Walter
BENJAMIN
Paris,
capitale du 19e siècle
Extrait de In Das
Passagen-Werk [Le livre des Passages]
1939
Introduction
L’histoire est comme
Janus, elle a deux visages : qu’elle regarde le passé ou le
présent, elle voit les mêmes choses.
Maxime Du Camp, Paris. VI,
p. 315.
L’objet
de ce livre est une illusion exprimée par Schopenhauer, dans cette
formule que pour saisir l’essence de l’histoire il suffit de
comparer Hérodote et la presse du matin. C’est là l’expression
de la sensation de vertige caractéristique pour la conception que le
siècle dernier se faisait de l’histoire. Elle correspond à un
point de vue qui compose le cours du monde d’une série illimitée
de faits figés sous forme de choses. Le résidu caractéristique de
cette conception est ce qu’on a appelé « l’Histoire de la
Civilisation », qui fait l’inventaire des formes de vie et des
créations de l’humanité point par point.
Les
richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de
la civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour
toujours. Cette conception fait bon marché du fait qu’elles
doivent non seulement leur existence mais encore leur transmission à
un effort constant de la société, un effort par où ces richesses
se trouvent par surcroît étrangement altérées. Notre enquête se
propose de montrer comment par suite de cette représentation
chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les
nouvelles créations à base économique et technique que nous devons
au siècle dernier entrent dans l’univers d’une fantasmagorie.
Ces créations subissent cette « illumination » non pas seulement
de manière théorique, par une transposition idéologique, mais bien
dans l’immédiateté de la présence sensible. Elles se manifestent
en tant que fantasmagories. Ainsi se présentent les « passages »,
première mise en œuvre de la construction en fer ; ainsi se
présentent les expositions universelles, dont l’accouplement avec
les industries de plaisance est significatif ; dans le même ordre de
phénomènes, l’expérience du flâneur, qui s’abandonne aux
fantasmagories du marché. A ces fantasmagories du marché, où les
hommes n’apparaissent que sous des aspects typiques, correspondent
celles de l’intérieur, qui se trouvent constituées par le
penchant impérieux de l’homme à laisser dans les pièces qu’il
habite l’empreinte de son existence individuelle privée. Quant à
la fantasmagorie de la civilisation ellemême, elle a trouvé son
champion dans Haussmann, et son expression manifeste dans ses
transformations de Paris. – Cet éclat cependant et cette splendeur
dont s’entoure ainsi la société productrice de marchandises, et
le sentiment illusoire de sa sécurité ne sont pas à l’abri des
menaces ; l’écroulement du Second Empire, et la Commune de Paris
le lui remettent en mémoire.
A
la même époque, l’adversaire le plus redouté de cette société,
Blanqui, lui a révélé dans son dernier écrit les traits
effrayants de cette fantasmagorie. L’humanité y fait figure de
damnée. Tout ce qu’elle pourra espérer de neuf se dévoilera
n’être qu’une réalité depuis toujours présente ; et ce
nouveau sera aussi peu capable de lui fournir une solution
libératrice qu’une mode nouvelle l’est de renouveler la société.
La spéculation cosmique de Blanqui comporte cet enseignement que
l’humanité sera en proie à une angoisse mythique tant que la
fantasmagorie y occupera une place.
A. Fourier ou les
passages
I
De ces palais les
colonnes magiques
A l’amateur montrent de
toutes parts,
Dans les objets
qu’étalent leurs portiques,
Que l’industrie est
rivale des arts.
Nouveaux Tableaux de Paris.
Paris 1828, p. 27.
La
majorité des passages sont construits à Paris dans les quinze
années qui suivent 1822. La première condition pour leur
développement est l’apogée du commerce des tissus. Les magasins
de nouveautés, premiers établissements qui ont constamment dans la
maison des dépôts de marchandises considérables, font leur
apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins. C’est à
cette époque que Balzac fait allusion lorsqu’il écrit : « Le
grand poème de l’étalage chante ses strophes de couleurs depuis
la Madeleine jusqu’à la porte Saint-Denis. » Les passages sont
des noyaux pour le commerce des marchandises de luxe. En vue de leur
aménagement l’art entre au service du commerçant. Les
contemporains ne se lassent pas de les admirer. Longtemps ils
resteront une attraction pour les touristes. Un Guide illustré de
Paris dit : « Ces passages, récente invention du luxe industriel,
sont des couloirs au plafond vitré, aux entablements de marbre, qui
courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les
propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spéculation.
Des deux côtés du passage, qui reçoit sa lumière d’en haut,
s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel
passage est une ville, un monde en miniature. » C’est dans les
passages qu’ont lieu les premiers essais d’éclairage au gaz.
