Territoire et Villes en Chine Maoïste



Territoire et Villes
en Chine Maoïste

1949 -1976



Pendant la longue période maoïste (1949-1976-1978) de la République Populaire de Chine (中华人民共和国) les domaines de la planification, de l'aménagement du territoire , de l'urbanisme, se réfèrent explicitement à la tradition marxiste et à la pensée – plus que théorie – de Marx et d'Engels. Autant les fondateurs du marxisme ont insisté sur les méfaits de l'opposition entre la ville et la campagne et sur la consolidation qui en résulte sous le mode de production capitaliste, autant ils ont insisté sur la nécessité d'abolir cette opposition. Marx dans Le manifeste du parti communiste avait parfaitement situé le noeud des rapports ville-campagne : « La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville » ; conclusion à laquelle il arrivait après l'analyse développée dans l'Idéologie allemande rédigé en 1845-46 :

« La plus grande division du travail matériel et intellectuel est la séparation entre la ville et la campagne... L'antagonisme entre la ville et la campagne... est l'expression d'ignorance crasse de la sujétion de l'individu à la division du travail, à une activité déterminée qui lui est imposée ; sujétion qui fait de l'un un animal citadin limité et de l'autre un animal campagnard limité, tout en renouvelant quotidiennement l'antagonisme de leurs intérêts... L'abolition de l'antagonisme entre la ville et la campagne est l'une des premières conditions de la communauté... La séparation entre la ville et la campagne peut être également comme la séparation entre le capital et la propriété foncière, comme le début d'une existence et d'un développement du capital indépendamment de la propriété foncière... »


Dans le Manifeste du Parti Communiste,  l'une (la neuvième) des dix séries de mesures devant contribuer au renversement du mode de production capitaliste visait à lier le travail agricole et le travail industriel et « à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne ». Quelque vingt ans plus tard, dans Le Capital, Marx y revint à plusieurs reprises. Mais c'est sans doute Engels, qui, en 1878, dans Anti-During, y revint avec le plus d'insistance :

« La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole ...»

« La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n'est donc pas une utopie, même en tant qu'elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée. Quelles que soient les destinées réservées à l'Empire allemand de nation prussienne, Bismarck peut descendre au cercueil avec la fière conscience que son souhait le plus cher sera sûrement exaucé : le déclin des grandes villes. »

Le centralisme des pouvoirs est interprété comme une réalisation pratique de l'idéologie d'Engels, qui identifie "planification" et "socialisme", tandis que l'abolition de la propriété privée [1] et du marché est considéré comme un premier pas vers la suppression de toute forme de division entre ville et campagne. Ainsi, le marxisme-maoïsme entraîne d'une part, une abolition progressive et quasi-totale de la propriété privée, et d'autre part, une révolution des fondements théoriques de la propriété.  L'abolition de la propriété nous porte bien au-delà des simples mécanismes économiques, car il s'agissait pour Mao Zedong de conduire la révolution vers une conception nouvelle de l’homme, de réinventer les rapports des hommes entre eux et remodeler l'âme de ses contemporains. L'Homme nouveau socialiste s'opposant à l'individualisme capitaliste, adoptant une attitude bienveillante à l'égard du travail manuel, une réserve à l’égard des stimulants matériels, et surtout prêt à rejeter les valeurs de la société de consommation. Comme le note Charles Bettelheim, «  à travers les phrases si denses qu’il consacre au “ modèle américain ”, à la société où la “ consommation élargie ” n’aboutit en fait qu’à une “ insatisfaction croissante des besoins ”, il met en question l’avenir de l’Occident, et non seulement le choix des Chinois ; par un raccourci saisissant, il rétablit ainsi entre la Chine et les pays industriels cette solidarité de destin que tendent aujourd’hui à nier certains amis un peu naïfs de la Chine. »


L'UTOPIE DE MAO ZEDONG

L'utopie de Mao Zedong glorifie l'Homme nouveau, les masses populaires plutôt que les fonctionnaires et appelle à une révolution permanente, contre la formation d'une bureaucratie de type soviétique, contre les privilèges d'une Nomenklatura, contre les réformistes, les révisionnistes - capitalistes. Les incidences de cette politique, de cette vision  utopique dans les domaines de la planification, de l'urbanisme et de l'architecture identifient l'"inhumanité " du monde bourgeois et la nécessité de la création d'un " monde nouveau ", dans lequel la " libéralisation des masses " détruit toute angoisse et toute aliénation ; notions qui caractérisaient alors la Grande ville. Dans ce nouveau monde libéré, l'explosion de la vitalité individuelle se réalise comme insertion du sujet dans la liberté collective.

L'URSS sera le modèle et les révolutionnaires chinois reprendront l'idéologie de l'équilibre rural-urbain, ou plutôt celle d'un développement équilibré du territoire, s'inscrivant dans les grands principes d'aménagement du territoire, de planification et d'urbanisme élaborés par les soviétiques. Cela étant les élites de la Révolution chinoise pouvaient constater les résultats de trente années d'expériences et de réalisations soviétiques ; et prendre modèle ne signifiera pas copie conforme car les différences - puis les oppositions et enfin la rupture - idéologique et politique porteront la voie chinoise à sinon  élaborer des principes novateurs ou inédits,  mais à en radicaliser les principes fondateurs. Une expérience tout à fait inédite, qui ne fera certainement pas l'unanimité au sein des clans rivaux du Comité central [2]. Le radicalisme utopique de Mao Zedong s'opposera ainsi à la voie du réalisme socialiste et de l'exemple soviétique, même avec ses graves lacunes.

Ainsi  les événements politiques et les luttes au sein du Comité central entre les factions, auront la plus grande incidence sur l'idéologie de la ville socialiste idéale ; c'est dans un premier temps, celle exaltant la grande ville, lieu de formation du Parti Communiste chinois en 1921, célébrée après la victoire en tant que pilier du développement et placée au centre de la modernisation du pays, aussi bien qu'en tant qu'instrument de  culture révolutionnaire ; puis, la grande ville  deviendra après la campagne des Cent Fleurs en 1957, l'objet des premières critiques. A partir de cette époque, Mao Zedong, critiquant le renoncement de toutes les utopies du développement équilibré et de la décentralisation des pouvoirs du modèle de planification soviétique, radicalisera l'idéologie ville-campagne. Pour Mao, il convient d'envisager « des cités rurales et des villages urbains ». La grande ville doit être contrainte à se dissoudre dans son hinterland rural, les populations invitées - puis forcées - à apprécier les qualités - révolutionnaires - de la ruralité et l'esprit communautaire des Communes populaires. L'idéologie maoïste de la " ville socialiste " ne peut plus vanter l'anonymat du mécanisme décadent de la modernisation, mais bien la réintégration de l'homme - socialiste - dans la collectivité.  L'idéologie de la grande ville en tant qu'instrument de modernisation, de production et d'accumulation de richesse - et donc de consommation -, réapparaîtra avec les premières réformes de Deng Xiaoping au début des années 1980. 

Il faut pour comprendre les enjeux de la planification, avoir à l'esprit qu'elle engage le très long terme ; l'idéologie de l'équilibre ville-campagne exige, en Chine comme en URSS, une planification portant sur plusieurs décennies. En URSS,  les réalisations seront progressives et tenteront d'amortir les plans de planification - controversés - élaborés pour la reconstruction accélérée du pays après la seconde guerre mondiale. Une politique qui aboutit, dans les années 1960, à la réalisation progressive sur tout le territoire de l'URSS d'un réseau de complexes urbains qui regroupent plusieurs centres urbains et des villes nouvelles, en constituant une unité territoriale de plusieurs centaines kilomètres de rayon, à l'intérieur de laquelle s'organisent les pôles industriels, des pôles culturels, comme les universités, des zones de loisir, des parcs naturels et un réseau de transports rapides. Les zones agricoles sont préservés et développées. Cette capacité - ou cette volonté - à prévoir, à organiser l'avenir en fonction d'objectifs sociaux est une donnée constitutive de l'urbanisme dans les pays socialistes. Elle rend évidente la différence de nature entre ce qu'est un projet d'urbanisme dans les conditions du capitalisme et dans celles du socialisme, et ce, sans prétendre que cette différence essentielle puisse se concrétiser sans contradictions, sans dysfonctionnements, sans erreurs d'appréciation, et parfois sans mesurer avec lucidité les conséquences des avancées technologiques - la télévision, le frigidaire, etc. - et leur industrialisation massive, comme l'automobile, le téléphone, par exemple, les rendant accessible au plus grand nombre.

La recherche de l'équilibre engelsien ville-campagne, le modèle de " désurbanisme " appliqué - ou tentant de l'être - à une nation entière, l'invitation puis l'interdiction faites aux ruraux de venir s'établir dans les grandes villes, les grandes migrations forcées, sont considérés par les historiens et les intellectuels, de la pensée réactionnaire ou anti-maoïste, comme des instruments autoritaires, symbolisant le totalitarisme, destinés à maintenir - artificiellement - le Parti communiste chinois au pouvoir. Une affirmation partiellement fondée pour la fin de règne de Mao Zedong et davantage encore pour la période de transition - à partir de 1978 - socialisme / capitalisme ; mais peu convaincante dans les premiers temps de la Révolution. Peu d'historiens, de critiques ou d'auteurs en font mention aujourd'hui, mais le point remarquable, la caractéristique essentielle de la planification équilibrée et de la politique d'habitat en Chine, est l’absence de bidonvilles, dans un pays encore catalogué dans les années 1970 " pauvre, en voie de développement " ; une caractéristique qui distinguait à cette époque les villes chinoises des cités des pays capitalistes, mais aussi celles socialiste de l'Inde de Gandhi puis de Nehru, qui ne parviendront jamais, au contraire même, malgré leurs déclarations et leurs efforts, à loger l'ensemble des classes populaires et à éradiquer le phénomène : en 1976, les bidonvilles tentaculaires caractérisaient les villes de l'Inde et envahissaient celles de la plupart des grandes villes de l'Amérique du Sud ; alors qu'ils avaient disparu en Chine.


C'est donc un effort gigantesque que la République Populaire de Chine a dû accomplir, pour parvenir à ce que chaque citoyen soit assuré de disposer d'un logement au loyer modique (généralement, 5 % du salaire) et ce, tout au long de sa vie. Un effort gigantesque car en 1949 les classes populaires vivaient depuis des siècles dans une misère extrême, logeant pour leur plus grande majorité dans des taudis, des bidonvilles et s'entassaient misérablement dans les sampans  surnommés « dragons roulant dans la boue » du fait de leur forme cylindrique ; ces « refuges », qui n'étaient qu'une natte de paille incurvée sous laquelle se glissaient leurs occupants, reflétaient l'état sordide dans lequel croupissait les classes pauvres. Les empereurs puis la république et le capitalisme étranger ne s'étaient jamais préoccupé de l'habitat populaire, ayant bâti d'autres constructions, que celles lui apportant bénéfices et rentes : dans les villes, le parc de logement social était inexistant, si ce n'est quelques cités ouvrières, des orphelinats et autres refuges misérables financés par des organisations de bienfaisance, religieuse et américaine.



