Editions Aden, janvier 2012 |
« Un type a dit un jour que j’étais un marxiste, financé par les églises et qui reprenait les méthodes du gang d’Al Capone… Remarquez, je trouve le mélange intéressant… »
Saul
D. Alinsky
A l'occasion de la
réédition aux éditions Aden, du livre [manuel intemporel] culte de
Saul Alinsky, Rules for Radical publié en 1971, nous remettons en
première ligne un de nos premiers articles qui lui était consacré
- peu consulté en fait - et publions ici, un texte de la revue
Mauvais sang :
Saul
Alinsky ou l’angle aveugle de la gauche…
Par
Nic Gortz et Daniel Zamora
Revue Mauvais
Sang n°3 (Editions Aden)
Introduction
Saul
Alinsky constitue l’une des figures les plus emblématiques de la
culture populaire radicale aux États-Unis dans les années septante.
À ce titre, il incarne une référence dans la vie politique
américaine encore à ce jour, ayant eu une influence non négligeable
sur des figures actuelles telles que Hilary Clinton ou Barack Obama.
Cependant, s’il est un auteur et un activiste reconnu
outre-Atlantique, il demeure tout à fait inconnu auprès du public
européen. Ses travaux et livres n’ayant fait l’objet que d’une
seule – et contestable – traduction[1], Alinsky n’a acquis une
certaine reconnaissance que dans le milieu des travailleurs sociaux.
Or, si sa pensée est certes méconnue comme sociologue, elle
présente pourtant une grande richesse sur les questions liées à
l’action sociale et l’émancipation humaine. Ces apports
pourraient donc s’avérer, à notre sens, d’un grand intérêt
pour l’action politique et la pratique sociologie contemporaine.
A
ce titre nous pensons justement que la contestation politique
contemporaine, surtout à gauche, est encore trop souvent emprunte à
une démarche trop souvent élitiste et fortement coupée de la
réalité sociale, s’enfermant trop spontanément dans les «
salons ou l’on cause ». Elle se situe ainsi souvent dans de
grandes idées et théories se basant sur de la pure spéculation
normative et sans réelle portée dans l’action collective. Cette
tendance assez prononcée ne fait pourtant que s’accentuer depuis
quelques années, et ce, au détriment d’une réflexion sérieuse
sur les outils et les actions politiques nécessaires à de réels
changements sociaux. C’est dans ce contexte que le travail de Saul
Alinsky nous a semblé d’une actualité brûlante. Nous pensons
donc que la contestation sociale a plus que jamais besoin de concret,
de perspectives d’action et de révoltes. Alinsky ayant d’une
certaine manière travaillé sur deux des principaux points aveugles
des théories et mouvement politiques contestataires actuels :
l’organisation et l’action collective.
Il
nous semble ainsi, que malgré ses faiblesses, la pensée et
l’expérience d’Alinsky peuvent être un point de départ, une
réflexion, un « guide pour l’action », dans la lutte politique
que mènent les plus démunis – mais également leurs alliés –
contre les diverses formes d’oppression.
Saul
Alinsky (1909-1972)
Saul
Alinsky naît en 1909 de parents issus de l’immigration juive
russe, dans une famille religieuse et pauvre. Il est souvent
considéré comme l’un des « pères » du « community organizing
»[2]. C’est donc pour son activité militante et ses nombreuses
organisations de quartier qu’il a construites de la fin des années
30 jusqu’à sa mort en 1972, qu’il est surtout reconnu. Ainsi,
c’est dans les quartiers les plus défavorisés de Chicago et dans
d’autres villes plus tard, qu’il rassemblera les citoyens dans de
larges organisations communautaires afin de défendre leurs droits et
revendiquer de meilleures conditions de vie. Il va ensuite fonder sa
propre organisation « d’organisateurs professionnels » ;
l’Industrial Areas Foundation (AIF) qui est encore active de nos
jours. À côté de cette activité militante, Alinsky écrira
également plusieurs ouvrages importants dont deux – Reveille for
Radicals et Rules for Radicals - sont directement liés aux
questions du « community organizing » et des méthodes
d’organisation. C’est avant tout pour ces deux ouvrages devenus
des “classiques” que son héritage théorique est d’un grand
intérêt pour les militants et chercheurs. C’est notamment dans ce
cadre qu’il a exercé une grande influence sur Hilary Clinton dans
sa jeunesse et Barack Obama quand il était travailleur social.