La
deuxième condition requise pour le développement des passages est
fournie par les débuts de la construction métallique. Sous l’Empire
on avait considéré cette technique comme une contribution au
renouvellement de l’architecture dans le sens du classicisme grec.
Le théoricien de l’architecture Boetticher, exprime le sentiment
général lorsqu’il dit que : « quant aux formes d’art du
nouveau système, le style hellénique » doit être mis en vigueur.
Le style Empire est le style du terrorisme révolutionnaire pour qui
l’État est une fin en soi. De même que Napoléon n’a pas
compris la nature fonctionnelle de l’État en tant qu’instrument
de pouvoir pour la bourgeoisie, de même les architectes de son
époque n’ont pas compris la nature fonctionnelle du fer, par où
le principe constructif acquiert la prépondérance dans
l’architecture. Ces architectes construisent des supports à
l’imitation de la colonne pompéienne, des usines à l’imitation
des maisons d’habitation, de même que plus tard les premières
gares affecteront les allures d’un chalet. La construction joue le
rôle du subconscient. Néanmoins le concept de l’ingénieur, qui
date des guerres de la révolution commence à s’affirmer et c’est
le début des rivalités entre constructeur et décorateur, entre
l’École Polytechnique et l’École des BeauxArts. – Pour la
première fois depuis les Romains un nouveau matériau de
construction artificiel, le fer, fait son apparition. Il va subir une
évolution dont le rythme au cours du siècle va en s’accélérant.
Elle reçoit une impulsion décisive au jour où l’on constate que
la locomotive – objet des tentatives les plus diverses depuis les
années 1828-29 – ne fonctionne utilement que sur des rails en fer.
Le rail se révèle comme la première pièce montée en fer,
précurseur du support. On évite l’emploi du fer pour les
immeubles et on l’encourage pour les passages, les halls
d’exposition, les gares – toutes constructions qui visent à des
buts transitoires.
II
Rien d’étonnant à ce
que tout intérêt de masse, la première fois qu’il monte sur
l’estrade, dépasse de loin dans l’idée ou la représentation
que l’on s’en fait ses véritables bornes.
Marx et Engels : La
Sainte-Famille.
La
plus intime impulsion donnée à l’utopie fouriériste, il faut la
voir dans l’apparition des machines. Le phalanstère devait ramener
les hommes à un système de rapports où la moralité n’a plus
rien à faire. Néron y serait devenu un membre plus utile de la
société que Fénelon. Fourier ne songe pas à se fier pour cela à
la vertu, mais à un fonctionnement efficace de la société dont les
forces motrices sont les passions. Par les engrenages des passions,
par la combinaison complexe des passions mécanistes avec la passion
cabaliste, Fourier se représente la psychologie collective comme un
mécanisme d’horlogerie. L’harmonie fouriériste est le produit
nécessaire de ce jeu combiné. Fourier insinue dans le monde aux
formes austères de l’Empire, l’idylle colorée du style des
années trente. Il met au point un système où se mêlent les
produits de sa vision colorée et de son idiosyncrasie des chiffres.
Les « harmonies » de Fourier ne se réclament en aucune manière
d’une mystique des nombres prise dans une tradition quelconque.
Elles sont en fait directement issues de ses propres décrets :
élucubrations d’une imagination organisatrice, qui était
extrêmement développée chez lui. Ainsi il a prévu la
signification du rendez-vous pour le citadin. La journée des
habitants du phalanstère s’organise non pas de chez eux, mais dans
des grandes salles semblables à des halls de la Bourse, où les
rendez-vous sont ménagés par des courtiers. Dans les passages
Fourier a reconnu le canon architectonique du phalanstère. C’est
ce qui accentue le caractère « empire » de son utopie, que Fourier
reconnaît lui-même naïvement : « L’état sociétaire sera dès
son début d’autant plus brillant qu’il a été plus longtemps
différé. La Grèce à l’époque des Solon et des Périclès
pouvait déjà l’entreprendre. » Les passages qui se sont trouvés
primitivement servir à des fins commerciales, deviennent chez
Fourier des maisons d’habitation. Le phalanstère est une ville
faite de passages. Dans cette « ville en passages » la construction
de l’ingénieur affecte un caractère de fantasmagorie. La « ville
en passages » est un songe qui flattera le regard des parisiens
jusque bien avant dans la seconde moitié du siècle. En 1869 encore,
les « rues galeries » de Fourier fournissent le tracé de l’utopie
de Moilin Paris en l’an 2000. La ville y adopte une structure qui
fait d’elle avec ses magasins et ses appartements le décor idéal
pour le flâneur.
