Godard | La Gestapo des structures : l'Aménagement de la Région de PARIS


Jean-Luc Godard filme La Courneuve en 1966


"Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’elle.
Elle, la cruauté du néo-capitalisme.
Elle, la prostitution.
Elle, la région parisienne.
Elle, la salle de bains que n’ont pas 70% des Français.
Elle, la terrible loi des grands ensembles.
Elle, la physique de l’amour.
Elle, la vie d’aujourd’hui."

Jean-Luc Godard
2 ou 3 choses que je sais d'elle
Le film 2 ou 3 choses que je sais d’elle, est un ambitieux plan documentaire, car Elle, n'est autre que la région parisienne, qui en 1966 faisait l'objet de grands travaux (cités d'habitat, autoroutes, périphérique, etc.),  dans le cadre de son aménagement. L’objectif réel, pour Jean-Luc Godard, est d’observer et de critiquer cette grande mutation, entre fiction et documentaire, nous rappelant au passage les atrocités de la guerre du Vietnam. Un Jean Luc Godard alors engagé dans la voie maoïste, et filmant pour la première fois, quelques scènes dans la cité des 4000 à La Courneuve, là où vit l'héroïne ;  une des opérations emblématiques puis symboliques de la politique de l'Etat, en matière d'aménagement de territoire.



Aurélie Cardin

La représentation des « 4000 » à travers Deux ou
trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard

Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique | 2006


Pendant près d’un quart de siècle, de 1954 à 1973, les pouvoirs publics, en France, ont développé une politique d’édification des grands ensembles. En 1973, en effet, une circulaire d’Olivier Guichard 1 mit un terme à cette politique et à nombre d’opérations de construction de grands ensembles.

Mais entre 1954 et 1973, la banlieue s’est couverte de chantiers. Elle est devenue cet espace bouleversé où s’établit une immigration provinciale et étrangère. En 1962, Paul Delouvrier, alors nouvellement nommé délégué général du District de la Région parisienne, reçoit pour mission de remettre de l’ordre dans ces territoires 2. À cette fin, en juillet 1964, un nouveau découpage crée dans le territoire de l’ancien département de la Seine, huit nouveaux départements : Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d’Oise, Yvelines, Essonne et Seine-et-Marne. Paris se voit, quant à elle, attribuer le statut inédit de Ville-Département.

En 1965, le général de Gaulle, président de la République, donne son aval au Schéma Directeur d’Aménagement Urbain de la région parisienne (SDAU) conçu par Paul Delouvrier. Ce Schéma Directeur se fonde sur des prévisions tablant sur une très forte croissance de la métropole et une région de 14 millions d’habitants à l’horizon de l’an 2000.

De gigantesques mutations urbaines aussi bien qu’administratives, de grands bouleversements humains, touchent donc la périphérie parisienne dans les décennies cinquante et soixante, que les textes officiels de l’époque présentent alors comme un « monde nouveau synonyme de la modernité ». L’opinion publique est, elle, partagée entre ceux qui regardent avec inquiétude, fascination ou effroi l’édification de ce « monde nouveau » et ceux pour qui ce gigantesque renouvellement de l’espace urbain va permettre la fin du cauchemar de la mal-vie dans des logements insalubres, voire dans la cabane d’un bidonville. Les « grands ensembles » sont pensés par les gouvernants comme une façon d’éradiquer les bidonvilles partout présents autour des très grandes villes 3.

Ce « monde nouveau » intrigue particulièrement les cinéastes, qui, dès le départ, intègrent dans leur réflexion ce phénomène qui, d’évidence, est voué à bouleverser durablement l’espace urbain. Cependant, parmi ces cinéastes pour qui le cinéma est désormais celui d’une civilisation urbaine, s’expriment des visions du fait urbain extrêmement différentes. Pour quelques rares cinéastes, le grand ensemble est l’emblème positif de la modernité. Ainsi en est-il de l’évocation de la ville par Paul Carpita dans Le rendez-vous des quais, film tourné en 1955, où il met en scène le travail des dockers de Marseille mais aussi filme les formes nouvelles de la vie en ville avec le souci de montrer le beau et la volonté de beau dans la vie des humbles 4. L’interdiction rapide du film fit cependant que son influence fut faible et ce courant dans lequel certains critiques avait vu un possible « néoréalisme » à la française ne s’est pas épanoui 5. La vision la plus fréquente dans les films de l’époque reste celle de ceux qui voient dans le grand ensemble un milieu hostile, mettant à mal la tradition de vie des quartiers populaires, vie archétypée dans laquelle ils veulent continuer de planter leurs décors. Ainsi en est-il des films de Gilles Grangier ou Denis de La Patellière, films la plupart du temps tournés en studio et mettant en scène une vie urbaine populaire réfractaire à la modernité 6. Pour d’autres, enfin, le grand ensemble est un des éléments d’une cinématographie elle-même bouleversée par les transformations rapides de la société d’après-guerre. Ces cinéastes, extrêmement sensibles à la nouveauté sociale de la ville et de la vie organisée par les grands ensembles, en font souvent une critique acerbe, y voyant une des formes paroxystiques de la déshumanisation et de l’aliénation caractéristique de leur société. On trouve l’expression de cette fascination en même temps que de ce rejet, sous des formes très diverses, aussi bien chez un cinéaste comme Marcel Carné, que chez le tout jeune Pialat, chez Luntz, et, dans une forme particulièrement radicale, bien sûr, dans les films de Jean-Luc Godard 7.

