Michel Foucault
In : Surveiller et punir
1975
Le panoptisme est capable "de réformer la morale, préserver la santé, revigorer l'industrie, diffuser l'instruction, alléger les charges publiques, établir l'économie comme sur le roc, dénouer, au lieu de trancher,
le noeud gordien des lois sur les pauvres,
tout cela par une simple idée architecturale."
Le panoptisme
Voici, selon un document de la fin du XVIIe siècle, les mesures qu'il fallait prendre quand la peste se déclarait dans une ville [1] :
D'abord, un strict quadrillage spatial : fermeture, bien entendu, de la ville et du « terroir », interdiction d'en sortir, sous peine de la vie, mise à mort de tous les animaux errants ; pouvoir d'un intendant. Chaque rue est placée sous le conseil d'un syndic ; il la surveille ; s'il la quittait, il serait puni de mort. Le jour désigné, on ordonne à chacun de se renfermer dans sa maison : défense d'en sortir sous peine de la vie. Le syndic vient lui-même fermer, de l'extérieur, la porte de chaque maison ; il emporte la clé qu'il remet à l'intendant de quartier ; celui-ci la conserve jusqu'à la fin de la quarantaine. Chaque famille aura fait ses provisions ; mais pour le vin et le pain, on aura aménagé entre la rue et l'intérieur des maisons, des petits canaux de bois, permettant de déverser à chacun sa ration sans qu'il y ait une communication entre les fournisseurs et les habitants. ; pour la viande, le poisson et les herbes, on utilise des poulies et des paniers. S'il faut absolument sortir des maisons, on le fera à tour de rôle, et en évitant toute rencontre. Ne circulent que les intendants, les syndics, les soldats de la garde et aussi entre les maisons infectées, d'un cadavre à l'autre, les « corbeaux » qu'il est indifférent d'abandonner à la mort ; ce sont « des gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d'offices vile et abject ». Espace découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s'il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition.
L'inspection fonctionne sans cesse. Le regard partout est en éveil : « un corps de milice considérable, commandé par de bons officiers et gens de bien », des corps de garde aux portes, à l'hôtel de ville, et dans tous les quartiers pour rendre l'obéissance du peuple plus prompte, et l'autorité des magistrats plus absolue, « comme aussi pour surveiller à tous les désordres, voleries et pilleries ». Aux portes, des postes de surveillance ; au bout de chaque rue, des sentinelles. Tous les jours, l'intendant visite le quartier dont il a la charge, s'enquiert si les syndics s'acquittent de leurs tâches, si les habitants ont à s'en plaindre ; ils « surveillent leurs actions ». Tous les jours aussi, le syndic passe dans la rue dont il est le responsable ; s'arrête devant chaque maison ; fait placer les habitants aux fenêtres (ceux qui habiteraient sur la cour se verraient assigner une fenêtre sur la rue où nul autre qu'eux ne pourrait se montrer); appelle chacun par son nom ; s'informe de l'état de tous, un par un - « en quoi les habitants seront obligés de dire la vérité sous peine de la vie » ; si quelqu'un ne se présente pas à la fenêtre, le syndic doit en demander raisons : « Il découvrira par là facilement si on recèle des morts ou des malades. » Chacun enfermé dans sa cage, chacun à sa fenêtre, répondant à son nom et se montrant quand on lui demande, c'est la grande revue des vivants et des morts.
Cette surveillance prend appui sur un système d'enregistrement permanent : rapport des syndics aux intendants, des intendants aux échevins ou au maire. Au début de la « serrade », un par un, on établit le rôle de tous les habitants présents dans la ville ; on y porte « le nom, l'âge, le sexe, sans exception de condition » : un exemplaire pour l'intendant du quartier, un second au bureau de l'hôtel de ville, un autre pour que le syndic puisse faire l'appel journalier. Tout ce qu'on observe au cours des visites – morts, maladies, réclamations, irrégularités – est pris en note, transmis aux intendants et aux magistrats. Ceux-ci ont la main haute sur les soins médicaux ; ils ont désigné un médecin responsable ; aucun autre praticien ne peut soigner, aucun apothicaire préparer les médicaments, aucun confesseur visiter un malade, sans avoir reçu de lui, un billet écrit « pour empêcher que l'on recèle et traite, à l'insu des magistrats, des malades de la contagion ». L'enregistrement du pathologique doit être constant et centralisé. Le rapport de chacun à sa maladie et à sa mort passe par les instances du pouvoir, l'enregistrement qu'elles en font, les décisions qu'elles prennent.
Cinq ou six jours après le début de la quarantaine, on procède à la purification des maisons, une par une. On fait sortir tous les habitants ; dans chaque pièce on soulève ou suspend « les meubles et les marchandises » ; on répand du parfum ; on le fait brûler après avoir bouché avec soin les fenêtres, les portes et jusqu'aux trous de serrure qu'on remplit de cire. Finalement on ferme la maison tout entière pendant que se consume le parfum ; comme à l'entrée, on fouille les parfumeurs « en présence des habitants de la maison, pour voir s'ils n'ont quelque chose en sortant qu'ils n'eussent pas en entrant ».Quatre heures après, les habitants peuvent rentrer chez eux.
Cet espace clos découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, ou un travail ininterrompu d'écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s'exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribués entre les vivants, les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. A la peste répond l'ordre ; il a pour fonction de débrouiller les confusions : celle de la maladie qui se transmet lorsque les corps se mélangent ; celle du mal qui se multiplie lorsque la peur et la mort effacent les interdits. Il prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort, à chacun son bien, par l'effet d'un pouvoir omniprésent et omniscient qui se subdivise lui-même de façon régulière et ininterrompue jusqu'à la détermination finale de l'individu, de ce qu'il le caractérise, de ce qui lui appartient, de ce qu'il lui arrive. Contre la peste qui est mélange, la discipline fait valoir son pouvoir qui est d'analyse. Il y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la fête : les lois suspendues, les interdits levés, la frénésie du temps qui passe, les corps se mêlent sans respect, les individus qui se démasquent, qui abandonnent leur identité statuaire et la figure sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une vérité tout autre. Mais il y a eu aussi un rêve politique de la peste, qui en était exactement l'inverse : non pas la fête collective, mais les partages stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l'existence et par l'intermédiaire d'une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; non pas les masques qu'on met et qu'on enlève, mais l'assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre.
S'il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d'exclusions qui ont donné jusqu'à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. Plutôt que le partage massif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l'exil-clôture ; on le laisse s'y perdre comme dans un masse qu'il importe peu de différencier ; les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux où les différenciations individuelles sont les effets contraignants d'un pouvoir qui se multiplie, s'articule et se subdivise. Le grand Renfermement d'une part ; le bon dressement de l'autre. La lèpre et son partage ; la peste et ses découpages. L'une est marquée ; l'autre, analysée et répartie. L'exil du lépreux et l'arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L'un, c'est celui d'une communauté pure, l'autre celui d'une société disciplinée. Deux manières d'exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d'écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d'un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c'est l'utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l'état de prévision), c'est l'épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l'exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l'état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l'état de peste. Au fond des schémas disciplinaires l'image de la peste vaut pour toutes les confusions, et les désordres ; tout comme l'image de la lèpre, du contact à trancher, est au fond des schémas d'exclusion.
Schémas différents, donc, mais non incompatibles. Lentement, on les voit se rapprocher ; et c'est le propre du 19e siècle d'avoir appliqué à l'espace de l'exclusion dont le lépreux était l'habitant symbolique (et les mendiants, les vagabonds, les fous, les violents formaient la population réelle) la technique de pouvoir propre au quadrillage disciplinaire. Traiter les « lépreux » comme des « pestiférés », projeter les découpages fins de la discipline sur l'espace confus de l'internement, le travailler avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir, individualiser les exclus, mais se servir des procédures d'individualisation pour marquer des exclusions – c'est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du 19e siècle : l'asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correction, l'établissement d'éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d'une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou – non fou ; dangereux – inoffensif ; normal – anormal) ; et celui de l'assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est ; où il doit être ; par quoi le caractériser, comment le reconnaître, comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc;). D'un côté, on « pestifère » les lépreux ; on impose aux exclus la tactique des disciplines individualisantes ; et d'autre part l'universalité des contrôles disciplinaires permet de marquer qui est « lépreux » et de faire jouer contre lui les mécanismes dualistes de l'exclusion. Le partage constant du normal et de l'anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu'à nous et en les appliquant à tout autres objets, le marquage binaire et l'exil du lépreux ; l'existence de tout en ensemble de techniques et d'institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu'appelait la peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l'anormal, pour le parquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont elles dérivent de loin.
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Les épidémies de peste, dès le XVIIe siècle, ont suscité des schémas disciplinaires : ville quadrillée en quartiers, peine de mort en cas de franchissement des limites, isolement chacun dans sa maison, obligation de paraître à sa fenêtre tous les jours sur ordre du service d’ordre pour prouver qu’on est encore vivant et non malade (et lorsqu’on meurt, on est emporté par des « gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d’offices vils et abjects »[2]. La ville en danger de peste, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée : on oppose l’ordre absolu pour combattre le désordre de la maladie.
