Grand Paris, proposition équipe MVRDV |
Eric
Hazan : Je pense que la discussion sur le Grand Paris est absurde :
il existe, il est là, sous nos yeux, avec ses dix millions
d’habitants. Penser qu’il faut, pour avancer, de grands gestes
architecturo-urbanistiques, c’est du cynisme ou de la bêtise –
ou les deux à la fois. Le concours dont les projets étaient exposés
à Chaillot était à cet égard très éclairant : tout pour les
ego, rien pour la ville. Il faudrait retirer le dossier des mains des
« spécialistes », faire un recensement précis de ce qui existe,
de ce qu’il faut garder, de ce qu’il faut aménager et de ce
qu’il faut remplacer. Un micro-travail modeste et long – ce dont
sont précisément incapables les grands noms convoqués au
Trocadéro.
Entretien sur les
banlieues et l’urbaphobie française
À
propos de :
Éric
Hazan, Paris sous
tension, Paris, La Fabrique, 2011.
Bernard
Marchand, Les Ennemis de Paris, Rennes, PUR,
2009.
Propos recueillis par :
Germinal Pinalie
Qu’est-ce que « Paris »
? Une ville-État, dominatrice, coeur d’un État centralisateur et
bureaucratique qui « pomperait » la substance de la France et
l’écraserait de tout son poids ? Pour Bernard Marchand, cette
représentation est une pure et simple falsification, qui puise sa
force dans la profonde « urbaphobie » française. Selon lui,
celle-ci est au principe de la légitimation de l’État, réalisée
sur le dos des classes populaires et des banlieues au profit de la
province et des zones rurales. Entretien croisé, hautement
polémique, avec un autre ami de Paris, Eric Hazan.
Germinal
Pinalie : On trouve dans L’Invention de Paris et dans Paris,
Histoire d’une ville la question des murs de Paris et de son
organisation spatiale. Dans Paris, histoire d’une ville, on peut
ainsi lire : « L’Angleterre victorienne, si attachée à toutes
les formes de ségrégation et qui avait presque institutionnalisé
l’inégalité, sut éviter de la traduire trop brutalement dans
l’espace urbain, alors que la France, qui se prétendait plus
égalitaire, surtout sous la IIIe République, donna naissance autour
de la capitale à l’un des premiers ghettos sociaux de l’histoire
urbaine. » Londres a plusieurs coeurs, c’est une véritable
mosaïque de zones de différents types, de différents niveaux
sociaux, qui constitue une sorte de pays à l’intérieur de
l’Angleterre et de la Grande-Bretagne. Paris est plus
viscéralement, plus fondamentalement concentrique. Comment
l’expliquer, et qu’est-ce que cela traduit de la façon
singulière dont construction nationale, légitimation de l’État
et rapports de classes sont noués en France ?
Eric
Hazan : Il est intéressant de mettre Paris et Londres en
parallèle, parce que ce sont deux villes tout à fait opposées. On
pourrait prendre cette image : Paris comme un oignon, et Londres
comme une boite de Pétri dans laquelle des colonies microbiennes se
développeraient en plusieurs points. Cela donne des physionomies
extrêmement différentes.
Paris comme un oignon
Paris comme un oignon, c’est
vrai depuis Philippe-Auguste. Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris,
le raconte de façon formidable : chaque fois que la ville est à
l’étroit, elle saute par-dessus la dernière des murailles qu’on
lui a construite et se répand jusqu’à ce qu’on lui en
construise une nouvelle, et ainsi de suite. Philippe-Auguste, Charles
V, Louis XIV, les Fermiers Généraux, Thiers, Georges Pompidou et le
périphérique : six enceintes en sept siècles. À peu près une
fois par siècle, Paris saute par-dessus sa dernière enceinte. Et
comme toutes les époques se considèrent comme exceptionnelles, la
nôtre ne voit pas que le périphérique est la dernière en date de
ces enceintes et ce d’autant plus qu’elle n’est pas qualifiée
comme telle, à la différence des fortifications de Thiers. Comment
la ville va-t-elle sauter par-dessus ce périphérique, comment
va-t-elle le détruire, le métaboliser, l’avaler, comme elle l’a
toujours fait, et comment va-t-elle se répandre alentour ? C’est
très compliqué, parce que c’est une question à la fois
géographique et politique. Prenez le mur des Fermiers Généraux :
il suffisait d’enlever des pierres pour le faire disparaître. Près
de chez moi, au métro Belleville, la rue du Faubourg du Temple et la
rue de Belleville, qui était la rue de Paris dans la commune de
Belleville, ont été en continuité dès qu’on a enlevé les
quelques cailloux qui les séparaient. Le trou entre les deux n’était
pas beaucoup plus large que la pièce dans laquelle nous nous
trouvons. Alors que le vide entre le haut de la rue de Belleville et
la rue de Paris, aux Lilas, est immense. Il y a un vrai problème de
largeur du vide. D’autant plus qu’aujourd’hui, on ne sait plus
créer de l’espace urbain, on ne sait construire que des voies
rapides. On le voit très bien dans l’Est de Paris, du côté de la
BNF : l’avenue de France, c’est une non-rue. Il suffit de passer
là pour s’enrhumer !
Et le problème géographique
se double d’un problème politique, évidemment. Tous ces gens,
tous ces pauvres, ces précaires, ces bronzés, ces immigrés, on a
eu tellement de mal à les pousser hors de Paris : pourquoi chercher
à élargir Paris pour les récupérer ? Restons chez nous ! Il y a
ce réflexe-là. C’est une course de vitesse qui se joue : si le
système, non pas le sarkozysme, mais le capitalisme, continue sur sa
lancée dans la ville, je pense que c’est mal barré. Je veux dire
par là que la jonction entre Paris et son environnement se fera de
travers.
GP :
Pourquoi les autorités et les pouvoirs ont-ils toujours à la fois
voulu et raté le développement de Paris, si on le compare à celui
de Londres ?