Marx
a pris position en face de Carl Grün pour couvrir Fourier et mettre
en valeur sa « conception colossale de l’homme ». Il considérait
Fourier comme le seul homme à côté de Hegel qui ait percé à jour
la médiocrité de principe du petit bourgeois. Au dépassement
systématique de ce type chez Hegel correspond chez Fourier son
anéantissement humoristique. Un des traits les plus remarquables de
l’utopie fouriériste c’est que l’idée de l’exploitation de
la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure,
lui est étrangère. La technique se présente bien plutôt pour
Fourier comme l’étincelle qui met le feu aux poudres de la nature.
Peut-être est-ce là la clé de sa représentation bizarre d’après
laquelle le phalanstère se propagerait « par explosion ». La
conception postérieure de l’exploitation de la nature par l’homme
est le reflet de l’exploitation de fait de l’homme par les
propriétaires des moyens de production. Si l’intégration de la
technique dans la vie sociale a échoué, la faute en est à cette
exploitation.
B. Grandville ou les
expositions universelles
I
Oui, quand le monde
entier, de Paris jusqu’en Chine,
O divin Saint-Simon, sera
dans ta doctrine,
L’âge d’or doit
renaître avec tout son éclat,
Les fleuves rouleront du
thé, du chocolat ;
Les moutons tout rôtis
bondiront dans la plaine,
Et les brochets au bleu
nageront dans la Seine ;
Les épinards viendront
au monde fricassés,
Avec des croûtons frits
tout autour concassés ;
Les arbres produiront des
pommes en compotes,
Et l’on moissonnera des
carricks et des bottes ;
Il neigera du vin, il
pleuvra des poulets,
Et du ciel les canards
tomberont aux navets.
Langlé et Vanderburch :
Louis-Bronze et le Saint-Simonien
(Théâtre du Palais Royal,
27 février 1832).
Les
expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la
marchandise-fétiche. «L’Europe s’est déplacée pour voir des
marchandises » dit Taine en 1855. Les expositions universelles ont
eu pour précurseurs des expositions nationales de l’industrie,
dont la première eut lieu en 1798 sur le Champ de Mars. Elle est née
du désir « d’amuser les classes laborieuses et devient pour elles
une fête de l’émancipation ». Les travailleurs formeront la
première clientèle. Le cadre de l’industrie de plaisance ne
s’est pas constitué encore. Ce cadre c’est la fête populaire
qui le fournit. Le célèbre discours de Chaptal sur l’industrie
ouvre cette exposition. – Les saint-simoniens qui projettent
l’industrialisation de la planète, s’emparent de l’idée des
expositions universelles. Chevalier, la première compétence dans ce
domaine nouveau, est un élève d’Enfantin, et le rédacteur du
journal saint-simonien Le Globe. Les saint-simoniens ont prévu le
développement de l’industrie mondiale ; ils n’ont pas prévu la
lutte des classes. C’est pourquoi, en regard de la participation à
toutes les entreprises industrielles et commerciales vers le milieu
du siècle, on doit reconnaître leur impuissance dans les questions
qui concernent le prolétariat.
Les
expositions universelles idéalisent la valeur d’échange des
marchandises. Elles créent un cadre où leur valeur d’usage passe
au second plan. Les expositions universelles furent une école où
les foules écartées de force de la consommation se pénètrent de
la valeur d’échange des marchandises jusqu’au point de
s’identifier avec elle : « Il est défendu de toucher aux objets
exposés ». Elles donnent ainsi accès à une fantasmagorie où
l’homme pénètre pour se laisser distraire. A l’intérieur des
divertissements, auxquels l’individu s’abandonne dans le cadre de
l’industrie de plaisance, il reste constamment un élément
composant d’une masse compacte. Cette masse se complaît dans les
parcs d’attractions avec leurs montagnes russes, leurs «
tête-à-queue », leurs « chenilles », dans une attitude toute de
réaction. Elle s’entraîne par là à cet assujettissement avec
lequel la propagande tant industrielle que politique doit pouvoir
compter. – L’intronisation de la marchandise et la splendeur des
distractions qui l’entourent, voilà le sujet secret de l’art de
Grandville. D’où la disparité entre son élément utopique et son
élément cynique. Ses artifices subtils dans la représentation
d’objets inanimés correspondent à ce que Marx appelle les «
lubies théologiques » de la marchandise. L’expression concrète
s’en trouve clairement dans la « spécialité » – une
désignation de marchandise qui fait à cette époque son apparition
dans l’industrie de luxe. Les expositions universelles construisent
un monde fait de « spécialités ». Les fantaisies de Grandville
réalisent la même chose. Elles modernisent l’univers. L’anneau
de Saturne devient pour lui un balcon en fer forgé où les habitants
de Saturne prennent l’air à la tombée de la nuit. De la même
façon un balcon en fer forgé représenterait à l’exposition
universelle l’anneau de Saturne et ceux qui s’y avancent se
verraient entraînés dans une fantasmagorie où ils se sentent mués
en habitants de Saturne. Le pendant littéraire de cette utopie
graphique, c’est l’œuvre du savant fouriériste Toussenel.