Le Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition. On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur permet de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet de contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot : ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège.
Ce qui permet d'abord – comme effet négatif – d'éviter ces masses, compactes, grouillantes, houleuses, qu'on trouvait dans les lieux d'enfermement, ceux que peignaient Goya ou que décrivait Howard. Chacun a sa place, est bien enfermé dans une cellule d'où il est vu de face par le surveillant ; mais les murs latéraux l'empêchent d'entrer en contact avec ses compagnons. Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d'une information, jamais sujet dans la communication. La disposition de sa chambre, en face de la tour centrale, lui impose une visibilité axiale ; mais les divisions de l'anneau, ces cellules bien séparées impliquent une invisibilité totale. Et celle-ci est garantie de l'ordre. Si les détenus sont des condamnés, pas de danger qu'il y ait complot, tentation d'évasion collective, projet de nouveaux crimes pour l'avenir, mauvaises influences réciproques ; si ce sont des malades, pas de danger de contagion ; des fous, pas de risque de violences réciproques ; des enfants, pas de copiage, pas de bavardage, pas de dissipation. Si ce sont des ouvriers, pas de rixes, pas de vols, pas de coalitions, pas de ces distractions qui retardent le travail, le rendent moins parfait ou provoquent des accidents.
La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elles est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable ; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée [3].
De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanent dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Pour cela, c'est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l'essentiel c'est qu'il se sache surveiller ; trop, parce qu'il n'a pas besoin de l'être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d'où il est épié. Invérifiable : le détenu ne doit jamais savoir s'il est actuellement regardé ; mais il doit être sûr qu'il peut toujours l'être. Bentham, pour rendre indécidable la présence ou l'absence du surveillant, pour que les prisonniers, de leur cellule, ne puissent pas même apercevoir une ombre ou saisir un contre-jour, a prévu, non seulement des persiennes aux fenêtres de la salle centrale de surveillance, mais, à l'intérieur, des cloisons qui la coupent à angle droit et, pour passer d'un quartier à l'autre, non des portes mais des chicanes : car le moindre battement, une lumière entrevue, une clarté dans un entrebâillement trahiraient la présence d'un gardien [4]. Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu [5].
Dispositif important, car il automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris. Les cérémonies, les rituels, les marques par lesquels le plus-de-pouvoir est manifesté chez le souverain sont inutiles. Il y a une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence. Peu importe, par conséquent, qui exerce le pouvoir. Un individu quelconque presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine : à défaut du directeur, sa famille, son entourage, ses amis, ses visiteurs, ses domestiques même [6]. Tout comme est indifférent le motif qui l'anime : la curiosité d'un indiscret, la malice d'un enfant, l'appétit de savoir d'un philosophe qui veut parcourir ce muséum de la nature humaine, ou la méchanceté de ceux qui prennent plaisir à épier et à punir. Plus nombreux sont ces observateurs anonymes et passagers, plus augmentent pour le détenu le risque d'être surpris et la conscience inquiète d'être observé. Le Panoptique est une machine merveilleuse qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes du pouvoir.
Un assujettissement réel naît mécaniquement d'une relation fictive. De sorte qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. Bentham s'émerveillait que les institutions panoptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffit que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées. A la lourdeur des vieilles « maisons de sûreté », avec leur architecture de forteresse, on peut substituer la géométrie simple et économique d'une « maison de certitude ». L'efficace pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l'autre côté – du côté de sa surface d'application. Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut s'alléger de ses pesanteurs physiques ; il tend à l'incorporel ; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance.
Ménagerie de Versailles au temps de Louis XIV, gravure d'Aveline. |
Bentham ne dit pas s'il s'est inspiré, dans on projet, de la ménagerie que Le Vaux avait construite à Versailles : première ménagerie dont les différents éléments ne sont pas, comme c'était la tradition, disséminés [6] dans un parc : au centre un pavillon octogonal qui, au premier étage, ne comportait qu'une seule pièce, le salon du roi ; tous les côtés s'ouvraient par de larges fenêtres, sur sept cages (le huitième côté est réservé à l'entrée) où étaient enfermées différentes espèces d'animaux. A l'époque de Bentham, cette ménagerie avait disparu. Mais on trouve dans le programme du Panopticon le souci analogue de l'observation individualisante, de la caractérisation et du classement, de l'aménagement analytique de l'espace. Le Panopticon est une ménagerie royale ; l'animal est remplacé par l'homme, par le groupement spécifique la distribution individuelle et le roi par la machinerie d'un pouvoir furtif. A ceci près, le Panopticon, lui aussi, fait oeuvre de naturaliste. Il permet d'établir les différences : chez les malades, observer les symptômes de chacun, sans que la proximité des lits, la circulation des miasmes, les effets de contagion mêlent les tableaux cliniques ; chez les enfants noter les performances (sans qu'il y ait imitation ou copiage), repérer les aptitudes, apprécier les caractères, établir des classements rigoureux et par rapport à une évolution normale, distinguer ce qui est « paresse et entêtement » de ce qui est « imbécilité incurable » ; chez les ouvriers, noter les aptitudes de chacun, comparer le temps qu'ils mettent à faire l'ouvrage, et s'ils sont payés à la journée, calculer leur salaire en conséquence [7].
Plan de la Maison de force de Gand, 1773 |
Voilà pour le côté jardin. Côté laboratoire, le Panopticon peut être utilisé comme machine à faire des expériences, à modifier le comportement, à dresser ou redresser les individus. Expérimenter des médicament et vérifier leurs effets. Essayer différentes punitions sur les prisonniers, selon leurs crimes et leur caractère, et rechercher les plus efficaces. Apprendre simultanément différentes techniques aux ouvriers, établir quelle est la meilleure. Tenter des expériences pédagogiques – et en particulier reprendre le célèbre problème de l'éducation recluse, en utilisant les enfants trouvés ; on verrait ce qui advient lorsque en leur seizième ou dix-huitième année on met en présence les garçons et les filles ; on pourrait vérifier si, comme le pense Helvétius, n'importe qui peut apprendre n'importe quoi ; on pourrait suivre « la généalogie de toute idée observable » ; on pourrait élever différents enfants dans différents systèmes de pensée, faire croire à certains que deux et deux ne font pas quatre ou que la lune est un fromage, puis les mettre tous ensemble quand ils auraient vingt ou vingt-cinq ans ; on aurait alors des discussions qui vaudraient bien les sermons ou les conférences pour lesquelles on dépense tant d'argent ; on aurait au moins l'occasion de faire des découvertes dans le domaine de la métaphysique. Le Panopticon est un lieu privilégié pour rendre possible l'expérimentation sur les hommes, et pour analyser en toute certitude les transformations qu'on peut obtenir sur eux. Le Panopticon peut même constituer un appareil de contrôle sus ses propres mécanismes. Dans sa tour centrale, le directeur peut épier tous les employés qu'il a sous ses ordres : infirmiers, médecins, contremaîtres, instituteurs, gardiens ; il pourra les juger continûment, modifier leur conduite, leur imposer les méthodes qu'il juge meilleures ; et lui-même à son tour pourra être facilement observé. Un inspecteur surgissant à l'improviste en centre du Panopticon jugera d'un seul coup d'oeil, et sans qu'on puisse rien lui cacher, comment fonctionne tout l'établissement. Et d'ailleurs, enfermé comme il l'est au milieu de ce dispositif architectural, le directeur n'a-t-il pas partie liée avec lui ? Le médecin incompétent, qui aura laissé la contagion gagner, le directeur de prison ou d'atelier qui aura été maladroit seront les premières victimes de l'épidémie ou de la révolte. « Mon destin, dit le maître du Panopticon, est lié au leur (à celui des détenus) par tous les liens que j'ai pu inventer [8] ». Le Panopticon fonctionne comme une sorte de laboratoire de pouvoir. Grâce à ses mécanismes d'observation, il gagne en efficacité et en capacité de pénétration dans le comportement des hommes ; un accroissement de savoir vient s'établir sur toutes les avancées du pouvoir, et découvre des objets à connaître sur toutes les surfaces où celui-ci vient s'exercer.
Intérieur de l'Ecole d'enseignement mutuel, située rue du Port-Mahon, au moment de l'exercice de l'écriture. Lithographie de H. Lecomte, 1818. |
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Ville pestiférée, établissement panoptique, les différences sont importantes. Elles marquent, à un siècle et demi de distance, les transformations du programme disciplinaire. Dans un cas, une situation d'exception : contre un mal extraordinaire, le pouvoir se dresse ; il se rend partout présent et visible ; il invente des rouages nouveaux ; il cloisonne, il immobilise, il quadrille ; il construit pour un temps ce qui est à la fois la contre-cité et la société parfaite ; il impose un fonctionnement idéal, mais qui sa ramène en fin de compte, comme le mal qu'il combat, au dualisme simple vie-mort : ce qui bouge porte la mort, et on tue ce qui bouge. Le Panopticon au contraire doit être compris comme un modèle généralisable de fonctionnement ; une manière de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne des hommes. Sans doute Bentham la présente comme une institution particulière, bien close sur elle-même. On en a fait souvent une utopie de l'enfermement parfait. En face des prisons ruinées, grouillantes, et peuplées de supplices que gravait Piranère, le Panopticon fait figure de cage cruelle et savante. Qu'il ait, jusqu'à nous encore, donné lieu à tant de variations projetées ou réalisées, montre quelle a été pendant près de deux siècles son intensité imaginaire. Mais le Panopticon ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c'est le diagramme d'un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement, abstrait de tout obstacle, résistance ou frottement, peut bien être représenté comme un pur système architectural et optique : c'est en fait une figure de technologie politique qu'on peut et qu'on doit détacher de tout usage spécifique.