Bernard
Marchand : Je ne suis pas sûr qu’ils l’aient voulu. Vous
demandez : « Pourquoi ? » Je crois qu’il y a deux raisons
fondamentales à la différence entre Paris et Londres. L’une,
c’est la situation politique. L’Angleterre a été un pays
aristocratique pendant longtemps, et elle l’a été plus encore
après Cromwell. Le roi avait relativement peu de pouvoir. Londres
est certes la capitale du pays, mais avec des familles très riches,
très puissantes, qui ont des propriétés ici et là, au lieu
d’avoir comme à Paris une centralisation autour du Louvre et des
Tuileries. Cette centralisation est en France au fondement de la
légitimité du pouvoir. La richesse dans un pays comme la France est
produite par cinq ou six grandes agglomérations ; le reste est, pour
le dire de manière provocatrice, « parasitaire ». L’État fonde
sa légitimité en « pillant », au profit du reste du pays, ces
cinq ou six grandes agglomérations, et en particulier Paris. C’est
le premier point : la différence entre un pays aristocratique et un
pays monarchique, centralisé.
Le deuxième point, c’est
le fait que l’Angleterre, en raison de son caractère
aristocratique, a connu la première une révolution industrielle, et
abandonné l’agriculture pour l’industrie, et qu’elle s’est
dotée d’un important réseau de chemins de fer, près d’un
siècle avant la France. Du coup, les moyens de transport à Londres
étaient très différents des moyens de transport parisiens. À
Londres, le développement des compagnies ferroviaires a simplifié
les déplacements dans toute l’agglomération et a permis le
déplacement des ouvriers. À Paris, il a fallu attendre le
métropolitain – et la fin de cinquante ans de dispute entre la
ville et l’État, qui n’est pas un chemin de fer ; il appartient
à la ville, s’arrête à ses frontières et est coupé du réseau
ferroviaire. En conséquence, autour de 1900, les prix fonciers
variaient peu d’un point à l’autre de l’agglomération de
Londres, alors qu’à Paris, ils suivaient le modèle d’une courbe
exponentielle : des prix très élevés au centre, qui décroissent
en allant vers la périphérie. C’est pourquoi le réseau de
transport était métropolitain à Paris : pour protéger ces prix.
La
France : l’État, les villes, la province (et les banlieues)
GP
: Cette césure et cette discontinuité n’ont-elle pas d’autres
causes qu’économiques ?
EH :
Je crois que la raison pour laquelle la banlieue reste pour Paris
quelque chose de lointain n’est pas qu’économique ; il y a le
réflexe « classes dangereuses » et le réflexe « immigrés ». La
preuve a contrario : est-ce que Neuilly est une banlieue ? Non, la
transition a été gommée grâce à la bourgeoisie d’affaires. On
passe aujourd’hui à pied de Paris vers Neuilly, Boulogne ou
Levallois avec la plus grande facilité. Le périphérique est la
plupart du temps enterré et l’espace est praticable. Alors
qu’aucune
personne sensée ne tenterait de traverser à pied ou à vélo le
grand no man’s land entre la porte de Pantin à Paris et la ville
de Pantin. La logique du développement capitaliste de la ville va
dans le même sens : elle est lisible dans les plans du Grand Paris
sarkozyste, qui ressemblent à une centrifugeuse. Il s’agit de
faire tourner les gens autour de la ville, de permettre à une
caissière habitant à Saint-Denis de rejoindre son lieu de travail
du côté de Villejuif.
BM
: Il y a quelque chose qui me gêne un peu avec l’explication par
le capitalisme, c’est que c’est un peu passe-partout, c’est
qu’on arrive à tout expliquer, un peu comme avec la psychanalyse.
En particulier, Londres et Paris sont toutes deux « capitalistes ».
Je ne pense pas qu’à ce niveau il soit vraiment utile de recourir
à cette explication. Il me semble qu’il faut plutôt y voir une
spécificité française : la centralisation politique, qui n’existe
pas de la même façon en Angleterre ou ailleurs en Europe.
L’Angleterre est certes elle aussi centralisée, mais
l’administration locale y est beaucoup plus importante, plus
décentralisée ; c’est encore une union de pays différents.
Pour schématiser, disons
que l’on a trois types de populations en France : d’un côté,
les villes proprement dites, où se trouve toute l’intelligentsia
et pratiquement, si vous êtes à Paris intra muros, tout le
personnel dirigeant ; vous avez d’autre part la province ; et enfin
les banlieues, la périphérie, que l’on voit en général comme
quelque chose de secondaire. Or l’agglomération parisienne, c’est
au total environ onze millions d’habitants ; Paris intra muros, un
peu plus de deux millions. La banlieue représente donc plus de huit
millions d’habitants. « Paris », c’est la banlieue. C’est là
que sont repoussés les jeunes ménages, qui en général ne peuvent
pas payer un loyer à Paris intra muros, qui travaillent et paient
des impôts, font des enfants, assurent l’avenir, et qui manquent
souvent de tous les équipements nécessaires. Moins à Neuilly qu’à
Clichy-sous-Bois, évidemment ! Vous avez donc trois groupes de
population en France : les vieux, les riches, installés au coeur des
villes, qui dirigent le pays ; vous avez tous les provinciaux, au
sens large du terme, les notables de province, les paysans, etc., qui
vivent des dépenses publiques, de subventions, ou de déductions
d’impôts, etc. ; et puis vous avez les jeunes, qui sont parqués
dans les banlieues, qui produisent en grande partie la richesse
nationale, et qui sont à l’abandon. En France, les banlieues,
c’est entre un quart et un tiers de la population, selon la façon
dont on compte. Et ça, ce n’est pas tellement le capitalisme,
c’est un système français. Parce qu’en réalité, l’État
français fonde sa légitimité et son pouvoir sur le « pillage »
des grandes agglomérations pour assurer son pouvoir dans les
provinces. C’est l’État et la province, et le monde rural,
contre Paris, contre les grandes agglomérations, contre les
banlieues, contre les jeunes et les classes populaires qui produisent
pourtant l’essentiel de la richesse du pays. C’est sur cette
alliance que repose le pouvoir en France, et c’est la périphérie
des grandes agglomérations qui en fait les frais.
GP
: C’est
la logique du tableau très impressionnant qu’on trouve dans Les
Ennemis de Paris, un tableau de 1995, fourni par Eurostat. Il montre
que trois régions – l’Île-de-France, Rhône-Alpes et l’Alsace
– sont contributrices directes, et payent plus en impôt qu’elles
ne reçoivent en dépenses publiques. Toutes les autres régions
françaises sont subventionnées, et reçoivent bien plus que leurs
contributions.