Toussenel s’occupait de la rubrique des sciences naturelles dans un
journal de mode. Sa zoologie range le monde animal sous le sceptre de
la mode. Il considère la femme comme le médiateur entre l’homme
et les animaux. Elle est en quelque sorte le décorateur du monde
animal, qui en échange dépose à ses pieds son plumage et ses
fourrures. « Le lion ne demande pas mieux que de se laisser rogner
les ongles, pourvu que ce soit une jolie fille qui tienne les
ciseaux. »
II
La mode : Monseigneur la
mort ! Monseigneur la mort !
Léopardi : Dialogue entre
la mode et la mort.
La
mode prescrit le rite suivant lequel le fétiche qu’est la
marchandise demande à être adoré ; Grandville étend son autorité
sur les objets d’usage courant aussi bien que sur le cosmos. En la
poussant jusqu’à ses conséquences extrêmes il en révèle la
nature. Elle accouple le corps vivant au monde inor ganique.
Vis-à-vis du vivant elle défend les droits du cadavre. Le
fétichisme qui est ainsi sujet au sex appeal du non-organique, est
son nerf vital. Les fantaisies de Grandville correspondent à cet
esprit de la mode, tel qu’Apollinaire en a tracé plus tard une
image : « Toutes les matières des différents règnes de la nature
peuvent maintenant entrer dans la composition d’un costume de
femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège ...
La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans
l’art vestimentaire.. . On fait des souliers en verre de Venise et
des chapeaux en cristal de Baccarat. »
C. Louis-Philippe ou
l’intérieur
I
Je crois ... à mon âme
: la Chose.
Léon Deubel : Œuvres.
Paris 1929, p. 193.
Sous
le règne de Louis-Philippe le particulier fait son entrée dans
l’histoire. Pour le particulier les locaux d’habitation se
trouvent pour la première fois en opposition avec les locaux de
travail. Ceux-là viennent constituer l’intérieur ; le bureau en
est le complément. (De son côté il se distingue nettement du
comptoir, qui par ses globes, ses cartes murales, ses balustrades, se
présente comme une survivance de formes baroques antérieures à la
pièce d’habitation.) Le particulier qui ne tient compte que des
réalités dans son bureau demande à être entretenu dans ses
illusions par son intérieur. Cette nécessité est d’autant plus
pressante qu’il ne songe pas à greffer sur ses intérêts
d’affaires une conscience claire de sa fonction sociale. Dans
l’aménagement de son entourage privé il refoule ces deux
préoccupations. De là dérivent les fantasmagories de l’intérieur
; celui-ci représente pour le particulier l’univers. Il y assemble
les régions lointaines et les souvenirs du passé.
Son
salon est une loge dans le théâtre du monde. L’intérieur est
l’asile où se réfugie l’art. Le collectionneur se trouve être
le véritable occupant de l’intérieur. Il fait son affaire de
l’idéalisation des objets. C’est à lui qu’incombe cette tâche
sisyphéenne d’ôter aux choses, parce qu’il les possède, leur
caractère de marchandise. Mais il ne saurait leur conférer que la
valeur qu’elles ont pour l’amateur au lieu de la valeur d’usage.
Le collectionneur se plaît à susciter un monde non seulement
lointain et défunt mais en même temps meilleur ; un monde où
l’homme est aussi peu pourvu à vrai dire de ce dont il a besoin
que dans le monde réel, mais où les choses sont libérées de la
servitude d’être utiles.
II
La tête
Sur la table de nuit,
comme une renoncule,
Repose.
Baudelaire : Une martyre.
L’intérieur
n’est pas seulement l’univers du particulier, il est encore son
étui. Depuis Louis-Philippe on rencontre dans le bourgeois cette
tendance à se dédommager pour l’absence de trace de la vie privée
dans la grande ville. Cette compensation il tente de la trouver entre
les quatre murs de son appartement. Tout se passe comme s’il avait
mis un point d’honneur à ne pas laisser se perdre les traces de
ses objets d’usage et de ses accessoires. Sans se lasser il prend
l’empreinte d’une foule d’objets ; pour ses pantoufles et ses
montres, ses couverts et ses parapluies, il imagine des housses et
des étuis. Il a une préférence marquée pour le velours et la
peluche qui conservent l’empreinte de tout contact. Dans le style
du Second Empire l’appartement devient une sorte d’habitacle. Les
vestiges de son habitant se moulent dans l’intérieur. De là naît
le roman policier qui s’enquiert de ces vestiges et suit ces
pistes. La Philosophie d’ameublement et les « nouvelles-détectives
» d’Edgar Poe font de lui le premier physiognomiste de
l’intérieur. Les criminels dans les premiers romans policiers ne
sont ni des gentlemen ni des apaches, mais de simples particuliers de
la bourgeoisie (Le Chat Noir, Le Cœur Révélateur, William Wilson).