Il est polyvalent dans ses applications ; il sert à amender les prisonniers, mais aussi à soigner les malades, à instruire les écoliers, à garder les fous, à surveiller les ouvriers, à faire travailler les mendiants et les oisifs. C'est un type d'implantation des corps dans l'espace, des distribution des individus les uns par rapport aux autres, d'organisation hiérarchique, de disparition des centres et des canaux de pouvoir, de définition de ses instruments et de ses modes d'intervention, qu'on peut mettre en oeuvre dans les hôpitaux, les ateliers, les écoles, les prisons. Chaque fois qu'on aura affaire à une multiplicité d'individus auxquels il faudra imposer une tâche ou une conduite, le schéma panoptique pourra être utilisé. Il est – sous réserve des modifications nécessaires – applicable « à tous les établissements d'où, dans les limites d'un espace qui n'est pas trop étendu, il faut maintenir sous surveillance un certain nombre de personnes [9] ».
B. Poyet, Projet d'hôpital, 1786. |
En chacune de ses applications, il permet de perfectionner l'exercice du pouvoir. Et cela de plusieurs manières : parce qu'il peut réduire le nombre de ceux l'exercent, tout en multipliant le nombre de ceux sur qui on l'exerce. Parce qu'il permet d'intervenir à chaque instant et que la pression constante agit avant même que les fautes, les erreurs, les crimes soient commis. Parce que, dans ces conditions, sa force est de ne jamais intervenir, de s'exercer spontanément et sans bruit, de constituer un mécanisme dont les effets s'enchaînent les uns aux autres. Parce que sans autre instrument physique qu'une architecture et une géométrie, il agit directement sur les individus ; il « donne à l'esprit du pouvoir sur l'esprit ». Le schéma panoptique est un intensificateur pour n'importe quel appareil de pouvoir ; il en assure l'économie (en matériel, en personnel, en temps) ; il en assure l'efficacité par son caractère préventif, son fonctionnement continu et ses mécanismes automatiques. C'est une façon d'obtenir du pouvoir « dans une quantité jusque là sans exemple », « un grand et nouvel instrument de gouvernement...; son excellence consiste dans la grande force qu'il est capable de donner à toute institution à laquelle on l'applique [10] ».
une sorte d'« oeuf de Colomb » dans l'ordre de la politique. Il est capable en effet de venir s'intégrer à une fonction quelconque (d'éducation, de thérapeutique, de production, de châtiment) ; de majorer cette fonction, en se liant intimement à elle ; de constituer un mécanisme mixte dans lequel les relation de pouvoir (et de savoir) peuvent s'ajuster exactement, et jusque dans le détail, aux processus qu'il faut contrôler ; d'établir une proportion directe entre le « plus de pouvoir » et le « plus de production ». Bref, il fait en sorte que l'exercice du pouvoir ne s'ajoute pas de l'extérieur, comme une contrainte rigide ou comme une pesanteur, sur les fonctions qu'il investit, mais qu'il soit en elles assez subtilement présent pour accroître leur efficacité en augmentant lui-même ses propres prises. Le dispositif panoptique n'est pas simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme de pouvoir et une fonction ; c'est une manière de faire fonctionner des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir. Le panoptisme est capable de « réformer la morale, préserver la santé, revigorer l'industrie, diffuser l'instruction, alléger les charges publiques, établir l'économie comme sur le roc, dénouer, au lieu de trancher, le noeud gordien des lois sur les pauvres, tout cela par une simple idée architectural [11] ».
De plus, l'aménagement de cette machine est tel que sa fermeture n'exclut pas une présence permanente de l'extérieur : on a vu que n'importe qui peut venir exercer dans la tour centrale les fonctions de surveillance, et que ce faisant, il peut deviner la manière dont la surveillance s'exerce. En fait, toute institution panoptique, fût-elle soigneusement close qu'un pénitencier, pourra sans difficulté être soumise à ces inspections à la fois aléatoires et incessantes : et cela non seulement de la part des contrôleurs désignés, mais de la part du public ; n'importe quel membre de la société aura le droit de venir constater de ses yeux comment fonctionnent les écoles, les hôpitaux, les usines, les prisons. Pas de risque par conséquent que l'accroissement de pouvoir dû à la machine panoptique puisse dégénérer en tyrannie ; le dispositif disciplinaire sera démocratiquement contrôlé, puisqu'il sera sans cesse accessible « au grand comité du tribunal du monde [12]. » Ce panoptique, subtilement arrangé pour qu'un surveillant puisse observer, d'un coup d'œil, tant d'individus différents permet aussi à tout le monde de venir surveiller le moindre surveillant. La machine à voir était une sorte de chambre noire où épier les individus ; elle devient un édifice transparent où l'exercice du pouvoir est contrôlable par la société entière.
Le schéma panoptique, sans s'effacer ni perdre aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social ; il a pour vocation d'y devenir une fonction généralisée. La ville pestiférée donnait un modèle disciplinaire exceptionnel : parfait mais absolument violent ; à la maladie qui apportait la mort, le pouvoir lui opposait sa perpétuelle menace de mort ; la vie y était réduite à son expression la plus simple ; c'était contre le pouvoir de la mort l'exercice minutieux du droit du glaive. Le Panopticon, au contraire a un rôle d'amplification ; s'il aménage le pouvoir, s'il veut le rendre plus économique et plus efficace, ce n'est pas pour le pouvoir même, ni pour le salut immédiat d'une société menacée : il s'agit de rendre plus fortes les forces sociales -augmenter la production, développer l'économie, répandre l'instruction, élever le niveau de la morale publique ; faire croître et multiplier.
Comment renforcer le pouvoir de telle manière que loin de gêner ce progrès, loin de peser sur lui par ses exigences et ses lourdeurs, il le facilite au contraire ? Quel intensificateur de pouvoir pourra être en même temps un multiplicateur de production ? Comment le pouvoir en augmentant ses forces pourra accroître celles de la société au lieu de les confisquer ou de les brider ? La solution du Panoptique à ce problème, c'est que la majoration productive du pouvoir ne peut être assurée que si d'une part il a la possibilité de s'exercer de manière continue dans les soubassements de la société, jusqu'à son grain le plus fin, et si, d'autre part, il fonctionne en dehors de ces formes soudaines, violentes, discontinues, qui sont liées à l'exercice de la souveraineté. Le corps du roi, avec son étrange présence matérielle et mythique, avec la force que lui-même déploie ou qu'il transmet à quelques-uns, est à l'extrême opposé de cette nouvelle physique du pouvoir que définit le panoptisme ; son domaine c'est au contraire toute cette région d'en bas, celle des corps irréguliers, avec leurs détails, leurs mouvements multiples, leurs forces hétérogènes, leurs relations spatiales ; il s'agit de mécanismes qui analysent des distributions, des écarts, des séries, des combinaisons, et qui utilisent des instruments pour rendre visible, enregistrer, différencier et comparer : physique d'un pouvoir relationnel et multiple, qui a son intensité maximale non point dans la personne du roi, mais dans les corps que ses relations, justement, permettent d'individualiser. Au niveau théorique, Bentham définit une autre manière d'analyser le corps social et les relations de pouvoir qui le traversent ; en termes de pratique, il définit un procédé de subordination des corps et des forces qui doit majorer l'utilité du pouvoir en faisant l'économie du Prince. Le panoptisme, c'est le principe général d'une nouvelle « anatomie politique » dont l'objet et la fin ne sont pas le rapport de souveraineté mais les relations de discipline.
Harou-Romain. Projet de pénitencier, 1840. |
Dans la fameuse cage transparente et circulaire, avec sa haute tour, puissante et savante, il est peut-être question pour Bentham, de projeter une institution disciplinaire parfaite ; mais il s'agit aussi de montrer comment on peut « désenfermer » les disciplines et les faire fonctionner de façon diffuse, multiple, polyvalente dans le corps social tout entier. Ces disciplines que l'âge classique avait élaborées en des lieux précis et relativement fermés -casernes, collèges, grands ateliers – et dont on n'avait imagine la mise en oeuvre globale qu'à l'échelle limitée et provisoire d'une ville en état de peste, Bentham rêve d'en faire un réseau de dispositifs qui seraient partout et toujours en éveil, parcourant la société sans lacune ni interruption. L'agencement panoptique donne la formule de cette généralisation. Il programme, au niveau d'un mécanisme élémentaire et facilement transférable, le fonctionnement de base d'une société toute traversée et pénétrée de mécanisme disciplinaires.