Mais il faudra des décennies aux autorités pour parvenir à un résultat bien en-deça de leurs objectifs, et les observateurs en visite en Chine  dans les années 1960, pouvaient observer nombre de taudis à l'orée des villes, des situations de sur-population dans les constructions anciennes des centres historiques, des masures insalubres dans les campagnes ; de même, certains pouvaient critiquer la piètre qualité urbano-architecturale des nouvelles constructions dédiées à l'habitat. Certains notaient également que les constructions modernes étaient destinées aux élites – politique, militaire, scientifique, de l'administration, etc. - et aux membres du parti, tandis que les moins « méritants » étaient contraint d'habiter des quartiers de ville "modestes" ou anciens. Un journaliste chinois écrivait ainsi au début des années 1970 : «  Il n'était pas possible de reconstruire à neuf les villes de Chine, même en 20 ans. Mais un gros effort a été fuit dans les vieux quartiers pour en améliorer l'hygiène : installation d'égouts, de W.C., de points d'eau, etc. S'il existe encore de nombreux vieux quartiers très modestes, il n'y a plus ni logements insalubres, ni de bidonvilles, ni de sans-abris. »

Affiche 1954

La contrepartie de tout ceci est à la hauteur du gigantesque effort accompli : un strict contrôle des migrations de la campagne vers la ville ; en 1958, le hukou, le livret d’enregistrement, qui lie une personne à un lieu de résidence, figure au coeur du dispositif de contrôle de l'aménagement du territoire et de l’urbanisation. Ce livret est décliné en deux catégories : le hukou rural, ou « agricole » et le hukou urbain, ou « non-agricole ». Fournir le hukou approprié est nécessaire pour obtenir un logement, trouver un emploi ou accéder au système de santé et d’éducation. Bien évidemment, dans les faits, un citadin pouvait obtenir l'autorisation pour déménager dans un village ou une autre ville, l'inverse également mais avec plus de difficultés, les jeunes adolescents ruraux obtenaient automatiquement l'autorisation de poursuivre leurs études universitaires dans les grandes villes, voire d'y rester par la suite, et nombre de ruraux seront appelés en ville en tant que main d'oeuvre pour les industries, les travaux publics et la construction. Des mesures strictes mises en place dès le début des années 1950 qui n'auront guère de prise sur les ruraux qui, en toute illégalité, par ruse, par corruption, par clientélisme, quitteront – par millions - les campagnes pour s'établir en ville. Ce n'est qu'à partir de 1964 que les autorités parviendront à contrôler complètement ces migrations.

Malgré ses réserves et ses critiques, la Chine sera considéré par les professionnels de l'urbain, les grandes organisations mondiales, comme un modèle d'urbanisation « sociale » et nombre de délégations de pays en voie de développement [d'Inde, de Cuba, d'Afrique,etc.], et notamment ceux confrontés au développement exponentiel des bidonvilles, viendront visiter, dans les années 1960/70 les villes modèles chinoises. Tandis que les observateurs attentif au développement de la Chine, après le dépérissement de l'influence de l'URSS au sein de la Nouvelle gauche des années 1950/1960, considèreront les expériences de planification et d'urbanisme avec  grand intérêt.

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Avant de commencer et en guise d'avertissement, informons le lecteur de l'absence remarquable en langue française d'études, de recherches, d'ouvrages, concernant la planification et plus spécialement l'urbanisme en Chine maoïste, et le manque de crédibilité des quelques études anglo-saxonne et chinoise. Aujourd'hui, les auteurs concentrent leur talent sur un anti-communisme de type primaire tel, qu'ils occultent, déforment ou transgressent les faits  ; ainsi, en caricaturant, selon eux, le peuple chinois, citadins et paysans, aurait été contraint par la force et sous la menace des pires représailles, de se soumettre à un régime inhumain, totalitaire et meurtrier : les villes étaient des prisons, les villages, des goulags, etc... [3]  Ce texte prend sa source auprès des témoignages de l'époque, de délégations étrangères, de descriptions de journalistes anti ou pro-Mao, plus que des analyses qui suivent,  et de personnalités dont la haute moralité intellectuelle  ne peut être contestée ; comprenant aussi certaines personnalités marxiste ou communiste, dont les témoignages apportent une vision critique tout à fait particulière, par leurs critiques favorables et celles condamnant ce qui méritait de l'être, sans complaisance. Nombre d'observateurs témoignent, qu'en 1970, la Chine maoïste n'était sûrement pas le paradis, et certainement pas l'enfer ; mais que l'utopie de Mao Zedong, comme toutes les utopies,  après une période d'enthousiasme général, entama une longue dégénérescence pour finalement établir une société inégalitaire au service des privilèges liés à la Nomenklatura, former la même banalité de l'orthodoxie soviétique, c'est-à-dire  la pesanteur de l'appareil du pouvoir, de la bureaucratie et du règne revenu du clientélisme et de la corruption, telle qu'elle était pratiquée avant la Révolution ; tout ce que combattait le Grand Timonier...

Poster 1962
Le socialisme rural

La trajectoire socio-politique du Parti Communiste Chinois (中国共产党) (PCC), fondé en 1921 à Shangai, représente l’un des traits les plus étonnants de la révolution chinoise : né dans les grandes villes au contact du prolétariat urbain ( 1921 – 1928), puis obligé de se replier dans les campagnes, il est pour l’essentiel resté plus de 20 ans ( 1928 – 1949) immergé dans le monde rural. C’est donc sur la paysannerie qu’il s’est appuyé pour poursuivre un combat commencé dans les villes. Puis après la victoire, la ville a de nouveau « commandé », pour reprendre l’expression de Mao.
Lire notre article | CHINE : Villes et Révolution 

GUERILLA URBAINE : 1921 - 1928

L'ancêtre du PCC est celui du communisme prolétarien urbain tel qu'il se dégage du bouillonnement intellectuel et patriotique des années 1915-1920, grâce auquel l'intelligentsia chinoise et la jeunesse des écoles s'occidentalisent, adhèrent aux idéologies anarchistes et socialisantes et dans leur frange la plus extrême au marxisme, partageant les idéaux révolutionnaires de son voisin, l'URSS. Par la suite vient le communisme urbain qui correspond à la mainmise directe du Komintern soviétique sur le Parti Communiste Chinois, s'appuyant autant sur les classes intellectuelles que sur un militantisme purement ouvrier des villes – à l'image de la Révolution russe ; alors qu'au contraire, les nationalistes et les adeptes des socialismes non-marxistes ne distinguaient pas au sein de la nation chinoise, le peuple des campagnes et celui des villes. De manière plus tangible les premiers envoyés de l'Internationale comptent davantage sur les petits groupes constitués dans les grandes villes chinoises, dont certains sont organisés par des cadres chinois ayant reçu une formation à Moscou ; alors que plus de 90 % de la population est rurale.

Comme les ouvriers russes insurgés de 1905, les combattants prolétariens chinois des années 1920 sont en majorité d'anciens paysans, tout récemment transplantés à la ville, et gardent de fortes attaches rurales. C'est un prolétariat embryonnaire, fortement exploité, subissant l'influence des guildes corporatives et des anciennes sociétés secrètes. Pourtant, cette nouvelle classe apparaît comme moderne, étrangère déjà à l'univers mental de l'ancienne Chine et capable d'un comportement bien différent de celui des autres classes sociales, en particulier la paysannerie dont pourtant elle n'est issue que tout récemment. Un prolétariat urbain qui commence peu à peu à s'organiser et se défendre, les grèves se succèdent depuis 1895 pour atteindre un point culminant en 1917-1918 et se prolonger avec force entre juin 1919 et juillet 1921. Le PCC, parti léninien domine - ou tente - les syndicats, apte à soulever la population ouvrière et plébéienne des grandes villes grâce un art savant de la grève ; art qui en bonne logique léninienne doit déboucher sur des mouvements insurrectionnels urbains. La puissance du PCC se manifeste, notamment, lors de la grève générale de Shanghaï des 21 et 22 mars 1927 qui libère la ville. Un mois après, Chiang Kai-shek leur porte un premier coup en faisant massacrer les militants et miliciens communistes de Shanghai le 12 avril 1927 : la contre-révolution débute. De juillet à décembre toutes les grandes villes du Centre et du Sud, bastions du Parti dans les années 1920, sont perdues, les militants pourchassés et éliminés, en masse.
La défaite du soulèvement de Guangzhou [Canton] marqua la fin de la révolution dans les centres urbains (objet du livre La condition humaine de Malraux, témoin de cet épisode [4]). Le PCC est décimé, en même temps que le mouvement ouvrier est écrasé. Les dirigeants qui ne rejoignirent pas l'opposition de gauche, comme Mao Zedong, fuirent vers les campagnes. La bourgeoisie réformiste montre ses limites et se range dans le camp de la contre-révolution. Il serait trop long d’entrer dans les détails des positions de l’Internationale Communiste face à la contre-révolution : schématiquement, à l’opportunisme, à la subordination, à la bourgeoisie, succède une politique aventuriste qui se manifeste, notamment, dans l’établissement du soviet de Canton qui est rapidement écrasé. On impose une insurrection paysanne (« la révolte de la moisson d’automne » - 1927), dirigée par Mao, qui tourne à la déroute.
Le PCC paie très cher ses erreurs d’appréciation et la responsabilité de l’Internationale Communiste et de Staline – alors au pouvoir - est grande ; qui éloigne certains dirigeants du modèle politico-stratégique militaire soviétique. Le PCC écrasé est éliminé des villes, et ne retrouvera plus [plus jamais pour certains] son hégémonie sur la classe ouvrière urbaine ; elle ne jouera qu’un rôle marginal dans le cours de la révolution chinoise qui aboutira à la République Populaire de Chine, en 1949.
GUERILLA RURALE
L'inventeur et architecte de la Révolution rurale est Peng Pai. Dès 1922 Peng a mobilisé les paysans de Haifeng, son district natal à l'Est de Canton, et organisa les premiers soviets paysans au tournant des années 1927-1928. C'est donc Peng qui a exploré le premier la séquence ruralisation-militarisation-étatisation et ce dès les années 1920 ; cette tendance mis fin à la pratique insurrectionnelle urbaine et à l'enracinement du PCC dans la classe ouvrière des villes. Pour poursuivre la « lutte armée » le PCC créa une « Armée rouge », composée essentiellement de paysans et établit des « soviets » dans les zones rurales reculées de Chine. Avec les guérillas rurales qui apparaissent à la fin de l'année 1927 et en 1928, s'organise une nouvelle ligne politico-stratégique, un communisme “itinérant” et instable, se composant de petites armées qui opèrent en ordre dispersé souvent loin de bases. Des coups de main contre les villes d'importance moyenne et les garnisons ennemies permettent de se ravitailler de s'équiper. Ce communisme rural “primitif” pour lequel l'armée compte plus que la base s'efface bientôt devant un communisme rural dérivé : celui de la territorialisation de l'exercice du pouvoir et de la transformation étatique. Contre la pression de la bureaucratie stalinienne d'avoir à appliquer la ligne du Komintern de créer des « soviets » urbains, un nouveau courant émergea au sein même du parti, mais dans d’intenses luttes de fractions.