La nouveauté des modes de vie est au coeur des préoccupations des cinéastes dits de la « nouvelle vague ». Parmi ceux-ci, Godard se distingue par l’extrême attention qu’il apporte aux objets, aux espaces associés à cette nouveauté. Cette attention l’amène à tourner en 1967 le film emblématique que constitue Deux ou trois choses que je sais d’elle. Le film marque une étape nouvelle dans la représentation de la banlieue parisienne car, comme le note Michel Cadé, « Godard prolonge et amplifie la réflexion qui était celle de Marcel Carné dans Terrain Vague (1960), toutes choses étant égales d’ailleurs, à savoir l’inhumanité des nouvelles formes d’habitat » 8. C’est en effet la première fois qu’un cinéaste vient planter sa caméra au pied et à l’intérieur d’un grand ensemble, en l’occurrence à La Courneuve. Et surtout Jean-Luc Godard prend pour principal sujet de son film l’« aménagement » lui-même de la région parisienne en le considérant non plus du point de vue des ministres, des penseurs et des technocrates de la modernité, mais du point de vue de ceux qui la vivent.

Filmer un grand ensemble tout juste achevé n’est pas oeuvre banale pour un cinéaste. Nous nous interrogerons dans la suite de ce propos sur la façon dont Godard a construit son film. Nous examinerons les documents qu’il a eu en sa possession et mis en avant comme « sources » pour raconter cette histoire, celle d’une femme d’une trentaine d’années, épouse d’un cadre moyen, qui habite les « 4000 » de La Courneuve en 1966. C’est pourquoi nous nous attacherons aux articles de presse – autre trait de cette modernité – sur lesquels se fonde Godard pour élaborer son film. Nous dégagerons ainsi les thèmes centraux du film afin de comprendre quelles représentations le cinéaste vise à donner de la cité des 4000 logements. Visions décalées par rapport à celles que fournissent les études historiques, sociologiques, économiques menées depuis sur le même objet, vision d’un cinéaste qui proclame pourtant dans son film vouloir, notamment à travers des choix techniques, livrer au public « un document » sur l’aménagement de la banlieue parisienne ?



La Courneuve a depuis longtemps fait oublier l’origine médiévale pourtant affichée dans son nom et même le caractère de gros bourg rural encore dominant à la fin du XIXe siècle 9. Elle est désormais l’une des communes de la très proche banlieue, située au nord-est de Paris et son identité est fortement marquée par son appartenance aux communes de cette proche banlieue gérées par des municipalités à direction communiste 10. Elle constitue l’une des villes emblématiques de la banlieue rouge, où les emplois liés à l’industrie lourde occupent jusqu’à la crise des années 1970 la plus grande partie des habitants 11. En 1957, une enquête d’utilité publique est effectuée en vue de la construction d’une cité de 4000 logements. Elle est pilotée par l’office d’Habitation à Loyer Modéré (HLM) de la ville de Paris 12. Ces logements seront destinés à la location, s’adresseront en priorité à une population d’ouvriers, d’employés et de cadres moyens, habitants des taudis de la banlieue et des quartiers parisiens destinés à la rénovation, comme Belleville. Jacques Girault a mis en avant la dimension politique de cet aménagement de la région parisienne : « Ces déplacements ont aussi un sens politique : vider Paris de sa classe ouvrière, du poids du parti communiste. » 13. À cette population plus ou moins anciennement parisienne, viendront s’ajouter des milliers de rapatriés d’Algérie. La construction de l’ensemble du quartier, dans ses grandes lignes, s’achève en 1963. La cité qui prendra le nom de sa capacité, les « 4000 », constitue avec Sarcelles l’une des figures centrales du développement urbain en banlieue. Au fil du temps, les « 4000 » s’imposent, dans la presse et dans l’opinion publique, comme le prototype du grand ensemble.


Deux ou trois choses que je sais d’elle,
Jean Luc Godard,
1967

Deux ou trois choses que je sais d’elle est tourné durant le mois d’août 1966 dans l’ensemble des 4000 logements de La Courneuve dont la construction, hors équipements, s’est achevé en 1963. C’est le troisième film de Jean-Luc Godard réalisé cette année-là, et le cinéaste suisse a obtenu pour ce film l’avance sur recette, une aide versée par le Centre National de la Cinématographie 14. Il s’agit pour Godard d’années de grande créativité au cours desquelles il inscrit sa production dans l’urgence du moment. Le premier long-métrage terminé cette année 1966, Made in USA, s’inspire de l’histoire d’un assassinat politique commis l’année précédente, celui de Medhi Ben Barka, leader de l’opposition marocaine au roi Hassan II. Le troisième film de cette année sera La Chinoise, film sur la nouvelle jeunesse étudiante des années soixante, habitée par les références à la Chine de Mao, alors symbole du possible d’une société autre. Ce film traduit lui aussi la sensibilité de Godard aux mutations de l’espace urbain et à leurs conséquences sur la façon de vivre des individus ; notamment, il contient une séquence située sur le campus de Nanterre, symbole de l’université en train de sortir de terre, au milieu des friches, à proximité des bidonvilles et des grands ensembles, qui n’est pas sans rappeler certaines séquences de Deux ou trois choses