BM
: En 1993, l’Union européenne s’est intéressée à une
politique de péréquation régionale ou d’égalisation régionale
pour éviter d’avoir des différences sociales trop importantes
dans les différentes parties de l’Union. Elle a donc demandé à
tous les pays d’envoyer ces statistiques. L’UE a publié ces
chiffres en 1995, et plus jamais par la suite. Je n’en ai pas la
preuve, mais je suis persuadé que de hauts fonctionnaires sont
intervenus en disant : « Vous êtes complètement fous de publier
cela, on ne veut plus voir de telles choses ! » Cela dit, je suis en
contact avec des gens de Bercy, et ces chiffres sont toujours
valables, ils changent un peu d’une année à l’autre, mais en
gros la logique est la même : chaque Francilien envoie en moyenne
mille cinq cent euros au reste de la France par an. Un ménage avec
deux enfants, cela fait six mille euros. C’est un ordre de
grandeur, cela varie en fonction des riches et des pauvres. Et les
pauvres produisent proportionnellement plus que les riches. Et les
banlieues manquent de tout.
Une question intéressante
est de savoir comment on a pu persuader, depuis un demi-siècle,
soixante-cinq millions d’habitants que la province paye pour Paris.
Il y a là quelque chose de fascinant. C’est ce que j’essaye de
comprendre dans mon livre. Considérez la part des trois secteurs
économiques dans la formation de la richesse française :
l’agriculture, c’est moins de 3 % ; l’industrie, c’est autour
de 20 % ; et les services, 75 %. En parlant régulièrement des
paysans et jamais des employés, la télévision donne une vue
complètement fausse de la réalité. C’est parce que le petit
groupe qui domine l’État français a tout intérêt à oublier les
banlieues – il les pille, mais ne s’en occupe pas – et à
servir les campagnes. Leur pouvoir politique est renforcé par le
trucage du système électoral. Avec le fonctionnement actuel, un
paysan de l’Ardèche qui élit un député compte à peu près
comme deux parisiens, ou deux lillois ou deux marseillais. Un député
de l’Ardèche représente soixante-dix mille électeurs, un député
de Seine-saint-Denis en représente cent quatre-vingt mille. Ce n’est
pas de la démocratie, c’est de l’escroquerie. Et je ne vous
parle pas du Sénat, qui lui n’est guère qu’une assemblée
rurale ! Ce sont donc les plus « parasitaires » qui ont le pouvoir.
Les banlieues, elles, n’ont guère de poids, et le pouvoir n’a
aucun intérêt à leur en donner.
Urbaphobie
de droite, urbaphobie de gauche
C’est pour ça que tout le
discours de la droite – mais aussi, en grande partie, de la gauche
– consiste à présenter les habitants des banlieues comme des
non-Français. Vous savez, le fameux discours pétainiste qu’on
retrouve chez Raffarin : la France authentique, la « vraie France »,
la « France d’en bas », ce sont les paysans. Les villes, les
grandes agglomérations urbaines, ce serait la fausse France, la
non-France ! Elles sont pourtant le lieu où l’essentiel de la
production des richesses intervient. C’est cela qui explique tous
ces discours sur les banlieues supposées « zones de non droit »,
où les lois de la République seraient abolies. Quand on dit que les
banlieues sont mises au ban de la ville, ce n’est pas seulement
physiquement, ce n’est pas simplement par la coupure du
périphérique, c’est politiquement : les banlieues ne font pas
partie de la France ; la vraie France, c’est la campagne. Prenez
l’affiche de Mitterrand en 1981, « La force tranquille », et
comparez-la avec les affiches du temps du maréchal Pétain. Vous
verrez que peu de choses ont changé.
Je crois que la grande
question, dans cette affaire, c’est la position de la gauche. Parce
que le fait que la droite joue ce jeu, on le comprend aisément : ça
correspond à la fois à son idéologie et à ses intérêts
électoraux. Le problème, c’est que c’est contraire à
l’idéologie de la gauche, et même à ses intérêts les plus
étroits. Alors, pourquoi est-elle presque aussi urbaphobe que la
droite ?
GP :
Cette question de la ville, et plus précisément
cette contradiction propre à la gauche, c’est l’une des raisons
pour lesquelles nous avions envie, à la RdL, de susciter cet
échange. Les élites de gauche entretiennent depuis toujours un
rapport ambivalent à la puissance politique de Paris, qu’on
retrouve aujourd’hui jusqu’à l’intérieur de l’extrême
gauche, dont, c’est le moins que l’on puisse dire, le rapport aux
banlieues n’est pas dépourvu d’ambivalence.
EH :
Quand on dit « la gauche », il faut mettre des guillemets !
BM
: La gauche a toujours été dans l’ensemble très centralisatrice
et étatiste ; elle adoptait le plus souvent la même perspective que
la droite, à savoir : l’État rassemble toutes les ressources et
les redistribue, ce qui assure son pouvoir et sa légitimité. Et le
résultat, j’en donne un exemple, c’est la phrase de Pierre Joxe
contre le projet Defferre au début des années 1980, qui prévoyait
l’élection des présidents des régions au suffrage universel : «
Vous vous rendez compte, si le président de l’Île-de-France était
élu au suffrage universel, il serait plus puissant que le Premier
ministre. » Ce qui est vrai, et ce qui pose toute la question de
Paris. Vous avez tout, là, en une phrase. Vous ne pouvez pas avoir
un État aussi centralisé, aussi fort que l’État français, et,
en même temps, une région Île-de-France relativement autonome.
[...]
Une
centrifugeuse ?
GP
: On produit dans le centre de Paris, dans ce petit ensemble de deux
millions et quelques habitants, énormément de richesses, dont toute
une partie vient des banlieues. Il y a un million trois cent mille
banlieusards qui viennent tous les matins travailler à Paris et qui
en repartent le soir pour rejoindre leurs lieux d’habitation,
lesquels bénéficient moins de la redistribution des richesses
prélevées par l’État que les habitants la Creuse ou la Corse. La
centrifugeuse dont parlait Eric a un effet centripète sur les
richesses, elle éloigne de plus en plus les pauvres qui sont là
pour la faire tourner, et, par ailleurs, ce qu’elle produit passe
en fait au-dessus de la banlieue pour aller se répandre un peu
partout dans les campagnes.