Meurtrie, affaiblie, la direction du PCC s’est repliée dans des régions reculées, socialement très conservatrices. A partir du début des années 1930, le PCC avait pratiquement abandonné tout travail au sein de la classe ouvrière urbaine. Mao, fils de paysans, émergea tout naturellement comme le nouveau dirigeant de la voie "rurale". Avant de rejoindre le Parti communiste, il avait été profondément influencé par l'école du socialisme utopique japonais « Nouveau Village » qui tirait son inspiration des narodniks russes. Nouveau Village faisait la promotion de la culture collective des sols, de la consommation communale et de l'aide mutuelle au sein de villages autonomes comme voie vers le « socialisme ». Ce « socialisme rural » reflétait non les intérêts du prolétariat révolutionnaire, mais l'hostilité de la paysannerie en déclin face à la destruction de la petite agriculture amenée par le capitalisme. Même après avoir rejoint le Parti communiste, Mao n'abandonna jamais cette orientation en direction de la paysannerie et se retrouva invariablement dans l'aile droite du parti pendant les soulèvements de 1925-1927. Même au plus haut du mouvement de la classe ouvrière de 1927, Mao continua à soutenir que le prolétariat était un facteur insignifiant dans la révolution chinoise. « Si nous allouons dix points aux accomplissements de la révolution démocratique, alors... les habitants des villes et les unités militaires gagnent seulement trois points, tandis que les sept points restants devraient aller aux paysans... » (Stalin's Failure in China 1924-1927, Conrad Brandt,1966).

LES VILLES ET TERRITOIRES LIBÉRÉS
Sous le régime dictatorial du Kouo-min-tang [Parti nationaliste chinois], la société chinoise évolue et se transforme, mais il s’agissait essentiellement de la société urbaine. La « révolution nationale » de Chiang Kai-shek ne peut s’attaquer à l’oppression du paysan pauvre ou de la villageoise, car il dépend du pouvoir traditionnel des notables, de la gentry et des clans. La bourgeoisie (chinoise ou internationale) n’est pas anti-« féodale ». Dans les villes et les campagnes environnantes, le développement capitaliste dissout certes les rapports sociaux traditionnels, mais dans des conditions d’exploitation qui interdit à cette « libération » d’acquérir une dimension démocratique.
Longtemps avant la conquête du pouvoir à l’échelle nationale, une bureaucratie politico-administrative communiste s’est constituée dans les vastes zones libérées du nord. Prenant le contre-pied de la politique agraire du Kouo-min-tang, le PCC, dans tous les districts dont il acquérait le contrôle, réduisait, suivant les cas, à 15 ou même 5 % l’intérêt des hypothèques rurales et contraignait les landlords à céder une partie de leurs terres aux paysans qu’il groupait ensuite en coopératives agricoles. Cette politique agraire lui valut, contre les armées du Kouo-min-tang, la complicité de la paysannerie dans les provinces du nord. L’ordre traditionnel au village est ébranlé dans ses fondements. Que les paysans pauvres prennent la parole et une partie du pouvoir au village représente un acte révolutionnaire majeur. Il en va de même de la mobilisation des femmes. En ce qui concerne la libération des femmes, la doctrine maoïste a varié suivant les périodes : fort libertaire à l’époque de la République soviétique du Jiangxi, beaucoup plus conservatrice à l’époque de Yan’an. Mais l’engagement des paysannes dans les luttes, la création de structures communistes féminines dans les villages, la multiplication des organisations de masse féminines ou les fameux « meetings d’amertume » durant lesquels les villageoises accèdent à une conscience collective de leur oppression et affirment leurs revendications ont aussi une portée démocratique.
De même, bien avant la victoire de 1949, de nombreuses petites villes de territoires libérés sont administrées par le PCC. Les habitants, et notamment les ouvriers, sont alors mis à contribution pour participer à l'effort de guerre ; le PCC adopte plusieurs mesures pour l'augmentation des cadences et la réduction des salaires, répriment les syndicalistes radicaux, les anarchistes, les trotskystes, et les éléments les plus vicieux du capitalisme ou de l'administration de l'ancien régime.  Les historiens s'accordent sur le fait qu'il est difficile de pouvoir généraliser à propos de l'administration des villes libérées pendant cette période, si ce n'est qu'elle procédait à une sorte de médiation entre les aspirations civiles des habitants – pauvres et bourgeois -, la nécessité de maintenir l'ordre, la sécurité et celle d'assurer aux armées les fournitures et les équipements. Norman Bethune, médecin canadien au service des armées de Mao, évoque quelques villes et villages d'alors :
« Yenan est une des plus vieilles villes de toute la Chine, mais elle m’est apparue comme une des mieux tenues. A Han-Kéou, je n’avais trouvé qu’indécision, confusion, et tous les signes déprimants de l’inefficacité bureaucratique. Les milieux administratifs de Yenan, au contraire, respirent la confiance en eux-mêmes. Dans les villes et les villages que j’ai traversés sur mon chemin, je m’étais habitué aux signes extérieurs du féodalisme: des maisons sales, des rues malpropres, des gens en guenilles. Ici, les édifices sont anciens, mais les rues sont propres et fourmillent de gens qui semblent savoir où ils vont. Il n’y a pas d’égout, mais de toute évidence on dispose d’un système d’évacuation des ordures. Par contraste avec le reste de la Chine, l’administration de la Région spéciale met actuellement au point un programme qui combine les réformes sociales et l’effort militaire contre les Japonais. On trouve aussi une université, qui attire des milliers d’étudiants venus d’autres régions. Il y a une nouvelle Ecole de formation sanitaire et médicale destinée à fournir du personnel à l’armée. L’hôpital se développe rapidement et, même si les installations sont encore primitives, le gouvernement a instauré la gratuité des soins pour toute la population !»
Dès 1945, le PCC commence à réinvestir les grandes villes encore tenues par l'ennemi, reprend contact avec le prolétariat urbain. Mao invite les groupes révolutionnaires urbains à un " travail clandestin en attendant le moment favorable " ; qui révèle le peu d'enthousiasme en faveur d'une action d'envergure dans les villes. Même s'il y a dans les villes d’importants mouvements d’opinion qui préparent la révolution de 1949 : mobilisations anti-impérialiste, évolution de l’opinion intellectuelle et nationaliste en faveur du PCC, rejet grandissant du Kouo-min-tang, identification d’une partie croissante des étudiants avec le combat de l’Armée rouge… Les communistes gagnent la bataille de la légitimité, mais leurs réseaux sont trop faibles dans les métropoles urbaines pour organiser en profondeur les classes populaires. Autant le prolétariat se révèle combatif sur le plan revendicatif aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, autant il reste largement passif sur le plan proprement politique. D'une certaine manière, les armées révolutionnaires composées en grande partie de paysans qui enchaînent victoire sur victoire, suffisent amplement à assurer la victoire finale : le prolétariat urbain accompagne le mouvement et ne sera pas le protagoniste indispensable.


1949 : LA VICTOIRE

Le 22 janvier 1949, l'Armée Rouge s’empara de Pékin, Mao lui rendit son rang de capitale. Nankin est occupé en avril 1949, Han-keou en mai, Chang-haï le 22 mai, Canton le 15 octobre, le Sseu-tch’ouan fin novembre début décembre.

UNIR LES POPULATIONS
A l’approche de la victoire finale, le PCC prend un grand tournant politique. Les grandes villes conquises représentent une nouvelle problématique urbaine, que personne n'exprime avec plus de force que Mao Zedong : " De 1927 à aujourd'hui, déclare-t-il en mars 1949 lors du second Plenum du septième Comité central, le centre de notre travail était situé à la campagne (...). Dès maintenant commence la période de la ville à la campagne, la période où la ville dirige la campagne (...). Nous devons nous appuyer de tout coeur sur la classe ouvrière, unir à nous les autres masses laborieuses, gagner les intellectuels." Ce qui implique, souligne son fidèle compagnon de route – et futur ennemi politique - Liu Shaoqi, un énorme effort pour organiser la classe ouvrière : « Avant notre parti était étroitement lié à la classe ouvrière, mais ces liens se sont relâchés quand il a dû se retirer à la campagne, le Guomindang ayant alors tout le temps de renforcer son influence parmi elle et de semer la confusion. Le résultat maintenant est que nos cadres (et les membres du comité central) ont perdu l’habitude de travailler parmi les ouvriers et que ceux-ci leur sont devenus étrangers. C’est pourquoi nous devons nous mettre à l’étude… ».

La classe intellectuelle

Le Kouo-min-tang, n’avait pas seulement perdu le sol chinois et la paysannerie : il s’était également aliéné une bonne partie de l’intelligentsia, cette classe de lettrés qui a toujours exercé une influence si déterminante sur l’évolution politique chinoise. Vers 1945, les intellectuels, les cercles de professeurs et d’étudiants, de jour en jour plus détachés du Kouo-min-tang par l’incapacité de celui-ci à réformer, mais non encore ralliés au communisme, eussent volontiers constitué un tiers parti, entre communisme et nationalisme. Mais dès 1947-1948, Mao Zedong obtint leur ralliement, au premier rang duquel figuraient Kouo Mo-jo et Tchou En-lai. Grand universitaire, archéologue, historien, romancier, auteur dramatique et poète, Kouo Mo-jo faisait depuis longtemps profession de socialisme quand la nouvelle République Populaire chinoise lui confia la direction de l’éducation nationale, en même temps que les Beaux -Arts étaient attribués au directeur de l’Académie de Pékin, le peintre Siu Peiwong.

Le prolétariat urbain

En 1949, au lendemain de la victoire, la bourgeoisie urbaine - non compromise avec les anciens ennemis de la Révolution - obtiendra de nombreuses faveurs, et notamment les industriels des villes. Tout l'effort est concentré en vue d'un redémarrage de l'industrie : coopération avec les capitalistes, rationalisation de l'activité industrielle, modération salariale, telles sont les directives du PCC à l'adresse des habitants des villes. Une politique destinée à sauvegarder, au moins temporairement, l'exploitation capitaliste, elle-même menacée par les aspirations d'un mouvement prolétarien radical impatient qui échappe presque totalement au Parti.
Renouer avec la classe ouvrière urbaine, est l'occasion pour nombre de dirigeants, de retrouver le terrain et la force sociale qui sont à l'origine de leur engagement révolutionnaire, et surtout qui les relient à la seule dimension moderne réaliste de leur action : une construction " socialiste " sur le modèle – économique - soviétique. Le parti réaffirme la priorité des villes dans la " construction socialiste " et, dans ce contexte, la place privilégiée du prolétariat ; mais pas du prolétariat hérité du capitalisme, celui que l'on a pas voulu mobiliser, mais un nouveau prolétariat qu'il s'agit d'encadrer et de canaliser afin qu'il devienne un soutien dans l'élaboration du nouveau pouvoir.