Mais Deux ou trois choses que je sais d’elle est le film dans lequel Godard choisit la transformation urbaine comme objet même du film et cherche à créer une forme de cinéma adéquate à son objet, une forme elle-même nouvelle, elle-même en construction, faite de pièces disjointes, caractérisée par la juxtaposition, les ruptures des contenus et des formes, des récits qui se croisent sans se mêler. Le film a une dimension explicitement expérimentale. Jean-Luc Godard s’interroge et interroge le spectateur sur le film en train de se faire, notamment par le moyen de la voix off qui énonce ses commentaires 15. On y voit à l’oeuvre une esthétique inspirée par la déconstruction du récit pratiquée à la même époque dans d’autres domaines de la création, notamment dans le domaine de l’écriture à travers le nouveau roman 16. On y retrouve le refus de l’artefact de la cohérence du récit, de l’auteur prenant de fait la place d’un dieu omniscient. Le titre du film suggère que l’on n’apprendra que « deux ou trois choses » que connaît l’auteur. On y retrouve aussi le refus de la fiction psychologique comme base de l’intrigue ainsi qu’une fascination pour les effets de construction par le cadrage, par l’organisation des regards travaillant les relations du champ et du hors-champ. Le personnage de femme qui est au coeur du film reste étranger. L’importance rendue volontairement visible de la technique et donc de l’arbitraire du créateur doit aussi beaucoup à la nouvelle puissance attribuée aux signes dans la mouvance du renouveau de la sémiologie de Roland Barthes. Les Mythologies sont parues en 1957 dans lesquelles l’auteur décrivait le fonctionnement de mythes contemporains mettant sur le même plan la fameuse Citroën DS ou Greta Garbo. La démarche du film doit beaucoup à cet environnement culturel marquée par le structuralisme, lecture qui permet de dire le nonsens de la société de consommation en même temps que l’implacable de sa domination. Le film est ainsi une des manifestations les plus novatrices de La Nouvelle Vague. Le titre du film est l’expression de cette démarche qui fait des objets des acteurs. Le « elle » du titre du film se réfère, autant qu’à la femme omniprésente de toutes les mythologies, à la « région parisienne » et à « la terrible loi des grands ensembles ». 




L’actrice Marina Vlady incarne le rôle de Juliette Janson, une femme d’une trentaine d’années, apparaissant ainsi que le remarque Jacques Belmans comme « typique d’une certaine petite bourgeoisie » 17, qui vit avec son mari, Robert, et ses deux enfants dans l’univers impersonnel d’une HLM. Elle se prostitue occasionnellement car « il faut qu’elle se débrouille. Robert, je crois, a cent dix mille francs par mois »18. Ce qui correspond alors au salaire d’un cadre moyen. Le ton de l’enquête, reprenant celui de l’approche sociologique qui se développe alors pour justifier par les besoins, les « attentes » des gens, les choix politiques, est le moyen d’exprimer l’aliénation instillée par les faux semblants de choix offerts par la société de consommation. Expression de cette aliénation, la passivité face à la guerre que les États-Unis mènent alors au Vietnam, guerre que Godard fait surgir dans ce quotidien. Autant de thèmes qui font de ce film une anticipation du mouvement de mai 1968.

L’affiche du film exprime la conception d’ensemble du film. C’est un collage : la photo de Marina Vlady est entourée de photos d’immeubles, d’emballages de publicité. C’est la forme choisie pour l’ensemble du film. Jean-Luc Godard introduit des photos, des images de bandes dessinées, des personnages littéraires comme Bouvard et Pécuchet, présente les couvertures de la collection Idées de Gallimard et particulièrement le livre de Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle qui vient de paraître en 1962 19. Aussi, le morcellement dans la forme est-il souligné par plusieurs critiques : Georges Sadoul compare le film « aux facettes d’un miroir brisé » 20. Toutefois, dans sa démarche, Jean-Luc Godard tient à souligner l’unité qu’il a voulu donner au film, son travail de mise en relation, de liaison entre le particulier et le général : « L’histoire de Juliette ne sera pas racontée en continuité, car il s’agit de décrire en même temps qu’elle des événements dont elle fait partie, il s’agit de décrire un ensemble. Cet « ensemble » et ses parties […] il faut les décrire, en parler à la fois comme des objets et des sujets. Je veux dire que je ne peux éviter le fait que toute chose existe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Ceci, par exemple pourra être rendu sensible en filmant un immeuble de l’extérieur, puis de l’intérieur, comme si on entrait à l’intérieur d’un cube, d’un objet. De même une personne, son visage est vu en général de l’extérieur. Mais comment voit-elle ce qui l’entoure ? Je veux dire comment ressent-elle physiquement son rapport avec autrui et le monde ? […] Voilà quelque chose que je voudrais faire sentir en permanence dans le film et qui lui soit immanent. » 21



Une critique politique de l’état et de l’aménagement de la
banlieue parisienne. Le grand ensemble, expression d’une
politique d’État.

Godard s’adonne au tout début du film à une critique précise de l’aménagement de la Région parisienne et cite nommément dans son commentaire Paul Delouvrier comme responsable de cet aménagement, ainsi que le président de la République :

« Le 19 août, un décret relatif à l’organisation des services de l’État dans la Région parisienne était publié par le Journal officiel. Deux jours après, le conseil des ministres nomme Paul Delouvrier préfet de la Région parisienne […]. (Je relève déjà que Paul Delouvrier, malgré son beau nom, a fait ses classes dans les groupes bancaires Lazard et Rothschild).22 J’en déduis que le pouvoir gaulliste prend le masque d’un réformateur et d’un modernisateur alors qu’il ne veut qu’enregistrer et régulariser les tendances naturelles du grand capitalisme. J’en déduis aussi que, systématisant le dirigisme et la centralisation, ce même pouvoir accentue les distorsions de l’économie nationale, et plus encore celle de la morale quotidienne qui la fonde. » 23

Les images qui défilent sur cette voix off chuchotante montrent un énorme chantier ; des camions-grues vident leur charge de ciment et de béton. À ceci se superposent de grands bruits de travaux omniprésents. Au fracas des décibels émis par les bulldozers, les marteauxpiqueurs, les machines, s’oppose le chuchotement de la voix off de Jean-Luc Godard. Les plans divers du grand ensemble de La Courneuve suggèrent qu’il est le produit de cette poussée urbaine décidée depuis le centre de la capitale, par les technocrates de l’état gaullien dont la puissance écrase les autres formes de présence humaine.