BM :
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’image de
centrifugeuse, je pense qu’il est bon de faire des liens non plus
centripètes, comme c’était le cas jusqu’ici, mais circulaires,
pour la simple raison qu’une grande partie des huit millions de
personnes qui habitent en banlieue travaillent dans une autre
banlieue. La plus grande partie de ceux et celles qui utilisent le
RER et traversent Paris sont des banlieusards qui vont travailler en
tel ou tel autre point de la banlieue, et qui sont obligés de
traverser Paris. Ou bien ils prennent leur voiture, et là ça
devient impossible. Ce qui m’intéresse, ce sont ces huit millions
de banlieusards. Certains travaillent à Paris, certains travaillent
en banlieue : le fait est qu’ils ne peuvent bien souvent pas
habiter à proximité de leur lieu de travail, surtout qu’ils n’ont
pas de bons moyens de transport. Et pourtant la richesse qu’ils
produisent est dans une large mesure détournée et n’est pas
utilisée pour financer les infrastructures et les services dont ils
auraient absolument besoin pour vivre correctement et pour continuer
à travailler et à produire ladite richesse, ce qui est tout de même
paradoxal ! De manière générale – je m’appuie ici sur les
travaux de Laurent Davezies, qui est peut-être le meilleur
économiste régional en France à l’heure actuelle –,
l’Île-de-France envoie quinze milliards d’euros chaque année au
reste de la France. Si vous prenez le projet du Grand Paris de
Sarkozy, il prévoit environ trente-cinq milliards de dépenses sur
douze ans, soit environ une moyenne de trois milliards par an. Et
toute la presse, de gauche comme de droite, de titrer : « Projet
pharaonique », « Où va-t-on trouver l’argent ? », etc. Trouver
trois milliards par an quand on en envoie quinze en province, cela
devrait pourtant être assez facile ! Mais, en même temps, on
comprend bien pourquoi on ne peut pas le faire. Que deviendrait la
province, que deviendrait l’État français ? Tout est là !
L’Île-de-France est plus peuplée que la Belgique, presque plus
riche que les Pays-Bas et d’autres pays européens ; si elle était
indépendante, elle tiendrait très bien son rôle.
Méline,
Pétain et les paysans (1)
EH :
Le discours que vous tenez là, c’est presque celui d’Umberto
Bossi et de la Ligue du Nord en Italie !
BM :
Je comprends votre réaction. Il y a un côté à première vue «
réac » dans ce que je viens de dire. Mais, pour bien comprendre ce
que j’essaie de dire, prenez l’exemple de la crise de la
sidérurgie en Lorraine. La sidérurgie a été subventionnée
pendant une dizaine d’années, très mal d’ailleurs, et puis on
l’a abandonnée à elle-même. Prenez maintenant les subventions au
monde paysan : elles remontent à Jules Méline, c’est-à-dire
qu’elles ont cent vingt ans. Il ne s’agit pas de subventionner
pour permettre à des gens de se rétablir, mais d’entretenir
pendant cent vingt ans des gens qui produisent des choses dont on n’a
qu’un besoin limité. Pourquoi entretient-on ainsi les zones
rurales ? Il y a plusieurs raisons à cela. L’intérêt politique,
on l’a vu. Mais il y aussi quelque chose d’autre. L’idéologie
profonde de toute cette affaire, c’est celle du rapport de l’homme
à la nature, tel que le conçoit un certain catholicisme. Je pense
ici à Henri Pourrat, qui était un des grands héros du pétainisme.
Pour Pourrat, le paysan était plus qu’un homme, c’était une
sorte de « noble » parce qu’il continuait l’oeuvre de Dieu.
Dieu n’avait pas parachevé la nature, et le paysan, en travaillant
les champs, poursuivait l’oeuvre de Dieu. Alors que l’homme de la
ville était, lui, dans le faux, l’inauthentique. Je crois que
cette idéologie est encore au coeur des représentations qui
viennent justifier l’échange inégal organisé par l’État sur
le dos des banlieues, sur le dos des grandes agglomérations, au
profit de la province et du monde rural.
GP
: C’est cette idéologie qui explique une certaine obsession du
paysage : les paysans sont là pour entretenir le paysage…
BM
: Et pourtant les fameux « jardiniers » de France en sont en fait
les principaux pollueurs. En Bretagne, un tiers des communes n’ont
plus d’eau potable. Et je ne parle pas des algues vertes ! Je crois
que plus d’un tiers des voies d’eau françaises sont polluées.
EH :
Il y a quelque chose d’un peu simplificateur dans l’utilisation
que vous faites du mot « paysan ». Il me semble que ce mot recouvre
des choses qui sont extrêmement différentes. Toute une partie de ce
que vous reprochez, à juste titre, au monde « paysan » – dont le
paradigme serait la pollution de la Bretagne par les lisiers de porc
–, relève en fait de l’industrie ; ce n’est pas de
l’agriculture, c’est du capitalisme sous une autre forme. Ce sont
des élevages industriels. Je crois que c’est là que vont les
investissements et les subventions. Si on fait l’amalgame entre
cette agriculture industrielle – qui est en effet absurde,
subventionnée à mort et polluante – et les « bons paysans » des
villages qui ont une petite exploitation avec quelques vaches, un peu
de blé, un peu de maïs, etc., on se trompe. Ceux-ci, je ne pense
pas qu’ils soient inutiles.
GP
: Il faudrait en effet, pour bien poser le problème, l’aborder
aussi sous l’angle des questions écologiques. Et certainement
tenir compte de la hausse des prix du pétrole et des matières
premières : une relocalisation de l’économie et de la production
agricole pourrait devenir nécessaire.
EH
: Je ne suis pas du tout un défenseur du « terroir », mais j’aime
voir ce paysage dessiné par des siècles de travail tranquille. Je
ne crois pas qu’on puisse mettre ça dans le même sac que les
éleveurs industriels de porcs ou les gens qui font pousser du colza
pour faire du carburant – ce ne sont pas les mêmes. Ceux qui font
de l’agriculture industrielle, ils sont à Paris, dans les beaux
quartiers, ce sont les camarades de François Pinault, ils jouent
probablement au golf dans les mêmes clubs.
