Armelle Racinoux
Emiliano Zapata
Luttes urbaines et
démocratie à Caracas
(2001-2004).
Vers la redéfinition de
l’espace public vénézuélien
L’élection à la
présidence du Venezuela d’Hugo Chávez Frias en 1998 a été
renouvelée en 2000 et confirmée par le référendum de 2004. Cette
période s’est accompagnée d’une crise politique d’envergure.
Dans un contexte de tensions classistes, la Coordinadora Democrática
1 (dissoute en 2005) dénonce le mode autoritaire de gouvernement du
président à l’agenda « socialiste révolutionnaire » et cherche
à le pousser à la démission.Fin novembre 2001, les 49 décrets-lois
passés par Hugo Chávez suscitent en effet un tollé politique : ils
entérinent entre autres une réforme agraire qui permet la
réquisition des terres non exploitées et leur redistribution à des
fins productives et une restructuration du domaine clef de
l’industrie pétrolière.
Le conflit politique éclate
en décembre 2001 lorsque le principal syndicat vénézuélien (la
CTV) s’allie à la chambre de commerce Fédécamaras afin de
protéger l’indépendance de la compagnie pétrolière PDVSA que le
gouvernement souhaite remettre sous contrôle étatique afin d’en
faire l’instrument de la régénération du système démocratique.
Les deux organismes appellent à la tenue d’une grève civique
nationale qui se solde le 7 avril 2002 par le limogeage des
dirigeants de PDVSA. Le 11 avril, une manifestation de la « société
civile » est déviée vers le palais présidentiel de Miraflores.
Des tireurs non identifiés sont embusqués sur des bâtiments
proches du pont Llaguno et ouvrent le feu sur la foule des
manifestants : dans la confusion qui s’ensuit, dix-sept personnes
meurent et quarante sont blessées. Accusé du carnage, Hugo Chávez
est renversé dans la nuit à l’occasion d’un coup d’État
orchestré par des militaires. Le gouvernement provisoire à la tête
duquel opère le président de Fedecámaras Pedro Carmona Estanga est
renversé dans la nuit du 13 au 14 avril sur fond de manifestations
populaires.
Ces événements obscurs
catalysent un phénomène politique et urbain tout à fait inédit à
Caracas au cours de la période 2001-2004. La « société civile »
vénézuélienne autoproclamée qui se fédère dans la CD et les
partisans du chavisme s’affrontent, parfois violemment, en
instrumentalisant sporadiquement ou de manière permanente des
espaces publics à des fins de revendication politique. Il s’agit
de places, d’avenues ou encore d’autoroutes fortement
symboliques. Nous analyserons tout particulièrement les cas
emblématiques que sont la Plaza Bolívar (la grand-place) devenue
symbole de la lutte chaviste et la Plaza Altamira, place de la ville
« bourgeoise » et fief de l’opposition. En février 1989, les
réformes libérales imposées par le gouvernement (Acción
Democrática) de Carlos Andrés Pérez s’étaient soldées par la
répression dans le sang de la foule descendue des barrios pour
protester et piller la ville riche. Cette fois-ci, et en dépit
d’incidents meurtriers, la contestation au chavisme et son pendant
« anti-oligarque » est organisée de manière stratégique par des
structures institutionnalisées. L’« espace public »
intermédiaire et inédit construit par les médias vient par
ailleurs jouer un rôle primordial comme relais des directives des
camps politiques en présence dans le cadre de ces mobilisations.
Nous montrerons au cours de
cet article que les modalités d’occupation des espaces publics et
leur géographie sociale découlent du processus historique de
dualisation de Caracas et de la société vénézuélienne. La
morphologie sociospatiale urbaine reflète en effet l’évolution
des conflits d’intérêts au sein de la sphère publique politique.
Les temps de crise politique voient la contestation de l’ordre
public qui y est codé par le biais de la manifestation. L’espace
public est à la fois la sphère virtuelle du dialogue entre les
citoyens d’une même communauté politique en vue du bien public et
le lieu spatialement délimitable et universellement accessible à la
communauté des usagers de la ville qui se définit, se reconnaît et
se partage par leur biais. Il y aurait ainsi une relation de cause à
effet entre les forces qui travaillent les sphères publiques
politiques, sociales, médiatiques et économiques vénézuéliennes
et l’état de l’espace public urbain, indicateur fondamental de
l’urbanité caraquénienne marquée par l’incivilité et la
violence. L’urbanité peut être définie comme la relation de
détermination mutuelle qui lie les pratiques de la ville et ses
représentations symboliques. Ce rapport influe sur un autre aspect
de l’« urbanité » entendue comme les rapports quotidiens de
civilité qui permet la coexistence des citadins dans les espaces
publics de la ville. Les manifestations urbaines et les affrontements
qui ont lieu dans la ville pour le contrôle des espaces publics sont
la manifestation de la lutte entre les projets chavistes et opposants
qui impliquent pour l’un la redéfinition de l’ordre urbain
inégalitaire et pour l’autre son maintien. Le socialisme chaviste
trouve son public dans les barrios et les zones populaires du pays
tandis que l’opposition libérale s’est longtemps adressée à
une société d’élites. Les deux partis ont recours à des médias
partisans qui instrumentalisent un discours sur la dualité urbaine
et les différences de classe.
L’ambition de cet article
n’est pas d’analyser dans le détail les processus par le biais
desquels les territoires politiques urbains se sédimentent : ces
derniers naissent de la combinaison de facteurs objectifs de
fragmentation et de dualité sociales et urbaines, d’actions
médiatiques et partisanes organisées en faveur de l’appropriation
des espaces publics de la ville, de la réduction des espaces de la
démocratie et de l’instrumentalisation de symboles sociaux,
historiques et culturels. Il s’agit plutôt de mettre séparément
en évidence les grands axes autour desquels s’articule ce
processus de territorialisation ainsi que ses implications en ce qui
concerne la définition de l’espace public politique vénézuélien.
La dualisation de
Caracas et la dissolution de l’espace public
La ville latino-américaine
s’organise autour de ses espaces publics et en particulier de la
Plaza Mayor dont la structure, qui est traditionnellement recréée à
chaque nouvelle extension de la ville, symbolise la puissance
publique. Les tensions exprimées dans ces centres traditionnels
d’expression politique et de contestation du pouvoir traduisent
celles qui traversent la sphère publique politique comme lieu de
négociation de la citoyenneté et de la démocratie.
