Arundhati Roy : La face obscure du miracle indien


Bombay, le Palais Antilla.


Non, ce bel édifice, non sans qualité, n'est pas le siège social d'une multinationale,  un ministère ou une administration ou même un immeuble de logements de luxe quelconque, qui dresse ses 27 étages dans le ciel de Bombay, mais la résidence de l'homme le plus riche de l'Inde : Mukesh Ambani.  Plus de 10.000 m²  pour sa famille, soit 6 personnes, pour un coût estimé à plus d'un milliard de dollars. Arundhati Roy voit dans ce palais vertical démesuré - Antilla -  le symbole des maux qui gangrènent la société indienne : corruption généralisée, concentration des pouvoirs dans les mains de quelques grandes familles dont rien ne semble pouvoir contrôler la puissance, tandis que 800 millions de déshérités, spoliés au bénéfice des grands groupes privés, continuent de subir une extrême pauvreté. Non, malgré la démocratie, Rien n'a changé depuis l'époque féodale  où les princes pouvaient bâtir des palais tels que le Taj Mahal. 

Arundhati Roy
La face obscure du miracle indien
21 janvier 2012

Est-ce une maison, un temple érigé à la gloire de l’Inde nouvelle, ou un entrepôt rempli de ses fantômes ? Depuis que Antilla a été bâti dans Altamount Road, à Bombay, exsudant une atmosphère de mystère et de tranquille menace, les choses ont changé. « Nous y sommes », me dit l’ami qui m’a conduit ici. « Fais preuve de respect devant nos nouveaux maîtres. » Antilla appartient à l’homme le plus riche de l’Inde, Mukesh Ambani. Je me suis renseignée : c’est l’habitation la plus chère jamais construite, comptant 27 étages, trois hélipads, neuf ascenseurs, avec des jardins suspendus, des dancings, des gymnases, six étages de parking, et 600 employés. Rien ne m’avait préparée au choc provoqué par cette pelouse verticale, ce mur d’herbe tenu par une structure métallique. L’herbe était par endroit jaunie, et des portions rectangulaires s’en étaient détachées. Visiblement, la théorie du « ruissellement » [de la richesse des plus fortunés vers le bas - ndt ] n’avait pas produit les résultats escomptés.


Mais l’accaparement vers le haut, si. Voila pourquoi, dans une nation de 1 200 millions d’habitants, les 100 indiens les plus riches possèdent l’équivalent d’un quart du PIB. Dans les rues, (mais également au New York Times) le bruit court - ou courait - que les Ambani n’habitaient pas Antilla. Peut-être est-ce le cas aujourd’hui, mais les gens chuchotent encore des histoires de fantômes et de mauvais sort, de Feng Shui. Pour ma part, je crois que c’est de la faute de Marx. Le capitalisme, disait-il « a accumulé des moyens de production et d’échanges tellement gigantesques, qu’il est comme un sorcier qui ne serait plus capable de contrôler les puissances qu’il appelait de ses vœux. »

En Inde, nous sommes 300 millions à appartenir à la nouvelle classe moyenne « post-réformes » - celle du marché - et qui vivons au côté des fantômes des 250 000 paysans ruinés qui se sont suicidés, et des 800 millions de personnes qui se sont appauvries et ont été dépossédées pour nous faire place. Et survivent avec moins de 50 cents par jour.

Bombay, le Palais Antilla.

M. Ambani possède plus de 20 milliards de dollars. Il détient une majorité de contrôle dans Reliance Industries Limited (RIL), une compagnie dont la valeur boursière est de 47 milliards de dollars, et il a investi dans le monde entier. RIL possède 95% d’Infotel, qui a acheté il y a quelques semaines une part importante d’un groupe de médias contrôlant des chaines TV d’information et de divertissement. Infotel détient la seule licence 4G haut débit du pays. Ambani posséde également une équipe de cricket. RIL fait partie de cette petite poignée d’entreprises, pour certaines détenues par une famille, qui contrôlent l’Inde. Parmi elles on trouve Tata, Jindal, Vedanta, Mittal, Infosys, Essar et Reliance, qui appartient à Anil, le frère de M. Ambani. Leur course à la croissance les a amenées en Europe, en Asie centrale, en Afrique et en Amérique Latine. Tata, par exemple, possède plus de 100 entreprises, installées dans 80 pays. C’est une des plus grandes entreprises privées indienne.