BM
: Vous opposez en fait la FNSEA et, disons, José Bové. Le problème,
c’est qu’on ne peut pas savoir, en France, qui reçoit les
subventions. La chose est tout à fait aberrante. Le secret et
l’opacité règnent. Aucun contrôle, aucun débat démocratique
n’est du coup possible sur l’usage des subventions. La gauche
aurait dû y remédier. Mais quoi qu’il en soit, je voudrais faire
remarquer que le monde que vous évoquez est un monde en voie de
disparition. Vous me diriez : « Oui, mais ça peut être bien le
paysage. » Certes, on peut considérer ça comme une sorte de luxe,
mais pendant ce temps-là les banlieues manquent de tout. C’est ce
qui me préoccupe avant tout, c’est ce qui devrait être
prioritaire.
EH
: Oui, mais ce n’est pas parce qu’on arrêtera de subventionner
le blé en Auvergne qu’on aidera Clichy-sous-Bois.
GP
: En tout cas, il s’agit là d’une décision politique,
effectivement.
BM
: Regardez le RER, ça devient inhumain ; la ligne B, c’est
l’enfer. On va tout de suite vous dire : « Mon Dieu, ça va coûter
très cher, on n’a pas l’argent pour créer de nouvelles lignes.
» Mais les Franciliens ont l’argent. Et pendant ce temps-là, on
entretient les paysans.
EH
: On revient à Umberto Bossi !
BM
: Entre Pétain et Bossi, nous n’avons pas à choisir. Il y a un
problème, dont il faut tout d’abord poser rigoureusement et
lucidement les termes, même si les conditions ne sont pas
aujourd’hui réunies qui permettraient une sorte de « fair deal »,
s’agissant de la redistribution des richesses entre les groupes
sociaux et entre les régions. Je ne vois aucune raison de
subventionner une minorité quand la majorité manque de tout –
alors même qu’elle produit l’essentiel des richesses de ce pays.
Il serait assez raisonnable de soutenir pour commencer ceux qui non
seulement produisent les richesses redistribuées, mais qui de
surcroît manquent de tout. Le contraire est injuste et même
économiquement absurde : nous sapons les bases de la production de
la richesse dans ce pays.
GP
: Mais n’observe-t-on pas aussi depuis plusieurs années des
investissements moindres et même un désengagement de l’État en
province, en tout cas dans certaines zones rurales, avec des
fermetures d’hôpitaux, d’écoles, de services postaux, de lignes
de chemin de fer secondaires ?
BM
: L’État essaie de diminuer son déficit sans augmenter les
impôts. Il coupe donc des crédits partout. Il est vrai que cela
touche la province qui jouissait d’un suréquipement. Mais il est
clair que les économies touchent autant les banlieues, bien que je
ne dispose pas sur ce point de données précises. Il est
caractéristique qu’on en parle beaucoup moins que des économies
en province. Ensuite, le grand trucage du système électoral demeure
intact, ce qui explique le point précédent. Cependant, les plus
grands besoins sont manifestement dans les zones les plus peuplées.
Pourquoi se préoccupe-t-on tant des zones peu peuplées, sinon par
urbaphobie ? Les économies ne changent ni la structure fiscale qui
assure les transferts des grandes agglomérations vers la campagne,
ni les versements dus au fameux « aménagement du territoire ». Je
rappelle que, pour le dire grossièrement, les prélèvements fiscaux
sont proportionnels à l’activité et aux richesses produites –
et non aux richesses consommées : ce mécanisme, fortement souligné
par Davezies, assure une grande partie des transferts de richesses
vers les zones qui produisent moins. Il n’a pas changé. Il reste
que Sarkozy, il est vrai, commence très prudemment, sous la
contrainte de la dette, à rééquilibrer les dépenses de l’État,
non pas en dépensant davantage dans les grandes villes, mais en
dépensant un peu moins dans les campagnes, ce que la gauche aurait
dû faire depuis longtemps. Mais je n’observe aucun effort
supplémentaire en faveur des périphéries urbaines. En ne voyant
que les diminutions de crédits dans les campagnes, il me semble que
l’on continue à ignorer la situation dramatique des banlieues.
GP
: La question peut se poser. Pourquoi entretient-on des blocs
opératoires au fin fond de telle ou telle campagne, alors que nombre
d’hôpitaux de banlieue sont dans un état lamentable ? Comment
cela se joue-t-il entre ce qui intéresse Bernard Marchand,
c’est-à-dire les décisions qui sont prises dans les
arrondissement de l’Ouest de Paris – à l’Élysée, au Palais-
Bourbon, dans les ministères –, lieux du pouvoir sous influence
extérieure en raison de la surreprésentation du monde rural, et
l’Est de Paris qui intéresse Eric Hazan, cette puissance politique
qui s’exprime tous les trente, quarante, cinquante ans, mais qui
n’a pour l’instant jamais réussi à faire qu’il y ait, d’un
point de vue métropolitain, davantage d’égalité ?
EH :
« Salauds de pauvres ! »
BM
: Oui, mais c’est un slogan, il faudrait au moins expliquer
pourquoi. Paris est privé d’autonomie politique depuis très
longtemps. Songez que Louis XIV a créé Versailles pour se protéger
de Paris. Bonaparte a supprimé le maire de Paris en 1800, et Paris,
le petit Paris avec ses deux millions d’habitants, n’a récupéré
son maire qu’en 1977. Pendant presque deux siècles, Paris n’avait
pas de maire. Songez que sous Debré et de Gaulle, lorsqu’il a
fallu faire une modification administrative parce que la population
augmentait, on a multiplié les départements : on a fragmenté
davantage, au lieu de créer une entité unique. L’Île-de-France
est contrôlée par huit préfets différents ; l’État est
partout. Parlons de nouveau des transports, une des grandes
catastrophes de la région parisienne : il y a peu de temps encore au
STIF, le Syndicat des transports d’Île-de-France, la ville de
Paris et la région Île-de-France n’avaient qu’un strapontin, un
rôle d’observateur. Elles payaient et n’avaient rien à dire.