À partir du XIXe siècle,
de nouveaux acteurs économiques s’impliquent dans la construction
de Caracas qui croît au détriment de ses espaces publics
traditionnels. Lors de la révolution d’indépendance de 1810, le
Souverain espagnol cède ses pouvoirs planificateurs aux élites
économiques créoles qui se soulèvent contre lui et deviennent
ainsi le « public » qui fonde la « société civile »
vénézuélienne naissante, élite dépositaire du pouvoir politique
et de ses nouvelles institutions. Le terme de « peuple », qui se
réfère alors à la foule métisse reléguée aux abords des villes,
est soigneusement mis à l’écart du discours fondateur de la
nation. L’évolution de la capitale reflète cette conception
excluante du pouvoir. Dans les années 1930, Caracas jusqu’alors
cantonnée autour de son noyau colonial engage une percée vers l’est
et le sud. Sous la prospère pétro-dictature puis avec le retour de
la démocratie à la fin des années 1950, la dualité de la ville se
renforce. Les quartiers d’urbanisation planifiés autonomes (les
urbanizaciones), développés à l’est et au sud par des
entrepreneurs privés pour les élites puis pour les classes
moyennes, reflètent le manque d’esprit « public » d’un idéal
urbain qui réside alors dans le refus des contraintes de coexistence
imposées par le modèle de la ville européenne bâtie autour de ses
espaces publics. Le triomphe du paradigme de l’automobile imposé
par Juan Vincente Gómez dans les années 1930 favorise encore
l’éloignement des urbanizaciones de l’ancien centre. Les zones
d’urbanisation informelles (les barrios), nourries par
l’immigration des campagnes qui se vident, croissent parallèlement
dans l’illégalité. Si certaines se greffent dans le centre-ville,
l’installation spectaculaire à la périphérie des plus grosses
d’entre elles participe d’une certaine dualisation symbolique de
la ville.
La gestion clientéliste et
sporadique des zones d’urbanisation spontanée par les partis
politiques et la gestion privative des zones urbaines planifiées,
symptômes de la désaffection de l’État, accentuent la dualité
économique et sociale de la ville ainsi que la pénurie d’espaces
publics communs tant au sein des barrios que des enclaves protégées
de l’est et du sud de la ville. La réforme néolibérale des
années 1990, qui pénalise les couches populaires, précipite ainsi
le « Caracazo » du 27 fevrier 1989 qui prend la forme d’une
irruption violente des « hordes » venues des barrios au sein des
espaces publics de la ville mise à sac.
Les formes prises par le
conflit politique à travers l’histoire sont ainsi révélatrices
de l’absence d’un espace public de dialogue social au Venezuela.
Les deux camps politico-économiques en présence redessinent une
géographie caricaturale de la ville par le biais de leur action
militante et mettent ainsi en scène l’ordre hiérarchique urbain
et politique ainsi que sa contestation. Les problématiques sociales
et politiques sont ainsi indissociables et prennent leur racine dans
l’organisation coloniale de la ville basée sur des inégalités de
classe. Elle est perpétuée par un système politique d’abord
autoritaire puis démocratique mais corrompu qui, en évitant de
s’attaquer aux dysfonctionnements structurels d’une économie
trop dépendante, se fait le relais du protectionnisme des élites et
entérine le marquage des différences sociales. Le développement
des barrios s’accompagne de l’attitude stigmatisante des
autorités qui oscillent entre la répression des squatteurs lors des
années de dictature et l’instrumentalisation électoraliste de
leurs difficultés avec la démocratie. Cela entérine des modalités
de gestion discriminantes et contribue à identifier des territoires
urbains à la connotation sociale négative. Dans l’imaginaire
citadin nourri par les fantasmes médiatiques, les barrios, qui
manquent des infrastructures et des services de base garantis
ailleurs par l’État, sont des zones hors de la ville et de la
civilisation.
Cela est cependant contredit
par la très grande mobilité de leurs habitants partiellement
dépendants des services, commerces, aménités et opportunités de
travail offertes par la ville formelle et par la certaine mobilité
sociale de leurs habitants. Les territoires dessinés par l’action
politique sont ainsi issus de l’existence d’autres territoires
politiques et sociaux qui s’appuient sur des éléments à la fois
réels et fantasmés traduisant la paradoxale subordination d’une
partie de la ville à une autre. Comprendre le rôle de leur
interaction et de leur complémentarité dans la formation des
territoires politiques disputés mériterait une plus longue analyse.
La revendication politique
d’espaces publics centraux de la ville par les militants chavistes
traduit ainsi autant le refus d’une exclusion de ces espaces
qu’elle met à nu une appartenance de facto créée par la
dépendance. Ce ne sont pas par ailleurs les espaces des quartiers
d’urbanisation planifiés, lesquels sont dépourvus d’espaces
véritablement publics, qui sont revendiqués et occupés, même par
les opposants. S’ils structurent l’espace urbain, ces lieux de
vie n’ont que peu de signification civique pour des manifestants.
La signification profonde des espaces publics comme espaces de
revendication communs de la citoyenneté ressurgit ainsi en période
de crise politique et cela en dépit d’un urbanisme qui leur tourne
le dos. Nous verrons que cette revendication est paradoxale en ce que
les « publics » chavistes et leurs opposants détournent l’héritage
symbolique commun de ces espaces afin de se poser en seuls détenteurs
de la légitimité politique. Ce processus reflète le fait que
l’urbanité privative et duale qui caractérise l’évolution de
la capitale est recréée jusque dans les modalités territoriales du
conflit et que la difficulté à penser la citoyenneté nationale ne
parvient pas à être dépassée par le discours politique.
Les modalités
d’investissement politique des espaces publics à Caracas en
période de conflit politique (2001-2004)
Les espaces publics investis
par les camps politiques en lutte entre 2001 et 2004 ont des
centralités à la signification différente (fig. 1). Les places
Bolivar (place fondatrice), Andrés Elloy Blanco, El Venezolano,
Caracas, Diego Ibarra et Miranda sont des espaces « chavistes »
tous situés dans la parroquia Catedral du municipio Libertador,
centre historique, symbolique et politique de la ville (fig. 2). Ils
sont accessibles par le métro qui arrive aux pieds des grandes zones
de bidonvilles de l’Est et de l’Ouest d’où viennent de
nombreux militants. La Plaza Caracas est l’un des lieux de
ralliement les plus importants. Elle se situe au pied du Centre Simon
Bolivar qui concentre des ministères et des institutions publiques,
en particulier le Conseil national électoral (CNE) très contesté
2. De 2001 à 2004, la Plaza Andrés Elloy Blanco est le quartier
général de l’Unión Popular Venezolana, parti fondé par la
militante chaviste Lina Rón.
FIGURE 1 : DUALITÉ URBAINE
ET INVESTISSEMENT POLITIQUE DES ESPACES PUBLICS À CARACAS (DÉBUT
2004)
Les espaces publics investis
par l’opposition sont géographiquement plus excentrés, à
l’exception de la Plaza Altamira (fig. 3), symbole de la lutte.
C’est la seule place d’importance de l’est de Caracas et l’une
des plus emblématiques de la ville. Située dans le riche et petit
municipio de Chacao, au centre d’un quartier financier très ouvert
vers l’international, sa centralité résulte de son accessibilité
routière. Elle est desservie par quatre avenues et une autoroute.