Les prises de participations croisées dans les entreprises n’étant pas limitées par le nouvel évangile de l’enrichissement, plus vous possédez, plus vous pouvez posséder. Et scandales après scandales, on apprend, avec force détails sinistres, comment les entreprises achètent les hommes politiques, les juges, les fonctionnaires et les médias, vidant de sa substance la démocratie, et ne conservant que l’apparence de ses rituels. D’énormes réserves de minerai de bauxite et de fer, de pétrole, de gaz, valant des milliers de milliards de dollars, ont été cédées aux entreprises pour trois fois rien, à l’encontre même de la logique pourtant spécieuse du marché libre. Des Cartels rassemblant politiques corrompus et entreprises se sont arrangés pour sous estimer la taille de ces réserves et la valeur de biens publics, permettant ainsi de siphonner des milliards d’argent public. Il y a également la dépossession de terres, les déplacements forcés de communautés, de millions de personnes dont les terres ont été expropriées par l’Etat et cédées aux entreprises privées. Le concept de l’inviolabilité de la propriété privée ne s’applique généralement pas aux pauvres. Des révoltes de masse ont éclaté, plusieurs d’entre elles sont des luttes armées. Le gouvernement déclare qu’il va employer l’armée pour ramener le calme.

Les entreprises ont une stratégie pour contrer les dissidences. Avec un pourcentage minuscule de leurs profits, elles financent des hôpitaux, des instituts de formation et des fondations, qui à leur tour financent des ONG, des universitaires, des journalistes, des artistes, des réalisateurs, des festivals de littérature, et même des mouvements de protestation. C’est une façon d’utiliser la bienfaisance pour attirer dans leur sphère d’influence les faiseurs d’opinion. Avec cette infiltration dans la normalité, cette colonisation de l’ordinaire, il semble que s’opposer à elles soit aussi absurde que de s’opposer à la réalité elle-même. A partir de là, on passe rapidement et facilement au « il n’y a pas d’alternative ».

Les Tata possèdent deux des plus grandes fondations de bienfaisance indiennes. Ils ont également donné 50 millions de dollars à cette institution nécessiteuse qu’est la Harvard Business School. Les Jindal, qui détiennent une bonne part des mines, de la métallurgie et de l’électricité, ont créé la Jindal Global Law School, et vont ouvrir prochainement la Jindal School of Government and Public Policy. La New India Foundation, financée par les profits du géant du logiciel Infosys, distribue des prix et des affiliations aux chercheurs en sciences sociales.

Ayant ainsi réussi à contrôler le gouvernement, l’opposition, les tribunaux, les médias et l’opinion, elles ont encore à résoudre la question des troubles sociaux, du « pouvoir du peuple. » Comment le domestiquer ? Comment transformer les protestataires en caniches ? Comment détourner la colère du peuple ? Le mouvement nationaliste anti-corruption, issu des classes moyennes, que dirige Anna Hazare, en fournit un bon exemple. Un matraquage médiatique sponsorisé par les entreprises l’a présenté comme la « voix du peuple ». Cette organisation a fait campagne pour le vote d’une loi qui aurait miné les derniers restes de la démocratie. A la différence de Occupy Wall Street, elle n’a jamais prononcé un mot contre les privatisations, les monopoles, ou les « réformes » économiques. Ses principaux soutiens médiatiques sont parvenus à détourner l’attention des énormes scandales de corruption impliquant les entreprises, et ont utilisé le mécontentement à l’encontre des politiques pour réclamer encore plus de réduction des pouvoirs de l’Etat, plus de réformes et plus de privatisations.

Après vingt ans de ces « réformes », et une croissance phénoménale mais peu créatrice d’emplois, l’Inde a plus d’enfants mal nourris que toute autre nation au monde. Il y a plus de pauvres dans huit de ses Etats que dans les 26 pays d’Afrique sub-saharienne réunis. La crise financière commence aussi à se faire sentir. Le taux de croissance a baissé à 6,9%. Les investisseurs étrangers s’en vont.

Il semble que les fossoyeurs du capitalisme ne viendront pas des rangs du prolétariat révolutionnaire comme le pensait Marx, mais seront ses propres cardinaux qui, s’abusant eux-mêmes ont transformé cette idéologie en foi. Ils paraissent avoir des difficultés à comprendre la réalité, ou la science du changement climatique, qui explique très simplement que le capitalisme (y compris dans sa variété chinoise) détruit la planète.

Le « ruissellement » a échoué. L’accaparement vers le haut connait lui aussi des problèmes. Avec les premières étoiles apparaissant dans le crépuscule de Bombay, des gardes porteurs de talkie-walkie crachotants commencent à sortir des portes défendues d’Antilla. Les lumières s’allument. C’est peut-être l’heure où les fantômes peuvent se montrer.

Bombay, le Palais Antilla.

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