C’était le préfet de région, c’est-à-dire l’État, qui
décidait de tout.
Qu’est-ce
que Paris ?
GP
: Cela s’explique aussi parce qu’une partie des Franciliens n’a
tout simplement pas le droit de vote.
BM
: Oui, mais là-dessus il ne faut pas exagérer. La banlieue, ce
n’est pas les immigrés, la banlieue ce sont des jeunes, et parmi
eux des immigrés, qui sont comme tout le monde. Cette équation :
banlieue = immigrés = musulmans = terroristes, donc banlieue =
terrorisme, que l’on trouve dans tous les médias français, sous
des formes plus ou moins euphémisées, est monstrueuse. Et elle
n’est pas qu’ignoble, elle est tout simplement fausse. Faisons
attention, un des grands dangers auxquels nous sommes confrontés ici
réside dans l’usage du mot « Paris ». Paris, c’est trois
choses différentes. C’est la ville de deux millions d’habitants,
très bourgeoise, très, riche, l’un des coins les plus riches
d’Europe. Deuxièmement, c’est l’agglomération de onze
millions d’habitants extrêmement variés, avec Neuilly, avec
Clichy-sous-Bois, etc. Elle produit énormément, plus de 25 % de la
richesse française, et assure plus de 30 % des recettes de l’État.
Et troisièmement, Paris, c’est l’État. Les gens disent : «
Paris a décidé que… », mais ce n’est pas Paris, c’est même
contre Paris, la différence est fondamentale. Si le gouvernement
allait s’installer à Bourges, dans le centre de la France, ou,
plus près du coeur des Français, à Vichy, ce serait très bien, ce
serait parfait. Paris perdrait cent mille emplois, mais il pourrait
obtenir une certaine autonomie. Ce n’est pas adapter à la France
la rhétorique détestable d’un Bossi que de le dire ; c’est
simplement réclamer une certaine autonomie pour l’agglomération
parisienne dans son ensemble, afin d’assurer à l’échelle du
pays une plus grande égalité dans le partage des richesses
produites, en fonction des besoins les plus pressants. Eric Hazan n’a
pas tort de pointer un « danger Bossi », mais ce n’est pas parce
que ce danger existe qu’il faut se satisfaire du pétainisme
ambiant en la matière, de cette combinaison étrange entre étatisme,
centralisme, provincialisme et ruralisme.
GP
: Cela me fait penser au mot « jacobinisme », généralement
associé à l’idée d’un contrôle étatique omnipotent,
centralisateur, parisien, bureaucratique et technocratique, qui
écraserait toute autonomie locale et sociale. Signifie-t-il en
réalité quelque chose ?
EH
: C’est un non-sens historique. Les Jacobins ont bel et bien
existé, mais le « jacobinisme », non. La Société des Jacobins
avait jusqu’à mille cinq cent sociétés-filles dans toute la
France, et les échanges se faisaient dans les deux sens. Le
jacobinisme était une manière de décentralisation. Les sociétés
affiliées de province envoyaient des adresses et la société-mère
recevait tous les jours des gens de Vitry-le-François ou de
Plougastel qui leur disaient : « Là, ce que vous proposez ne va pas
». C’était donc un formidable outil de décentralisation
politique. Le « jacobinisme », c’est une invention des
thermidoriens.
BM
: Je crois qu’il vaut mieux parler de centralisme plutôt que de
jacobinisme. Et le centralisme et l’étatisme sont aussi bien de
gauche que de droite.
Le
projet du Grand Paris
GP
: Le projet du Grand Paris s’inscrit-il dans la continuité du
refus de l’autonomie politique de Paris ?
BM
: Certes, puisque le premier projet du Grand Paris a été conçu et
annoncé sans que la région Îlede- France ait été consultée.
C’est seulement dans une seconde étape, alors que le gouvernement
était affaibli par plusieurs scandales, que les négociations ont
commencé.
GP
: Est-ce un projet que le « Paris-puissance politique » pourrait
s’approprier pour le faire fonctionner dans son sens ?
BM
: Non, je ne crois pas. Ce projet n’envisage nullement un
changement de la gouvernance du Grand Paris, ni non plus une
augmentation des ressources fiscales locales. Du reste, les ambitions
du projet ont été considérablement réduites : à en croire le
dernier discours de Sarkozy, il va surtout s’agir de construire de
nouvelles lignes de RER et de métro. C’est utile et même
indispensable, mais cela ne changera rien à la mainmise de l’État
sur l’agglomération.
GP
: Le projet semble aujourd’hui presque abandonné.
BM
: Nombre de propositions ont été abandonnées, principalement par
manque de moyens. Comme toujours, on ne veut pas diminuer les flux
d’argent vers la province. Il est caractéristique que le projet de
nouveau métro doive être financé par le grand emprunt, et non par
une modification des ressources de la région. Ce qui permettra aux
ennemis de Paris de se plaindre à nouveau de ce que « la province
paye pour Paris », ce qui en l’occurrence sera vrai puisque les
intérêts et le remboursement de cet emprunt seront à la charge de
toute la nation. Il me semble que la majorité actuelle voit dans
l’agglomération une machine à produire des richesses, dont le
modèle est l’EPAD, l’établissement public qui gère La Défense.
Elle souhaite donc moderniser un peu cette machine, mais il ne s’agit
nullement de modifier le système qui assure le pouvoir de l’État.
EH
: Je pense que la discussion sur le Grand Paris est absurde : il
existe, il est là, sous nos yeux, avec ses dix millions d’habitants.
Penser qu’il faut, pour avancer, de grands gestes
architecturo-urbanistiques, c’est du cynisme ou de la bêtise –
ou les deux à la fois. Le concours dont les projets étaient exposés
à Chaillot était à cet égard très éclairant : tout pour les
ego, rien pour la ville. Il faudrait retirer le dossier des mains des
« spécialistes », faire un recensement précis de ce qui existe,
de ce qu’il faut garder, de ce qu’il faut aménager et de ce
qu’il faut remplacer. Un micro-travail modeste et long – ce dont
sont précisément incapables les grands noms convoqués au
Trocadéro.
Vers
une région autonome ?