Harou-Romain. Projet de pénitencier, 1840. |
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Deux images, donc, de la discipline. A une extrémité, la discipline-blocus, l'institution close, établie dans les marges, et toute tournée vers des fonctions négatives : arrêter le mal, rompre les communications, suspendre le temps. A l'autre extrémité, avec le panoptisme, on a la discipline-mécanisme : un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l'exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. Le mouvement qui va d'un projet à l'autre, d'un schéma de la discipline d'exception à celui d'une surveillance généralisée, repose sur une transformation historique : l'extension progressive des dispositifs de discipline au long des 17e et 18e siècles, leur multiplication à travers tout le corps social, la formation de ce qu'on pourrait appeler en gros la société disciplinaire.
Toutes une généralisation disciplinaire, dont la physique benthamienne du pouvoir représente le constat, s'est opérée au cours de l'âge classique. La multiplication des institutions de discipline en témoigne, avec leur réseau qui commence à couvrir une surface de plus en plus large, et à occuper surtout une place de moins en moins marginale : ce qui était îlot, lieu privilégié, mesure circonstancielle, ou modèle singulier, devient formule générale ; les réglementations caractéristiques des armées protestantes et pieuses de Guillaume d'Orange ou de Gustave Adolphe sont transformées en règlements pour toutes les armées d'Europe ; les collèges modèles des Jésuites, ou les écoles de Batencour et de Demia, après celle de Sturm, dessinent les formes générales de discipline scolaire ; la mise en ordre des hôpitaux maritimes et militaires sert de schéma à toute la réorganisation hospitalière du 18e siècle.
Mais cette extension des institutions disciplinaires n'est sans doute que l’aspect le plus visible de divers processus plus profonds.
1. L'inversion fonctionnelle des disciplines. On leur demandait surtout à l'origine de neutraliser des dangers, de fixer des populations inutiles ou agitées, d'éviter les inconvénients de rassemblements ; on leur demande désormais, car elles deviennent capables, de jouer un rôle positif, faisant croître l’utilité possible des individus. La discipline militaire n'est plus un simple moyen pour empêcher le pillage, la désertion, ou la désobéissance des troupes ; elle devient une technique de base pour l'armée existe, non plus comme une foule ramassée, mais comme une unité qui tire de cette unité même une majoration de forces ; la discipline fait croître l'habilité de chacun, coordonne ces habilités, accélère les mouvements, multiplie la puissance de feu, élargit les fronts d'attaque sans en diminuer la vigueur, augmente les capacités de résistance, etc. La discipline d'atelier, tout en demeurant une manière de faire respecter les règlements et les autorités, d'empêcher les vols ou la dissipation, tend à faire croître les aptitudes, les vitesses, les rendements, et donc les profits ; elle moralise toujours les conduites mais de plus en plus elle finalise les comportements, et fait entrer les corps dans une machinerie, les forces dans une économie. Lorsqu'au 17e siècle, se sont développées les écoles dans les provinces ou les écoles chrétiennes élémentaires, les justifications qu'on en donnait étaient surtout négatives : les pauvres n'ayant pas les moyens d'élever leurs enfants les laissaient « dans l'ignorance de leurs obligations : le soin qu'ils ont de vivre, et eux-mêmes ayant été mal élevés, ils ne peuvent communiquer une bonne éducation qu'ils n'ont jamais eue » ; ce qui entraîne trois inconvénients majeurs : l'ignorance de Dieu, la fainéantise (avec tout son cortège d'ivrognerie, d'impureté, de larcins, de brigandage) ; et la formation de ces troupes de gueux, toujours prêts à provoquer des désordres publics et « tout juste bons à épuiser les fonds de l'Hôtel-Dieu [13] ». Or au début de la Révolution, le but qu'on prescrira à l'enseignement primaire sera, entre autres choses, de « fortifier », de « développer le corps », de disposer l'enfant « pour l'avenir à quelque travail mécanique », de lui donner « un juste coup d'oeil, la main sûre, les habitudes promptes [14] ». Les disciplines fonctionnent de plus en plus comme des techniques fabriquant des individus utiles. De là le fait qu'elles se libèrent de leur position marginale aux confins de la société, et qu'elles se détachent des formes de l'exclusion ou de l'expiation, du renfermement ou de la retraite. De là le fait qu'elles dénouent lentement leur parenté avec les régularités et les clôtures religieuses. De là aussi qu'elles tendent à s'implanter dans les secteurs plus importants, plus centraux, plus productifs de la société ; qu'elles viennent se brancher sur quelques-unes des grandes fonctions essentielles : la production manufacturière, la transmission des connaissances, la diffusion des aptitudes et des savoir-faire, l'appareil de guerre. De là enfin la double tendance qu'on voit se développer au long du 18e siècle à multiplier le nombre des institutions de discipline et à discipliner les appareils existants.
Collège de Navarre. Gravure de Martinet, vers 1760. |
2. L'essaimage des mécanismes disciplinaires. Tandis que d'un côté, les établissements de discipline se multiplient, leurs mécanismes ont une certaine tendance à se « désinstitutionnaliser », à sortir des forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l'état « libre » ; les disciplines massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu'on peut transférer et adapter. Parfois ce sont les appareils fermés qui ajoutent à leur fonction interne et spécifique un rôle de surveillance externe, développant autour d'eux toute une marge de contrôles latéraux. Ainsi l’école chrétienne ne doit pas simplement former des enfants dociles ; elle doit permettre de surveiller les parents, de s'informer de leur mode de vie, de leurs ressources, de leur piété, de leurs mœurs). L'école tend à constituer de minuscules observatoires sociaux pour pénétrer jusque chez les adultes et exercer sur eux un contrôle régulier : la mauvaise conduite d'un enfant, ou son absence, est un prétexte légitime, selon Demia, pour qu'on aille interroger les voisins, surtout s'il y a raison de croire que la famille ne dira pas la vérité ; puis les parents eux-mêmes, pour vérifier s'ils savent le catéchisme et les prières, s'ils sont résolus à déraciner les vices de leurs enfants, combien il y a de lits et comment on s'y répartit pendant la nuit ; la visite se termine éventuellement par une aumône, le cadeau d'une image, ou l'attribution de lit supplémentaire [15]. De la même façon, l’hôpital est conçu comme point d'appui pour la surveillance médicale de la population extérieure ; après l'incendie de l'Hôtel-Dieu en 1772, plusieurs demandent qu'on remplace les grands établissements, si lourds et si désordonnés, par une série d'hôpitaux de dimension réduite ; ils auraient pour fonction d'accueillir les malades du quartier, mais aussi de réunir des informations, de veiller aux phénomènes endémiques ou épidémiques, d'ouvrir des dispensaires, de donner des conseils aux habitants et tenir les autorités au courant de l’état sanitaire de la région [16].
On voit aussi les procédures disciplinaires diffuser, à partir non pas d'institutions fermées, mais de foyers de contrôle disséminés dans la société. Des groupes religieux, des associations de bienfaisance ont longtemps joué ce rôle de « mise en discipline » de la population. Depuis la Contre-Réforme jusqu'à la philanthropie de la monarchie de Juillet, des initiatives de ce type se sont multipliés ; elles avaient des objectifs religieux (la conversion et la moralisation), économiques (le secours et l'incitation au travail), ou politiques (il s'agissait de lutter contre le mécontentement ou l'agitation). Qu'il suffise de citer à titre d'exemple les règlements pour les compagnies de charité des paroisses parisiennes. Le territoire à couvrir est divisé en quartiers et en cantons, que se répartissaient les membres de la compagnie. Ceux-ci ont à les visiter régulièrement. « Ils travaillent à empêcher les mauvais lieux, tabacs, académies, brelans, scandales publics, blasphèmes, impiétés et autres désordres qui pourront venir à leur connaissance. » Ils auront aussi à faire des visites individuelles aux pauvres ; et les points d'information sont précisés dans les règlements : stabilité du logement, connaissance des prières, fréquentation des sacrements, connaissance d'un métier, moralité (et « s'ils ne sont point tombés dans la pauvreté par leur faute ») ; enfin « il faut s'informer adroitement de quelle manière ils se comportent en leur mariage, s'ils ont la paix entre eux et avec leurs voisins, s'ils prennent soin d'élever leurs enfants en la crainte de Dieu... s'ils ne font point coucher leurs grands enfants de différents sexes ensemble et avec eux, s'ils ne souffrent point de libertinage et de cajolerie dans leurs familles, principalement à leurs grandes filles. Si on doute qu'ils sont mariés, il faut leur demander un certificat de leur mariage [17] ».
3. L'étatisation des mécanismes de discipline. En Angleterre, ce sont des groupes privés d'inspiration religieuse qui ont assuré, pendant longtemps, les fonctions de discipline sociale [18] ; en France, si une part de ce rôle est restée entre les mains de sociétés de patronage ou de secours, une autre – et la plus importante de toute – a été reprise très tôt par l'appareil de police.