Dans son texte, Godard fait référence au décret avalisant le Schéma Directeur d’Aménagement Urbain de la Région parisienne (SDAU) qui bénéficie du soutien du Général de Gaulle et se fonde sur les prévisions, considérées avec optimisme, d’une période de grande croissance économique et démographique. Selon Godard, « l’aménagement de la région parisienne va permettre au gouvernement de poursuivre plus facilement sa politique de classe… Et au grand monopole d’en orienter l’économie, sans trop tenir compte des besoins et de l’aspiration à une vie meilleure de ses huit millions d’habitants » 24

Dans ce film, la représentation du chantier est récurrente. Cette édification est le véritable continuum du film, la véritable histoire car elle est celle de la société 25. Le suivi de l’implacable développement du chantier donne son sens profond au film. Des plans de chantiers le parsèment : ceux de la cité de La Courneuve, celui de la Place de la Madeleine à Paris, la construction du périphérique. À tel point qu’un critique des Nouvelles Littéraires a pu donner cette définition du film : il s’agit d’ « un documentaire sur la construction du périphérique » 26.




Les grues sans cesse en action s’implantent dans le paysage et cisaillent l’horizon de façon systématique. L’immensité du monde ne se rattache plus directement à la nature mais se trouve représentée par l’enseigne d’une station-service de la marque AZUR. Les mots ont remplacé les choses. Le montage rapproche des plans appartenant à des univers habituellement éloignés et renforce la brutalité du monde en train de se mettre en place dont le grand ensemble est l’une des figures 27. Jean-Luc Godard juxtapose, par exemple, lors du montage, à un plan d’ouvriers creusant le sol, celui de jeunes femmes se déshabillant en vue de se prostituer. Il montre ainsi que, de son point de vue, les deux actions constituent les deux pendants d’une même réalité, car pour lui « on aménage la région parisienne […] comme un grand bordel […] Et si j’ai filmé une prostituée, c’est disons, pour mettre cela en évidence. Je veux dire que j’aurais pu le faire sur un ouvrier ou un technicien qui les trois quarts du temps ne se comporte pas, grosso modo, différemment… » 28. Affirmation volontairement provocatrice qui utilise la référence à la prostitution – omniprésente dans l’univers cinématographique du temps- pour exprimer la situation d’aliénation, de dépossession de soi imposée par l’exploitation capitaliste : vendre son corps et vendre sa force de travail sont deux facettes d’un même ordre social, similitude masquée par l’hypocrisie de normes sociales que les cinéastes font voler en éclats 29.

Cependant, en décrivant de cette manière l’aménagement de la région parisienne, Godard brise l’idée que cette entreprise amène du progrès et il pose les jalons du thème de la déshumanisation, de la mort des sentiments engendrée par ce nouvel espace.



Le grand ensemble de La Courneuve

Jean-Luc Godard ne nomme pas le grand ensemble ; peu importe son nom propre ; à aucun moment le nom de la commune où il est édifié, La Courneuve, ne peut se lire sur un panneau routier. Personne ne le prononce. Il est imparfaitement évoqué quand le cinéaste place ces mots dans la bouche d’une fille qui se prostitue à Paris : « je vis dans les grands bâtiments, près de l’autoroute du Sud […] vous savez…, les grands bâtiments bleu et blanc ». La description renvoie sans équivoque à la cité des « 4000 », mais c’est l’autoroute du Nord (la « A1 ») qui permet d’identifier la ville. Cet espace est un espace de déplacement : de fait l’autoroute longe La Courneuve et les habitants peuvent la voir depuis les fenêtres de la cité. Godard cherche ainsi à signifier que le lieu importe peu, qu’il s’agit de lieux sans identité propre, des lieux qui ne sont que des fonctions, permettre la circulation, fournir un toit. Toutes les banlieues modernes se ressemblent. On ne les choisit pas. Peu importe leur nom, tout à fait anecdotique. En fait, le grand ensemble des 4000 logements n’a pas besoin d’être nommé pour être identifié. Il est avant tout le produit d’un certain type d’aménagement. Les premières images du quartier apparaissent dès l’ouverture du film. C’est d’abord un plan du centre commercial sombre, enterré, souterrain. Puis la cité apparaît de façon floue comme s’il s’agissait d’un décor, en second plan, lors de la présentation de Marina Vlady comme actrice/personnage sur le balcon de son appartement. L’ensemble des « 4000 » se définit par sa verticalité (tour immense dont le sommet semble échapper au cadreur) et par son horizontalité (barre sans fin dont la perspective, elle aussi, excède le cadre). Le grand ensemble est donc donné comme gigantesque et impossible à maîtriser pour l’oeil de celui qui y demeure. Vision partielle, interdisant une compréhension globale, qui traduit elle aussi la position d’aliéné. Plusieurs autres plans montrant les façades extérieures de la cité suggèrent que Juliette Janson (Marina Vlady) demeure prisonnière de ce monde de béton industriel.



Son regard, par exemple, décrit un long panoramique de 360° sur l’ensemble de la cité et ses alignements d’innombrables fenêtres identiques et sa voix, en off, commente : « le paysage, c’est pareil qu’un visage ». Or cette recherche d’humanité vient buter sur le chantier, visage complètement défiguré. Un des cartons titres de la bande annonce : « Elle, la Gestapo des structures ». Il affiche la radicalité du propos de Godard pour qui le grand ensemble évoque la violence de l’univers concentrationnaire, l’inhumanité du régime policier nazi. Évidemment, l’équivalence établie ainsi entre la violence de la mise en ordre capitaliste et celle du nationalsocialisme est un des maîtres mots de la pensée de l’extrême-gauche maoïste des années 1960 et elle se banalisera lors des événements de mai 68 sous la forme de l’expression emblématique CRS SS 30. Le raccourci surprend aujourd’hui. On se demande si Godard aurait pu tenir les mêmes propos, tourner le même film, quelques kilomètres plus loin à Drancy dans la cité de La Muette, site du camp ?