III
Dies Suchen nach meinem
Heim... war meine
Heimsuchung... Wo ist –
mein Heim ? Darnach
frage und suche und
suchte ich, das fand ich nicht.
Nietzsche : Also sprach
Zarathustra
Cette quête de mon chez moi…fut mon épreuve… Où est
mon
chez moi ? Voilà
ce que je demande et ce que j’ai cherché et n’ai
pas trouvé.
Nietzsche,
Ainsi parlait Zarathoustra
La
liquidation de l’intérieur eut lieu dans les derniers lustres du
siècle par le « modern style », mais elle était préparée de
longue date. L’art de l’intérieur était un art de genre. Le «
modern style » sonne le glas du genre. Il s’élève contre
l’infatuation du genre au nom d’un mal du siècle, d’une
aspiration aux bras toujours ouverts. Le « modern style » fait
entrer pour la première fois en ligne de compte certaines formes
tectoniques. Il s’efforce en même temps de les détacher de leurs
rapports fonctionnels et de les présenter comme des constantes
naturelles : il s’efforce en somme de les styliser. Les nouveaux
éléments de la construction en fer et en particulier la forme «
support » retiennent l’attention du « modern style ». Dans le
domaine de l’ornementation il cherche à intégrer ces formes à
l’art. Le béton met à sa disposition de nouvelles virtualités en
architecture. Chez Van de Velde la maison se présente comme
l’expression plastique de la personnalité. Le motif ornemental
joue dans cette maison le rôle de la signature sous un tableau. Il
se complaît à parler un langage linéaire à caractère médiumnique
où la fleur, symbole de la vie végétative, s’insinue dans les
lignes mêmes de la construction. (La ligne courbe du « modern style
» fait son apparition dès le titre des Fleurs du Mal. Une sorte de
guirlande marque le lien des Fleurs du Mal, en passant par les «
âmes des fleurs » d’Odilon Redon, au « faire catleya » de
Swann). – Ainsi que Fourier l’avait prévu, c’est de plus en
plus dans les bureaux et les centres d’affaires qu’il faut
chercher le véritable cadre de la vie du citoyen. Le cadre fictif de
sa vie se constitue dans la maison privée. C’est ainsi que
L’architecte Solness fait le compte du « modern style » ; l’essai
de l’individu de se mesurer avec la technique en s’appuyant sur
son essor intime le mène à sa perte : l’architecte Solness se tue
en tombant du haut de sa tour.
D. Baudelaire ou les rues
de Paris
Tout pour moi devient
allégorie.
Baudelaire : Le Cygne.
Le
génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie,
est un génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire,
Paris devient objet de poësie lyrique. Cette poësie locale est à
l’encontre de toute poësie de terroir. Le regard que le génie
allégorique plonge dans la ville trahit bien plutôt le sentiment
d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur,
dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la
détresse des habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur
cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers
lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie.
Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un paysage,
tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le
décor des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au
service de leur chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands
magasins sont les derniers parages de la flânerie.
Dans
la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le
marché. Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est
déjà pour trouver preneur. Dans ce stade mitoyen où elle a encore
des mécènes, mais où elle commence déjà à se plier aux
exigences du marché, (en l’espèce du feuilleton) elle forme la
bohème. A l’indétermination de sa position économique correspond
l’ambiguïté de sa fonction politique. Celle-ci se manifeste très
évidemment dans les figures de conspirateurs professionnels, qui se
recrutent dans la bohème. Blanqui est le représentant le plus
remarquable de cette catégorie. Nul n’a eu au XIX e siècle une
autorité révolutionnaire comparable à la sienne. L’image de
Blanqui passe comme un éclair dans les Litanies de Satan. Ce qui
n’empêche que la rébellion de Baudelaire ait toujours gardé le
caractère de l’homme asocial : elle est sans issue. La seule
communauté sexuelle dans sa vie, il l’a réalisée avec une
prostituée.
II
Nul trait ne distinguait,
du même enfer venu,
Ce jumeau centenaire.
Baudelaire. Les sept
vieillards.