L’organisation
du pouvoir populaire.
La
question du pouvoir des opprimés ne se pose pas pour Alinsky dans le
cadre des formes officielles du pouvoir et de la démocratie. Il
exprime ainsi ouvertement son scepticisme à l’égard de la
démocratie parlementaire au sens formel et de sa capacité à faire
changer fondamentalement les choses. A ce titre, il préconise donc
que les opprimés luttent contre leur exclusion de la politique en
construisant leurs propres outils politiques. Son analyse le menant à
la conclusion que les instruments légitimes ne peuvent pas servir
les opprimés pour changer leurs conditions. Cette question a
d’ailleurs été l’objet principal de l’argument entre la jeune
Hillary Clinton alors étudiante et lui-même lorsqu’il lui proposa
de travailler pour son organisation (l’AIF). Alors en pleine
ascension sociale, la jeune Hillary Rodham préféra s’investir en
politique via le parti démocrate, alors qu’Alinsky refusait cette
option par principe. Elle écrira dans ses mémoires que malgré
leurs points communs, « nous nous opposions pourtant sur un point
fondamental : il estimait qu’on ne pouvait changer le système que
de l’extérieur »[3]. Il fait comprendre ainsi très clairement à
Hillary Clinton que son but est d’organiser les démunis afin
d’affronter « le gouvernement et le pouvoir économique »[4]. La
jeune Hillary Rodham ne fait, pour Alinsky que reproduire l’idéologie
des élites demandant constamment aux dépossédés de s’exprimer
via les formes légales et institutionnelles de la politique : « Si
tu es possédant, tu es là pour conserver, alors tu parleras
toujours du caractère sacré de la loi et de la responsabilité que
l’on a d’agir graduellement via les voies “acceptables” » de
la politique.» [5] Cette analyse, Alinsky la tire du constat selon
lequel la misère sociale et la désorganisation telle qu’il a pu
l’étudier lorsqu’il était chercheur à l’université de
Chicago est le fruit des institutions du pouvoir politique et
économique. Il serait en ce sens difficile de transformer les
conditions d’existence des dépossédés via les institutions qui
en sont les principales responsables et qui en tirent un profit. Les
institutions démocratiques ne sont donc pas « neutres » et
représentent l’ordre établi. S’il ne préconise pas de les
détruire, il préconise de les maintenir sous une pression populaire
constante[6] via des organisations représentatives du peuple. La
seule manière pour les dominés d’acquérir un poids dans le jeu
politique est donc de s’exprimer collectivement via leur
organisation, qu’il oppose explicitement au pouvoir organisé des
dominants; « Le pouvoir du peuple organisé est requis pour lutter
contre le pouvoir de l’establishment et son argent » [7] Ainsi,
si les formes légitimes de la démocratie (parlement, représentation
électorale,…) ne sont pas aptes à apporter le changement décisif
et la participation pour les plus démunis, il en résulte que les
opprimés doivent développer des outils pour eux, radicalement
différents de ceux des dominants, des outils pour le changement.
L’organisation de la démocratie et la manière d’y participer
dépendent donc intimement du groupe social concerné et de son
objectif politique, ou, pour reprendre la vieille topique marxiste,
on ne peut pas séparer les questions d’organisation des questions
politiques,[8] l’une et l’autre étant intimement liées. De fait
que si l’objectif des opprimés est différent de celui des
dominants, ils doivent s’armer de leurs propres outils
organisationnels et démocratiques pour les atteindre. Selon qu’on
soit pauvre ou riche, les manières d’agir politiquement seront
radicalement différentes. Pour Alinsky, l’organisation est donc
essentielle, et ce, pour une raison très simple ; elle est source de
pouvoir. Face aux dominants, les ressources sont limitées, et
passent nécessairement par l’organisation. « le pouvoir se
répartit en deux principaux pôles : entre ceux qui ont de l’argent
et ceux qui ont des gens »[9] Ainsi, les dépossédés n’ont pas
leur « own voice » sans organisation[10]. C’est de leur
organisation qu’ils pourront devenir une force agissante, un
collectif mobilisé. L’organisation est donc la seule source de
pouvoir collective et durable pour les dominés.