Jean-Luc Godard décrit aussi le grand ensemble depuis l’intérieur d’une de ses « cellules ». L’inhumanité y est la même : pas d’envers et d’endroit dans ce décor, pas d’échappatoire. C’est bien la « structure » qui est en cause comme l’évoque l’expression « la Gestapo des structures ». Le « elle » du titre, précise Godard, c’est aussi « la salle de bains que n’ont pas 70 % des Français », objet de rêve, désignée comme l’objet du désir par les sociologues du pouvoir 31. La salle de bain, omniprésente dans les messages publicitaires, alors qu’elle est réellement absente de la plupart des foyers, justifie pour une part la construction des grands ensembles, ces paquets de logements en marge des villes, des logements salubres équipés également de grandes baies vitrées, de l’eau courante, du gaz de ville, d’un parking pour la voiture. Au détour d’une séquence, Godard signale ironiquement les revers de ces prétendus progrès, leur contribution à la production de la « cruauté du néo-capitalisme ». Après d’autres, il déconstruit les belles images 32. Dans une scène du film, une femme, d’origine hongroise, qui prend son bain dans sa salle de bain, est surprise dans son intimité par un employé de l’EDF qui vient relever le compteur. Elle crie, et l’employé se contente de lui annoncer qu’elle en aura pour très cher. L’absurde, l’humour sont mis au service de la dénonciation de la perte de repère. L’employé n’est plus un homme mais une mécanique réduite à sa fonction.



La perte de repère provoquée par la violence de l’environnement est rendue à l’aide de la bande-son selon une technique elle aussi caractéristique de la Nouvelle vague qui, grâce à la bande sonore magnétique, permet au moment du montage le réenregistrement simultané de multiples bandes sonores permettant de superposer musiques, bruits extérieurs et parole 33. Dans le film, à l’extérieur autant qu’à l’intérieur, le grand ensemble est toujours un environnement extrêmement bruyant : cris d’enfants, vrombissements des voitures, klaxons, l’extérieur pénètre l’intérieur, niant la possibilité de l’intimité dans des pièces dont les cloisons servent plus à faire résonner le chaos sonore du monde extérieur qu’à en protéger. Nul repos, nul retranchement possible face aux contraintes de la violence sociale dans ce monde du dedans rattrapé par les bruits du dehors.

Enfin, le grand ensemble décrit par Jean-Luc Godard est évidemment le lieu de la prostitution. La prostitution va de soi, réalité prosaïque, sans surprise, sans pathos. Godard ne juge pas. Comme dans tous ses films, le capitalisme est associé à la mise hors course de toute référence morale. Monsieur Gérard, un habitant de la cité, sous-loue son appartement à des proxénètes et dans le même temps, il fait de cet appartement un lieu d’accueil et de garde pour les enfants de la cité, dont ceux de Juliette Janson (Marina Vlady). Une prostituée reçoit un client dans sa cave. En contrepoint, (comme pour l’enseigne AZUR replaçant l’horizon), le rêve d’une autre vie se présente seulement sur les murs sous la forme d’affiches alléchantes vantant les paysages ensoleillés d’Israël, de Bangkok. De indices signalent en contrepoint de ces images de facilité, l’absence des infrastructures les plus indispensables à la vie sociale, telles des lieux de garde pour les petits enfants de parents condamnés désormais à aller chercher très loin de chez eux un emploi. Cette dénonciation du grand ensemble comme lieu de vie tronqué se manifeste particulièrement dans deux scènes : d’une part, dans celle qui présente la crèche improvisée de Monsieur Gérard, d’autre part, dans une scène où des enfants évoquent le manque de jeux. Mais seuls les enfants semblent être conscients de l’importance de ces lacunes de l’aménagement.

Les habitants des grands ensembles, eux-mêmes, sont montrés comme souscrivant au sacrifice du collectif au nom de la possible acquisition de nouveaux biens de consommation. Le réalisateur montre qu’à un certain mode d’habitat correspond un mode de consommation quotidienne qui vient redoubler l’aliénation de ceux qui subissent le grand ensemble : il montre Juliette faisant la vaisselle devant un alignement de dizaines de produits. Le supermarché Prisunic, équipement indispensable, central, se trouve au coeur de la cité, est devenu le coeur même de la cité. Le tournage du film a lieu en 1966, en plein essor de ce que l’éditorialiste du Monde Maurice Duverger, deux ans plus tard, définira comme « la société de consommation ». C’est en effet en 1966 que l’on assiste à la création du premier hypermarché, baptisé du nom de Carrefour, où l’on vend des marchandises à des prix réduits par la rationalisation de la chaîne de distribution. D’autres suivent comme l’établissement de vente d’électroménager des frères Darty et les supermarchés du groupe Auchan en 1967. Nouveau mode de consommer qui accompagne la nouvelle façon d’habiter, également déshumanisante, fondée sur l’uniformisation des produits comme des comportements.





Est-ce ainsi que les femmes vivent ?

La prostitution

La forme ultime de cette déshumanisation des rapports sociaux est la banalité de la prostitution. Elle apparaît chez Godard comme une des manifestations d’un système dans lequel le besoin d’argent saisit tous les individus à la gorge et où seul l’argent circule librement entre les personnes. Dans ce système, les femmes sont particulièrement mise à mal et la prostitution est une des formes de leur esclavage, nié dans le cadre du mariage par l’hypocrisie bourgeoise 34.