Le
flâneur fait figure d’éclaireur sur le marché. En cette qualité
il est en même temps l’explorateur de la foule. La foule fait
naître en l’homme qui s’y abandonne une sorte d’ivresse qui
s’accompagne d’illusions très particulières, de sorte qu’il
se flatte, en voyant le passant emporté dans la foule, de l’avoir,
d’après son extérieur, classé, reconnu dans tous les replis de
son âme. Les physiologies contemporaines abondent en documents sur
cette singulière conception. L’œuvre de Balzac en fournit
d’excellents. Les caractères typiques reconnus parmi les passants
tombent à tel point sous les sens que l’on ne saurait s’étonner
de la curiosité incitée à se saisir au-delà d’eux de la
singularité spéciale du sujet. Mais le cauchemar qui correspond à
la perspicacité illusoire du physiognomiste dont nous avons parlé,
c’est de voir ces traits distinctifs, particuliers au sujet, se
révéler à leur tour n’être autre chose que les éléments
constituants d’un type nouveau ; de sorte qu’en fin de compte
l’individualité la mieux définie se trouverait être tel
exemplaire d’un type.
C’est
là que se manifeste au cœur de la flânerie une fantasmagorie
angoissante. Baudelaire l’a développée avec une grande vigueur
dans les Sept Vieillards. Il s’agit dans cette poësie de
l’apparition sept fois réitérée d’un vieillard d’aspect
repoussant. L’individu qui est ainsi présenté dans sa
multiplication comme toujours le même témoigne de l’angoisse du
citadin à ne plus pouvoir, malgré la mise en œuvre de ses
singularités les plus excentriques, rompre le cercle magique du
type. Baudelaire qualifie l’aspect de cette procession d’infernal.
Mais le nouveau que toute sa vie il a guetté, n’est pas fait d’une
autre matière que cette fantasmagorie du « toujours le même ».
(La preuve qui peut être fournie que cette poësie transcrit les
rêves d’un haschichin n’infirme en rien cette interprétation.)
III
Au fond de l’Inconnu
pour trouver du nouveau !
Baudelaire : Le Voyage.
La
clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la
signification spécifique que prend la marchandise du fait de son
prix. A l’avilissement singulier des choses par leur signification,
qui est caractéristique de l’allégorie du XVII e siècle,
correspond l’avilissement singulier des choses par leur prix comme
marchandise. Cet avilissement que subissent les choses du fait de
pouvoir être taxées comme marchandises est contrebalancé chez
Baudelaire par la valeur inestimable de la nouveauté. La nouveauté
représente cet absolu qui n’est plus accessible à aucune
interprétation ni à aucune comparaison. Elle devient l’ultime
retranchement de l’art. La dernière poésie des Fleurs du Mal : «
Le Voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons
l’ancre ! » Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le
Nouveau. Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur
d’usage de la marchandise. Il est à l’origine de cette illusion
dont la mode est l’infatigable pourvoyeuse. Que la dernière ligne
de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la
plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché à
Baudelaire.
Spleen
et idéal – dans le titre de ce premier cycle des Fleurs du Mal le
mot étranger le plus vieux de la langue française a été accouplé
au plus récent. Pour Baudelaire il n’y a pas contradiction entre
les deux concepts. Il reconnaît dans le spleen la dernière en date
des transfigurations de l’idéal – l’idéal lui semble être la
première en date des expressions du spleen. Dans ce titre où le
suprêmement nouveau est présenté au lecteur comme un «
suprêmement ancien », Baudelaire a donné la forme la plus
vigoureuse à son concept du moderne. Sa théorie de l’art a tout
entière pour axe la « beauté moderne » et le critère de la
modernité lui semble être ceci, qu’elle est marquée au coin de
la fatalité d’être un jour l’antiquité et qu’elle le révèle
à celui qui est témoin de sa naissance. C’est là la quintessence
de l’imprévu qui vaut pour Baudelaire comme une qualité
inaliénable du beau. Le visage de la modernité elle-même nous
foudroie d’un regard immémorial. Tel le regard de la Méduse pour
les Grecs.
E. Hausssmann ou les
barricades
I
J’ai le culte du Beau,
du Bien, des grandes choses,
De la belle nature
inspirant le grand art,
Qu’il enchante
l’oreille ou charme le regard ;
J’ai l’amour du
printemps en fleurs : femmes et roses !
Baron Haussmann, Confession
d’un lion devenu vieux.