GP
: À quoi pourrait donc ressembler une puissance politique
francilienne progressiste qui se donnerait les moyens d’en finir
avec la coupure du périphérique, qui se donnerait les moyens de
penser et de produire véritablement le Grand Paris ?
EH
: Je ne crois pas du tout à une « insurrection » – appelons ça
« insurrection », faute de mieux – centrée sur une région
Île-de-France cherchant à assurer son autonomie. Je suis convaincu
que ce qui va se passer ne démarrera pas là. De même que les
émeutes qui ont préparé la Révolution française ont eu lieu à
Pau, à Grenoble, à Rennes, je pense qu’aujourd’hui les
conditions sont mieux réunies pour que les choses se passent dans
ces villes-là, où la jeunesse étudiante est beaucoup plus
concentrée, où elle est moins éloignée ou coupée de la jeunesse
ouvrière qu’à Paris. Ce sont les mêmes villes d’ailleurs :
Rennes, Rouen, où il y a beaucoup d’activité, Grenoble, et Paris
secondairement. Je ne pense pas que l’agglomération parisienne se
trouvera au départ de l’insurrection qui vient.
BM
: Je suis d’accord avec vous, pour une raison simple. Vous avez
cinquante millions de Français qui n’ont à peu près aucun
intérêt à ce que ça se produise parce qu’ils vivent de Paris.
Évidemment, ça fait une sacrée masse. Et je pense aussi que c’est
impossible parce qu’il n’y a pas de sens régional, de sentiment
régional, de conscience régionale francilienne. La région est très
variée socialement, des plus pauvres aux plus riches de France. Et
puis tout a été fait par l’État depuis toujours pour empêcher
cela. Cette fameuse rupture du périphérique, elle coupe
l’Île-de-France en deux. Il y a une telle opposition entre Paris
et sa banlieue qu’il ne peut pas y avoir de conscience régionale.
Ajoutez à cela, revenons sur ce point, que toute la propagande
publique, de gauche et de droite, présente la banlieue comme une
zone de non-droit, extérieure à la République, à la France. La
banlieue, selon cette propagande, ce n’est pas la France.
L’Île-de-France pourrait s’insurger, mais tout a été fait pour
l’en empêcher, et on comprend bien pourquoi. J’ajouterais une
autre chose, c’est que les vingt-deux régions françaises
actuelles sont absurdes. J’ai travaillé avec la DATAR, la
Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et
à l’attractivité régionale. En gros, il y a sept ou huit régions
« valables ». Sept ou huit, car on ne sait jamais quoi faire de
l’Aquitaine, avec Bordeaux et Toulouse qui se détestent, mais qui
devraient être ensemble, etc. Il y en a vingt-deux : pourquoi ?
Elles ont été tracées sous Pétain ! Dans les années 1930, il y a
eu un premier découpage administratif du ministère de l’équipement.
Sous Pétain, il y a eu une commission qui préparait une nouvelle
constitution pour le futur État, et cette commission disait
clairement que la France devait à l’avenir, dans une Europe
dominée par l’Allemagne, abandonner son industrie et se consacrer
à sa vocation, l’agriculture. Et elle a découpé la France en
régions, avec deux conditions. La première était de ruiner Paris,
en coupant en morceaux le bassin parisien, avec la région Centre
autour d’Orléans – qui ne peut pas vivre toute seule – et en
découpant la Normandie entre Basse et Haute- Normandie, etc. La
seconde de ces conditions était de tenir compte de la ligne de
démarcation, ce qui se justifiait au temps de Pétain. Mais que l’on
ait conservé ces vingt-deux régions jusqu’à nos jours, alors que
la gauche a eu le pouvoir pendant presque quinze ans, c’est
totalement effarant.
GP
: La ligne de démarcation entre zone occupée et zone libre et le
tracé des régions coïncident effectivement.
BM
: Mettez-vous à la place de n’importe quel fonctionnaire honnête
sous Pétain, c’était logique. Mais que ça dure soixante-dix ans,
c’est une aberration. Et du coup, vous avez des régions dont le
découpage n’a aucun sens, et qu’il faut subventionner. Je ne
fais pas du Bossi. Je ne dis qu’une chose : tout cela est un vaste
gâchis, tout cela est absurde. J’avais une étudiante à
l’Institut d’urbanisme où je donnais des cours de DESS qui
travaillait sur le coût, très difficile à évaluer, des services
publics pour cent mille habitants en France. Elle avait choisi deux
zones. L’une, la Creuse, qui avait quatre-vingt-dix-sept mille
habitants, avec une préfecture, deux sous-préfectures, des
hôpitaux, etc. Et l’autre, le XVe arrondissement de Paris, qui,
avec ses 230 000 habitants est plus peuplé : cette seconde zone a
des services publics peut-être trois fois moins coûteux que la
Creuse.
Méline,
Pétain et les paysans (2)
GP
: Mais en même temps cette idée de répartition, de redistribution
de régions productives et riches vers des régions plus pauvres,
désindustrialisées ou dépeuplées, etc., c’est aussi ce qu’on
imagine être le fonctionnement normal d’un État redistributeur,
non ?
BM
: Je suis d’accord, mais, encore une fois, la solidarité, ça ne
dure pas cent vingt ans. Et ça ne peut pas non plus durer à ce
niveau quand les régions les plus pauvres – les banlieues – sont
purement et simplement à l’abandon. Ça, c’est fondamental. Mais
j’ajouterai autre chose. Vous touchez là surtout à ce que je
crois être le grand problème de la gauche, son « amour » de la
pauvreté. Plus les gens sont misérables, plus il faut leur donner.
Mais, à mes yeux, l’assistanat n’est pas une politique de
gauche. La politique de gauche consiste à donner aux gens les moyens
de vivre par eux-mêmes, d’être autonomes. Les faire crouler sous
les subventions pendant un siècle, c’est la meilleure manière de
les ruiner. Augé-Laribé, qui est le principal historien de
l’agriculture française, dit que les lois Méline ont été une
catastrophe, parce qu’en protégeant la production agricole
française et en la subventionnant, on a créé les conditions d’un
retard extraordinaire de l’agriculture. Les rendements français,
dans les années 1930, étaient trois à quatre fois inférieurs à
ceux d’Allemagne du Nord ou de La Hollande.