Plus à l’est, la dite « Plaza de la Meritocracia » (fig. 3)
n’est pas une place mais un morceau d’un axe de circulation. Il
se situe devant l’entrée de l’ancien siège de PDVSA, au cœur
du district financier de Chuao, à proximité des deux centres
commerciaux les plus importants de Caracas, le Sambil et le CCCT
(Centro Ciudad Comercial Tamanaco). L’ensemble est enclavé par des
autoroutes (Caracas-Baruta à l’ouest et Francisco Fajardo au nord)
qui le relient à la place Altamira et aux quartiers résidentiels de
l’Est où vivent les populations les plus aisées de la ville. Les
distributeurs autoroutiers de Santa Fé et de Prado del Este, situés
au sud-est de la ville (municipio Baruta) ont également servi de
lieux de manifestations.
FIGURE 2 –
L’INVESTISSEMENT POLITIQUE DES ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE DE
CARACAS, MUNICIPIO LIBERTADOR (DÉBUT 2004)
Cet usage illustre
l’importance de l’accessibilité routière pour les opposants au
régime dont beaucoup proviennent des grandes urbanizaciones de la
vallée de Caracas et circulent en voiture. Les hauts lieux de
l’opposition sont moins accessibles à partir des grandes zones de
bidonvilles de la capitale que les territoires « chavistes ». Si
ces derniers sont centraux en raison de la présence des symboles
atemporels de la suprématie politique nationale chère au
gouvernement, les espaces opposants sont des bouts d’avenues et
d’autoroutes accessibles en voiture. Leur centralité relève de
leur connexion au système routier essentiel au fonctionnement de la
riche ville étalée de la modernité et de leur proximité aux
quartiers emblématiques du pouvoir financier et de l’économie
internationale de marché au nom de laquelle la Coordinadora
Democrática (CD) mène le combat. La forme même des manifestations
de l’opposition – défilés à vélo ou en rollers, « caravanes
» (manifestations en convoi de voitures) – y est adaptée.
Cette analyse dénote que le
processus de territorialisation politique repose sur la combinaison
d’éléments historiquement, politiquement, culturellement et
économiquement symboliques, appuyés en partie sur des facteurs
sociaux bien réels qui déterminent la géographie de la ville et
son aspect « dual ». Cette « dualité » est liée à la
hiérarchisation fonctionnelle du pouvoir au sein de la ville,
laquelle s’ajoute aux inégalités économiques criantes qui se
traduisent dans la morphologie urbaine par la concentration
différenciée de grandes zones de bidonvilles et de quartiers
d’urbanisation planifiés. Les habitants des zones d’urbanisation
informelles sont en effet plus susceptibles de travailler pour
l’économie informelle. Les lieux représentatifs du pouvoir
financier et pétrolier et de la mobilité sont ainsi les plus
significatifs de la lutte des opposants, quoique leur caractère «
public » ne le soit parfois que du point de vue de leur
fonctionnalité. Ce choix reproduit le traditionnel modèle privatif
et séparatiste caractéristique des lieux de villégiature de
l’élite caraquénienne et reflète la philosophie économique
libérale qui s’oppose à une intervention poussée de l’État
dans l’économie et taxe de « démagogiques » les mesures prises
par le gouvernement en faveur d’une redistribution de la richesse à
l’échelle nationale. Il n’est pas anodin que le parvis de PDVSA
Chuao ait été rebaptisé « Place de la Méritocratie ». A
contrario, les chavistes, qui se prononcent en faveur d’une
régulation de l’économie et d’une répartition des richesses
nationales par l’État, et particulièrement celles produites par
la compagnie pétrolière PDVSA, investissent tout particulièrement
les espaces traditionnels du centre-ville (municipio Libertador),
symboliques de sa puissance. Des groupements chavistes permanents se
sont substitués en 2002 aux troupes opposantes qui avaient fait du
siège de PDVSA La Campiña (cf. fig. 3) un lieu de ralliement
opposant afin de revendiquer le statut de « bien public » de la
compagnie pétrolière nationale remise sous contrôle de l’État
par le nouveau gouvernement. De même, les buhoneros 3 sont invités
à investir le centre-ville colonial par le gouvernement en 2001.
Les différences portant sur
la conception du rôle de l’État dans l’économie ont largement
été à l’origine du conflit qui a secoué la société
vénézuélienne au cours des dernières années. Il serait
intéressant d’analyser plus en profondeur la symbolique économique
de l’appropriation des espaces publics à Caracas entre 2001 et
2004 : à la problématique existence de « territoires »
socio-économiques objectifs répond la territorialisation politique
de la ville qui exprime deux projets économiques et politiques
antagonistes.
Le phénomène
d’investissement politique des espaces publics est
multidimensionnel et complexe. Il n’est pas possible ici de rendre
compte au cas par cas des dispositifs politiques déployés dans
chaque espace ayant fait l’objet de conflits. Afin d’approfondir
notre analyse, nous nous attarderons sur l’exemple des deux places
les plus représentatives de l’affrontement, les places Altamira et
Bolivar, qui incarnent bien les deux territorialités rivales.
Deux places pour deux
fiefs politiques : Plaza Bolivar et Plaza Altamira
Selon l’anthropologue
Georges Balandier [1992], la mise en scène du pouvoir est
consubstantielle à son existence. Dans les sociétés démocratiques,
le pouvoir est d’autant plus soumis à dramatisation que son
principe est discutable.
FIGURE 3 : LES PRINCIPAUX
ESPACES PUBLICS INVESTIS PAR LES OPPOSANTS, MUNICIPIO CHACAO (DÉBUT
2004)
L’occupation politique des
espaces publics au Venezuela (2001-2004) est ainsi marquée par de
nombreux dispositifs de propagande. La Plaza Bolívar est ainsi au
centre d’une intense activité politique « révolutionnaire ».
Placé au cœur de la cité, ce lieu fondateur est entouré des
institutions politiques les plus représentatives de la colonie : le
Commandement, la Présidence générale et le Palais du gouverneur,
le Conseil municipal et l’Évêché, la cathédrale et la Casa
Amarilla, aujourd’hui ministère des Affaires étrangère (fig. 2).
Scène centrale de la révolution du 19 avril 1810 puis du processus
de lutte populaire de 1936 en faveur de la démocratisation du pays,
la place reste ancrée dans la mémoire collective comme un lieu de
résistance à l’autoritarisme qui pour les chavistes est incarné
par l’opposition. Entre 2001 et 2004, des « Cercles bolivariens »
sympathisants de Chávez sont implantés aux alentours et montent
symboliquement la garde.
Appelés à création par le
président le 11 juin 2001 lors de son émission dominicale « Aló
Presidente », ces cercles bolivariens se font le relais exclusif
dans un premier temps (jusqu’en 2002) de la parole et de l’action
révolutionnaire du gouvernement. À l’Esquina de las Monjas,
rebaptisée « Esquina caliente » (le coin chaud) des groupes de
discussion politiques se forment régulièrement en face d’un mur
peint aux couleurs du Venezuela sur lequel sont placardées des
affiches de propagande.