L’organisation d’une police centralisée a passé longtemps, et aux yeux même des contemporains, pour l'expression la plus directe de l'absolutisme royal ; le souverain avait voulu avoir « un magistrat à lui à qui confier directement ses ordres, ses commissions, ses intentions, et qui fût chargé de l'exécution des ordres et des lettres de cachet [19]. » En effet, tout en reprenant un certain nombre de fonctions préexistantes – recherche des criminels, surveillance urbaine, contrôle économique et politique – les lieutenants de police et la lieutenance générale qui les couronnait à Paris les transposaient dans une machine administrative, unitaire et rigoureuse : « Tous les rayons de force et d'instruction qui partent de la circonférence viennent aboutir au lieutenant général... C'est lui qui fait marcher toutes les roues dont l'ensemble produit l'ordre et l'harmonie. Les effets de son administration ne peuvent être mieux comparés qu'au mouvement des corps célestes [20]. »
Mais si la police comme institution a bien été organisée sous la forme d'un appareil d'État, et sil elle a bien été rattachée directement au centre de la souveraineté politique, le type de pouvoir qu'elle exerce, les mécanismes qu'elle met en jeu et les éléments auxquels elles les applique sont spécifiques. C'est un appareil qui doit être coextensif au corps social tout entier et non seulement par les limites extrêmes qu'il rejoint, mais par la minutie des détails qu'il prend en charge. Le pouvoir policier doit pouvoir porter « sur tout » : ce n'est point cependant la totalité de l'État ni du royaume comme corps visible et invisible du monarque ; c'est la poussière des évènements, des actions, des conduites, des opinions - « tout ce qui se passe [21] » ; l'objet de la police, ce sont ces « choses de chaque instant », ces « choses de peu » dont parlait Catherine II dans sa Grande Instruction [22]. On est, avec la police, dans l'indéfini d'un contrôle qui cherche idéalement à rejoindre le grain le plus élémentaire, le phénomène le plus passager du corps social : « Le ministère des magistrats et officiers de police est des plus importants objets qu'il embrasse sont en quelque sorte indéfinis, on peut les apercevoir que par un examen suffisamment détaillé [23] » : l'infiniment petit du pouvoir politique.
Conférence sur les méfaits de l'alcoolisme dans l'auditorium de la prison de Fresne [détail]. |
Et pour s'exercer, ce pouvoir doit se donner l'instrument d'une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible. Elle doit être comme un regard sans visage qui transforme tout le corps social en un champ de perception : des milliers d'yeux postés partout, des attentions mobiles et toujours en éveil, un long réseau hiérarchisé, qui, selon le Maire, comporte pour Paris les 48 commissaires, les 20 inspecteurs, puis les « observateurs », payés régulièrement, les « basses mouches » rétribués à le journée, puis les dénonciateurs qualifiés selon la tâche, enfin les prostituées. Et cette incessante observation doit être cumulée dans une série de rapports et registres ; tout au long du 18e siècle, un immense texte policier tend à recouvrir la société grâce à une organisation documentaire complexe [24]. Et à la différence des méthodes de l'écriture judiciaire ou administrative, ce qui s'enregistre ainsi, ce sont des conduites, des attitudes, des virtualités, des soupçons – une prise en compte permanente du comportement des individus.
Or il faut remarquer que ce contrôle policier, s'il est tout entier « dans la main du roi », ne fonctionne pas dans une seule direction. C'est en fait un système à double entrée : il a à répondre, en tournant l'appareil de justice, aux volontés immédiates du roi ; mais il est susceptible aussi de répondre aux sollicitations d'en bas ; dans leur immense majorité, les fameuses lettres de cachet, qui ont été longtemps le symbole de l'arbitraire royal et qui ont politiquement disqualifiées la pratique de la détention, étaient en fait demandées par des familles, des maîtres, des notables locaux, des habitants de quartier, des curés de paroisse ; et elles avaient pour fonction de faire sanctionner par un internement toute une infrapénalité, celle du désordre, de l'agitation, de la désobéissance, de la mauvaise conduite ; ce que Ledoux voulait chasser de sa cité architecturale parfaite, et qu'il appelait les « délits d'insurveillance ». En somme, la police du 18e siècle, à son rôle d'auxiliaire de justice dans la poursuite des criminels et d'instrument pour le contrôle politique des complots, des mouvements d'opposition ou des révoltes, ajoute une fonction disciplinaire. Fonction complexe puisqu'elle joint le pouvoir absolu du monarque aux plus petites instances du pouvoir disséminées dans la société ; puisque, entre ces différentes institutions fermées de discipline (ateliers, armées, écoles), elle étend un réseau intermédiaire, agissant là où elles ne peuvent intervenir, disciplinant les espaces non disciplinaires ; mais qu'elle recouvre, relie entre eux, garantit de sa force armée : discipline interstitielle et méta-discipline. « Le souverain par une sage police accoutume son peuple à l'ordre et à l'obéissance [25]. »
L'organisation de l'appareil policier du 18e siècle sanctionne une généralisation des disciplines qui atteint aux dimensions de l'État. On comprend, bien qu'elle ait été liée de la manière la plus explicite à tout ce qui, dans le pouvoir royal, excédait l'exercice de la justice réglée, pourquoi la police a pu résister avec un minimum de modifications au réaménagement du pouvoir judiciaire ; et pourquoi elle n'a pas cessé de lui imposer de plus en plus lourdement, jusqu'aujourd'hui, ses prérogatives ; c'est sans doute qu'elle en est le bras séculier ; mais c'est aussi que, bine mieux que l'institution judiciaire, elle fait corps, par son étendue et ses mécanismes, avec la société de type disciplinaire. Il serait inexact pourtant de croire que les fonctions disciplinaires ont été confisquées et absorbées une fois pour touts par un appareil d'État.
La « discipline » ne peut s'identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l'exercer, comportant tout un ensemble d'instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d'application, de cibles ; elle est une « physique » ou une anatomie du pouvoir, une technologie. Et elle peut être prise en charge soit par des institutions « spécialisées » (les pénitenciers, ou les maisons de correction du 19e siècle), soit par des institutions qui s'en servent comme instrument essentiel pour une fin déterminée (les maisons d'éducation, les hôpitaux), soit par des instances préexistantes qui y trouvent le moyen de renforcer ou dee réorganiser leurs mécanismes internes de pouvoir (il faudra un jour montrer comment les relations intra-familiales, essentiellement dans la cellule parents-enfants, se sont « disciplinés », absorbant depuis l'âge classique des schémas externes, scolaires, militaires, puis médicaux, psychiatriques, psychologiques, qui ont fait de la famille le lieu d'émergence privilégié pour la question disciplinaire du normal et de l'anormal) ; soit par des appareils qui ont fait de la discipline leur principe de fonctionnement intérieur (disciplinarisation de l'appareil administratif à partir de l'époque napoléonienne), soit enfin par des appareils étatiques qui ont pour fonction non pas exclusive mais majeure de faire régner la discipline à l'échelle d'une société (la police).
On peut donc parler au total de la formation d'une société disciplinaire dans ce mouvement qui va des disciplines fermées, sorte de « quarantaine » sociale, jusqu'au mécanisme indéfiniment généralisable du « panoptisme ». Non pas que la modalité disciplinaire du pouvoir ait remplacé toutes les autres mais parce qu'elle s'est infiltrée par mi les autres, les disqualifiant parfois, mais leur servant d'intermédiaire, les reliant entre eux, les prolongeant, et surtout permettant de conduire les effets du pouvoir jusqu'aux éléments les plus ténus et les plus lointains. Elle assure une distribution infinitésimale des rapports de pouvoir.
Peu d'années après Bentham, Julius rédigeait le certificat de naissance de cette société [26]. Parlant du principe panoptique, il disait qu'il y avait là bien plus qu'une ingéniosité architecturale : un événement dans « l'histoire de l'esprit humain ». En apparence, ce n'est que la solution d'un problème technique ; mais à travers elle, tout un type de société se dessine. L’Antiquité avait été une civilisation du spectacle. « Rendre accessible à une multitude d’hommes l’inspection d’un petit nombre d’objets » : à ce problème répondait l'architecture des temples, théâtres, cirques. Avec le spectacle prédominait la vie publique, l'intensité des fêtes, la proximité sensuelle. Dans ces rituels où coulait le sang, la société retrouvait vigueur et formait un instant comme un grand corps unique. L’âge moderne pose le problème inverse : « Procurer à un petit nombre, ou même à un seul la vue instantanée d’une grande multitude ». Dans une société où les éléments principaux ne sont plus la communauté et la vie publique, mais les individus privés d’une part, et l'État de l’autre, les rapports ne peuvent se régler que dans une forme exactement inverse du spectacle : « C'est au temps moderne, à l'influence toujours plus croissante de l'État, à son intervention de jour en jour plus profonde dans tous les détails et toutes les relations de la vie sociale, qu'il était réservé d'en augmenter et d'en perfectionner ls garanties, en utilisant et en dirigeant vers ce grand but la construction et la distribution d'édifices destinés à surveiller en même temps une grande multitude d'hommes. »
Julius lisait comme un processus historique accompli ce que Bantham avait décrit comme un programme technique. Notre société n'est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l'échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ; ; les circuits de communication sont les supports d'un cumul et d'une centralisation du savoir ; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir ; la belle totalité de l'individu n'est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l'individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactiques des forces et des corps. Nous sommes bien moins grecs que nous le croyons. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage. L'importance, dans la mythologie historique, du personnage napoléonien a peut-être là une de ses origines : il est au point de jonction de l’exercice monarchique et rituel de la souveraineté, et de l’exercice hiérarchique et permanent de la discipline indéfinie. Il est celui qui surplombe tout d’un seul regard, mais auquel aucun détail, aussi infime qu’il soit, n’échappe jamais : « Vous pouvez juger qu'aucune partie de l'Empire n'est privée de surveillance, qu'aucun crime, aucun délit, aucune contravention ne doit rester sans poursuite, et que l'oeil du génie qui sait tout allumer embrasse l'ensemble de cette vaste machine, sans néanmoins que le moindre détail puisse li échapper [27] ». La société disciplinaire, au moment de sa pleine éclosion, prend encore avec l’Empereur le vieil aspect du pouvoir du spectacle.