L’activité
de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui
favorise le capitalisme de la finance. A Paris la spéculation est à
son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une
spéculation qui frise l’escroquerie. Les sentences de la Cour de
cassation qu’inspire l’opposition bourgeoise et orléaniste,
augmentent les risques financiers de l’haussmannisation. Haussmann
essaie de donner un appui solide à sa dictature en plaçant Paris
sous un régime d’exception. En 1864 il donne carrière à sa haine
contre la population instable des grandes villes dans un discours à
la Chambre. Cette population va constamment en augmentant du fait de
ses entreprises. La hausse des loyers chasse le prolétariat dans les
faubourgs. Par là les quartiers de Paris perdent leur physionomie
propre. La « ceinture rouge » se constitue. Haussmann s’est donné
à lui-même le titre « d’artiste démolisseur ». Il se sentait
une vocation pour l’œuvre qu’il avait entreprise ; et il
souligne ce fait dans ses mémoires. Les halles centrales passent
pour la construction la plus réussie de Haussmann et il y a là un
symptôme intéressant. On disait de la Cité, berceau de la ville,
qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église,
un hôpital, un bâtiment public et une caserne. Hugo et Mérimée
donnent à entendre combien les transformations de Haussmann
apparaissaient aux Parisiens comme un monument du despotisme
napoléonien. Les habitants de la ville ne s’y sentent plus chez
eux ; ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de
la grande ville. L’œuvre monumentale de Maxime Du Camp, Paris,
doit son existence à cette prise de conscience. Les eauxfortes de
Meryon (vers 1850) prennent le masque mortuaire du vieux Paris. Le
véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer
contre l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre
impossible à tout jamais la construction de barricades dans les rues
de Paris. Poursuivant le même but Louis-Philippe avait déjà
introduit les pavés de bois. Néanmoins les barricades avaient joué
un rôle considérable dans la révolution de Février. Engels
s’occupa des problèmes de tactique dans les combats de barricades.
Haussmann cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des
rues en rendra la construction impossible et de nouvelles voies
relieront en ligne droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les
contemporains ont baptisé son entreprise : « l’embellissement
stratégique ».
II
Das Blüthenreich der
Dekorationen,
Der Reiz der Landsehaft,
der Architektur
Und aller Szenerie-Effekt
beruhen
Auf dem Gesetz der
Perspektive nur
Franz Böhle :
Theater-Katechismus. München, p. 74.
La richesse des décorations,
Le
charme du paysage, de l’architecture
Et
tous les effets de décors de théâtre reposent
Uniquement
sur les lois de la perspective.
L’idéal
d’urbaniste de Haussmann, c’étaient les perspectives sur
lesquelles s’ouvrent de longues enfilades de rues. Cet idéal
correspond à la tendance courante au XIX e siècle à anoblir les
nécessités techniques par de pseudo-fins artistiques. Les temples
du pouvoir spirituel et séculier de la bourgeoisie devaient trouver
leur apothéose dans le cadre des enfilades de rues. On dissimulait
ces perspectives avant l’inauguration par une toile que l’on
soulevait comme on dévoile un monument et la vue s’ouvrait alors
sur une église, une gare, une statue équestre ou quelqu’autre
symbole de civilisation. Dans l’haussmannisation de Paris la
fantasmagorie s’est faite pierre. Comme elle est destinée à une
sorte de pérennité, elle laisse entrevoir en même temps son
caractère ténu. L’avenue de l’Opéra qui selon l’expression
malicieuse de l’époque, ouvre la perspective de la loge de la
concierge de l’Hôtel du Louvre, fait voir de combien peu se
contentait la mégalomanie du préfet.
III
Fais voir, en déjouant
la ruse,
Ô République à ces
pervers
Ta grande face de Méduse
Au milieu de rouges
éclairs.
Pierre Dupont. Chant des
Ouvriers.
La
barricade est ressuscitée par la Commune. Elle est plus forte et
mieux conçue que jamais. Elle barre les grands boulevards, s’élève
souvent à hauteur du premier étage et recèle des tranchées
qu’elle abrite. De même que le Manifeste communiste clôt l’ère
des conspirateurs professionnels, de même la Commune met un terme à
la fantasmagorie qui domine les premières aspirations du
prolétariat. Grâce à elle l’illusion que la tâche de la
révolution prolétarienne serait d’achever l’œuvre de 89 en
étroite collaboration avec la bourgeoisie, se dissipe. Cette chimère
avait marqué la période 1831-1871, depuis les émeutes de Lyon
jusqu’à la Commune. La bourgeoisie n’a jamais partagé cette
erreur. Sa lutte contre les droits sociaux du prolétariat est aussi
vieille que la grande révolution. Elle coïncide avec le mouvement
philanthropique qui l’occulte et qui a eu son plein épanouissement
sous Napoléon III.