À l’époque coloniale,
l’élite espagnole et créole vit au plus proche de la place
d’armes. Elle quitte cependant le centre-ville et la place Bolivar,
d’abord vers le sud dès les années 1900 avec la construction de
l’urbanización El Paraíso puis vers l’est à partir des années
1930. En 1942, l’homme d’affaire Don Luis Roche décide de
construire la « meilleure urbanización de Caracas », Altamira. La
place Altamira concurrence très vite la Plaza Bolivar en tant que
nouveau site de parade de la haute société. La symbolique de ce
lieu reste ancrée dans les mémoires. De 2002 à 2004, la place
Altamira demeure cernée de drapeaux vénézuéliens, symboles du
patriotisme des opposants. Sous l’obélisque, une statue de la
Vierge est montée sur une estrade aux côtés d’un compteur
(retiré en 2004) qui égrène les jours restant jusqu’au
référendum, sonnant ainsi le glas du départ souhaité de Chávez.
Les autres hauts lieux de l’opposition n’arborent plus aucun
signe distinctif permanent après 2004.
La présence de militants
chavistes dans les espaces publics du centre-ville illustre la
stratégie territoriale inédite du gouvernement qui en fait des
supports de convocation politique ainsi que les symboles de la
création d’une démocratie participative. Des mâts radiophoniques
sont installés en 2003 aux quatre coins de la Plaza Bolívar et
diffusent les bulletins de la mairie Libertador qui convoque les
citadins-militants à participer aux manifestations qui se déroulent.
Les militants de l’Esquina
Caliente se considèrent comme les vigiles de la destinée du pays
qu’ils veulent être l’émanation de leur volonté politique. Ils
exercent sur les lieux une surveillance qui renforce les liens de
connaissance mutuelle.
La place Altamira devient
également un lieu de convocation au cours du conflit. Les «
militaires démocratiques » entrés en dissidence après le coup
d’État manqué de 2002 en font leur quartier général politique.
Ils l’utilisent comme un forum de protestation contre le « régime
» afin d’inciter à la « désobéissance civile » et de forcer
le président à la démission.
Il serait intéressant –
ce que cette étude n’a pas permis de réaliser – d’approfondir
et d’analyser la part de spontanéité des processus de lutte pour
le contrôle des espaces disputés. Presque tous les espaces occupés
font l’objet de disputes ayant trait à leur usage politique,
support de légitimité symbolique. Dans les esquinas qui cernent la
Plaza Bolívar, de violents affrontements éclatent en 2002
(août-novembre) et 2003. De part et d’autre de la place se font
face la mairie du municipio Libertador, chaviste, et l’Alcaldía
Mayor alors opposante qui estiment chacune avoir la responsabilité
de sa gestion en dépit de l’absence de prérogative juridique
claire. La place est finalement divisée en deux entités de gestion,
militarisées, sous contrôle de la garde nationale côté chaviste,
et de la police métropolitaine côté opposant. Sous couvert de
conflit administratif, l’enjeu est en réalité de nature politique
: la place incarne pour les militants les idéaux de la révolution
bolivarienne, vision contestée par les forces de l’opposition.
La place Altamira est par
ailleurs la scène de fusillades meurtrières le 6 décembre 2002 et
les 11 mars et 17 août 2004 4.Elles sont expliquées par
l’opposition, non sans controverse, comme des actes terroristes
chavistes. Pour ces derniers, les événements survenus place
Altamira sont montés de toute pièce afin de pourvoir l’opposition
en martyrs comme cela aurait été le cas à l’occasion du massacre
de Puente Llaguno.
De manière générale, ce
sont les espaces occupés par les chavistes qui sont convoités par
l’opposition et non l’inverse. Si les chavistes « organisés »
montent un simulacre de prise de la place le 23 décembre 2003, alors
que la CD est moribonde, ils ne cherchent pas à en faire leur fief.
Ce fait met en relief le rapport de forces entre les deux groupes,
nettement en faveur des chavistes bien plus visibles dans le
centre-ville.
La stratégie de
l’opposition repose très nettement sur la scénarisation
d’événements dramatiques. La quatrième semaine de février 2004,
la place et le quartier Altamira sont ainsi le théâtre de la «
Guarimba » qui tire son nom d’un jeu d’enfant américain, «
watch your back » (gardez vos arrières). L’espace est fermé par
les opposants au pouvoir qui construisent des barricades et
affrontent la Guardia Nacional à coups de grenades lacrymogènes.
Ils contestent ainsi l’annonce du CNE selon laquelle l’opposition
n’a pas réuni le nombre de signatures nécessaires à la tenue
d’un référendum constitutionnel qui permettrait de révoquer le
président. Ce sont les habitants des alentours mêmes qui dégradent
l’espace comme pour rendre physique l’attaque morale infligée
par un gouvernement jugé illégitime. Ils ne touchent pas à la
place, qui, en tant qu’icône de la lutte « pacifique », ne peut
faire l’objet de profanation et incarne cet « espace public »
politique qui résiste au sein de la destruction. L’idée de guerre
promue dans le discours de l’opposition et l’événement même
tendent pourtant à annihiler l’idée d’espace public comme lieu
de coexistence dans la ville. Une nouvelle opposition, porteuse d’une
volonté d’action politique, a néanmoins compris qu’il fallait
jouer le jeu institutionnel afin de se différencier de cette autre
opposition qui continue à aspirer à ce que l’on « sorte de
Chávez » comme d’un lieu. Après le coup d’État de 2002 et
l’appel par la Coordinadora Democrática à la grève nationale en
2002-2003, elle a eu recours en 2004 au référendum révocatoire.
Les forces opposantes apprennent de l’erreur du boycott des
élections législatives de décembre 2005, qui permet au président
de prendre le plein contrôle de l’assemblée nationale. La CD,
tête de pont de l’opposition, est dissoute en 2005 et les
élections présidentielles de 2007 se déroulent avec fair-play : le
candidat Manuel Rosales, appuyé par la plupart des courants
opposants, reconnaît sa défaite.
Des symboles récurrents aux
teneurs sociales, culturelles, politiques et économiques marquent
les fiefs chavistes et opposants. Ils forment des champs sémantiques
qui se complètent et se renforcent mutuellement, dessinant ainsi les
territoires politiques de la capitale. Ce processus mériterait une
analyse plus en profondeur. Pour l’heure, nous pouvons dire que la
symbolique chaviste renvoie partiellement à une tradition latino
américaine du syncrétisme religieux et révolutionnaire : certains
symboles de la lutte sont des icônes religieuses, comme par exemple
Jésus-Christ (voir infra). A contrario, la mission politique de
Chávez prend un caractère providentiel et divin. La sémantique
opposante, qui présente également des éléments religieux, est
quant à elle plus innovante : elle repose en effet sur une trame
narrative télévisuelle. Par exemple, les péripéties de
l’opposition, ainsi théâtralisées, s’inscrivent dans l’attente
d’un dénouement dramatique dont témoigne le compteur de la Plaza
Altamira, posé sous le regard des caméras de télévision.
Des espaces à la
publicité problématique
Les espaces investis sont
chacun ancrés de manière différente au sein du continuum
public-privé. Leur « publicité », soit leur caractère « public
» (accessible à tous), n’est jamais complètement contestée même
si, dans certains cas, un mécanisme de filtrage du public «
contre-révolutionnaire » est mis en place. La surveillance touche
toute la zone chaviste du municipio Libertador. Seuls le MVR
(Movimiento Quinta República, le parti chaviste) et ses partis amis
sont désormais autorisés à y organiser des manifestations
politiques. Si cette appropriation est politique, elle ne concerne
pas la totalité de l’espace et laisse à ce titre subsister des
activités apolitiques.