L'ADMINISTRATION DES VILLES

Mao Zedong avait prévenu, dès 1949 – et sans doute bien avant -, des dangers potentiels de l'influence néfaste de la bourgeoisie urbaine sur les nouveaux cadres-révolutionnaires en charge de l'administration des villes et proclamait la nécessité d'une Révolution permanente. Car en effet, habitués à la vie austère de la campagne, ayant combattu depuis des années, des cadres se laissaient facilement corrompre par l'environnement urbain. Le reporter américain A.T. Stelle pose ainsi le problème dans le New York Herald Tribune de mai 1949 : " Le problème des communistes est de détruire la corruption avant qu'ils ne soient contaminés par elle. Le point de départ est bon, mais ils devront batailler contre de lourdes habitudes enracinées dans des siècles de tradition." Robert Guillain, correspondant en Chine du quotidien français Le Monde, notait également :
« Autre problème enfin, posé aussi par l'éclatement de la révolution sur toute la Chine : c'est celui de la conquête des villes. Leur conversion politique met les communistes devant des problèmes bien différents de ceux qu'ils avaient résolus naguère dans les campagnes. Le régime est pour la première fois en présence de ces capitalistes urbains — marchands, banquiers, bourgeois — qu'il veut ménager, au moins pour un temps. C'est aussi, par un curieux paradoxe, la première fois qu'il fait sa jonction avec la clientèle qui l'attend dans les villes : les ouvriers. Au rebours de ce qui s'était passé en Russie, la paysannerie est la première classe sociale atteinte par la « libération » communiste, et la classe ouvrière, la dernière. Or, l'enthousiasme des prolétaires de Shanghaï et de Tientsin — pour nommer comme exemples les deux principaux centres ouvriers en dehors de la Mandchourie — n'est acquis qu'aux dépens du ralliement des capitalistes. Il se mesure en effet, au moins dans les débuts, à l'importance des concessions arrachées aux patrons dans le domaine des salaires et des conditions du travail. Les capitalistes qu'il s'agissait de ménager sont forcés de débourser des sommes énormes en traitements et indemnités de toute sorte au moment même où les affaires, par l'effet du blocus principalement, ont cessé de marcher ; et les communistes ne peuvent protéger les chefs d'entreprises, conformément à leur promesse, ni reprendre en main les syndicats ouvriers, avant plusieurs mois. »
Le problème le plus sérieux concerne surtout l'organisation, la maîtrise de l'économie et l'administration d'une cité moderne. Car les dirigeants du PCC ne peuvent pas totalement s'appuyer sur le prolétariat urbain, se méfient des classes bourgeoises et cultivées des villes, et ne disposent encore que de cadres-militaires de confiance mais sans grande expérience et majoritairement issus du monde rural... qui découvrent la grande ville. Le parti de la révolution qui en 1927 était composé de 60 % d'ouvriers, ne parvient pas, ou avec difficulté, à comprendre le fonctionnement ou les nécessités de l'industrie, et celui de cet ensemble complexe qu'est une ville. Le monde urbain est abordé de façon fragmentée, non coordonnée, décentralisé. En 1949, un journaliste chinois écrivait : " Maintenant que nous sommes déplacés de la campagne à la ville, la plus grande difficulté est la conception arriérée, conservatrice de certaines personnes qui ont longtemps travaillé en milieu rural. Elles sont saturées de conscience paysanne et incapables de comprendre la fonction dirigeante des villes (...). La plupart d'entre elles sont habituées aux méthodes de l'industrie artisanale, et d'une expérience de petite guérilla, qui ne leur permet pas de saisir de façon globale le travail urbain."


ABOLITION DE LA PROPRIETE

Bientôt, le PCC adoptera les premières mesures - véritables ruptures anti-capitalistes -, puisées dans le modèle de son allié, l'URSS. Cette rupture anticapitaliste provoquera de fait dans les villes, un processus de révolution permanente, c'est-à-dire un mouvement qui va jusqu'au bout de sa logique anticapitaliste. Reprenant le modèle soviétique de 1917,  une des premières mesures de la jeune République est d’abroger la propriété privée. Cette abolition fut réalisée de manière progressive. Elle débute à l’échelle nationale en juin 1950 avec la promulgation de la loi de réforme agraire. Les terres des grands propriétaires fonciers sont confisquées sans indemnités et redistribuées aux paysans. Dans les zones urbaines, l’État procède à la confiscation des biens mobiliers et immobiliers appartenant au Kouo-min-tang et aux « contre-révolutionnaires ».
La notion juridique de droit de propriété (« suoyouquan » 所有权) est relégué à un rôle subalterne, et lui est substituée la notion économique de « système de propriété » (« suoyouzhi » 所有制). Les premiers textes promulgués après 1949 reconnaissaient quatre systèmes de propriété : la propriété d’Etat, la propriété collective, la propriété personnelle des travailleurs, la propriété capitaliste. Dans ce cadre, le droit de propriété privée était encore fondé et effectivement protégé : les paysans avaient un droit de propriété sur leurs terres, les travailleurs urbains individuellement sur le fruit de leur travail et les capitalistes sur leurs capitaux. Ces textes énonçaient néanmoins dans les mêmes articles la volonté de dépasser ce droit en collectivisant les ressources, remettant ainsi en cause son caractère absolu.
Une fois ces premières mesures mises en œuvre, l’État commence à procéder à la collectivisation des terres et des biens immobiliers. L'État prend progressivement le contrôle des entreprises et logements privés en versant des dividendes à leurs propriétaires dont le droit de propriété sur les biens immobiliers était protégé par la constitution de 1954. Les terres et immeubles urbains que l’État s’est ainsi appropriés sont alloués aux entreprises publiques, aux agences gouvernementales, et aux travailleurs urbains. Les utilisateurs de terrains d’État urbains devaient au départ verser une indemnité régulière à l’État. Cette obligation cesse en 1954.  Après la période de Transformation Socialiste en 1956, les terrains ruraux appartenaient collectivement aux paysans et les terrains urbains appartenaient à l’Etat. La réquisition des terrains pour le développement urbain se faisait par le biais d’un processus de planification centrale. L’Etat et les gouvernements locaux avaient le pouvoir d’exproprier les immeubles sur des terrains urbains à un prix minimal et les terrains ruraux après versement d’une indemnité très faible aux propriétaires. Ensuite, les gouvernements allouaient les terrains ainsi acquis aux utilisateurs, comme, par exemple, les unités de travail. Ces utilisateurs n’avaient pas le droit de transférer le terrain qui leur était alloué. Ces versements dont la durée avait été préalablement fixée prennent soudainement fin en 1967, au début de la Révolution culturelle.

A l’issue de la nationalisation menée au cours des années 1950 et 1960, l’offre de logements en ville sera très progressivement et essentiellement constituée d’un secteur public. On distinguait deux filières de production et de mise à disposition : D’une part, une filière par laquelle l’Etat répartissait son budget consacré à la construction entre les unités de production. Ces dernières prenaient la responsabilité de construire, en sous-traitant les travaux à des équipes de construction, puis d’attribuer les logements à leurs salariés. Les ménages payaient un loyer très faible fixé par l’Etat pour se loger dans ces logements dont les unités de travail restaient propriétaires. Le terrain destiné à la construction était acquis via une expropriation (terrain rural appartenant à des paysans ou immeubles en secteur urbain) ; puis alloué à des unités de travail.

单位 DANWEI : LES UNITES DE PRODUCTION
Dès la fin des années 50, le secteur d’État a absorbé la quasi-totalité de la production. Les entreprises sont dorénavant des unités de production (单位danwei) qui s’occupent de tous les aspects pratiques de la vie des travailleurs. Le système de l’unité de travail encadrait tant le travail que l’habitat, les loisirs et tous les aspects de la vie quotidienne. Elle formait une société à taille réduite, un microcosme indépendant à l’intérieur de la ville, où les habitants trouvaient tous les services dont ils avaient besoin. Le terme de danwei est apparu a posteriori, dans les années 1980 et désigne cette organisation de la société urbaine chinoise à partir de l’espace de travail. La danwei construisait les logements pour les employés, selon la règle « un logement par salarié », en sous-traitant les travaux à des équipes de construction. Le terrain destiné à la construction était acquis via une expropriation (terrain rural appartenant à des paysans ou immeubles en secteur urbain). David Bray souligne dans son ouvrage Social Space and Governance in Urban China qu’elles atteignaient un « niveau d’uniformité notable ». La mixité sociale était réelle, toutes les personnes travaillant pour la même unité de travail, y compris des cadres de haut rang, étaient logés dans les mêmes immeubles. De même pour les universités où les professeurs, leur personnel et les étudiants partageaient les mêmes conditions de logement et des équipements similaires. Dans les premiers temps de la République, malgré de mauvaises conditions de logement et des cas de surpeuplement sévère, la stratification sociale et la ségrégation résidentielle ont été minimisée. Ce qui ne signifie pas forcément que les statuts de logement étaient rigoureusement identiques.
Jusqu’aux années 1980, l’unité de travail constituait la cellule de base du parti communiste, en parallèle des comités de résidents, entités plus politiques, institués en 1954. L’intrication entre la structure administrative du territoire et la hiérarchie du parti communiste était forte. Il existait un double maillage politique et social du territoire. L’unité de travail avait également un rôle essentiel dans la diffusion des politiques publiques, en matière d’encadrement social (logement, assurances sociales, surveillance des individus, etc.), éducatif (affichage, campagnes de propagande, etc.) et administratif (enregistrement des naissances, certificats de mariage, délivrance du permis de résidence, etc.). Tel n'était pas le but recherché, mais quiconque tentait d'exprimer des critiques trop vives ou opposait une résistance s’exposait donc à des sanctions dont les conséquences étaient considérables.
D’autre part, les gouvernements municipaux fournissaient des logements principalement aux salariés dont les entreprises n’étaient pas en mesure de prendre en charge la construction et l’attribution de logements (des petites entreprises, des agences locales ou des ateliers privés). Dans un contexte d’économie très centralisée, ce sont les unités de travail qui jouaient le rôle principal en matière d’offre de logement public, tandis que l’investissement par des gouvernements municipaux était limité.


1950-58 : Villes et campagnes



Lors de l’avènement de la République Populaire, l’urbanisation était marginale car elle concernait seulement 10,6 % des Chinois, c’est-à-dire bien moins que dans le reste du monde à cette époque où la moyenne était de 30 %. Un peu moins de 90 % de sa population est rurale, et les modes de vie s'inscrivaient tant dans des traditions ancestrales que dans les moeurs et les techniques agricoles.


