent de cette présentation de leur vie
comme cette femme de ménage qui réagit en disant : « Je suis pas
d’accord, les deux dames qui travaillent avec moi ce sont deux
petites Portugaises qui habitent dans un bidonville, c’est des
femmes courageuses. Elles veulent arriver alors elles travaillent ».
La publication de l’article
est ressentie comme une atteinte à l’honneur de l’ensemble de
ceux qui vivent dans les grands ensembles, une « insulte à la
classe ouvrière » et le scandale provoqué a amené le journal à
se justifier en poursuivant l’enquête sur un phénomène nié par
la société.
Dans
son enquête du Nouvel
Observateur intitulée «
Les étoiles filantes » 37, Catherine Vimenet affirmait en effet : «
D’une récente enquête, menée dans une cité neuve, à l’est de
Paris où sont logées deux mille familles, il ressort qu’une
ménagère sur deux, mères de famille comprises, pratique « en
amateur » le plus vieux métier du monde ». Ce chiffre fut par la
suite démenti par l’hebdomadaire sans qu’il lui soit possible
d’apporter une statistique fiable. Mais dans sa livraison du 4 mai
1966 38, la parole était donnée à Jeannette Brutelle, militante
socialiste, présidente du « club Louise Michel » ainsi qu’à
d’autres femmes de ce club politique, à une assistante sociale, un
éducateur, un conseiller psychopédagogique, tous travaillant dans
les grands ensembles et appelés à préciser la réalité des
difficultés sociales de leurs habitants. Jeannette Brutelle
rectifiait le chiffre avancé dans l’enquête mais confirmait la
gravité de la situation : « Évidemment, il n’y a pas une femme
sur deux, et dans aucun ensemble, qui se livre à la prostitution.
Qu’il y en ait beaucoup est déjà suffisamment grave. Ce n’est
pas une réalité que nous avons traquée volontairement, par goût
du scandale : elle nous a sauté au visage dès que nous avons
commencé à mettre en place les structures du club Louise Michel ».
Une autre militante du club rajoutait : « S’il y a scandale, il
n’est pas dans la publication de Catherine Vimenet, mais dans les
conditions de vie qui sont faites à des centaines de milliers de
femmes et qui conduisent certaines d’entre elles – certaines
seulement bien sûr- à se prostituer. »
Godard insère son travail
dans ce qui est un des débats vifs du moment, ce que représente
réellement les grands ensembles comme cadre de nouvelles conditions
de vie. Une série de témoignages de femmes de la cité est insérée
par bribes dans le film de Godard : toutes ces bribes de parole
disent l’échec, le sentiment pour ces femmes d’être engagées
dans une impasse. Une femme décrit son désarroi devant sa situation
de chômeuse. Son témoignage est entrecoupé de flashs d’images
sur les immeubles du grand ensemble. Le désordre des vies sans
horizon est à l’image de celui du chantier. La jeune femme exprime
l’incompréhension : « Je ne sais pas si vous vous rendez compte…
Je suis secrétaire… je parle l’anglais et l’italien… et je
n’arrive pas à trouver du travail parce que je suis trop vieille.
» La juxtaposition de morceaux de témoignages tronqués, cisaillés
comme le paysage, permettent à Godard d’exprimer la solitude de
chacune, l’absence de repère. Une jeune femme, une apprenti
coiffeuse, à l’accent ostensiblement pied-noir, dit « qu’elle
ne croit pas à l’avenir ». Juliette, le personnage créé par
Godard, se définit, elle, comme indifférente ; elle se sent perdre
la mémoire dans cet univers qui n’en a pas, univers dans lequel
les individus se sont trouvés projetés et qui se fabrique autour
d’eux, mais sans eux.
Relation
Banlieue/Paris
Cette emphase sur la
prostitution s’ancre dans une analyse de la relation entre ce
nouveau lieu et Paris, dans la nouveauté d’une relation
Paris-banlieue structurée par l’automobile et les axes
autoroutiers en train de sortir de terre eux aussi. Paris est donné
comme le lieu du loisir et de la consommation- plaisir : Juliette s’y
rend grâce à sa voiture neuve, une Austin 801, rapide et rutilante,
recouverte d’une peinture rouge vif. Elle y achète ses vêtements
de marque dans une boutique chic. La banlieusarde part dépenser à
Paris l’argent qu’elle y gagne puisque c’est là aussi qu’elle
se prostitue. Son mari travaille également dans la capitale, dans un
garage proche de la porte des Ternes. Le trajet de Juliette Janson de
La Courneuve vers Paris en voiture décrit le lien avec Paris, figuré
par la Seine, mais illustre aussi la politique de zoning alors à
l’oeuvre. Le cinéaste montre Juliette dormant dans sa chambre de
La Courneuve, expression radicale par son évidence de la banlieue
dortoir.