De même, lorsque les
opposants occupent la Plaza Altamira en 2002, ils en interdisent
l’accès aux forces politiques chavistes. Les accès routiers sont
fermés pendant quatre mois et une permanence politique est
organisée. L’occupation de la place Altamira par les militaires ne
reçoit pas l’aval du maire opposant du municipio Chacao Leopoldo
López qui finit par exiger leur départ, poussé par les
associations de riverains. L’occupation se transforme alors en
appropriation politique. La place est tacitement surveillée mais les
activités étrangères au conflit reprennent leur cours. Seul le
lieu dédié à la Vierge demeure ponctuellement investi par les
militants. Il est intéressant de constater que l’appropriation
peut se plier aux exigences d’acteurs non militants. La société
civile, quoique polarisée, continue à exister, la négociation
reste possible et l’espace public politique comme l’espace public
urbain demeurent l’expression de pouvoirs concurrents.
On peut dire que, si les
espaces mentionnés ne sont pas privatisés, ils admettent néanmoins
certaines formes de « publicité » au détriment d’autres.
L’agressivité des militants envers leurs opposants empêche le
déploiement de la publicité comme art de la civilité dans un
contexte de politisation des manières. Dans le contexte politique de
l’époque, les espaces étudiés sont instrumentalisés par des
groupes politiques qui en interdisent l’accès à ceux qui
prétendraient représenter d’autres conceptions du « public »
citoyen vénézuélien et de l’identité vénézuélienne que
celles qu’ils cherchent à projeter. Ils perdent ainsi en parti
leur caractère « public », soit « universellement accessible ».
C’est à la filiation idéologique de ces sites à un ordre
historique passé et présent idéalisé que les occupants font
implicitement référence afin qu’un public national se reconnaisse
dans les valeurs identitaires qu’ils leur font incarner. La
présence des Cercles bolivariens dans les espaces historiques du
municipio Libertador signifie la refondation de l’histoire : le «
public » authentique issu des barrios fait une entrée en force dans
des espaces qui représentent la sphère publique nationale léguée
par Bolivar, longtemps verrouillée et restreinte dans les faits à
la bourgeoisie créole, public considéré comme un usurpateur du
pouvoir ayant perverti ses idéaux indépendantistes. Le chavisme a
particulièrement besoin de démontrer sa filiation à un héritage
politique national pour affirmer sa légitimité contestée.
Du côté opposant, seule
résiste la place Altamira, présentée dans les discours comme le
fief de la « vénézuélianité ». Cette concurrente de la place
d’armes fait l’objet, nous l’avons vu, d’une mise en scène
nationale très élaborée qui en affirme le statut d’exception.
Pour les uns, elle est plus que jamais la place de l’« Est »
corrompu, secteur géographique éminemment réputé être celui de
l’« opposition » qui en fait sa Plaza Mayor après les tentatives
échouées de contrôle de la Plaza Bolívar. Pour les autres, elle
est le bastion de la « société civile », élite économique
garante de la démocratie.
L’urbanité des espaces
est ainsi redéfinie par le biais des discours dont ils sont le
support et qui influent sur l’usage qu’en font les citadins. La
Plaza Bolívar et la Plaza Altamira sont décrits dans les discours
des militants présents comme exclusifs de deux « publics »
particuliers caractérisés par leur couleur, leur appartenance
sociale et leurs convictions politiques. Ils ont en réalité pour
fonction de justifier le repli de ces « publics » qui se conçoivent
paradoxalement l’un et l’autre comme le seul véritablement
démocratique.
Il existe ainsi deux sphères
politiques en concurrence incarnées par deux places dont la
situation géographique exprime les transformations de l’ordre
social et politique qui ont impulsé la croissance duale de la ville.
Leur occupation respective, enjeu de représentations du pouvoir,
n’en prend que plus de sens.
La territorialisation
politique de la ville
La dynamique conflictuelle
d’appropriation de l’espace nous incite à envisager l’existence
de territoires politiques au sein de la ville. Nous abordons ici la
territorialisation comme la construction sociale qui se traduit soit
par un contrôle territorial, soit par un aménagement ou une
structuration de l’espace.
Le territoire est un espace
géographique différencié. Il est approprié de manière consciente
par des individus ou par une collectivité, par le biais de
dispositifs symboliques ou concrets qui renforcent le sentiment
d’appartenance et jouent sur les ressorts de l’identité. À
Caracas, la relation issue de l’affirmation identitaire se fait au
détriment de l’« urbanité » en tant que « bonne relation à
autrui » ce qui transforme le rapport des citadins à leur ville. La
rhétorique guerrière propre au conflit qui instrumentalise des
fiefs urbains participe à l’élaboration de territoires
politiques.
Le premier décembre 2001,
la CD appelle à la grève civique nationale, qui consiste en l’arrêt
de toute activité économique. Les classes moyennes constituent le
moteur principal du mouvement. La grève générale de 2002 révèle
une certaine géographie économique et politique : dans les zones de
barrios, elle est financièrement intenable et par conséquent très
peu suivie, d’autant plus que le gros des partisans du chavisme est
d’origine socio-économique humble. Dans le municipio Libertador,
le plus important en termes démographiques et le plus pauvre, la
grève est à la fois peu suivie et contrée par le travail des
buhoneros. Les municipios dans lesquels la grève a été la plus
suivie sont ainsi les plus riches et les moins peuplés : Chacao, El
Hatillo, et dans une moindre mesure Baruta et Sucre. Ces territoires
sociaux-économiques dessinés par la grève démontrent une
filiation avec la géographie de ceux qui le sont par les luttes
politiques : les places Caracas, Bolivar, Andrés Elloy Blanco
(chavistes) se situent municipio Libertador, la place Altamira et
PDVSA Chuao (opposants) à Chacao, les échangeurs routiers de Prado
del Este et de Santa Fé (opposants) dans le municipio Baruta. La
dynamique conflictuelle d’appropriation de l’espace à Caracas en
2001-2004 favorise donc l’émergence de territoires politiques. Si
le territoire des militants chavistes est aréolaire car balisé par
des sites très rapprochés dans l’espace et dans le temps (fig.
2), celui des opposants est plutôt de nature réticulaire (fig. 1) :
des sites éloignés les uns des autres dans l’espace sont reliés
par un réseau routier performant caractéristique de la croissance
de la ville moderne.
L’une des stratégies de
territorialisation de l’opposition a notamment été de bloquer les
accès routiers de certains espaces. La dissymétrie des
territorialités traduit le rapport de pouvoir qui les subordonnent.
Le territoire chaviste bénéficie d’une double centralité, celle
créée par l’appropriation politique chaviste, toujours vivante,
et celle que représente la richesse patrimoniale de ses alentours.