Le nouveau gouvernement de la jeune République Populaire de Chine devra affronter, dans les domaines de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, les conséquences d'un siècle de troubles sociaux et d'invasions étrangères (depuis 1850), de plus de deux décennies de guerre civile, de la guerre contre l'occupant japonais et au-delà, d'une situation héritée de plusieurs millénaires de féodalisme. Ainsi, la plupart des grandes villes de Chine connaissent une situation économique catastrophique, une désorganisation complète des services publics, des institutions politique et sociale, certaines ont été particulièrement meurtries par l'occupation japonaise – bombardements et massacres de population -, le tissu industriel pour beaucoup d'entre elles a été détruit, de même pour les grandes infrastructures - ports, ponts, gares, etc. - entraînant un chômage en constante augmentation avec l'arrivée de migrants ruraux ; et nous l'avons évoqué un habitat populaire indigne, des bidonvilles et taudis, hérités de la féodalité et du capitalisme. Robert Guillain analysait ainsi la situation des villes en 1950 [Problèmes de la Chine communiste In: Politique étrangère N°1 - 1950] :

« De ces problèmes, le plus voyant est celui du ravitaillement de ces masses et particulièrement de ces villes, nouvellement conquises, qu'ils ont trouvées dans un état lamentable. Villes parasites, coupées des campagnes qui les entouraient ; villes pourries, où les cent trafics de l'inflation remplaçaient le commerce ; villes mendiantes, qui ne vivaient plus que de la charité internationale généreusement fournie par les Américains. Pour compliquer le problème, la Chine a subi de terribles inondations cet été, qui sans doute auraient ému le monde, comme le firent celles de 1930. »


Parmi les nombreux problèmes posés par l'aménagement du territoire et l'urbanisme - dans le cadre de l'idéologie de l'équilibre rural-urbain-, le nouveau gouvernement devra ainsi faire face au danger possible d'une contre-révolution, voire d'une agression de pays ennemi (guerre américaine en Corée), à un déséquilibre de la répartition de la population sur le territoire, au dépeuplement des villes ou son contraire, à la lourde tâche de modernisation du pays et notamment de son industrie quasi-inexistante ou obsolète. En outre, au lendemain de la Libération, la situation déjà alarmante de l'emploi dans les villes est aggravée par la présence des réfugiés de la guerre civile, et par un exode rural très important qui provoque l'accroissement rapide de la population urbaine. Les autorités décident alors de limiter ce flux, et d'adopter, à la fois, des mesures de prévention de l'émigration rurales vers les villes, et d'envoi, ou de renvoi, dans certains cas, d'une fraction importante de la population urbaine vers les campagnes ; ces dernières visent d'abord à alléger la pression sur l'emploi dans les villes, mais aussi à élever le niveau politique, économique, culturel des régions intérieures, à siniser les zones de minorités nationales, à coloniser les terres vierges et à renforcer les zones frontières en prévision d'un éventuel conflit.


De 1949 à 1958, le régime n’a pas encore pris de dispositions particulières à l’encontre des villes et le taux d’urbanisation croît de 7 à 10% par an. Ainsi, si de jeunes instruits des villes étaient invité à rejoindre les campagnes afin de proposer leurs services dans les écoles, la population rurale était, elle, invitée à venir repeupler certaines villes, victimes des massacres de population durant l’occupation japonaise, à les reconstruire pour d'autres qui avaient été soumises à des destructions lors des guerres civiles et enfin dans tous les cas, pour [re]-construire, moderniser les complexes industriels.

Rééquilibrer le territoire

La thèse centrale de l'idéologie de l'équilibre rural-urbain : concernant le territoire, un des plus vastes du monde en superficie, la principale préoccupation des nouvelles autorités était la répartition de sa population ; ainsi, en 1953, 28 % des Chinois seulement étaient installés à l’Ouest, dans les régions côtières, dans une zone qui couvrait plus de la moitié du pays. L’essentiel de la population résidait donc loin du réservoir des ressources naturelles nécessaires à l’industrie, plutôt situées à l'Est. Les usines modernes étaient surtout implantées dans les régions côtières tandis que la plus grande partie de l’industrie lourde, créée par les Japonais à partir de 1931 dans le cadre de leur politique expansionniste, était concentrée en Mandchourie.
Carte des nouvelles Villes indutrielles, 1956 


Pour corriger ces déséquilibres de peuplement, une gestion stricte de ses ressources humaines s’imposait. Le 20 septembre 1954, la première Constitution adoptée par la 1ère Assemblée populaire nationale stipule que « les citoyens chinois ont la liberté de résidence et de déménagement ». Cependant, afin de pouvoir contenir le solde migratoire de la population urbaine dont a besoin le développement industriel urbain, en 1956, le Conseil des affaires d'État a donné des instructions aux services de la sécurité publique pour gérer les affaires du système d’état civil (Hukou) et prendre la responsabilité des statistiques démographiques. Durant ces huit années (1949-1957) du début de la fondation de la nouvelle société, les citoyens ont le droit de circuler librement entre les villes et les campagnes. Il suffit de remplir de simples formalités pour la migration, il n’y a pas encore de contrôle strict, même si dès 1955, un système d’enregistrement des ménages a été mis en place sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, mais son application est demeurée partielle. Ce n’est qu’en 1964, avec la stricte application des « règlements sur l’enregistrement des ménages » de 1958, qu’a été pratiqué un contrôle systématique des déplacements, visant notamment à mettre fin aux migrations vers les villes.

Les nouvelles villes : le modèle soviétique

En 1953, le 1er Plan quinquennal de l’économie nationale (1953-1957) était mis en application, dont un des objectifs est l’industrialisation du pays, par la création ou la modernisation de 156 centres industriels dans des grandes et moyennes villes. Un plan qui reprend dans ce domaine particulier les prescriptions du premier plan quinquennal soviétique de 1922. Sur le modèle des villes nouvelles soviétiques, des villes industrielles sont créées sur les sites mêmes des exploitations minières, dont notamment : les villes houillères de Jixi, Jiaozuo, Pingdingshan, Hebi ; la ville sidérurgique de Maanshan et la ville pétrolière de Yumen et la ville textile de Yuci. De plus, certaines villes anciennes sont modernisées, telles que Wuhan, Chengdu, Taiyuan, Xi’an, Luoyang, Lanzhou. Des villes moyennes, comme Anshan, Benxi, Qiqihar, Harbin, Changchun, se sont élevées au niveau de grande ville.

A la fin de 1957, le nombre de grandes villes avait augmenté de 132 (en 1949) à 176, soit un taux de croissance de 33%. La population urbaine totale a augmenté de 72,58 % par rapport à celle de 1949 et a atteint 99,49 millions. Le taux d’urbanisation de 1949, 10 % atteint 15,39 % en 1957. Ainsi, pour repeupler les villes, l’Etat a favorisé des politiques de mobilité des ruraux pour les attirer vers les usines et les industries minières. Les travailleurs urbains bénéficiaient de nombreux avantages résultant d’une organisation urbaine très liée au système d’unité de travail (daiwei). Ils avaient ainsi accès à des logements, à un système de protection sociale et à des conditions privilégiées de vie. Celles-ci ont bien sûr attiré de nombreux ruraux. Jusqu’en 1957, la population urbaine s’est accrue de 24 millions, avec un rythme de croissance annuelle de 7.0 %. C’était une des périodes où la population urbaine a augmenté le plus vite. Les migrants ruraux ont été un facteur essentiel de la croissance démographique urbaine, ils représentaient 56 % de la population urbaine en croissance, tandis que la croissance naturelle de la population urbaine atteignait 3%. L’objectif avoué de la politique de migrations planifiées mise en oeuvre dès les années 1950 était de déconcentrer l’industrie en favorisant son développement à l’intérieur du pays et de mettre en culture de nouvelles terres, tout en endiguant la croissance des villes côtières sur-peuplées. Ainsi, de 1950 à 1958, 94 000 kilomètres de routes et 5 400 kilomètres de chemins de fer ont été construits, et la surface cultivée s’est accrue de 11 %, l’extension ayant surtout été notable au Xinjiang, en Mongolie intérieure et dans le Nord-Est.

Carte du nouveau réseau principal ferroviaire, 1956

Cela étant, l'afflux incontrôlé des paysans en ville se poursuit malgré ses restrictions : la population urbaine atteint 99 millions fin 1957. Cette immigration dans les zones urbaines, aiguise la pénurie de logements et d'approvisionnement, la saturation des services collectifs et le chômage. Fin 1957, le contrôle du déplacement des personnes est renforcé : la police établit des postes sur les voies de communication pour intercepter les migrants illégaux et les“inviter” à faire demi-tour ; la surveillance des marchés libres est renforcée, et les dispositions sur l'enregistrement, le rationnement et le recrutement de la main-d'oeuvre en ville sont rappelées ; sans résultats véritablement probants.


Xiaxiang


Les peuples des campagnes avaient prouvé, tout au long de la longue histoire de la Chine, leur capacité à s'insurger contre les seigneurs et les empereurs : de nombreuses révoltes, insurrections, voire révolutions agitèrent les campagnes bien avant la Longue Marche de Mao. Et pourtant, pour nombre de dirigeants, le Parti gouverne une paysannerie arriérée et pour une grande majorité, conservatrice à laquelle il est malaisé d'imposer le credo réformiste hérité du radicalisme urbain (par exemple, un statut moins inégal de la femme et de l'épouse). C'est là un défi qui incite les dirigeants à composer tout en éduquant sans se satisfaire de la soumission extérieure des gouvernés. La règle vaut en sens contraire pour la masse des cadres du Parti en nombre sans cesse grandissant. Les plus hauts dirigeants eux-mêmes sont censés apprendre du peuple afin que la ligne juste s'impose à chacun sans contraindre personne tout. Faute de pouvoir s'appuyer sur une société civile dynamique et moderne, Mao s'efforce de produire une communauté sociale et morale basculant l'ordre ancien dans un ordre communiste dont l'horizon utopique n'est pas sans liens avec le modèle éthique du confucianisme.
L’expression xiaxiang (descendre à la campagne) avait été employée par les communistes chinois dès 1942, dans la base rouge (et essentiellement rurale) de Yan’an, à propos de l’envoi temporaire de jeunes cadres et intellectuels dans les villages. En 1949, les 90 % de la population rurale ne disposaient pas d'une infrastructure suffisante nécessaire à la scolarisation des enfants, fautes d'écoles et des notables-lettrés traditionnels, devenus les cibles de la lutte des classes. L’État encourageait à retourner dans leur village d’origine les jeunes ruraux munis du diplôme de fin d’études primaires considérés comme « jeune instruit » et devant constituer la nouvelle élite locale. A partir de 1955, les autorités ont appelé une partie des jeunes citadins diplômés du primaire ou du secondaire à « aller dans les villages » (dao nongcun qu), à « descendre à la campagne » (xiaxiang) ou à « grimper dans les montagnes » (shangshan). À partir de cette époque, deux catégories coexistent donc : les jeunes citadins qui « descendent » à la campagne (xiaxiang zhiqing) et les jeunes ruraux qui y « retournent » (huixiang zhiqing). L’expression double xiaxiang shangshan a été employée pour la première fois dans ce sens, en 1956, dans le « Projet de programme national de développement agricole, 1956-1967 » proposé par le Bureau politique du Comité central. Cette expression était alors utilisée également à propos de l’envoi de cadres et d’intellectuels dans les régions rurales.