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La formation de la société disciplinaire renvoie à un certain nombre de processus historiques larges à l'intérieur desquels elle prend place : économiques, juridico-politiques, scientifiques, enfin.
1. D'une façon globale, on peut dire que les disciplines sont des techniques pour assurer l'ordonnance des multiplicité humaines. Il est vrai qu'il n'y a rien d'exceptionnel, ni même de caractéristique : à tout système de pouvoir se pose le même problème. Mais le propre des disciplines, c’est qu'elles tentent de définir à l'égard des multiplicités une tactique de pouvoir qui réponde à trois critères : rendre l’exercice du pouvoir le moins coûteux possible, (économiquement, par la faible dépense qu'il entraîne ; politiquement par sa discrétion, sa faible extériorisation, sa relative invisibilité, le peu de résistance qu'il suscite) ; faire que les effets de ce pouvoir social soient portés à leur maximum d'intensité et étendus aussi loin que possible, sans échec, ni lacune ; lier enfin cette croissance « économique » du pouvoir et le rendement des appareils à l'intérieur desquels il s'exerce (que ce soient les appareils pédagogiques, militaires, industriels, médicaux), bref faire croître à la fois la docilité et l'utilité de tous les éléments du système. Ce triple objectif des disciplines répond à une conjoncture historique bien connue. C'était d'un côté la grosse poussée démographique du XVIIIe siècle : augmentation de la population flottante (un des premiers objets de la discipline, c'est de fixer ; elle est un procédé d'anti-nomadisme) ; changement d'échelle quantitative des groupes qu'il s'agit de contrôler ou de manipuler (du début du 18e siècle à la veille de la Révolution française, la population scolaire s'est multipliée, comme sans doute la population hospitalisée ; l'armée en temps de paix comptait à la fin du 18e siècle plus de 200.000 hommes). L'autre aspect de la conjoncture c'est la croissance de l’appareil de production, de plus en plus étendu et complexe, de plus en plus coûteux aussi et dont il s'agit de faire croître la rentabilité. Le développement des procédés disciplinaires répond à ces deux processus ou plutôt sans doute à la nécessité d'ajuster leur corrélation. Ni les formes résiduelles du pouvoir féodal, ni les structures de la monarchie administrative, ni les mécanismes locaux de contrôle, ni l'enchevêtrement instable qu'ils formaient à eux tous ne pouvaient assurer ce rôle : ils en étaient bien empêchés par l'extension lacunaire et sans régularité de leur réseau, par leur fonctionnement souvent conflictuel, mais surtout par le caractère dispendieux du pouvoir qui s'y exerçait. Dispendieux en plusieurs sens : parce que directement il coutait beaucoup au Trésor, parce que le système des offices vénaux ou celui des fermes pesait de manière indirecte mais très lourde sur la population, parce que les résistances qu'il rencontrait l'entrainait dans un cycle de renforcement perpétuel, parce qu'il procédait essentiellement par prélèvement (prélèvement d'argent ou de produits par la fiscalité monarchique, seigneuriale, ecclésiastique ; prélèvement d'hommes ou de temps par les corvées et les enrôlements, l'enfermement des vagabonds ou leur bannissement). Le développement des disciplines marque l'apparition de techniques élémentaires du pouvoir qui relèvent d'une économie tout autre : des mécanismes de pouvoir qui, au lieu de venir « en déduction », s'intègrent de l'intérieur à l'efficacité productive des appareils, à la croissance de cette efficacité, et à l'utilisation de ce qu'elle produit. Au vieux principe « prélèvement-violence » qui régissait l’économie du pouvoir, les disciplines substituent le principe « douceur-production-profit ». Elles sont à prendre comme les techniques qui permettent d’ajuster, selon ce principe, la multiplicité des hommes et la multiplication des appareils de production (et par là il faut entendre la production du savoir et d'aptitudes à l'école, la production de santé dans les hôpitaux, la production de force destructrice avec l'armée).
Dans cette tâche d'ajustement, la discipline a à résoudre un certain nombre de problèmes, pour lesquels l'ancienne économie du pouvoir n'était pas assez armée. Elle peut faire décroître la « désutilité » des phénomènes de masse : réduire tout ce qui dans une multiplicité, fait qu'elle est beaucoup moins maniable qu'une unité ; réduire ce qui s'oppose à l'utilisation de chacun de ses éléments et de leur somme ; réduire tout ce qui risque en elle d'annuler les avantages du nombre ; c'est pourquoi la discipline fixe ou règle les mouvements ; elle résout les confusions, les agglomérations compactes sur les circulations incertaines, les répartitions calculées. Elle doit aussi maîtriser toutes les forces qui se forment à partir de la constitution même d'une multiplicité organisée ; elle doit neutraliser les effets de contre-pouvoir qui en naissent et qui forment résistance au pouvoir qui veut la dominer : agitations, révoltes, organisations spontanées, coalitions – tout ce qui peut relever des conjonctions horizontales. DE là le fait que les disciplines utilisent les procédures de cloisonnement et de verticalité, qu'elles introduisent, entre les différents éléments de même plan des séparations aussi étanches que possible, qu'elles définissent des réseaux hiérarchiques serrés, bref qu'elles s'opposent à la force intrinsèque et adverse de la multiplicité le procédé de la pyramide continue et individualiste. Elles doivent également faire croître l'utilité singulère de chaque élément de la multiplicité elle-même, mais par des moyens qui soient les plus rapides et les moins coûteux, c'est à dire en utilisant la multiplicité elle-même comme instrument de cette croissance : de là, pour extraire des corps le maximum de temps et de force, ces méthodes d'ensemble que sont les emplois du temps, les dressages collectifs, les exercices, la surveillance à la fois fois globale et détaillée. Il faut, de plus, que les disciplines fassent croitre l'effet 'utilité propre aux multiplicités, et qu'elles rendent chacune d'elles plus utiles que la simple somme de ses éléments : c'est pour faire croitre les effets utilisables du multiple que les disciplines définissent des tactiques de répartition, d'ajustement réciproque des corps, des gestes et des rythmes, de différenciation des capacités, de coordination réciproque par rapport à des appareils ou à des tâches. Enfin la discipline a à faire jouer les relations de pouvoir non pas au-dessus, mais dans le tissu même de la multiplicité qu'ils en régimentent, comme la surveillance hiérarchique, l'enregistrement continu, le jugement et la classification perpétuels. En somme substituer à un pouvoir qui se manifeste par l'éclat de ceux qui l'exercent, un pouvoir qui objective insidieusement ceux à qui il s'applique ; former un savoir à propos de ceux-ci, plutôt que de déployer les signes fastueux de la souveraineté. D'un mot, les disciplines sont l'ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croitre la grandeur utile des multiplicités en faisant décroitre les inconvénients du pouvoir qui, pour les rendre justement utiles, doit les régir. Une multiplicité, que ce soit un atelier ou une nation, une armée ou une école, atteint le seuil de la discipline lorsque le rapport de l'un à l'autre devient favorable.