Si le territoire opposant possède un centre symboliquement fort, la
place Altamira, il n’est plus proclamé en tant que tel en 2004 en
raison notamment de l’essoufflement des activités militantes de
l’opposition dans la ville.
Cette différence contribue
à alimenter le discours sur la partition spatiale de la ville en
deux zones. Les zones de barrios de la ville sont en effet pour la
plupart concentrées dans le municipio Libertador. Pourtant, ni
l’ouest ni l’est de la ville ne sont homogènes du point de vue
social puisque par exemple, les grandes zones de barrios de Petare
sont à l’est de la ville et que l’Ouest (et surtout le
Sud-Ouest) accueille également des urbanisations cossues telles que
Vista Alegre ou El Paraíso. La territorialisation sous cet angle-là
est plus une construction résultant des discours des partisans des
deux courants politiques, discours largement relayés et construits,
comme nous le soulignerons plus tard, par les médias, que le produit
du processus de dualisation urbaine.
Nous ne disposons pas ici de
l’espace pour aborder en détail la manière dont les territoires
urbains prennent forme par le biais de la combinaison de symboliques
sociales, culturelles, économiques, historiques et politiques. Ces
éléments, qui sont abordés séparément au cours de cet article,
mériteraient pourtant de faire l’objet d’une étude complète
explorant leur complémentarité.
Division conceptuelle
du public et « territorialisation »
À Caracas, la
territorialisation de l’espace public urbain paraît
idéologiquement fondée par la pensée dichotomique du « public »,
imposée par les chavistes et leurs opposants. La Coordinadora
Democrática, qui organise les manifestations des sites de l’«
opposition » par l’intermédiaire du « Comité action de rue »,
le fait au nom de la « société civile organisée » pensée comme
l’élite, seule dépositaire de la pensée politique. La
terminologie chaviste donne au « peuple » un sens révolutionnaire.
Dans cette perspective, le « peuple » inclut en effet le nouveau
prolétariat, la « populace » issue du système colonialiste puis
capitaliste. Si, pour les chavistes, c’est le « peuple » qui doit
gouverner, c’est pour la CD la prérogative de la « société
civile ». Les « élites » vénézuéliennes sont exclues du projet
chaviste de démocratie participative. L’idéologie chaviste
appelle à la présence du « peuple » dans la rue, au plus près
des instances du pouvoir, afin qu’il exerce un pouvoir qui lui
aurait toujours été refusé par l’« oligarchie », assimilée
aujourd’hui à la société civile.
Ces deux termes sont mis en
relation avec les espaces urbains politiquement connotés de l’«
Est » et de l’« Ouest » dont la hiérarchisation tacite évoque
l’héritage, dilué depuis, qui pèse sur la citoyenneté
vénézuélienne depuis la colonie.
Les créoles habitant au
centre de la ville, autour de la Plaza Bolívar, bénéficiaient en
effet du statut de « vecinos » (voisins), soit de « citoyens »,
tandis que les métis étaient relégués à la périphérie à la
fois de la ville comme de la citoyenneté. À l’époque, le
gouvernement justifie ainsi l’occupation des espaces publics par
les buhoneros, les cercles bolivariens et autres militants, en
mettant en avant leur « droit à la ville » et à la citoyenneté.
L’ordre public colonial
puis capitaliste à l’origine de la marginalisation d’une partie
des citadins et citoyens conditionnerait ainsi la volonté de
redéfinition du « public » revendiquée par le biais de la
territorialisation. Le terme de « société civile » est ambigu. Il
implique en effet la hiérarchisation de plusieurs sociétés et la
définition restreinte du public et de la citoyenneté. Une fraction
de la CD a tendance en effet à considérer de façon rhétorique le
« peuple » en tant que « populace ». Cela peut traduire le désir
de garder la masse des pauvres sans éducation, culture ou propriété,
hors du « public » citoyen qui semble lui contester sa seule
souveraineté. Il est intéressant de souligner que le libéralisme
concevait originellement la société civile comme le support des
institutions nécessaires à la garantie de mécanismes de
redistribution des ressources au fondement d’une citoyenneté
universellement accessible, telles que l’éducation. Le glissement
de la position libérale vers un système de reproduction des forces
monopolistiques est accompagné par la restriction du sens de la «
société civile » comme élite dépositaire de ces ressources. Le
procédé rhétorique simplificateur qui distingue entre « peuple »
et « société civile » reflète et renforce une certaine désunion
de la société qui va de pair avec une dualisation spatiale et
économique de la métropole.
La définition d’ordres
urbains rivaux par le biais de la territorialisation politique et la
prise d’espaces publics par deux « publics » politiques distincts
traduit ainsi symboliquement les programmes politiques des
belligérants qui prennent leurs racines dans l’histoire d’une
société caractérisée par une forte dualité économique ravivée
par les réformes néolibérales des années 1990 et entérinée par
des discours d’exclusion. Les deux « publics politiques »
prétendent représenter la volonté populaire en tant qu’elle est
avalisée par les institutions démocratiques légitimes tout en
défendant finalement deux conceptions antagonistes de la démocratie.
Ce processus passe par la référence à une « vénézuélianité »
(une identité vénézuélienne essentialisée) idéalisée.
Vers une redéfinition
de l’espace public au Venezuela
On assiste à l’éclosion
d’une nouvelle forme d’urbanité au Venezuela : cette dernière
ne se définit plus seulement à l’interface de la ville matérielle
et de la pratique, notamment politique, qu’en a le citadin, mais ce
rapport rétroactif est désormais médiatisé par la lecture que
font les médias de la ville. Les journaux et les chaînes de
télévision, pour la plupart privés et opposants, prennent entre
2001 et 2004 largement parti en faveur de l’un ou l’autre parti
politique et mettent en place de véritables machines de propagande.
Des chaînes de télévision privées financièrement proches des
intérêts des États-Unis comme Venevisión adoptent par exemple une
stratégie de théâtralisation des conflits dans la ville et
appellent activement à la participation aux manifestations
opposantes. La chaîne étatique VTV adopte une même
contre-stratégie. Les médias insistent alors beaucoup sur la
division Est/Ouest de la ville qu’ils associent largement à un
antagonisme « peuple » / « société civile ». La rapidité de la
transmission des discours et des images rend possible la convocation
et l’organisation très rapide de manifestations dans les espaces
clefs, ce qui les rend plus fréquemment visibles et contribue à la
formation des territoires politiques. En 2004, si les forces de
l’opposition sont physiquement peu présentes dans la ville, elles
sont virtuellement omniprésentes dans le conflit du fait du rôle
clef joué par les chaînes privées en leur faveur.
Le rapport des militants aux
espaces qu’ils occupent répond en conséquence aux positions des
deux parties concernant les médias et leur présence se veut souvent
une manière, soit de solliciter leur attention, soit de proposer une
alternative à l’espace d’information qu’ils proposent. La
disgrâce dans laquelle sont tombés les médias pour les chavistes
en incite ainsi certains à renouer avec la fonction de circulation
de l’information qu’avait auparavant l’espace public urbain
situé à proximité des organes de pouvoir (afin de court-circuiter
la propagande des intermédiaires, partis politiques ou médias).