Modernisation des villes

La notion d’urbanisme moderne est apparue pour la première fois en Chine dans le projet du Grand Shanghai, élaboré en 1930 par le régime nationaliste. Pendant les années 1930, les intellectuels formés à l’étranger, une fois retournés en Chine, commencèrent à diffuser les théories de l’urbanisme moderne, entre autres la cité-jardin d’Ebenezer Howard et l’urbanisme de Le Corbusier. Après 1949, les universités soviétiques formeront de nombreux ingénieurs, architectes, etc. ; de même, des professeurs soviétiques viendront en Chine exercer et en 1952 une formation spécialisée d’urbanisme fut créée pour la première fois à l’université de Tongji à Shanghai. En 1954, de nombreux experts soviétiques arriveront en Chine pour aider les instituts d'urbanisme et d'architecture de l'État et leur faire bénéficier d'une culture de l'urbain et de la planification qui repose sur les théories des architectes modernes (Le Corbusier, le Bauhaus, etc.) et de leurs expériences en matière d'équilibre ville-campagne. 
L'idée centrale pour les quartiers historiques et anciens des villes reprend les thèses du mouvement moderne, c'est-à-dire la programmation de leur destruction complète et leur remplacement par des quartiers modernes. L'habitat populaire s'inscrit également dans la vision moderniste de l'architecture alors en vogue en URSS comme en France : des constructions rationnelles, agrémentées de larges espaces publics, de squares et de jardins. Mais faute de moyens conséquents, et du fait de l'accroissement de la population, la majorité des quartiers anciens ne connaitront pas ce triste sort. A l'inverse, les murailles édifiées au cours des siècles seront, comme à Beijing (ou comme à Paris ou Vienne quelques décennies plus tôt), démolies.
Ainsi, par exemple, dans les villes telle que Wouhan, où l'accroissement de la population a été important avec l'industrialisation, des cités ouvrières ont été construites pour loger les nouveaux habitants/ouvriers et des quartiers modernes pour ceux qui auparavant habitaient les taudis et les bidonvilles. Il fallut également équiper la ville de toutes les infrastructures – centrale électrique, réseaux d'eaux, station d'épuration, égouts, gestion des déchets, transport, etc., etc. - et de fait, face à l'ampleur de la tâche, les vieux quartiers, destinés à être démolis, seront conservés ; comme l'indique un observateur : « On n'a pas encore eu le temps de reconstruire les vieux quartiers, où les logements, bien qu'entretenus, sont anciens et trop petits. Un autre problème : la taille des logements ne suffit pas; la moyenne par personne est actuellement d'environ 4 m² à Pékin (ceci ne comprend que les chambres et la salle, sans compter la cuisine, le couloir, les W.C.). Les services de la construction de cette ville espèrent arriver à porter cette surface à 6 m2 dans un avenir proche et à 9 m2 par personne dans un avenir plus lointain. »

Les Comités et les Bureaux de quartier
Les Comités et les Bureaux de quartier constituent un élément essentiel de la vie des citadins chinois. Leur rôle et leur fonctionnement sont pourtant mal connus. Les comités de résidents ou comités de résidents de quartier sont souvent appelés comités de quartier. Il ne faut cependant pas les confondre, du moins en théorie, avec les bureaux de quartier qui constituent le plus bas échelon de l'administration des villes, tandis que les comités sont en principe des « organismes de masse » autonomes. Ces organismes doivent prendre en charge – et surveiller – les habitants ne relevant pas d'une unité de production – retraités, artisans, femmes au foyer, etc. - ; en effet, le système de l'unité de travail instauré fournissait à leurs employés, un logement ainsi certains services sociaux.

Le Bureau de quartier coordonne toutes les activités politique et sociale au sein du quartier. Il est aussi le principal centre d'animation politique et culturelle. Composé de membres élus par les habitants, il contrôle les services sociaux (crèches, jardins d'enfants), assure la sécurité et dirige le « groupe de gestion des œuvres collectives », qui gère la coopérative où sont regroupés les artisans et commerçants. Ceux-ci touchent un salaire fixe; ils travaillent dans les divers magasins, mais aussi dans des services créés pour décharger la ménagère d'une partie de ses tâches : ateliers de couture, laveries et repassage, etc. Le Comité de quartier est géré par les « Règlements concernant l'organisation des comités de résidents des villes » adoptés le 31 décembre 1954. Ces règlements stipulaient que chaque comité devait s'occuper de 100 à 600 familles et établir des petits groupes (xiaozu) gérant les affaires de 15 à 40 familles. Les comités pouvaient créer des comités de travail (gongzuo weiyuanhut) spécialisés dans l'une des tâches suivantes: bien-être, ordre public, enseignement et hygiène, conciliation, affaires civiles et questions féminines, production et emploi. Dans certaines cités existent aussi des services d'entraide qui effectuent les travaux à domicile. Une ouvrière peut, en échange de quelques dixièmes de yuans, déposer sa clef le matin au service d'entraide et trouver sa maison propre le soir. Ainsi la femme chinoise peut se dégager du lourd fardeau des taches domestiques et avoir des activités extérieures (travail, politique, responsabilités en général) égales à celles de l'homme. L'hygiène et le nettoyage des immeubles est collectif. A la cité Fongzen de Shanghai, comme dans toutes les cités de Chine, le balayage et l'hygiène de l'immeuble sont assurés à tour de rôle par les familles, chaque jour.

Shanghai
La prise de Shanghai en 1949

Selon les villes, l'enthousiasme révolutionnaire populaire diffère grandement ; Robert Guillain consacra un article à la prise de Shangai, symbole du capitalisme étranger, et à l'attitude des habitants face à : " L'arrivée des Martiens " :

« 'Les Martiens à Shanghai !' Je me rappellerai toujours cette exclamation d’un vieux Français de Chine, embusqué avec moi dans l’encoignure d’une porte pour observer l’incroyable événement. Des soldats qui ne pillent pas, ne volent pas, ne violent pas, on n’avait jamais vu ça en Chine... Les voilà ! Là-bas, au pied des grands buildings de la banque et du commerce, ils arrivent vers nous en bon ordre (...), en file indienne. En tenue de toile verte, rapides, silencieux sur leurs sandales de paille ou leurs espadrilles, ils progressent par petits groupes, méthodiquement, le long des trottoirs. Ils avancent par sauts de puce, observent aux carrefours, surveillent les toits, visiblement préparés au combat de rue. (...) De rares civils chinois autour de moi se serrent contre des portes closes, observant la scène, muets. (…) Les vivats pour la libération seront organisés un peu plus tard. Shanghai est l’image même de cette Chine fourbue qui passe au communisme parce qu’elle est tombée au plus profond de la pagaille et du désespoir. Ce n’est plus qu’une humanité chaotique, misérable et cynique, où tout a fait faillite. « Qu’ils arrivent vite, ça ne pourra jamais être pire ! », disaient les gens pendant le siège, l’énervant siège de près d’un mois qui a précédé leur arrivée. Le siège de Shanghai aura sans doute donné pour la dernière fois l’image d’une Chine ancienne où la guerre était encore, pour une bonne part, une farce tragi-comique qui se jouait entre généraux. Du côté communiste, Chen Yi, compagnon de Mao, attendait tranquillement que la ville fût assez mûre ou pourrie pour la cueillir avec un minimum de pertes. De ce côté-ci, Tang En-po, féal de Tchiang Kaï-Chek, annonçait quotidiennement, par une bruyante propagande, de sanglantes batailles et de grandes victoires, imaginaires. « Shanghai sera un second Stalingrad ! », proclamait le maire, sans rire. (…) Le long suspense qui pesait sur Shanghai avait enfin une raison cachée, qui était déjà le secret de Polichinelle : la ville assiégée négociait sa reddition. Avec Chen Yi ? Non pas, mais avec son défenseur Tang En-po. Selon la vieille tradition, les guildes, les banques et les gros financiers discutaient âprement avec lui du nombre de barres d’or qui pourrait le persuader de décamper sans faire de malheur, sans livrer bataille. […] Enfin, le 25 mai, c’est l’arrivée des troupes de Chen Yi, sans combat, par l’ouest de la ville. (…Ces Martiens, on se raconte sur eux des histoires étonnantes. Décidément, ils n’enlèvent pas les filles, ils ne pillent pas, ils couchent sur le trottoir. (...) Des soldats campent devant une banque ; les employés leurs disent d’entrer. Réponse : « Surtout pas, il y a là-dedans de l’argent, nous aurions des tas d’ennuis. » Voici bien une autre surprise : les Martiens ne sont pas seulement dans l’armée, ils apparaissent aussi dans l’administration. Civils en uniforme, sans plus d’insignes que les militaires, anonymes et inclassables, ils se glissent sans rien déranger dans les bureaux pour y instaurer bientôt un travail acharné et des vertus insolites : austérité, incorruptibilité. (...) Ces conquérants sont en très petit nombre, perdus dans la masse des cinq millions d’habitants. (...) La multitude ne va-t-elle pas noyer cette minorité minuscule ? Non, c’est le très petit nombre qui va la domestiquer, la contaminer, la dominer. Rusés, les nouveaux maîtres ne prêchent pas le communisme, mais la doctrine d’une « première étape », la « nouvelle démocratie », qui ménage provisoirement les bourgeois et les capitalistes. Mais, déjà, le régime annonce qu’il n’est souple qu’avec les souples, qu’il sera intraitable avec quiconque lui résiste. Le maître mot du moment est la rééducation. Shanghai, dès juillet, est devenue un gigantesque cours d’adultes. Chacun apprend les idées qu’il convient d’avoir. (...) En cet été brûlant, la révolution commence par des chansons. Dans de grands défilés organisés, la jeunesse, seule dans la population à montrer un enthousiasme sincère et bruyant, brandit au-dessus des têtes les portraits géants de Mao, dans le tintamarre infernal des gongs. Pour qui sait lire une foule, celle-ci présente déjà une image entièrement nouvelle de la cité, dont les habitants sont en train de subir une réorganisation par classes sociales, métiers, quartiers, usines, etc. »


Shanghai, symbole capitaliste

Marie-Claire Bergère, dans une étude, évoque les rapports entre les nouveaux dirigeants et la cité. Après 1949, le passé de Shanghai est perçu de façon contradictoire. Pendant l’ère maoïste, jusqu’en 1978, l’image de la ville reste très négative. Le Vieux Shanghai (lao Shanghai) est dénoncé comme le bastion de l’impérialisme et le repaire d’une bourgeoisie bureaucratique asservie aux étrangers, comme un symbole de l’humiliation coloniale, une ville décadente où le luxe extravagant de quelques-uns fait insulte à l’extrême misère de l’immense majorité. Pourtant à cette époque aucun monument ancien n’est détruit. Le passé de la ville est violemment rejeté mais les Shanghaiens continuent de vivre dans l’environnement occidental hérité de la période coloniale.
En 1949, l’établissement du régime communiste ouvrit pour Shanghai une longue période de disgrâce. Un fort préjugé anti-urbain prévalait parmi les dirigeants du Parti communiste chinois, qui considéraient Shanghai, comme une " ville parasite. Une ville criminelle..." La ville perdit son rôle de modèle de la modernité chinoise. Elle fut mise en pénitence, dut renoncer à son économie cosmopolite, à son style de vie bourgeois et « décadent ». Certains suggérèrent même que la moitié de sa population soit transférée vers l’intérieur, ainsi que nombre de ses usines et de ses institutions d’enseignement. On renonça aux aspects les plus radicaux de ce projet mais Shanghai n’en fut pas moins mise à contribution et sommée d’envoyer fonds et experts pour aider le reste de la Chine à se moderniser. La métropole, auparavant paradis de la libre entreprise, vivait maintenant au rythme des décisions prises par le gouvernement central et l’appareil d’un Parti/État qui cherchait son inspiration dans le marxisme-léninisme et le précédent soviétique. Les entrepreneurs étrangers furent chassés et bientôt les Chinois eux-mêmes ne purent plus venir s’installer à Shanghai. La société shanghaienne n’était plus comme autrefois une mosaïque de résidents venus de toutes les parties du monde et de toutes les provinces chinoises. Elle se referma sur elle-même, en une communauté close, provinciale.