Dans
cette perspective, Alinsky élargit substantiellement la notion de
pouvoir et son champ d’étude. Le pouvoir n’est plus seulement
conçu selon des positions au sein de la structure sociale – et de
l’état plus particulièrement-, mais comme la capacité par un
groupe social donné de mobiliser ses ressources via ses formes
organisationnelles afin d’agir collectivement en fonction de ses
intérêts et d’acquérir ainsi un poids dans l’arène politique.
Deux
critères importants sont donc au centre de la conception d’Alinsky
du pouvoir. Tout d’abord l’organisation, étant la forme via
laquelle il peut s’exprimer. En ce sens, il peut sembler radical,
mais pour Alinsky ; « Le pouvoir et l’organisation sont une seule
et même chose » [11]. Enfin, le but du pouvoir lui-même –
exprimé via l’organisation – est définit comme « la capacité
d’action » [12], reprenant ici l’une des caractéristiques les
plus importantes de la philosophie pragmatique. John Dewey, figure du
pragmatisme en philosophie, écrivait déjà ; “La liberté conçue
comme le pouvoir d’action…”[13].
L’action
des opprimés comme programme politique
Alinsky
partage ainsi la topique très pragmatiste selon laquelle « life is
action.»[14] A ce titre, l’action occupe donc une place
privilégiée au sein de sa conception de l’organisation, du
pouvoir et de l’émancipation. Comme nous l’avons déjà évoqué,
Alinsky s’inscrit de manière indirecte dans une filiation à la
philosophie pragmatique dans sa conception du pouvoir. En effet, s’il
rappelle souvent que le pouvoir vient de l’organisation[15] il n’en
considère pas moins sa substance comme la capacité d’action.
Cette capacité, pour les plus démunis, se décline sous deux
principaux volets ; la capacité d’agir sur leur propre devenir,
mais également la capacité « d’influencer (ou d’affecter) les
actions des puissants et leurs institutions » [16]
Comme
le pouvoir, l’action des dominants est avant tout une action
institutionnelle alors que celle des dominés doit également
s’exprimer via leurs propres formes organisationnelles dépendant
intimement de leurs ressources. L’action n’est ici jamais conçue
comme la caractéristique d’un individu, mais plutôt comme le
pouvoir d’un groupe social donné exprimé au travers de l’action
collective. L’action pour les opprimés doit donc être perçue
d’une manière exclusivement collective, elle n’est une ressource
de pouvoir qu’en termes collectifs. Le sujet de l’action est
toujours, pour les opprimés, un sujet collectif car le nombre
constitue leur seule ressource[17]. Celle-ci n’est plus une simple
occurrence contingente, mais devient une technique de pouvoir, une
approche d’« empowerment ». Pour reprendre les mots d’Aaron
Shutz, « l’action sociale n’est pas simplement un évènement
contingent ou spontanée. Au contraire, il y a des manières
spécifiques pour générer du pouvoir collectif. » [18]
(University
of Chicago Settlement, Hunger March, October 31st, 1932. (Marche
co-organisée par le parti communiste, Alinsky y fait ses premières
rencontres) University of Chicago Library, Special Collections
Research Center)
L’organisation
dépend de l’action
Si
l’action collective est dépendante de l’organisation afin de
pouvoir exprimer les revendications des acteurs de manière
constante, l’organisation n’en a pas moins besoin de l’action
pour subsister. Ainsi, pour Alinsky, bien plus que les questions
structurelles, ce qui l’intéresse, c’est l’action qui s’y
cache. Les problèmes de structure ne sont donc que secondaires par
rapport à ceux de la praxis. Une démocratie pourrait être
formellement idéale, si elle ne se fonde pas sur une intense
participation citoyenne elle est condamnée à mourir. La forme étant
l’expression de son contenu[19].