EH
: Les rendements bas, c’est probablement la seule manière pour que
les sols ne soient pas stérilisés, comme ils le sont dans 90 % des
terres cultivables en France.
BM
: Non, je ne crois pas que ce soit ça. Ce n’est pas une
protection, il s’agit simplement de ne rien toucher à
l’agriculture. Pas de modernisation agricole, que les paysans
restent ce qu’ils sont. D’ailleurs, ils vivaient comme des chiens
encore au temps de Pétain! Le but n’était pas véritablement
d’aider et de soutenir les paysans ; le but de cette politique à
la Méline, de cette politique pétainiste, « pro-paysanne », ce
n’est pas du tout de faire le bonheur des paysans, c’est de les
maintenir sur la terre, pour avoir des gens conservateurs, qui vont à
l’Église et qui votent bien. Et qui n’aillent pas dans les
villes grossir les rangs des ouvriers. Le bien-être des paysans, au
fond, cette politique s’en fout ! D’ailleurs, j’opposerais deux
politiques différentes, l’une, la politique spontanée des paysans
qui ont voté avec leurs pieds et sont partis en ville, il y en a eu
des dizaines de millions, c’est ça qui a fait grossir les villes ;
et, d’autre part, la politique de retour à la terre du maréchal
Pétain, à un moment où on avait faim dans les villes, et où
l’État donnait des subventions. Il a fait revenir onze cents
couples. Cette politique n’était pas en faveur des paysans, elle
était contre la terre et les paysans. Mais elle était dans
l’intérêt des dirigeants, qui s’appuyaient sur cette France
rurale.
EH
: Je le répète, ce n’est pas en arrêtant de leur donner des
subventions, à ces paysans pour lesquels j’ai de la tendresse, que
cet argent ira aux banlieues. Mais je suis d’accord, les banlieues,
c’est la grande question, le grand problème, le grand refoulé de
toute cette affaire.
BM
: Mais, cet argent dont nous parlons, il ne peut pas aller aux
banlieues, puisqu’il va aux paysans !
EH
: Il va à l’agriculture industrielle, pas à la masse.
BM
: Mais non, pas tout ; l’agriculture industrielle bénéficie d’une
part très importante des aides de l’État, mais allez dans
n’importe quel petit village du Massif central, qui ne produit
pratiquement rien, et vous verrez que les services publics sont
remarquables ! Avez-vous vu les écoles en banlieue ? Une chose qui
me choque profondément, c’est que la gauche a une tendresse pour
tout ce qui est vieux, archaïque, et oublie complètement la misère
dans laquelle sont les gens en banlieue.
EH
: Mais ce n’est pas parce qu’on supprimera les postes et les
écoles dans les villages que les postes et les écoles de
Clichy-sous-Bois iront mieux. Il ne faut pas voir ça comme des vases
communicants.
BM :
Mais je vois les choses comme ça parce qu’il s’agit d’argent,
il s’agit de ressources publiques qui sont de plus en plus
limitées. Quand on dit : « On va construire une école », les gens
disent : « C’est bien ». Mais ils ne comprennent pas que
construire une école là, c’est ne pas construire une école ici,
c’est ne pas construire un pont ailleurs, c’est ne pas nettoyer
les égouts qui sont dans un autre endroit encore. Que préfère-t-on
? Tout investissement est un choix, même dans un pays relativement
riche comme la France. Et en ce moment les crédits publics
diminuent. Donc, investir ici, c’est ne pas investir là. Il s’agit
d’un choix.
GP
: Est-ce que la collusion entre étatisme et mélinisme n’est pas
un des enjeux centraux dont devrait s’emparer la gauche
francilienne ? Est-ce que ça ne serait pas directement à pointer du
doigt en disant : « ça suffit, on veut des changements directs,
clairs, locaux, dans la métropole parisienne » ?
EH
: Je suis sans illusion là-dessus. Je ne suis pas réformiste.
GP
: Pour autant, là où réformisme et insurrection peuvent se
retrouver, c’est dans la description de ce qui est de l’ordre du
scandale.
EH
: Oui, il y a des aspects du livre de Bernard Marchand avec lesquels
je ne suis pas d’accord, mais c’est un livre formidable, car il
incite à remettre en question les choses et à réfléchir. Les
livres qui incitent à réfléchir ne sont pas de nos jours si
fréquents que ça.
BM
: Laurent Davezies, qui est économiste, montre, pour simplifier,
qu’il y a deux France. Vous avez une France du Nord-Est, qui est
industrielle, urbaine, engagée dans la globalisation, qui est en
concurrence avec les Chinois, les Américains, les Allemands, qui
produit beaucoup de richesses, et qui souffre du chômage ; et,
d’autre part, une France du Sud-Ouest qui, en dehors de quelques
grandes villes, vit essentiellement de subventions et d’aides à la
personne (lieux de villégiature, asiles de vieux, etc.) : une France
assistée qui ne souffre pas de la concurrence mondiale, qui vit de
subventions régulières, qui n’a pas de souci et qui vit bien.
Disons-le nettement, c’est une forme de suicide, et ce n’est pas
la première fois que la France se suicide. Je ne crois pas qu’une
insurrection se profile à l’horizon, je crois bien plutôt à la
possibilité d’un effondrement.
Propos recueillis par :
Germinal Pinalie, membre de
divers collectifs, dont samizdat.net, a collaboré à la revue
Multitudes. Il est membre du collectif éditorial de la RdL.
À propos de :
- Éric Hazan, Paris sous
tension, Paris, La Fabrique, 2011,
128 p., 12 €.
- Bernard Marchand, Les
Ennemis de Paris, Rennes, PUR, 2009, 388 p., 20 €.
Les auteurs des livres :
- Éric Hazan, éditeur et
écrivain, dirige les éditions La Fabrique, fondées en 1998. Il est
notamment l’auteur de Chroniques de la guerre civile (La Fabrique,
2004) et de L’Invention de Paris (Seuil, 2002).
- Bernard Marchand,
professeur émérite à l’Institut français d’urbanisme (Paris
8), a enseigné aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, en
Thaïlande et en Europe. Il a publié The Emergence of Los Angeles
(Pion Ltd, 1986) et Paris, histoire d’une ville (Seuil, 1993).
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