La ville avait pourtant encore un rôle à jouer sous le régime socialiste. Honorée comme le berceau de la révolution et du prolétariat chinois, elle est appelée à devenir un des piliers de l’industrialisation qui est alors la priorité du régime, et ses ouvriers – du moins ceux qui travaillent dans les entreprises d’État – sont protégés et privilégiés, comme il se doit pour les maîtres symboliques du pays. Après 1949 beaucoup d’activités économiques disparaissent alors que Shanghai perd ses fonctions commerciale et financière, désormais sans objet ou assurées par des administrations publiques. Mais son secteur industriel, stimulé par la nationalisation des entreprises en 1956 et d’importants investissements d’État, connaît une croissance annuelle de 10 % dans les décennies 1950 et 1960 en même temps qu’il se diversifie avec le développement d’industries lourdes.

Les banlieues industrielles se développent en cercles concentriques autour du Vieux Shanghai. À proximité immédiate de la ville, les Nouveaux Villages (Xincun) logent les ouvriers dans leurs petits immeubles gris. Plus loin, les nouvelles banlieues et les villes satellites, dépourvues de réseaux de transport et d’équipements adéquats, restent isolées, peu ou pas intégrées au tissu urbain. La spécialisation industrielle et résidentielle qui gouverne le développement des banlieues ne s’applique pas au centre de la ville où dans les ruelles des lilong les ateliers coopératifs et de voisinage continuent à côtoyer résidences et bureaux administratifs. Comme la municipalité remet la plus grande partie de ses revenus à Pékin et consacre 96 % du restant aux investissements productifs, il ne lui reste rien pour financer des plans d’urbanisation ni même pour entretenir les équipements publics existants. Les besoins de la population sont sacrifiés à la politique productiviste de l’État et l’environnement urbain du Vieux Shanghai est ainsi préservé par manque de moyens, par défaut, en quelque sorte. Désertés par leurs propriétaires étrangers, les bâtiments néoclassiques du Bund sont reconvertis en bureaux et le plus prestigieux d’entre eux, celui de la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation, devient le siège de la municipalité shanghaienne. La population ne semble accorder aucune attention à cet environnement urbain que les plus vieux considèrent comme une survivance honteuse alors que les plus jeunes ignorent généralement l’histoire et la culture dont il est porteur.

Shanghai, affiche de 1959



Le lilong (里弄) est une typologie architecturale d'habitations, une série de maisons ouvrières juxtaposées en bande, en milieu urbain qui est apparue à Shanghai dans les années 1840 et qui a continué à se développer avec certaines modifications selon les exigences de l'époque jusqu'au début des années 1950. En chinois, «li» signifie voisinage et «long» ruelle. Les ruelles intérieures qui non seulement sont utilisées comme voie de circulation, mais aussi comme des espaces de sociabilité et de commerce.

Illustrations : Proletariat Unit
Au cours des décennies le lilong a subi divers changements de largeur, de hauteur, et de configurations intérieures en réponse à l'évolution des conditions économiques et démographiques de Shanghai. Le type présenté ci-dessus a été construit en grand nombre dans les années 1940 pour accueillir la croissance astronomique du nombre des travailleurs du secteur manufacturier. Par la suite, ces habitations connaîtront une sur-population sévère, dans les années 1960  et 1990 :  plusieurs familles se partagaient un lilong. Idéalement situés en ville, ils seront démolis à partir des années 1990.


Caoyang Village (曹杨村) à Shanghai est l'un des premiers projets d'une cité ouvrière transformée par plusieurs phases d'expansion depuis le début des années 1950 jusqu'à 1970. La première phase de la cité a été achevée fin 1951 située au centre du nouveau quartier. Les blocs d'habitation se composaient de deux bâtiments à étages formés par des combinaisons de deux, trois, ou quatre modules. Quarante-huit bâtiments contenant un total de 167 de ces modules ont été achevés, fournissant un espace de vie pour 1002 ménages.
Illustrations : Proletariat Unit
Chaque module a été conçu pour trois familles qui se partagent une cuisine et deux toilettes à chaque étage, séparé de l'espace de vie privée par un couloir et les escaliers. Comme les espaces privés sont minimes, l'espace public partagé à chaque étage, y compris le couloir, est considéré comme espace de socialisation. La création de la cité ouvrière de Caoyang a été accompagnée par la construction d'une série de bâtiments publics : une école maternelle et primaire, une salle de réunion, une bibliothèque, un magasin, ainsi que des marchés.



Les coopératives agricoles



Pour Mao Zedong, le programme d'industrialisation du pays doit s'appuyer sur la modernisation et l'industrialisation de l'agriculture. La collectivisation des terres doit contribuer efficacement à l’industrialisation du pays ; ce fut le « Premier Bond en Avant », et plutôt que collectivisation, Roderick Mac Farquhar préfère le terme de « coopérativisation » (hezuohua). À la fin de l’année 1956, la quasi-totalité des 120 millions de foyers paysans seront « coopérativisés ». Par rapport aux coopératives déjà existantes, celles-ci seront plus larges, regroupant cent à deux cent cinquante familles au lieu d’une trentaine et divisées en équipes de production. Les paysans conservent théoriquement la propriété de leurs terres ainsi qu’un petit terrain à usage privé. Des coopératives agricoles qui sont dirigées par des cadres du Parti, installant une autorité directe et quotidienne sur les paysans, combinant propagande, émulation et contrainte.


Cette politique s’avère très rapidement être un échec. Celui-ci ne résulte pas uniquement de la collectivisation mais de la pression productiviste qu’elle engendre. Non seulement on collectivise les terres, mais on demande également à la paysannerie de faire un effort inédit ; en outre, les cadres manquent de formation technique, le romantisme révolutionnaire et les incohérences de gestion provoquent la méfiance puis la réticence des paysans. La charge de travail s’intensifie alors que les cadres suppriment les lopins de terre et les marchés privés.

L’échec du « Premier Bond en Avant » est patent et précipite la marche arrière politique. Loin des hausses de production extraordinaires prévues par le projet de plan agricole de douze ans adopté en 1956 et malgré la mobilisation menée par le Parti auprès des cadres et des paysans, les ambitions irréalistes et les méthodes incohérentes du mouvement entrainent une mauvaise récolte. Les calamités naturelles qui s'abattent durant l'été 1956 sur certaines régions ne font qu'aggraver la situation qui ne tarde pas à aboutir à une disette dans une grande partie du pays (et beaucoup plus rarement à des famines dans certaines zones périphériques). La situation n’est pas catastrophique car des mesures d’urgence sont prises, et seules quelques zones éloignées connaitront la famine.

Mais la dimension psychologique est importante, car pour la première fois la crédibilité du régime est atteinte. Le doute commence à s’installer au sein de la population sur les méthodes et objectifs du PCC, qui avait jusqu’ici bénéficié de la sympathie d’un pays avide de paix et de stabilité – que lui avaient apporté le régime pour la première fois depuis un siècle. Un doute  qui n'échappe pas aux autorités ; le Comité central repousse la poursuite du programme agricole et réclame une meilleure gestion des coopératives et une plus grande qualité de production dans l’industrie. Une directive met en garde contre l’« aventurisme » et les investissements excessifs, et décide de combattre l’impétuosité et les excès de collectivisme. Cette politique d’assouplissement économique et social est complétée par une libéralisation politique comme réponse à la crise économique et sociale. On tente ainsi de sortir de la crise par l’apaisement. Le plan agricole de douze ans de Mao sombre dans les contre-mesures, suscitant une rancune tenace de celui-ci à l’égard de ses adversaires.


Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent !
百花運動

Mao va alors proposer une médication qui était jusqu'alors réservée aux problèmes internes du Parti : une campagne de rectification (zhengfeng). Il veut inciter la population à critiquer le Parti afin que celui-ci corrige ses défauts. Outre l'occasion de rétablir son autorité sur le Parti, Mao croit sans doute sincèrement aux vertus pédagogiques de cet exercice.

C'est dans le cadre de cette campagne de restauration de la confiance qu'est prononcée par Mao, au cours d'un discours le 2 mai 1956, la phrase célèbre venue de l'époque des Royaumes combattants : « Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ! » ; le pouvoir s’efforce de ranimer la foi des intellectuels dans le socialisme, par une libéralisation politique. Pour rallier une population qui a perdu confiance, et plus particulièrement les intellectuels, le Parti décide de lever un peu le poids du contrôle politique, davantage de liberté est accordée aux écrivains, artistes et chercheurs.  En milieu urbain, des mesures sont prises pour restaurer la confiance des milieux sociaux frappés auparavant par la répression, la bourgeoisie nationale et l’intelligentsia. On accorde aussi une attention aux conditions de travail et aux relations sociales au sein de l’entreprise. Le discours de Mao date du 2 mai 1956, mais c'est seulement en février 1957, au cours d'un discours qu'il décide de forcer le cours des choses. Le mot d'ordre des Cent fleurs, devient un fervent appel à critiquer le Parti. Le mouvement commence de façon très timide, car beaucoup d'intellectuels sont échaudés par la répression qu'ils ont pu subir dans le passé. L'appareil lui-même oppose une certaine résistance. Cependant, dans la deuxième moitié du mois de mai et au début du mois de juin 1957, la parole se libère et de toutes parts, dans les catégories éduquées et cultivées de la population, on dénonce l’autoritarisme et l’incompétence des cadres communistes. Les meilleurs experts du pays mettent en avant les erreurs économiques commises par le régime. On dénonce aussi le gaspillage d’argent et de main-d’œuvre, l’imitation absurde de l’Union soviétique, les privilèges dont bénéficient les membres du Parti.