La prostitution est une activité ordinaire de toutes les femmes, y compris les femmes mariées, vivant dans le grand ensemble des « 4000 » tel que Godard le met en scène. Cet angle d’approche est choisi par le cinéaste en raison de la situation extrême qu’il exprime et de la tension qu’il institue pour traiter du problème du mal-vivre généré par les concentrations urbaines. Pour construire son propos, Godard s’est inspiré d’une enquête à sensation parue le 29 mars 1966 dans Le Nouvel Observateur 35. Ce parti pris suscita de vives réactions à l’époque et se trouva notamment au centre des questions d’un reportage effectué par une équipe de l’ORTF pour l’émission « Dim, Dam, Dom » 36. L’équipe se rendit sur les lieux lors du tournage du film de Godard en 1966. L’interviewer, Luc Favory, demanda à plusieurs habitantes ce qu’elles pensaient du thème retenu pour le film, la prostitution dans les grands ensembles, en formulant la question ainsi : «…c’est l’histoire d’une femme, une ouvrière qui se prostitue pour se payer un manteau de fourrure ». Plusieurs interlocutrices s’offusquèrent de cette présentation de leur vie comme cette femme de ménage qui réagit en disant : « Je suis pas d’accord, les deux dames qui travaillent avec moi ce sont deux petites Portugaises qui habitent dans un bidonville, c’est des femmes courageuses. Elles veulent arriver alors elles travaillent ».

La publication de l’article est ressentie comme une atteinte à l’honneur de l’ensemble de ceux qui vivent dans les grands ensembles, une « insulte à la classe ouvrière » et le scandale provoqué a amené le journal à se justifier en poursuivant l’enquête sur un phénomène nié par la société.

Dans son enquête du Nouvel Observateur intitulée « Les étoiles filantes » 37, Catherine Vimenet affirmait en effet : « D’une récente enquête, menée dans une cité neuve, à l’est de Paris où sont logées deux mille familles, il ressort qu’une ménagère sur deux, mères de famille comprises, pratique « en amateur » le plus vieux métier du monde ». Ce chiffre fut par la suite démenti par l’hebdomadaire sans qu’il lui soit possible d’apporter une statistique fiable. Mais dans sa livraison du 4 mai 1966 38, la parole était donnée à Jeannette Brutelle, militante socialiste, présidente du « club Louise Michel » ainsi qu’à d’autres femmes de ce club politique, à une assistante sociale, un éducateur, un conseiller psychopédagogique, tous travaillant dans les grands ensembles et appelés à préciser la réalité des difficultés sociales de leurs habitants. Jeannette Brutelle rectifiait le chiffre avancé dans l’enquête mais confirmait la gravité de la situation : « Évidemment, il n’y a pas une femme sur deux, et dans aucun ensemble, qui se livre à la prostitution. Qu’il y en ait beaucoup est déjà suffisamment grave. Ce n’est pas une réalité que nous avons traquée volontairement, par goût du scandale : elle nous a sauté au visage dès que nous avons commencé à mettre en place les structures du club Louise Michel ». Une autre militante du club rajoutait : « S’il y a scandale, il n’est pas dans la publication de Catherine Vimenet, mais dans les conditions de vie qui sont faites à des centaines de milliers de femmes et qui conduisent certaines d’entre elles – certaines seulement bien sûr- à se prostituer. »



Godard insère son travail dans ce qui est un des débats vifs du moment, ce que représente réellement les grands ensembles comme cadre de nouvelles conditions de vie. Une série de témoignages de femmes de la cité est insérée par bribes dans le film de Godard : toutes ces bribes de parole disent l’échec, le sentiment pour ces femmes d’être engagées dans une impasse. Une femme décrit son désarroi devant sa situation de chômeuse. Son témoignage est entrecoupé de flashs d’images sur les immeubles du grand ensemble. Le désordre des vies sans horizon est à l’image de celui du chantier. La jeune femme exprime l’incompréhension : « Je ne sais pas si vous vous rendez compte… Je suis secrétaire… je parle l’anglais et l’italien… et je n’arrive pas à trouver du travail parce que je suis trop vieille. » La juxtaposition de morceaux de témoignages tronqués, cisaillés comme le paysage, permettent à Godard d’exprimer la solitude de chacune, l’absence de repère. Une jeune femme, une apprenti coiffeuse, à l’accent ostensiblement pied-noir, dit « qu’elle ne croit pas à l’avenir ». Juliette, le personnage créé par Godard, se définit, elle, comme indifférente ; elle se sent perdre la mémoire dans cet univers qui n’en a pas, univers dans lequel les individus se sont trouvés projetés et qui se fabrique autour d’eux, mais sans eux.

Relation Banlieue/Paris

Cette emphase sur la prostitution s’ancre dans une analyse de la relation entre ce nouveau lieu et Paris, dans la nouveauté d’une relation Paris-banlieue structurée par l’automobile et les axes autoroutiers en train de sortir de terre eux aussi. Paris est donné comme le lieu du loisir et de la consommation- plaisir : Juliette s’y rend grâce à sa voiture neuve, une Austin 801, rapide et rutilante, recouverte d’une peinture rouge vif. Elle y achète ses vêtements de marque dans une boutique chic. La banlieusarde part dépenser à Paris l’argent qu’elle y gagne puisque c’est là aussi qu’elle se prostitue. Son mari travaille également dans la capitale, dans un garage proche de la porte des Ternes. Le trajet de Juliette Janson de La Courneuve vers Paris en voiture décrit le lien avec Paris, figuré par la Seine, mais illustre aussi la politique de zoning alors à l’oeuvre. Le cinéaste montre Juliette dormant dans sa chambre de La Courneuve, expression radicale par son évidence de la banlieue dortoir.