Sous
son gouvernement a pris naissance l’œuvre monumentale de ce
mouvement : le livre de Le Play, Ouvriers Européens. A côté de la
position ouverte de la philanthropie la bourgeoisie a de tout temps
assumé la position couverte de la lutte des classes. Dès 1831 elle
reconnaît dans le Journal des Débats : « Tout manufacturier vit
dans sa manufacture comme les propriétaires des plantations parmi
leurs esclaves. » S’il a été fatal pour les émeutes ouvrières
anciennes, que nulle théorie de la révolution ne leur ait montré
le chemin, c’est aussi d’autre part la condition nécessaire de
la force immédiate et de l’enthousiasme avec lequel elles
s’attaquent à la réalisation d’une société nouvelle. Cet
enthousiasme qui atteint son paroxysme dans la Commune, a gagné
parfois à la cause ouvrière les meilleurs éléments de la
bourgeoisie, mais a amené finalement les ouvriers à succomber à
ses éléments les plus vils. Rimbaud et Courbet se sont rangés du
côté de la Commune. L’incendie de Paris est le digne achèvement
de l’œuvre de destruction du Baron Haussmann.
Conclusion
Hommes du XIXe siècle,
l’heure de nos apparitions est
fixée à jamais, et nous
ramène toujours les mêmes.
Auguste Blanqui
L’Éternité par les
astres. Paris 1872, p. 74-75.
Pendant
la Commune Blanqui était tenu prisonnier au fort du Taureau. C’est
là qu’il écrivit son Éternité par les Astres. Ce livre
parachève la constellation des fantasmagories du siècle par une
dernière fantasmagorie, à caractère cosmique, qui implicitement
comprend la critique la plus acerbe de toutes les autres. Les
réflexions ingénues d’un autodidacte, qui forment la partie
principale de cet écrit, ouvrent la voie à une spéculation qui
inflige à l’élan révolutionnaire de l’auteur un cruel démenti.
La conception de l’univers que Blanqui développe dans ce livre et
dont il emprunte les données aux sciences naturelles mécanistes,
s’avère être une vision d’enfer. C’est de plus le complément
de cette société dont Blanqui vers la fin de sa vie a été obligé
de reconnaître le triomphe sur lui-même. Ce que fait l’ironie de
cet échafaudage, ironie cachée sans doute à l’auteur lui-même,
c’est que le réquisitoire effrayant qu’il prononce contre la
société, affecte la forme d’une soumission sans réserve aux
résultats. Cet écrit présente l’idée du retour éternel des
choses dix ans avant Zarathoustra ; de façon à peine moins
pathétique, et avec une extrême puissance d’hallucination. Elle
n’a rien de triomphant, laisse bien plutôt un sentiment
d’oppression. Blanqui s’y préoccupe de tracer une image du
progrès qui, – antiquité immémoriale se pavanant dans un apparat
de nouveauté dernière – se révèle comme étant la fantasmagorie
de l’histoire ellemême. Voici le passage essentiel :
«
L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour
les créer, la nature n’a que cent corps simples à sa disposition.
Malgré le parti prodigieux qu’elle sait tirer de ces ressources et
le chiffre incalculable de combinaisons qu’elles permettent à sa
fécondité, le résultat est nécessairement un nombre fini, comme
celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la
nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons
originales ou types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en
nombre infini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement
sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des
secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort... La
terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel
dans chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce
moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je
l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume,
sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. Ainsi de
chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans
l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces
sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en
crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est
de l’actualité éternisée. Voici néanmoins un grand défaut : il
n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le progrès est
claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et
partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur
la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa
grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans
une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans
le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie,
même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète
sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement
dans l’infini les mêmes représentations. »
Cette
résignation sans espoir, c’est le dernier mot du grand
révolutionnaire. Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles
virtualités techniques par un ordre social nouveau. C’est pourquoi
le dernier mot est resté aux truchements égarants de l’ancien et
du nouveau, qui sont au cœur de ces fantasmagories. Le monde dominé
par ses fantasmagories, c’est – pour nous servir de l’expression
de Baudelaire – la modernité. La vision de Blanqui fait entrer
dans la modernité – dont les sept vieillards apparaissent comme
les hérauts – l’univers tout entier. Finalement la nouveauté
lui apparaît comme l’attribut de ce qui appartient au ban de la
damnation. De même façon dans un vaudeville quelque peu antérieur
: Ciel et Enfer les punitions de l’enfer font figure de dernière
nouveauté de tout temps, de « peines éternelles et toujours
nouvelles ». Les hommes du XIX e siècle auxquels Blanqui s’adresse
comme à des apparitions sont issus de cette région.
Walter BENJAMIN (1892-1940)
Paris,
capitale du 19e siècle
1939
Extrait
de In Das Passagen-Werk (Le livre des Passages)
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