Certains militants se retrouvent par exemple dans l’Esquina
Caliente de la Plaza Bolívar afin d’échanger des informations
ayant trait à l’actualité chaviste et qui ne sont pas relayées
par les grands médias opposants.
La territorialisation
politique de la ville résulte ainsi de jeux d’acteurs (les médias,
la CD, la « société civile organisée », les cercles bolivariens,
les partis politiques, le syndicat patronal, etc.) qui définissent,
par le biais de certaines pratiques et discours dissuasifs, une
géographie symbolique de la ville qui influe sur les pratiques des
citadins et redéfinit l’urbanité de la ville. Cette géographie
de la confrontation s’appuie sur l’exacerbation et l’idéalisation
des caractères sociaux et économiques supposés de l’« Est » et
de l’« Ouest » auxquels est attribuée une essence sociale.
Il serait intéressant
d’explorer la provenance des mythes politiques, sociaux, culturels
et économiques sur lesquels s’appuient les discours souvent
simplistes des médias vénézuéliens et d’identifier les «
détonateurs » correspondants qui ont précipité leur
théâtralisation. Cela d’autant plus que les médias, et avant
cela le manuel de civilité de Carreño 5, ont joué un rôle
historique dans la stigmatisation des populations « barbares » et «
incivilisées » issues des marges urbaines.
Personnalisme et
mystique politique
Le chavisme semble être un
personnalisme qui comporte un fort élément mystique (conçu comme
une religiosité attachée au mythe révolutionnaire incarné dans un
seul homme) dans sa forme de communication, signe du malaise d’un
système démocratique plébiscité mais réputé corrompu. Le
discours chaviste se veut pourtant ancré dans la démocratie
puisqu’il en oppose deux conceptions : la démocratie chaviste
serait le véritable gouvernement du « peuple » entendu comme la «
majorité » composée par les déshérités du pays.
Le « pseudo » système
démocratique hérité est à l’inverse présenté comme celui
d’oligarques, élites représentées pendant un temps par la
Coordinadora Democrática. Le lien que Chávez prétend promouvoir
avec son « peuple » est cependant de type personnaliste comme en
témoignent les panneaux publicitaires sur lesquels s’étale le
slogan « Chávez es el pueblo » (Chávez est le peuple).
Ce dialogue consubstantiel
tente d’évincer les intermédiaires essentiels au bon
fonctionnement du système démocratique : partis politiques, médias
et institutions. Pourtant, cette rhétorique traduit surtout la
méfiance éprouvée par le chavisme envers la vision que
l’opposition développe de ces contre-pouvoirs, qui vont jusqu’à
se constituer en sphère publique alternative. Certaines chaînes de
télévision opposantes privées sont par exemple allées jusqu’à
appuyer et ouvertement célébrer la tentative de destitution forcée
de Chávez en 2002. C’est le cas de RCTV (Radio Caracas Televisión
Consolidates), dont la Commission nationale des Télécommunications
vient récemment de refuser de renouveler la licence publique. On
peut également citer PDVSA, dont la nationalisation de 1976 ne
parvint pas à briser l’allégeance à des intérêts pétroliers
étrangers. Le gouvernement en « renationalisant » la gestion de
cet « État dans l’État » en 2002, précipita son implication
dans le blocus national d’avril 2002. Les tentatives de contrôle
de ces intermédiaires par le gouvernement ne remettent pas
fondamentalement leur existence en question. L’opposition les
présente cependant comme un signe du caractère arbitraire de
l’exercice du pouvoir. Le personnalisme du pouvoir public incarné
dans la personne du Souverain est selon Georges Ballandier [1992] le
propre des gouvernements totalitaires et autoritaires mais également
des pouvoirs traditionnels dans lesquels il ne peut exister de «
sphère publique politique ».
Dans un tel contexte,
l’appropriation politique des espaces publics signifie souvent leur
investissement mystique ce qui affecte l’urbanité de la ville. Le
recours à des symboles religieux (qui font référence à la plus
haute légitimité) par les deux partis en présence traduit leur
volonté d’outrepasser les sources intermédiaires de légitimation
qu’ils invoquent mutuellement. La place Bolivar fait ainsi l’objet
de la révérence envers le « Libertador », censé pour les
chavistes incarner la révolution. La Place de la Révolution a été
mise sous la protection de Sainte Barbara, martyre chrétienne qui,
selon Lina Rón, est la « patronne de tout le monde ». Sur les murs
peints, aux côtés de Simon Bolivar, Jésus-Christ figure comme le
père de tous les révolutionnaires et à travers lui, Dieu luimême,
ce qu’expriment ces mots peints « Dios con nosotros » (Dieu est
avec nous). Côté opposants, au pied de l’obélisque de la Plaza
Altamira, la Vierge a été installée sur une estrade recouverte du
drapeau vénézuélien. Ces procédés traduisent un refus extrême
de l’« autre », conçu comme ennemi politique et présenté comme
mécréant, au sein des espaces publics politisés de la capitale
comme de la sphère politique.
L’inféodation de la
communication chaviste à une mystique personnaliste témoigne de la
difficulté historique qu’a eu la démocratie à s’imposer au
Venezuela. Les guerres fratricides qui suivent l’indépendance
favorisent l’établissement de la dictature qui perdure jusqu’au
renversement de Pérez Jiménez en 1958. Le système
démocratique pâtit de la corruption endémique des partis qui noyautent la société
civile en soutenant les revendications d’organisations de voisins à
des fins partisanes par exemple, que ce soit dans les zones de
barrios ou les urbanizaciones de la ville. La faillite des partis
culmine avec la crise économique de 1989 et la restructuration
libérale de l’État. Le mécontentement populaire se traduit par
le coup d’État de Chávez en 1992 et par son élection en 1998. La
pompe déployée à l’occasion des gigantesques messes politiques
données par le président sur l’avenue Bolivar par exemple, la
voie triomphale de la ville, reflète le manque de culture du
dialogue politique. Le procédé de convocation utilisé par le
régime pour traduire la suprématie de sa démocratie participative
est paradoxal puisqu’il n’implique pas la « réflexion » de
l’individu mais sa « réaction », ce qui présume de l’existence
d’une « masse » plutôt que d’un « public ». Cela semble
aller formellement à l’encontre du projet chaviste d’une
démocratie participative pilotée par des citoyens actifs et
conscients.
L’autoritarisme exclut de
son principe d’exercice du pouvoir l’existence d’une sphère
publique politique puisque le souverain domine ses sujets. Il ressort
pourtant des phénomènes d’investissement des espaces publics à
Caracas que le gouvernement fortement contesté est en campagne
perpétuelle, fait paradoxal pour un gouvernement démocratiquement
élu. De vives critiques, que nous ne pouvons analyser en profondeur
ici, sont par ailleurs apparues depuis l’intérieur même du
courant chaviste : Luis Miquelena, par exemple, ministre de
l’Intérieur avant le coup d’État dont il se fait un relais,
reproche à Chávez son manque de maturité politique et son style de
gestion personnaliste. D’autres critiques émanent de mouvements de
gauche radicaux qui souhaitent une accélération d’un processus
révolutionnaire qui leur semble perverti par l’omniprésence de
Chávez : c’est par exemple le cas du Comité de Relations
anarchistes et du Movimiento 13 de Enero (Mouvement 13 Janvier).