Si le décollage économique de l’Occident a commencé avec l’accumulation du capital, on peut dire, peut être, que les méthodes pour gérer l’accumulation des hommes ont permis un décollage politique par rapport à des formes de pouvoir traditionnelles, rituelles, couteuses, violentes, et qui, bientôt tombées en désuétude, ont été relayées par toute une technologie fine et calculée de l'assujettissement. De fait les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent être séparés ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement, les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. A un niveau moins général, les mutations technologiques de l'appareil de production, la division du travail, et l'élaboration des procédés disciplinaires ont entretenu un ensemble de rapports très serrés [28]. Chacune des deux a rendu l'autre possible, et nécessaire ; chacune des deux a servi de modèle à l'autre. La pyramide disciplinaire a constitué la petite cellule de pouvoir à l'intérieur de laquelle la séparation, la coordination et le contrôle des tâches ont été imposés et rendus efficaces ; et le quadrillage analytique du temps, des gestes, des forces des corps, a constitué un schéma opératoire qu'on a pu facilement transférer des groupes à soumettre aux mécanismes de la production ; la projection massive des méthodes sur l'organisation industrielle a été un exemple de ce modelage de la division du travail à partir des schémas de pouvoir. Mais en retour l'analyse technique du processus de production, sa décomposition « machinale » se sont projetées sur la force de travail qui avait pour tâche de l'assurer : la constitution de ces machines disciplinaires où sont composées et par là amplifiées les forces individuelles qu'elles associent est l'effet de cette projection. Disons que la discipline est le procédé technique unitaire par lequel la force du corps est aux moindres frais réduite comme force « politique », et maximalisée comme force utile. La croissance d'une économie capitaliste a appelé la modalité spécifique du pouvoir disciplinaire, dont les formules générales, les procédés de soumission des forces et des corps, l'« anatomie politique » en un mot peuvent être mis en oeuvre à travers des régimes politiques, des appareils ou des institutions très divers.
2. La modalité panoptique du pouvoir – au niveau élémentaire, technique, humblement physique où elle se situe – n'est pas sous la dépendance immédiates ni dans le prolongement direct des grandes structures juridico-politiques d'une société ; elle n'est pourtant pas absolument indépendante. Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du 18e siècle la classe politiquement dominante s'est abrité derrière la mise en place d'un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l'organisation d'un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l'autre versant, obscur, de ces processus. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines. Et si d'une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l'instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps. Les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir politique. Le panoptisme constituait le procédé technique, universellement répandu, de la coercition. Il n'a pas cessé de travailler en profondeur les structures juridiques de la société, pour faire fonctionner les mécanismes effectifs du pouvoir à l'encontre des cadres formels qu'il s'était donnés. Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines.
En apparence les disciplines ne constituent rien de plus qu'un infra-droit. Elles semblent prolonger jusqu'au niveau infinitésimal des existences singulières, les formes générales définies par le droit ; ou encore elles apparaissent comme des manières d'apprentissage qui permette aux individus de s'intégrer à ces exigences générales. Elles continueraient le mémé type de droit en le changeant d'échelle, et en le rendant par là plus minutieux et sans doute plus indulgent. Il faut plutôt voir dans les disciplines une sorte de contre-droit. Elles ont le rôle précis d'introduire des dissymétries insurmontables et d'exclure des réciprocités. D'abord parce que la discipline crée entre les individus un lien « privé », qui est un rapport de contraintes entièrement différent de l'obligation contractuelle ; l'acceptation d'une discipline peut bien être souscrite par voie de contrat ; la manière dont elles est imposée, les mécanismes qu'elle fait jouer, la subordination non réversible des uns par rapport aux autres, le « plus de pouvoir » qui est toujours fixé du même côté, l'inégalité de position des différents « partenaires » par rapport au règlement commun opposent le lien disciplinaire et le lien contractuel, et permet de fausser systématiquement celui-ci à partir du moment où il apour contenu un mécanisme de discipline. On sait par exemple combien de procédés réels infléchissent la fiction juridique du contrat de travail : la discipline d'atelier n'est pas le moins important. De plus, alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit, selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, classifient, spécialisent ; elles distribuent le long d'une échelle, répartissent autour d'une norme, hiérarchisent les individus les uns par rapport aux autres, et à la limite disqualifient et invalident. De toute façon, dans l'espace et pendant le temps où elles exercent leur contrôle et font jouer les dissymétries de leur pouvoir, elles effectuent une mise en suspend, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit. Aussi régulière et institutionnelle qu'elle soit, la discipline, dans son mécanisme, est un « contre-droit ». Et si le juridisme universel de la société moderne semble fixer les limites à l'exercice des pouvoirs, son panoptisme partout répandu y fait fonctionner, au rebours du droit, une machinerie à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie des pouvoirs et rend vaines les limites qu'on lui a tracées. Les disciplines infimes, les panoptismes de tous les jours peuvent bien être au-dessous du niveau d'émergence de grands appareils et des grandes luttes politiques. Elles ont été, dans la généalogie de la société moderne, avec la domination de classe qui la traverse, la contrepartie politique des normes juridiques selon lesquelles on redistribuait le pouvoir. De là sans doute l'importance qui est attachée depuis si longtemps aux petits procédés de la discipline, à ces ruses de peu qu'elle a inventées, ou encore aux savoirs qui lui donnent un visage avouable ; de là la crainte de s'en défaire si on ne leur trouve pas de substitut ; de là l'affirmation qu'elles sont au fondement même de la société, et de son équilibre, alors qu'elles sont une série de mécanismes pour déséquilibrer définitivement et partout les relations de pouvoir ; de là le fait qu'on s'obstine à les faire passer pour la forme humble mais concrète de toute morale, alors qu'elles sont un faisceau de techniques physico-politiques.
Et pour en revenir au problème des châtiments légaux, la prison avec toute la technologie corrective dont elle est accompagnée est à replacer là : au point où se fait la torsion du pouvoir codifié de punir, en un pouvoir disciplinaire de surveiller ; au point où les châtiments universels des lois viennent s'appliquer sélectivement à certains individus et toujours les mêmes ; au point où la requalification du sujet de droit par la peine devient dressage utile du criminel ; au point où le droit s'inverse et passe à l'extérieur de lui-même, et où le contre-droit devient le contenu effectif et institutionnalisé des formes juridiques. Ce qui généralise alors le pouvoir de punir, ce n'est pas la conscience universelle de la loi dans chacun des sujets de droit, c'est l'étendue régulière, c'est la trame infiniment serrée des procédés panoptiques.
C’était la contrepartie politique des normes juridiques selon lesquelles on redistribuait le pouvoir.
3. Pris un à un, la plupart de ces procédés ont une longue histoire derrière eux. Mais le point de la nouveauté, au 18e siècle, c'est qu'en se composant et en se généralisant, ils atteignent le niveau à partir duquel formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon un processus circulaire. Les disciplines franchissent alors le seuil « technologique ». L'hôpital d'abord, puis l'école, plus tard encore l'atelier n'ont pas été simplement « mis en ordre » par les disciplines ; ils sont devenus, grâce à elles, des appareils tels que tout mécanismes d'objectivation peut y valoir comme instrument d'assujettissement, et toute croissance de pouvoir y donne lieu à des connaissances possibles ; c'est à partir de ce lien, propre aux systèmes technologiques, qu'ont pu se former dans l'élément disciplinaire la médecine clinique, la psychiatrie, la psychologie de l'enfant, la psychopédagogie, la rationalisation du travail. Double processus, donc : déblocage épistémologique à partir d'un affinement des relations de pouvoir ; multiplication des effets de pouvoir grâce à la formation et au cumul de connaissances nouvelles.
L’extension des méthodes disciplinaires s’inscrit dans un processus historique large : le développement à peu près à la même époque de bien d’autres technologies - agronomiques, industrielles, économiques. Mais il faut le reconnaître : à côté des industries minières, de la chimie naissante, des méthodes de comptabilité nationale, à côté des hauts fourneaux ou de la machine à vapeur, le panoptisme a été peu célébré. On ne reconnaît guère en lui qu'une bizarre petite utopie, le rêve d'une méchanceté – un peu comme si Bentham avait été le Fourier d'une société policière, dont le Phalanstère aurait eu la forme du Panopticon. Et pourtant, on avait là la formule abstraite d'une technologie bien réelle, celle des individus. Qu'on ait eu pour elle peu de louanges, il y a cela bien des raisons ; la plus évidente, c'est que les discours auxquels elle a donnée lieu ont rarement acquis, sauf pour les classifications académiques, le statut de sciences ; mais la plus réelle est sans doute que le pouvoir qu'elle met en oeuvre et qu'elle permet de majorer est un pouvoir direct et physique que les hommes exercent les uns sur les autres. Pour un point d'arrivée sans gloire, une origine difficile à avouer. Mais il serait injuste de confronter les procédés disciplinaires avec des inventions comme la machine à vapeur ou le microscope d'Amici. Ils sont beaucoup moins ; et pourtant, d'une certaine façon, ils sont beaucoup plus. S'il fallait leur trouver un équivalent historique ou du moins un point de comparaison, ce serait plutôt du côté de la technique « inquisitoriale ».