L’organisation
populaire ne devrait donc pas être absorbée par des questions de
structures, d’organisation formelle, mais rythmée par l’action
et la vie de ses membres. Elle doit constamment créer les conditions
pour que ses membres « deviennent actifs et conscients de leurs
potnetialités et obligations » [20] Ce point constitue à son sens
« le programme populaire ultime »[21]. L’organisation doit donc
grandir, agir, se construire dans une dynamique de mouvement et se
structurer vis-à-vis de cette activité. Les problèmes de structure
se posent donc toujours vis-à-vis des problèmes posés dans
l’action et non l’inverse. Mettre au premier plan les questions
de structure, c’est risquer de rendre l’organisation
bureaucratique, de la faire mourir de paralysie[22]. Pour Alinsky, «
il ne doit jamais être oublié que la structure est non seulement
secondaire, mais totalement en relation avec son contenu. La
structure ne sera jamais plus qu’une expression de son contenu. »
[23] En ce sens, la santé et la pérennité d’une organisation
dépendent intimement de la participation et de l’action politique
de ses membres[24].
Alinsky
écrit ainsi que les « organisations ont besoin d’action comme les
individus ont besoin d’oxygène, l’arrêt d’action mène à la
mort de l’organisation via le factionnalisme et l’inaction, au
travers de dialogues et conférences qui sont une forme de rigidité
mortifère plutôt qu’une forme de vie ». [25] La principale
fonction de l’organisation est l’action, sans elle l’organisation
ne peut survivre, elle est la « raison d’être »[26] de
l’organisation. Aaron Schutz dans son manuel d’organisation
communautaire pointe particulièrement l’importance de cette
question : « Les organisations communautaires ne peuvent survivre
que si elles agissent. Si un groupe n’est pas constamment dans le
développement de nouvelles campagnes, s’il ne mène pas
continuellement ses membres dans de nouvelles arènes de la lutte
sociale, c’est comme si elles mourraient » [27] En effet,
l’organisation naît dès le départ de l’action, l’action
étant le principal mode via lequel l’organisation peut avoir une
certaine réflexivité. La structuration de l’organisation se
réalise donc principalement via l’action et sa réflexion. Ainsi,
les changements organisationnels s’opèrent vis-à-vis d’actions
fructueuses ou infructueuses, les campagnes s’établissent autour
de projets d’actions, l’action étant ainsi au cœur de
l’ensemble du processus organisationnel, si elle disparaît,
l’organisation communautaire risque de disparaître également ou
de devenir un organisme bureaucratique et figé. Comme il le
souligne, « Les organisations communautaires ne “vivent” que
dans l’action, sans action elles ont tendance à se dissoudre ».
[28] Sans action l’organisation communautaire devient une
institution de plus, un organisme bureaucratique ne remplissant pas
sa tâche principale à savoir : l’empowerment des plus démunis
par l’action collective. «l’important devient donc d’activer
les gens a agir, a participer: en clair, a developer le pouvoir
nécessaire pour effectivement lutter contre le statu quo et le
changer.» [29]
Conscience
et action collective
La
question de la conscientisation occupe à la fois une place
secondaire et de premier plan dans les textes d’Alinsky.
Secondaire, car elle n’est pas au cœur des enjeux de
l’organisation et de premier plan, car elle constitue le moyen par
lequel les opprimés acquièrent une autonomie idéologique face aux
dominants, une conscience propre.
Deux
questions se posent donc : la première portant sur le rapport au
savoir des dominés et la seconde sur la manière dont les opprimés
vont développer une conscience critique.
Sur
le premier point, Alinsky reste dans une tradition largement mise à
l’écart de nos jours, s’articulant autour du concept
d’aliénation. L’apathie, la division et la désorganisation
civique d’une communauté a pour effet l’aliénation et
l’émiettement des savoirs. En ce sens, Alinsky postule
effectivement que les acteurs dominés, lorsqu’ils sont séparés
les uns des autres, rentrent dans une spirale négative qui ne leur
permet pas de formuler explicitement et consciemment les problèmes
et la situation dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, l’organisateur
réalise son travail de problématisation, « sur base de morceaux et
de parties d’informations récoltées par l’enquête » [30] En
ce sens, une communauté désorganisée est également une communauté
ou les savoirs sont des « des ressentiments inarticulés »[31],
pour reprendre ses mots, ne pouvant atteindre une forme de conscience
collective explicite[32]. Cependant, au-delà de la question de
l’aliénation se pose enfin une seconde question, celle de la
manière de dépasser celle-ci.