Puis il la montre partant
vers Paris où elle travaille. En fait, elle rejoint les bureaux du
nouveau quartier de la Défense, en construction eux aussi. Ils
accueillent les employés et les cadres venus d’autres zones de ce
grand dessein bureaucratique qu’est le schéma directeur. Le flot
des employés exprime l’uniformisation nouvelle des conditions dans
la société capitaliste en cette période d’explosion du travail
tertiaire. Le fonctionnement implacable de la mise en ordre urbaine
est rendu par une série de plans généraux fixes agencés ainsi :
images successives d’un échangeur autoroutier en construction,
images de la Seine sur laquelle circule une péniche, puis images de
cette même Seine bordée par les buildings, vers Puteaux. Dans tout
cela, rien qui relève de la singularité des individus ni ne leur
laisse la chance d’y exprimer (au-delà de l’illusion de liberté
liée à la possession de la voiture), autre chose que la soumission
à des décisions extérieures.
Le film de Godard s’inscrit
dans les réalités et les débats du moment de sa réalisation. Ces
débats fournissent une grande part de la matière première de son
film qui, à la différence de ces débats, se déroule là où ils
s’enracinent, les grands chantiers de la périphérie parisienne.
Mais de par cette présence des matériaux mêmes de l’enquête
sociologique, par le fait de placer la caméra dans les immeubles en
construction, le film est radicalement neuf, tant dans sa forme que
dans son contenu. Le cinéaste est un regard sur ce qui apparaît de
neuf dans son monde : regard qui met en évidence les effets de
contrainte provoqués par la rénovation urbaine, les illusions
produites et la brutalité des désillusions qui naissent de la
pauvreté réelle, en dépit du mirage de la consommation. Avec
certains architectes de son temps, il dit que l’architecture n’est
pas neutre, que les façons d’habiter sont dans l’ordre social,
ne laissant que des choix marginaux aux individus. D’où la «
gestapo des structures ». Il dit la violence impensée d’une
architecture moderne, reprenant sans l’avis des acteurs le principe
de Le Corbusier justifiant l’uniformisation par l’existence de «
besoins identiques entre tous les hommes ». Cette violence est
portée par la place faite à la prostitution, pratique qui
exemplarise les ravages provoqués par la misère financière et
affective des habitants du grand ensemble.
Ainsi,
à partir d’une situation limite à l’époque, la prostitution
d’une femme de cadre moyen dans un grand ensemble de la proche
banlieue, le réalisateur anticipe sur la crise qui frappera ce
territoire de plein fouet quelques années plus tard. Mais déjà au
moment où il tourne, l’enquête du Nouvel
Observateur a révélé
les dommages provoqués par un endettement massif (qui conduit au
moins un tiers des ménages à la misère), endettement qui renvoie à
l’enfermement solitaire dans un monde où les objets tiennent place
d’interlocuteurs, notamment à travers leur obsédante présence
dans les images publicitaires. Cette omniprésence et cette
dangerosité des objets rapproche le film de Jean-Luc Godard de
l’univers de Jacques Tati tel qu’il se déploie dans Mon
Oncle, tourné lui
en1958. Comme Tati, Godard nous livre aussi une réflexion sur le
temps et le langage : de nouveaux mots sont créés comme «
échangeur », mais en fait qu’échange t-on ? Pas du sens,
simplement du flux. Comme « bretelle » qui ne retient rien… Le
but de Godard est bien de donner à penser le radicalement nouveau de
ce qui s’édifie, bien plus qu’un ensemble de logements, une
nouvelle façon de vivre en ville. Godard fait dire à Marina Vlady :
« Personne aujourd’hui ne peut savoir quelle sera la ville de
demain. Une partie de la richesse sémantique qui fut sienne dans le
passé…, elle va la perdre certainement… Peut-être… Le rôle
créateur de la ville sera assuré par d’autres systèmes de
communication…, peut-être… Télévision, Radio, Vocabulaire et
Syntaxe, sciemment et délibérément… »
Le
film rompt donc totalement avec les représentations alors données
souvent du grand ensemble comme lieu de vie pour l’avenir, sans
pour autant être travaillé par la nostalgie d’un âge d’or de
la banlieue. Cette réalité existe et c’est de là qu’il faut
partir, qu’il faut analyser des paysages, des situations, inventer
des personnages. Esthétiquement, il introduit une écriture
cinématographique inévitablement très particulière : réduction
de la trame fictionnelle, voix off omnisciente, direction d’acteur
originale (il n’existe pas de scénario ; Godard chuchote le texte
aux acteurs avant chaque prise), invention d’un personnage hors du
commun : le grand ensemble. Après Deux
ou trois choses que je sais d’elle,
les cinéastes ne pourront plus filmer le grand ensemble de la même
façon. Ce qui n’empêchera pas certains politiques de continuer à
le penser comme avant.