Le 18e siècle a inventé les techniques de la discipline et de l'examen, un peu sans doute comme le Moyen Age a inventé l'enquête judiciaire. Mais par de tout autres voies. La procédure d'enquête, vieille technique fiscale et administrative, s'était surtout développée avec la réorganisation de l'Église et l'accroissement des États princiers au 12e et 13e siècle. C'est alors qu'elle a pénétré avec l'ampleur que l'on sait dans la jurisprudence des tribunaux ecclésiastiques, puis dans les cours laïques. L'enquête comme recherche autoritaire d'une vérité constatée ou attestée s'opposait ainsi aux anciennes procédures du serment, de l’ordalie, du duel judiciaire, du jugement de Dieu ou encore de la transaction entre particuliers. L’enquête, c’était le pouvoir souverain s’arrogeant le droit d’établir le vrai par un certain nombre de techniques réglées. Or si l'enquête a depuis ce moment fait corps avec la justice occidentale (et jusqu'à nos jours), il ne faut pas oublier ni son origine politique, son lien avec la naissance des États et de la souveraineté monarchique, ni non lus sa dérive ultérieure et son rôle dans la formation du savoir. L’enquête en effet a été la pièce rudimentaire, sans doute, mais fondamentale pour la constitution des sciences empiriques ; elle a été la matrice juridico-politique de ce savoir expérimental, dont on sait bien qu'il a été très rapidement débloqué à la fin du Moyen Age. Il peut-être vrai que les mathématiques, en Grèce, sont nées des techniques de la mesure ; les sciences de la nature, en tout cas, sont nées, pour une part, à la fin du Moyen Age, des pratiques de l'enquête. La grande connaissance empirique qui a recouvert les choses du monde et les a transcrite dans l'ordonnance d'un discours indéfini qui constate, décrit et établit des « faits » (et cela au moment où le monde occidental commençait la conquête économique et politique de ce même monde) a sans doute son modèle opératoire dans l'Inquisition – cette immense invention que notre douceur récente a placée dans l'ombre de notre mémoire. Or, ce que cette enquête politico-juridique, administrative et criminelle, religieuse et laïque, a été aux sciences de la nature, l’analyse disciplinaire l’a été aux sciences de l’homme. Ces sciences dont notre « humanité » s'enchante depuis plus d'un siècle ont leur matrice technique dans la minutie tatillonne et méchante des disciplines et de leurs investigations. Celles-ci sont peut-être à la psychologie, à la psychiatrie, à la pédagogie, à la criminologie, et à tant d'autres étranges connaissances, ce que le terrible pouvoir d'enquête fut au savoir calme des animaux, des plantes ou de la terre. Autre pouvoir, autre savoir. Au seuil de l'âge classique Bacon, l'homme de la loi et de l'État, a tenté de faire pour les sciences empiriques la méthodologie de l'enquête. Quel grand savant Surveillant fera celle de l'examen, pour les sciences humaines ? A moins que précisément, ce ne soit pas possible. Car s'il est vrai que l'enquête, en devenant une technique pour les sciences empiriques, s'est détachée de la procédure inquisitoriale où historiquement elle s'enracinait, l'examen, quant à lui, est resté au plus près du pouvoir disciplinaire qui l'a formé. Il est encore et toujours une pièce intrinsèque des disciplines. Bien sûr, il semble avoir subi une épuration spéculative en s'intégrant à des sciences comme la psychiatrie, la psychologie. Et en effet, on le voit, sous la forme de tests, d'entretiens, d'interrogatoires, de consultations, rectifier en apparence les mécanismes de la discipline : la psychologie scolaire est chargée de corriger les rigueurs de l'école, comme l'entretien médical ou psychiatrique est chargé de rectifier les effets de la discipline du travail. Mais il ne faut pas s'y tromper ; ces techniques ne font que renvoyer l'individu d'une instance disciplinaire à une autre, et elles reproduisent sous une forme concentrée ou formalisée, le schéma de pouvoir-savoir propre à toute discipline [29]. La grande enquête qui a donné lieu aux sciences de la nature s'est détachée de son modèle politico-juridique ; l'examen en revanche est toujours pris dans la technologie disciplinaire.
La procédure d'enquête au Moyen Age s'est imposée à la vieille justice accusatoire, mais par un processus venu d'en haut ; la technique disciplinaire, elle, a envahi, insidieusement et comme par en bas, une justice pénale qui est encore, dans son principe, inquisitoire. Tous les grands mouvements de dérive qui caractérisent la pénalité moderne – la problématisation du criminel derrière son crime, le souci d’une punition qui soit une correction, une thérapeutique, une normalisation, le partage de l’acte de jugement entre diverses instances qui sont censées mesurer, apprécier, diagnostiquer, guérir, transformer les individus – tout cela trahit la pénétration de l’examen disciplinaire dans l’inquisition judiciaire.
Ce qui désormais s'impose à la justice pénale comme son point d'application, son objet « utile », ce ne sera plus le corps du coupable dressé contre le corps du roi ; ce ne sera pas non plus le sujet de droit d'un contrat idéal ; mais bien l'individu disciplinaire. Le point extrême de la justice pénale sous l'Ancien Régime, c'était la découpe infinie du corps du régicide : manifestation du pouvoir le plus fort sur le corps du plus grand criminel dont le destruction totale fait éclater le crime dans sa vérité. Le point idéal de la pénalité aujourd'hui serait la discipline indéfinie : un interrogatoire qui n'aurait pas de terme, une enquête qui se prolongerait sans limite dans une observation minutieuse et toujours plus analytique, un jugement qui serait en même temps la constitution d'un dossier jamais clos, la douceur calculée d'une peine qui serait entrelacée à la curiosité acharné d'un examen, une procédure qui serait à la fois la mesure permanente d'un écart par rapport à une norme inaccessible et le mouvement asymptotique qui contraint à le rejoindre à l'infini. Le supplice achève logiquement une procédure commandée par l'Inquisition. La mise en « observation » prolonge naturellement une justice envahie par les méthodes disciplinaires et les procédures d’examen. Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et multiplient les fonctions du juge, soit devenue l'instrument moderne de la pénalité, quoi d'étonnant ? Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ?
Modèle pour l'écriture. |
Michel Foucault
In : Surveiller et punir
Editions Gallimard
1975
NOTES
[1] Archives militaires de Vincennes.
[2] J. Bentham, Panopticon, Works, éd. Bowning.
[3] Dans le Postscript in the Panopticon, 1791, Bentham ajouta des galeries obscures peintes en noir qui font le tour du bâtiment de surveillance, chacune permettant d'observer deux étages de cellules.
[4] Bentham dans sa première version du Panopticon avait imaginé aussi une surveillance acoustique, par des tuyaux menant aux cellules à la tour centrale. Il l'a abandonné dans le Post-script peut-être parce qu'il ne pouvait pas introduire de dissymétrie et empêcher les prisonniers d'entendre le surveillant aussi bien que le surveillant entendait. Julius essaya de mettre au point un système d'écoute dissymétrique (Leçons sur les prisons, trad. Française, 1831).
[5] J. Bentham, Panopticon, Works, éd. Bowning.
[6] G. Loisel, Histoire des ménageries, 1912.
[7] ibid
[8] J. Bentham, Panopticon, versus New South Wales, Works éd. Bowning.
[9] Ibid. Si Bentham a mis en avant l'exemple du pénitencier, c'est que celui-ci a des fonctions multiples à exercer (surveillance, contrôle automatique, confinement, solitude, travail forcé, instructions).
[10] ibid
[11] Ibid
[12] En imaginant ce flux continu de visiteurs pénétrant par un souterrain jusque dans la tour de contrôle, et de là observant le paysage circulaire du Panopticon. Bentham connaissait-il les Panoramas que Barker construisait exactement à la même époque (le premier semble dater de 1787) et dans lesquels les visiteurs, venant occuper la place centrale, voyaient tout autour d'eux se dérouler un paysage, une ville, une bataille. Les visiteurs occupaient exactement la place du regard souverain.
[13] CH. Demia, Règlement pour les écoles de la ville de Lyon, 1716.
[14] Rapport de Talleyrand à la Constituante, 10 septembre 1791.
[15] Ch. Demia, Règlement pour les écoles de la ville de Lyon, 1716.
[16] Dans la seconde moitié du 18e siècle, on a beaucoup rêvé à utiliser l'armée comme instance de surveillance et de quadrillage général permettant de surveiller la population. L'armée, à discipliner encore au 17e siècle est conçue comme « disciplinaire ». Cf. par ex. J. Servan, Le soldat citoyen, 1780.
[17] Arsenal ms 2565. Sous cette cote, on trouve de nombreux règlements pour les compagnies de charité des 17e et 18e siècles.
[18] Cf L. Radzinovitz, The English Criminal Law, 1956.
[19] Note de Duval, premier secrétaire de la lieutenance de police.
[20] N.T. Des Essarts, Dictionnaire universel de la police, 1787.
[21] Le Maire dans un mémoire rédigé à la demande de Sartine, pour répondre à seize questions de Joseph II sur la police parisienne. Ce mémoire a été publié par Cazier en 1879.
[22] Supplément à l'Introduction pour la rédaction d'un nouveau code, 1769.
[23] R. Delamare, Traité de police, 1705.
[24] Sur les registres de police au 18e siècle, on peut se reporter à M. Chassaigne, La Lieutenance générale de police, 1906.
[25] E. de Vattel, Le Droit des gens, 1768.
[26] N.H. Julius, Leçons sur les prisons, trad. Française, 1831.
[27] J. B. Treilhard, Motifs du code d'instruction criminelle, 1808.
[28] Cf. Karl Marx, Le Capital. Et la très intéressante analyse de F. Guerry et D. Deleule, Le Corps productif, 1973.
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