A
ce propos, seules l’organisation et l’action vont constituer pour
Alinsky un moyen de lutte sérieux contre l’aliénation de par le
caractère collectif de ses manifestations. Les acteurs pouvant ainsi
engager un dialogue les uns avec les autres et par la même occasion
avec eux-mêmes, en acquérant, petit à petit une conscience et un
savoir organisé collectivement. « When people are brought together
or organized, they get to know each other’s point of view; they
reach compromises on many opinions of their differences, they learn
that many opinions witch they entertained solely as their own are
shared by others, and they discover that many problems witch they had
thought of only as “their” problems are common to all.”[33]
Ainsi comme le remarque justement Reitzes : « Alinsky croyait que la
participation des citoyens dans une organisation communautaire
démocratique pouvait server comme un puissant antidote contre
l’aliénation et le désespoir ».[34] Soulevant ainsi la relation
inverse qu’il existerait selon lui entre « la participation
sociale et l’aliénation ». [35]
Le
savoir critique ne doit pas être enseigné aux acteurs passivement,
dans une relation verticale du maître et de l’élève. Le savoir
critique naît de l’action collective et ne peut être saisi par
les acteurs que par leur propre expérience. Aaron Shutz rappelle
ainsi que pour Alinsky, “il pensait que l’apprentissage le plus
important vient de l’action”.[36] Les opprimés doivent faire
eux-mêmes leur réflexion, leur apprentissage. Il n’est donc pas
question de les assommer de la « vérité » dans une démarche
élitiste que l’on retrouve souvent dans les groupuscules radicaux.
Dans
cette perspective, l’idée très répandue selon laquelle le savoir
aurait par lui-même des vertus émancipatrices est pour Alinsky une
thèse idéaliste. Pour les dépossédés le savoir n’est pas
quelque chose qui se donne, telle une « leçon » pour reprendre
l’expression de Rancière, mais qui se prend, qui ne peut prendre
corps que par l’action collective médiatisée par l’organisation.
Ainsi, comme pour la démocratie, le savoir ne peut se donner[37], il
ne peut devenir un « corps agissant », « une force matérielle
»[38] – pour reprendre l’expression de Marx – que si les
dépossédés l’acquièrent via leur praxis collective. Le
dévoilement produit par la connaissance ne peut donc survenir de
manière individuelle. Sur ce point, Alinsky est très proche des
thèses de Paulo Freire dans sa pédagogie des opprimés[39], où il
affirme que « la conscience ne se transforme que dans la praxis, le
contexte théorique ne peut pas se réduire à un cercle d’études
« non engagées »[40] et que « cette découverte ne peut être
faite à un niveau purement intellectuel, mais doit être liée à
l’action .»[41] Sur ce point, Alinsky est totalement en accord: «
Actually most lessons of life are learned in and throught action.
»[42] L’une des phrases les plus connues de Freire illustre
parfaitement les idées directrices d’Alinsky en la matière : «
Personne ne libère autrui, personne ne se libère seul, les hommes
se libèrent ensemble. »[43] Pour Freire comme pour Alinsky, «
c’est uniquement dans l’unité de la praxis et de la théorie, de
l’action et la réflexion, que nous pouvons dépasser le caractère
aliénant du quotidien (…) À vrai dire, dévoiler la réalité
sans orientation vers une action politique claire et nette n’a tout
simplement pas de sens. »[44]
Etre
Radical
Aujourd’hui
plus que jamais, la théorie politique – surtout de gauche –
s’enferme trop facilement dans les salons où l’on cause. Les
victoires répétées de la droite dite décomplexée – et de plus
en plus militante – peuvent le laisser penser. Dans ce contexte, il
nous à semblé utile de montrer, par l’exemple de Saul Alinsky,
qu’il a été et qu’il est toujours possible de changer les
choses pourvu que l’on se munisse d’une vision et d’une
organisation politique adéquate tournée vers l’action collective.