Puis il la montre partant vers Paris où elle travaille. En fait, elle rejoint les bureaux du nouveau quartier de la Défense, en construction eux aussi. Ils accueillent les employés et les cadres venus d’autres zones de ce grand dessein bureaucratique qu’est le schéma directeur. Le flot des employés exprime l’uniformisation nouvelle des conditions dans la société capitaliste en cette période d’explosion du travail tertiaire. Le fonctionnement implacable de la mise en ordre urbaine est rendu par une série de plans généraux fixes agencés ainsi : images successives d’un échangeur autoroutier en construction, images de la Seine sur laquelle circule une péniche, puis images de cette même Seine bordée par les buildings, vers Puteaux. Dans tout cela, rien qui relève de la singularité des individus ni ne leur laisse la chance d’y exprimer (au-delà de l’illusion de liberté liée à la possession de la voiture), autre chose que la soumission à des décisions extérieures.

Le film de Godard s’inscrit dans les réalités et les débats du moment de sa réalisation. Ces débats fournissent une grande part de la matière première de son film qui, à la différence de ces débats, se déroule là où ils s’enracinent, les grands chantiers de la périphérie parisienne. Mais de par cette présence des matériaux mêmes de l’enquête sociologique, par le fait de placer la caméra dans les immeubles en construction, le film est radicalement neuf, tant dans sa forme que dans son contenu. Le cinéaste est un regard sur ce qui apparaît de neuf dans son monde : regard qui met en évidence les effets de contrainte provoqués par la rénovation urbaine, les illusions produites et la brutalité des désillusions qui naissent de la pauvreté réelle, en dépit du mirage de la consommation. Avec certains architectes de son temps, il dit que l’architecture n’est pas neutre, que les façons d’habiter sont dans l’ordre social, ne laissant que des choix marginaux aux individus. D’où la « gestapo des structures ». Il dit la violence impensée d’une architecture moderne, reprenant sans l’avis des acteurs le principe de Le Corbusier justifiant l’uniformisation par l’existence de « besoins identiques entre tous les hommes ». Cette violence est portée par la place faite à la prostitution, pratique qui exemplarise les ravages provoqués par la misère financière et affective des habitants du grand ensemble.

Ainsi, à partir d’une situation limite à l’époque, la prostitution d’une femme de cadre moyen dans un grand ensemble de la proche banlieue, le réalisateur anticipe sur la crise qui frappera ce territoire de plein fouet quelques années plus tard. Mais déjà au moment où il tourne, l’enquête du Nouvel Observateur a révélé les dommages provoqués par un endettement massif (qui conduit au moins un tiers des ménages à la misère), endettement qui renvoie à l’enfermement solitaire dans un monde où les objets tiennent place d’interlocuteurs, notamment à travers leur obsédante présence dans les images publicitaires. Cette omniprésence et cette dangerosité des objets rapproche le film de Jean-Luc Godard de l’univers de Jacques Tati tel qu’il se déploie dans Mon Oncle, tourné lui en1958. Comme Tati, Godard nous livre aussi une réflexion sur le temps et le langage : de nouveaux mots sont créés comme « échangeur », mais en fait qu’échange t-on ? Pas du sens, simplement du flux. Comme « bretelle » qui ne retient rien… Le but de Godard est bien de donner à penser le radicalement nouveau de ce qui s’édifie, bien plus qu’un ensemble de logements, une nouvelle façon de vivre en ville. Godard fait dire à Marina Vlady : « Personne aujourd’hui ne peut savoir quelle sera la ville de demain. Une partie de la richesse sémantique qui fut sienne dans le passé…, elle va la perdre certainement… Peut-être… Le rôle créateur de la ville sera assuré par d’autres systèmes de communication…, peut-être… Télévision, Radio, Vocabulaire et Syntaxe, sciemment et délibérément… »

Le film rompt donc totalement avec les représentations alors données souvent du grand ensemble comme lieu de vie pour l’avenir, sans pour autant être travaillé par la nostalgie d’un âge d’or de la banlieue. Cette réalité existe et c’est de là qu’il faut partir, qu’il faut analyser des paysages, des situations, inventer des personnages. Esthétiquement, il introduit une écriture cinématographique inévitablement très particulière : réduction de la trame fictionnelle, voix off omnisciente, direction d’acteur originale (il n’existe pas de scénario ; Godard chuchote le texte aux acteurs avant chaque prise), invention d’un personnage hors du commun : le grand ensemble. Après Deux ou trois choses que je sais d’elle, les cinéastes ne pourront plus filmer le grand ensemble de la même façon. Ce qui n’empêchera pas certains politiques de continuer à le penser comme avant.



LIEN

Le film dans son intégralité en VO :