LIEN
Le film dans son intégralité
en VO :
Notes
1 Olivier Guichard est alors
ministre de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement, du
Logement et du Tourisme dans le ministère de Pierre Messmer, sous la
présidence de Georges Pompidou.
2 Ce haut fonctionnaire de
la IVe République avait préalablement été nommé délégué
général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 avec mission de
conduire conjointement la pacification et le développement
économique en mettant en oeuvre le Plan de Constantine. Son action
est intimement liée à toutes les formes de l’aménagement voulu
par le général de Gaulle. Son nom est attaché au projet et à la
réalisation des « villes nouvelles » et, d’une façon plus
générale, à l’élaboration, en 1965, du premier schéma
directeur d’aménagement de l’Île-de-France. Il devient préfet
de la région parisienne de 1966 à 1969.
3
Voir notamment la loi Debré du 14 décembre 1964. La première
enquête nationale date de 1966. Elle fait apparaître l’existence
de 255 bidonvilles dont un à la Courneuve regroupant environ 2500
habitants. Voir Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion
et de marginalité en France durant les Trente glorieuses » dans
Cahiers de la
Méditerranée, n° 69.
4
Georges Sadoul, Dictionnaire
des cinéastes, nouvelle
édition augmentée par Émile Breton, Paris, Seuil, 1990.
5 Ce film militant, qui
évoquait la grève des dockers qui avait eu lieu quelques années
auparavant, fut interdit dès sa sortie par la censure parce qu’il
montrait des « scènes de résistance à la force publique
susceptibles de troubler l’ordre ». Il disparut à la suite de
cela pendant plus de 30 ans des écrans.
6
Georges Sadoul, Dictionnaire
des cinéastes, op.
cit., et Georges Sadoul,
Histoire du cinéma
mondial, 9e édition
revue et augmentée, préface de Henri Langlois, Paris, Flammarion,
1990.
7
Jean-Luc Douin dir., La
Nouvelle vague 25 ans après, Paris,
Éditions du Cerf, 1983.
8
Michel Cadé, « Du côté des banlieues, les marques d’un
territoire », dans Cinémaction,
mars 1999.
9 La Courneuve vient en
effet du latin « curia nova » ou « curtis nova », nouveau domaine
et le nom, commun, renvoie ici aux colons que l’abbé Suger de
Saint-Denis installa sur ce territoire. À la fin du XIXe siècle, la
commune dépasse de peu les 1200 habitants.
10
Annie Fourcaut dir., Banlieue
rouge : 1920-1960 : années Thorez, années Gabin : archétype du
populaire, banc
d’essai des modernités, Paris,
Éditions Autrement, 1992.
11
Jacques Girault dir., Ouvriers
en banlieue, XIXe-XXe
siècle, Paris, Éditions
de l’Atelier-Éditions ouvrières, 1998.
12
Émile Breton, Rencontres
à La Courneuve, Éditions
Messidor, coll. Temps Actuels, Paris, 1983, p. 224.
13
Jacques Girault, « La grande saga du logement », dans
Seine-Saint-Denis :
chantiers et mémoires,
Paris, Éditions Autrement, 1998, p. 198.
14
René Prédal, Le cinéma
depuis 1945, Paris,
Éditions Nathan, 1991, p. 223.
15
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet,
L’esthétique du film,
Paris, Nathan, 1983.
16 L’expression de «
nouveau roman » s’impose à partir d’un usage journalistique
pour désigner les productions d’un type d’auteurs bravant les
normes du genre romanesque en 1957.
17
Jacques Belmans, La ville
au cinéma, Bruxelles,
Éd. Antoine de Boeck, coll. Univers des sciences humaines, 1977, p.