Le
caractère concret et pratique que propose son travail rompt les
liens avec la spéculation philosophique et normative. Elle force les
militants, les étudiants et chercheurs à migrer de leurs bureaux
vers le terrain et l’action. A sortir de l’apathie dans laquelle
ils se sont enfermés.
Que
veut donc dire être radical pour Saul Alinsky ?
Le
vrai radical est aussi celui qui pense les perspectives
d’organisation et d’action collective, et ce, à la différence
du radical en paroles qui se satisfait du discours critique.
Déconstruire le discours dominant ne suffit pas pour émanciper les
opprimés. Être radical présuppose de ne jamais séparer la théorie
de la pratique, unité constituant le fondement réel d’un
engagement progressiste.
Cela
veut également dire travailler avec les opprimés et non pour eux.
L’enjeu central de la démocratie n’est pas seulement d’ordre
économique, mais également politique. Alinsky refuse l’idée que
l’on résolve le problème des opprimés à leur place, qu’une
élite éclairée prenne des décisions pour les aider sans leur
participation. L’approche que préconise Alinsky est donc
radicalement différente de celle de la gauche classique qui in fine,
n’a pas confiance dans le « peuple » et défendent des réformes
élitistes excluant les opprimés de toute décision à leur égard.
« Nous apprenons quand on respecte la dignité du peuple, qu’ils
ne peuvent se voir dénier le droit élémentaire de participer
pleinement aux solutions de leurs problèmes. L’estime de soi
n’apparait que de gens qui jouent un rôle actif a résoudre leurs
sous et qui ne sont passifs, comme des marionnettes des services
privés ou publics. Aider les gens tout en leur déniant une part
significative dans l’action, ne contribue en rien à son
émancipation individuelle. Au fond ce n’est pas donner mais
prendre – prendre leur dignité. Dénier l’opportunité de
participation c’est la dénégation de la dignité humaine et de la
démocratie. Cela ne marchera pas. » [45] En ce sens, même les
réformes nourries des meilleures intentions, si elles ne considèrent
pas la participation des opprimés dans leur propre devenir sont
condamnées à l’échec, car ne luttant pas pour l’émancipation
réelle de ceux-ci. Le radical est là pour travailler avec les
dépossédés, il les aide à s’organiser. « La seule manière
pour les pauvres d’avoir ce qu’ils veulement c’est au travers
de propres et fortes organisations militantes. » [46]
Être
radical est, en ce sens, comme la révolution, « un long et pénible
chemin »[47] qui nécessite un travail difficile sur soi-même. Il
présuppose un investissement réel et assumé envers ceux qu’on
défend, et cela, toujours, via l’organisation des dépossédés
eux-mêmes. Nous renvoyant ainsi, d’une certaine façon, à la
fameuse phrase de l’Association Internationale des Travailleurs : «
l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des
travailleurs eux-mêmes ».
(ceci
est une version longue de l’article paru dans Mauvais Sang numéro
3)
NOTES
[1]
L’édition française de « Rules for Radicals » éditée chez
Seuil en 1976 se transforme ainsi mystérieusement en « manuel de
l’animateur social », dans une traduction très contestable.
[2]
Le « community organizing » consiste à organiser des individus
ayant en commun d’être discriminés (sur base de leur couleur de
peau, de leur origine socio-économique,…) afin de développer du
pouvoir et d’agir collectivement contre les instances et
institutions discriminantes.
[3]
Hillary Clinton, Mon Histoire, Fayard. (Paris, 2003), 60-61.
[4]
Ibid., 60.
[5]
Alinsky, Reveille for Radicals, 225.
[6]
Ibid., 196.
[7]
Alinsky cité in: Betten et Austin, The Roots of Community
Organizing, 1917-1939, 153.
[8]
Lukacs, Histoire et conscience de classe, 333.
[9]
Alinsky, Rules for Radicals.127
[10]
Ibid., 44.
[11]
Alinsky, Rules for Radicals, 113.
[12]
Alinsky, Reveille for Radicals, 218.
[13]
Dewey cité in: Ryder, “Community, struggle and democracy.”