Il est difficile de se
prononcer sur la nature du gouvernement chaviste. Selon Georges
Balandier [1992], les périodes de crise rapportent tout au Souverain
alors transfiguré. Le dysfonctionnement de la sphère publique
fondée sur le dialogue induit la réapparition du « public » comme
fonction de représentation de l’unité du corps du peuple derrière
celle du Souverain. Si cette puissance de la représentation est bien
déployée dans les espaces urbains de Caracas, le principe de
domination n’est pas défendu par Chávez, bien au contraire : il
s’agit pour lui de rendre aux « citoyens de seconde zone » que
sont les habitants des barrios une place au sein de la sphère
publique du pays.
On peut interpréter ces
contradictions de deux manières. D’une part, on peut avancer que
les dispositifs d’adhésion déployés dans les espaces publics
traduisent la nature autoritaire d’un gouvernement qui a sans cesse
besoin de provoquer l’endoctrinement de la masse. L’autre thèse
serait que deux sphères publiques politiques appuyées sur des
conceptions divergentes de leur légitimité entrent aujourd’hui en
concurrence au Venezuela et que la rivalité de ces deux sphères les
pousse à avoir recours à des méthodes de représentation publique
et de défense qui ressemblent à celle des régimes autoritaires.
L’existence de cette
confrontation peut cependant être interprétée au contraire comme
l’indice de la bonne santé de la « démocratie », puisque deux
conceptions de celle-ci sont visibles au sein de l’espace public
vénézuélien physique comme discursif. C’est en effet parce que
les protestations de tout bord trouvent, en dépit des craintes de
bâillonnement exprimées par les médias opposants et officiels,
l’espace public nécessaire à leur expression, que les processus
spatiaux de propagande politique peuvent se déployer.
Cette hypothèse se conçoit
si l’on prend en considération, comme le propose Jürgen Habermas
[1962], qu’il existe toujours plusieurs publics en concurrence.
C’est sans doute à une tentative qui ne trouve pas encore de forme
cohérente de représentation, d’accomplissement d’une sphère
publique plébéienne, que l’on assiste en ce moment au Venezuela.
L’héritage politique du pays est autoritaire dans ses formes
[García Sánchez, 1998]. La contestation de la légitimité du
gouvernement élu est si forte que le candidat élu se voit contraint
de faire de la « publicité » afin de sans cesse réaffirmer une
légitimité qui lui est contestée au nom d’une autre idée du «
public politique ». C’est pourquoi les espaces contrôlés par les
représentants chavistes au pouvoir sont marqués par des dispositifs
de propagande qui se traduisent par le marquage territorial de la
ville.
Conclusion
L’apport le plus
significatif à la sphère publique politique vénézuélienne est
celui que réalise le chavisme, qui se veut le porteur de la genèse
d’une démocratie participative basée sur la rencontre entre le «
peuple » et le « pouvoir » au sein des espaces publics
institutionnels mobilisés dans le cadre d’une légitimation
politique. Les élections législatives de 2005 ont été marquées
par le boycott de l’opposition, ce qui a contribué à l’évincer
du champ de la représentation démocratique. Les présidentielles de
2006 ont par contre été caractérisées par un taux de
participation de 75 %, signe de l’enjeu brûlant que constitue la
légitimité d’Hugo Chávez. Ce dernier a été réélu avec 62,84
% des voix pour un mandat de six ans contre le candidat de droite
Manuel Rosales dont le discours électoral conciliant semble
témoigner du changement de stratégie de l’opposition, désormais
résolue à combattre Chávez sur le terrain du jeu démocratique.
L’opposition de principe au chavisme a été abandonnée en faveur
d’un programme humaniste empruntant aux programmes sociaux de
Chávez : Manuel Rosales, le principal candidat opposant à la
présidence de 2007 a ainsi proposé la création d’une carte de
débit baptisée « Mi Negra ». Elle aurait permis aux classes
populaires et aux classes moyennes appauvries d’accéder à un
compte par le biais duquel 15 à 30 % des revenus produits par PDVSA
auraient été redistribués afin de promouvoir l’entrepreneuriat,
la culture et contribuer aux dépenses quotidiennes. La confrontation
a donc quitté, sans doute provisoirement, le terrain de l’espace
public urbain pour celui des idées et des médias. La légitimité
du gouvernement étant de moins en moins contestée, les dispositifs
publicitaires que celui-ci déploie dans la ville deviennent moins
visiblement autoritaires. Cela témoigne de la consolidation de la
sphère publique prolétaire proposée par Hugo Chávez. La question
est de savoir si le nouvel espace publique politique peut accomplir
la fusion du « peuple » et de la « société civile ». De fait,
c’est à travers une pratique des territoires urbains plus
empreinte d’« inclusion », moins « symboliquement exclusive »,
que l’on pourrait déceler les premières traces d’une inflexion
du climat sociopolitique conflictuel si familier à Caracas. Certains
prônent un « chavisme sans Chávez » qui reprendrait les grandes
orientations du gouvernement sans pour autant verser dans le
personnalisme. On peut en effet douter du caractère démocratique du
système tant qu’il sera fondé sur l’adhésion au discours d’un
seul homme. Les tensions de la sphère publique vénézuélienne sont
représentatives des dilemmes de nombreux pays latino américains
confrontés à l’aggravation des polarisations sociales et
spatiales. Le virement à gauche de l’Amérique latine s’accompagne
ainsi de la volonté d’une redéfinition de la démocratie et de
l’élargissement du « public politique » qui la fonde.
Armelle Racinoux
Bartlett Faculty of the
Built Environment, UCL (Londres) / Université Paris X – Nanterre.
Emiliano Zapata
École Doctorale « Ville et
Environnement » – ED 448.
NOTES
1. La Coordinadora
Democrática fédère le leader de la Fédération des Chambres et
Associations de Commerce et de Production (Fédécamaras) Pedro
Carmona Estanga au patron de la Confédération des Travailleurs
vénézuéliens Carlos Ortega ainsi que les représentants des divers
partis opposants.
2. Organisme chargé du
comptage des voies lors de la tenue d’élections.
3. Ces commerçants de
l’économie informelle, ambulants sous les régimes politiques
précédents, vendent des biens de consommation de toutes sortes.
Avec l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez qui cherchait à rendre
visible la pauvreté, ils ont installé leurs stands de manière
permanente au sein des municipios chavistes de la capitale. Largement
considérés comme une nuisance, ils en ont été délogés en 2005.
4. Bilans respectifs : trois
morts et neuf blessés, un mort et sept blessés, un mort et neuf
blessés.
5. Carreño M. A
(1854),Manual de urbanidad y buenas maneras para uso de la juventud
de ambos sexos, Imprenta de Comercio Humano, Caracas.
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