95.
18
Jean-Luc Godard, 2 ou 3
choses que je sais d’elle. Découpage intégral,
Éditions du Seuil/Avant-Scène, coll. Points Films, Paris, 1984, p.
20.
19
Raymond Aron, Dix-huit
leçons sur la société industrielle,
Paris, Gallimard, collection Idée, 1962.
20
Georges Sadoul, Les
lettres françaises, 23
mars 1967.
21
Jean-Luc Godard, Jean-Luc
Godard par Jean-Luc Godard,
tome I 1950-1984, Éditions des Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p.
296 et 297.
22 Cette phrase entre
parenthèse a été censurée.
23
Jean-Luc Godard, 2 ou 3
choses…, op.
cit., p. 20-21.
24
Ibid, p.
27.
25
Ce qui renvoie au refus de la fiction psychologique, exprimée de
multiples façons : « Moi j’ai toujours été gêné par le fait
d’être obligé de ce que les gens dans le métier du cinéma ou
dans la vie appellent « raconter une histoire ». dans Jean-Luc
Godard, Introduction à
une véritable histoire du cinéma,
Paris, Éditions Albatros, 1983, p. 66.
26
Georges Charensol, « À propos de deux ou trois choses », Les
Nouvelles littéraires,
16 mars 1967.
27
Pour l’importance du montage dans les films de la Nouvelle vague,
Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet,
L’esthétique du film,
op. cit., p.
37.
28
Jean-Luc Godard est interviewé par Alain Sedouy et André Harris
dans leur émission télévisée « Zoom » diffusée sur la deuxième
chaîne en octobre 1966. Ensuite cet entretien est publié par les
Lettres françaises du
3 novembre 1966 retranscrit in Jean-Luc Godard, Deux
ou trois choses…, op.
cit., p. 12-14.
29
Le thème est notamment au coeur de l’un des premiers film de
Godard, Vivre sa vie,
film sorti en 1962.
30
Godard vient de tourner La
Chinoise, expression de
la fascination de cette génération intellectuelle pour la Chine de
Mao. Notons que cette expression « CRS : SS » est apparue pour la
première fois lors des grèves ouvrières de 1948, dans le Nord.
31 Texte qui fait partie des
dix-sept cartons de la bande annonce :
32
La critique de la société de consommation et de l’illusion de
liberté qu’elle procure à travers la possession d’objets était
au coeur du livre publié avec succès en 1965 par Georges Pérec,
Les choses. Une histoire
des années soixante,
Paris.
33
Jean-Luc Douin dir., La
Nouvelle vague 25 ans après, op. cit., p.
61.
34
En 1967, Godard déclarait : « Les femmes sont victimes du racisme
du couple. Depuis des siècles, on faisait des Cendrillons sans conte
de fées. On leur faisait laver la vaisselle ou tourner le rouet
comme des esclaves du foyer », dans Jean-Luc Douin dir., La
Nouvelle vague 25 ans après, op. cit., p.
72.
35
Enquête de Claude Vimenet sur la prostitution dans les grands
ensembles, Nouvel
Observateur, 29 mars et
10 mai 1966. Le Nouvel
Observateur, qui vient
de naître sur les cendres de France
Observateur en novembre
1964, est à l’époque le grand hebdomadaire de la gauche non
communiste, très axé sur l’analyse des changements culturels de
la société.
36
« Marina face à Godard », série
Dim, Dam, Dom de Luc
Favory, documentaire 1967, noir et blanc, 8 minutes. VDP4247 (forum
des images). Voir aussi Le
cinéma vu par…. ,
Répertoire des documents audiovisuels sur le cinéma français,
Éd. Ministère des Affaires étrangères, Institut national de
l’audiovisuel, Centre national de la cinématographie, Bibliothèque
de l’image- Filmothèque, Paris, 1994, 366 p.
37
Catherine Vimenet, « Les étoiles filantes », 23 mars 1966, Le
Nouvel Observateur, p.
18 et 19.
38
Article de la rédaction, « Prostitution dans les grands ensembles ?
», dossier « Notre époque », Nouvel
Observateur, 4 mai 1966,
p. 14 à 17.
Aurélie Cardin
La
représentation des « 4000 » à travers Deux
ou trois choses que je sais d’elle (1967)
de Jean-Luc Godard
Cahiers
d'histoire. Revue d'histoire critique |
2006
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