Notes

1 Olivier Guichard est alors ministre de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement, du Logement et du Tourisme dans le ministère de Pierre Messmer, sous la présidence de Georges Pompidou.
2 Ce haut fonctionnaire de la IVe République avait préalablement été nommé délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 avec mission de conduire conjointement la pacification et le développement économique en mettant en oeuvre le Plan de Constantine. Son action est intimement liée à toutes les formes de l’aménagement voulu par le général de Gaulle. Son nom est attaché au projet et à la réalisation des « villes nouvelles » et, d’une façon plus générale, à l’élaboration, en 1965, du premier schéma directeur d’aménagement de l’Île-de-France. Il devient préfet de la région parisienne de 1966 à 1969.
3 Voir notamment la loi Debré du 14 décembre 1964. La première enquête nationale date de 1966. Elle fait apparaître l’existence de 255 bidonvilles dont un à la Courneuve regroupant environ 2500 habitants. Voir Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les Trente glorieuses » dans Cahiers de la Méditerranée, n° 69.
4 Georges Sadoul, Dictionnaire des cinéastes, nouvelle édition augmentée par Émile Breton, Paris, Seuil, 1990.
5 Ce film militant, qui évoquait la grève des dockers qui avait eu lieu quelques années auparavant, fut interdit dès sa sortie par la censure parce qu’il montrait des « scènes de résistance à la force publique susceptibles de troubler l’ordre ». Il disparut à la suite de cela pendant plus de 30 ans des écrans.
6 Georges Sadoul, Dictionnaire des cinéastes, op. cit., et Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, 9e édition revue et augmentée, préface de Henri Langlois, Paris, Flammarion, 1990.
7 Jean-Luc Douin dir., La Nouvelle vague 25 ans après, Paris, Éditions du Cerf, 1983.
8 Michel Cadé, « Du côté des banlieues, les marques d’un territoire », dans Cinémaction, mars 1999.
9 La Courneuve vient en effet du latin « curia nova » ou « curtis nova », nouveau domaine et le nom, commun, renvoie ici aux colons que l’abbé Suger de Saint-Denis installa sur ce territoire. À la fin du XIXe siècle, la commune dépasse de peu les 1200 habitants.
10 Annie Fourcaut dir., Banlieue rouge : 1920-1960 : années Thorez, années Gabin : archétype du populaire, banc d’essai des modernités, Paris, Éditions Autrement, 1992.
11 Jacques Girault dir., Ouvriers en banlieue, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions de l’Atelier-Éditions ouvrières, 1998.
12 Émile Breton, Rencontres à La Courneuve, Éditions Messidor, coll. Temps Actuels, Paris, 1983, p. 224.
13 Jacques Girault, « La grande saga du logement », dans Seine-Saint-Denis : chantiers et mémoires, Paris, Éditions Autrement, 1998, p. 198.
14 René Prédal, Le cinéma depuis 1945, Paris, Éditions Nathan, 1991, p. 223.
15 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, L’esthétique du film, Paris, Nathan, 1983.
16 L’expression de « nouveau roman » s’impose à partir d’un usage journalistique pour désigner les productions d’un type d’auteurs bravant les normes du genre romanesque en 1957.
17 Jacques Belmans, La ville au cinéma, Bruxelles, Éd. Antoine de Boeck, coll. Univers des sciences humaines, 1977, p. 95.
18 Jean-Luc Godard, 2 ou 3 choses que je sais d’elle. Découpage intégral, Éditions du Seuil/Avant-Scène, coll. Points Films, Paris, 1984, p. 20.
19 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, collection Idée, 1962.
20 Georges Sadoul, Les lettres françaises, 23 mars 1967.
21 Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome I 1950-1984, Éditions des Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 296 et 297.
22 Cette phrase entre parenthèse a été censurée.
23 Jean-Luc Godard, 2 ou 3 choses…, op. cit., p. 20-21.
24 Ibid, p. 27.
25 Ce qui renvoie au refus de la fiction psychologique, exprimée de multiples façons : « Moi j’ai toujours été gêné par le fait d’être obligé de ce que les gens dans le métier du cinéma ou dans la vie appellent « raconter une histoire ». dans Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Éditions Albatros, 1983, p. 66.
26 Georges Charensol, « À propos de deux ou trois choses », Les Nouvelles littéraires, 16 mars 1967.
27 Pour l’importance du montage dans les films de la Nouvelle vague, Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, L’esthétique du film, op. cit., p. 37.
28 Jean-Luc Godard est interviewé par Alain Sedouy et André Harris dans leur émission télévisée « Zoom » diffusée sur la deuxième chaîne en octobre 1966. Ensuite cet entretien est publié par les Lettres françaises du 3 novembre 1966 retranscrit in Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses…, op. cit., p. 12-14.
29 Le thème est notamment au coeur de l’un des premiers film de Godard, Vivre sa vie, film sorti en 1962.
30 Godard vient de tourner La Chinoise, expression de la fascination de cette génération intellectuelle pour la Chine de Mao. Notons que cette expression « CRS : SS » est apparue pour la première fois lors des grèves ouvrières de 1948, dans le Nord.
31 Texte qui fait partie des dix-sept cartons de la bande annonce :
32 La critique de la société de consommation et de l’illusion de liberté qu’elle procure à travers la possession d’objets était au coeur du livre publié avec succès en 1965 par Georges Pérec, Les choses. Une histoire des années soixante, Paris.
33 Jean-Luc Douin dir., La Nouvelle vague 25 ans après, op. cit., p. 61.
34 En 1967, Godard déclarait : « Les femmes sont victimes du racisme du couple. Depuis des siècles, on faisait des Cendrillons sans conte de fées. On leur faisait laver la vaisselle ou tourner le rouet comme des esclaves du foyer », dans Jean-Luc Douin dir., La Nouvelle vague 25 ans après, op. cit., p. 72.
35 Enquête de Claude Vimenet sur la prostitution dans les grands ensembles, Nouvel Observateur, 29 mars et 10 mai 1966. Le Nouvel Observateur, qui vient de naître sur les cendres de France Observateur en novembre 1964, est à l’époque le grand hebdomadaire de la gauche non communiste, très axé sur l’analyse des changements culturels de la société.
36 « Marina face à Godard », série Dim, Dam, Dom de Luc Favory, documentaire 1967, noir et blanc, 8 minutes. VDP4247 (forum des images). Voir aussi Le cinéma vu par…. , Répertoire des documents audiovisuels sur le cinéma français, Éd. Ministère des Affaires étrangères, Institut national de l’audiovisuel, Centre national de la cinématographie, Bibliothèque de l’image- Filmothèque, Paris, 1994, 366 p.
37 Catherine Vimenet, « Les étoiles filantes », 23 mars 1966, Le Nouvel Observateur, p. 18 et 19.
38 Article de la rédaction, « Prostitution dans les grands ensembles ? », dossier « Notre époque », Nouvel Observateur, 4 mai 1966, p. 14 à 17.


Aurélie Cardin
La représentation des « 4000 » à travers Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard

Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique | 2006





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