[14]
Alinsky, Rules for Radicals, 79.
[15]
Ibid., 113.
[16]
Aaron Schutz et Marie Sandy, Collective action for social change: An
introduction to community organizing, Palgrave Macmillian. (New York,
2011), 22.
[17]
Alinsky, “Citizen participation and community organization in
planning urban renewal,” 224.
[18]
Aaron Schutz, “Key Concepts in community organizing”, Sections
Repeated from Course, 2007, p. 2
[19]
Alinsky, Reveille for Radicals, 40.
[20]
Ibid., 56.
[21]
Ibid.
[22]
Ibid., 194.
[23]
Ibid., 40.
[24]
Ibid., 35.
[25]
Alinsky, Rules for Radicals, 120.
[26]
Alinsky, “Citizen participation and community organization in
planning urban renewal,” 218.
[27]
Schutz et Sandy, Collective action for social change: An introduction
to community organizing, 13.
[28]
Aaron Schutz, “Key Concepts in community organizing”, Sections
Repeated from Course, 2007, p. 9
[29]
Alinsky, Rules for Radicals, 117.
[30]
Jr. Robert Bailey, Radicals in Urban Politics: The Alinsky Approach
(Chicago: University of Chicago Press, 1974), 77.
[31]
Alinsky, “Citizen participation and community organization in
planning urban renewal,” 223.
[32]
Ibid., 224.
[33]
Alinsky, Reveille for Radicals, 54.
[34]
Reitzes et Reitzes, “Alinsky in the 1980s,” 281.
[35]
Bailey, Radicals in Urban Politics, 3.
[36]
Schutz et Sandy, Collective action for social change: An introduction
to community organizing, 69.
[37]
Il serait d’ailleurs intéressant d’analyser les formes très
répandues de cette rhétorique élitiste. La plus répandue
actuellement s’articulant autour de l’idée d’imposer la
démocratie. Alinsky s’opposant ainsi a toute forme de «
colonialisme de la pensée » qui apporterait la « vérité aux
pauvres ».
[38]
Marx, Karl, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel.
[39]
Paulo Freire, Pédagogie des opprimés (Paris: Maspero, 1974).
[40]
Ibid., 189.
[41]
Ibid., 44.
[42]
Alinsky, Reveille for Radicals, 213.
[43]
Freire, Pédagogie des opprimés, 44.
[44]
Ibid., 189-190.
[45]
Alinsky, Rules for Radicals, 123.
[46]
Ibid., 48.
[47]
Alinsky, 1972, partie 8
ARTICLES associés
Saul Alinsky : Rules for Radicals
Présentation et PDF de Rules for Radicals, par Jean Gouriou, du site Cap sur l'indépendance.
Donner
du pouvoir au peuple, pas aux élites
Entretien
avec Saul Alinsky dans le magazine Playboy, 1972.
Via le site du collectif : Pouvoir d'agir
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2012/02/saul-alinsky-donner-du-pouvoir-au.html
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2012/02/saul-alinsky-donner-du-pouvoir-au.html
Pornotopia : Architecture et sexualité dans Playboy
Le magazine Playboy, dans ses premières années d'existence, n'était pas ce que vous croyez, qui publiait alors des entretiens avec Alinsky, Sartre, etc.
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/11/pornotopia-architecture-et-sexualite.html
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/11/pornotopia-architecture-et-sexualite.html
SOURCES
Saul Alinsky ou l’angle aveugle de la gauche…
Par
Nic Gortz et Daniel Zamora préfaciers de Être
Radical
Version
longue de l’article publié dans la revue Mauvais
Sang n°3 (Aden)
Saul
Alinsky, la campagne présidentielle et l’histoire de la gauche
américaine par
Michael C. Behrent
Film:
Encounter
with Saul Alinsky partie
1 et 2 en streaming (english) :
http://www.nfb.ca/film/encounter_with_saul_alinsky/
Page facebook :
Agenda conférences, livres, essais, critiques... :
http://fr-fr.facebook.com/pages/Que-ferait-Saul-Alinsky-/174608149263343
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http://fr-fr.facebook.com/pages/Que-ferait-Saul-Alinsky-/174608149263343
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