Le divorce


La version officielle présenta plus tard la campagne des Cent Fleurs comme un "piège" tendu par Mao afin d’amener tous les ennemis du Parti à se dévoiler : ce qui était contraire à l'utopie maoïste. Plus convaincante est l'explication d'historiens qui affirment que dans les faits, Mao Zedong a sous-estimé l’ampleur du ressentiment de la société à l’encontre du Parti, et l’extraordinaire ampleur de la contestation [sans doute lui cachait-on la réalité]. Surpris, puis inquiet de la tournure des évènements, Mao lui-même avertit les manifestants lorsqu’il déclare le 25 mai devant le IIIe Congrès de la Ligue des jeunes communistes, que ceux-ci doivent être conscients que « tous les mots ou actions qui s’écartent du socialisme sont mal venus ». Le Comité central opère alors une spectaculaire volte-face et décide de réprimer durement les contestataires, annoncée par Le Quotidien dans son éditorial du 8 juin, qui dénonce « ceux qui veulent se servir de la campagne de rectification pour mener la lutte des classes ». Cet article marque le début d’une violente campagne de répression contre les opposants au régime, qui touche toutes les couches de la société. La campagne « anti-droitière » expédie entre 400 000 et 700 000 « droitiers » dans les camps de rééducation par le travail ou des camps de travail forcé. Elle est systématique : milieux littéraires, cadres communistes généralement affectés à la culture ou aux problèmes ruraux, ingénieurs, juges, avocats, notaires, instituteurs et universitaires. Certains membres du Parti – dont deux ministres - sont également punis pour avoir été influencés par les protestataires. Les jeunes diplômés suspects qui n'ont pas reçu d'affectation sont fermement invités à s'installer à la campagne, initiant la politique d'envoi à la base (xiaxiang) qui prendra une extraordinaire ampleur à l'issue de la Révolution culturelle.



Des cités rurales
et des
villages urbains


En 1957, Mao connait tout à la fois les premiers échecs de ses réformes économiques et politiques.  De 1957 date la rancune tenace qu'il voue à certains intellectuels, mortifié d’avoir cru à tort pouvoir compter sur leurs sympathies et leurs convictions. Il en vient à tenir des propos radicaux : « les intellectuels sont les plus ignorants des hommes ». Il ne lui reste plus qu’à s'appuyer sur la paysannerie chinoise et à voir en elle la source de la sagesse et l’espoir du futur.

Une commune populaire type, affiche année 1958


Les grandes villes qui avaient été le creuset des intellectuels contestataires, autant que l'un des piliers des premières années du plan quinquennal, commencent à déplaire. Le Comité central sera également sensible aux critiques faites, lors de la période des Cent Fleurs, aux nombreuses critiques faites par les professionnels de la ville et les architectes contestataires. Des critiques justifiées qui dénonçaient, en autres, le développement chaotique des grandes villes, « la grande urbanisation à l’aveuglette » selon des éditoriaux de quotidiens, le massacre du patrimoine architectural pour d'autres, ou bien encore, la médiocrité architecturale des nouvelles constructions...



La planification urbaine, l'urbanisme feront donc l'objet d'une nouvelle et nécessaire redéfinition ; une nouvelle conception officielle de la ville, déterminée par le Comité central, et les instruments, les méthodes du système de planification seront adaptés ou révisés ou ajustés. La philosophie qui préside l'ensemble reste cependant essentiellement identique à celle qui avait prévalue jusqu'alors : le mythique équilibre entre villes et campagnes, les thématiques du ré-équilibrage territorial, les rapports entre la commande publique et les organismes intégrés du projet – les instituts -, d'exécution et de gestion. Comme en URSS, la planification s'appuie sur une conception engelsienne du « socialisme » : c'est-à-dire à un modèle de programmation globale qui voit la variable du capital social déterminée à priori dans une structure prévisionnelle encore rattachée, de façon rigide, à une politique économique de type téléologique.

Les ajustements porteront davantage sur la technicité et l' « efficacité » des projets et notamment, après la construction dans les années 1950 des villes nouvelles dédiées à l'industrie, de développement des grandes villes, de leur rapport avec leur territoire – rural - et à partir de leur autosuffisance en matière d'approvisionnement alimentaire, en eau, voire en produits manufacturés. Ainsi les grandes villes en tant qu'organismes économiques spécialisés ne se définissent plus par leurs limites traditionnelles mais par leur vocation de production ; et doivent s'organiser comme un nouvel appareil administratif pour remplacer la vieille organisation héritée de l'ancienne société. Ce qui implique, en premier lieu, le changement radical des strictes limites des villes, des découpages administratifs héritées du code de 1930, pour l'établissement de villes-territoires, voire de villes-régions pour les plus importantes, répondant aux nouvelles problématiques d'autonomie ou d'autarcie.

Ingénieur soviétique en Chine, 1953

Le modèle soviétique

C'est à partir de 1954 qu'arrivent en Chine, les professionnels de l'urbanisme et de la planification urbaine des instituts de l'URSS, envoyés pour aider les mêmes instituts d'architecture et d'urbanisme, en charge de la conception des nouvelles villes, des nouveaux quartiers et du développement des grandes villes. Leur aide devait mettre un terme au développement urbain plus ou moins anarchique – en règle général - qui jusqu'à présent prévalait, et de faire partager les expériences soviétiques d'une planification rigoureuse et technique, voire scientifique. De même, les experts soviétiques apportaient leurs connaissances dans les domaines particuliers d'industrialisation du bâtiment, d'architecture « normative » ou standardisée, pour répondre à une situation inquiétante de pénurie de logements et de services.


" L'Union Soviétique est notre exemple", 1953

Mais, modèle ne signifie pas copie conforme et si Mao Zedong pense que la Chine doit s'inspirer du modèle soviétique, il critique cependant la centralisation et l'urbanisation trop excessives. Pour Mao, les grandes villes sont synonymes de gaspillage : elles exploitent les campagnes et selon ses propres termes, il convient plutôt d'envisager « des cités rurales et des villages urbains ». L'autonomie locale demande des petites ou moyennes industries répondant essentiellement aux besoins de l'agriculture. Le paysan sera en même temps un ouvrier – et un soldat - et la centralisation sera limitée à un minimum d'industries d'intérêt national : électricité, transports, défense. Ainsi, les grandes lignes de la nouvelle stratégie urbaine nationale, s'articule en trois hypothèses complémentaires :

1 Comme en URSS, la dévolution d'une part croissante du revenu national au développement de l'agriculture réunit les conditions d'une diminution de la mobilité de la force du travail, grâce à l'augmentation de la production globale du secteur. Les interventions pour la création de grandes unités du type kolkhosien de caractère urbain - les communes populaires -sont destinées à promouvoir la croissance et la construction de nouvelles villes de taille moyenne (celles avec une population de 200.000 – 500.000 habitants).
2 Contraindre les grandes villes (population < 500.000 hab.), à planifier et à développer de nouveaux satellites pour disperser l'industrie et la population urbaine ; cette politique reprend en grande partie le système des « cités-spoutniks » soviétiques, nouveaux centres urbains construits sur un rayon de 30 à 35 kilomètres des centre-villes, au-delà d'une ceinture verte, équipée de services pour les loisirs. On applique à ces raïony la théorie du quartier à grande échelle conçus pour abriter plus de 50.000 habitants, grâce notamment à l'adoption de systèmes industrialisés, l'augmentation progressive des surfaces construites permet de substantielles économies de place dans la logique du « quartier-chaîne de montage ».
3 Contrôler la croissance de la population des villes par la réduction de l'exode rural, l'abaissement du taux de natalité de la population et  organiser à grande échelle des migrations urbain-rurales. On étudie des opérations d'urbanisme pour les centres anciens, dont on souhaite contenir le développement démographique, en refusant, par exemple, aux entreprises de s'installer dans les principales zones urbanisées.

Sans qu'il soit possible de généraliser, on peut tracer les grandes caractéristiques du modèle spatial de la ville-territoire, radio-concentrique organisé sous la forme de zones de cercles concentriques qui regroupent selon l'éloignement depuis le centre, des satellites urbains et des villages – les communes populaires - de tailles diverses. Le centre-ville, le noyau, lieu de l'administration, des grandes institutions – et de l'habitat hérité pour les villes anciennes - est entouré par des quartiers résidentiels. Une large ceinture verte, dédiée aux loisirs et à l'agriculture forme un des anneaux de l'ensemble, faisant frontière végétale avec les cités ou villes satellites dédiées, le plus souvent à l'industrie, qui disposaient de leurs propres services et équipements publics. Ces « constellations » urbaines épousant le tracé d'un cercle concentrique, étaient isolées les unes des autres par des espaces agricoles ou boisées. Enfin, les districts suburbains où étaient établis les communes populaires, étaient dédiés essentiellement à l'agriculture et à l'élevage destinés à alimenter la ville ; les complexes industriels polluants pouvaient également être implantés dans cette zone éloignée du centre. Ce modèle de ville-territoire devait ainsi assurer une meilleure organisation de la «ville» et de son hinterland rural immédiat en éliminant les barrières entre ville et campagne.

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Principe des Villes-territoires, source : Victor SIT


En étendant les limites administratives de la plupart des grandes villes, incluant de vastes zones agricoles [Xian], il était ainsi plus aisé de gérer administrativement les différents services – agriculture, industrie, transports, réseaux, habitat, etc. - permettant une meilleur gestion – centralisée – de l'approvisionnement en denrées alimentaires, en eau, de la répartition des populations et des industries, de leur transport, etc. Par ailleurs, les emplacements résidentiels sont choisis en fonction des implantations industrielles et minières afin d'éviter les mouvements pendulaires de travail : en principe, aucun travailleur ne doit être éloigné de plus de 2 km de son usine. Une série d'équipements collectifs et administratifs complète ce dispositif. Regroupant un nombre important de foyers, ces cités ouvrières sont élaborées en fonction d'une politique dont le but essentiel est non seulement de rendre en tout point la vie des ouvriers plus facile mais aussi d'y promouvoir et d'y préserver une véritable vie collective.
Ainsi, par exemple, la cité ouvrière Pang Pu à Shangai, achevée en 1959, est constituée de 129 bâtiments ne dépassant pas quatre étages, regroupe près de 4.000 foyers. Les bâtiments, souvent construits en briques, blanchis à la chaux, comportent des logements confortables, dotés de l'eau, du gaz, et de l'électricité. Les logements sont composés d'une cuisine et d'une ou deux pièces. Un soin particulier a été apporté à l'environnement naturel par la création de jardins, parcs et la plantation d'une multitude d'arbres. Les services sociaux de la cité «Tournesol» de Shangai (68.000 habitants en huit quartiers) comprennent : six écoles secondaires, 15 écoles primaires (2 par quartier), 13 crèches et jardins d'enfants, huit dispensaires, un petit hôpital et un grand hôpital, un cinéma et une maison de la culture. Lorsque la cité n'est pas regroupée près d'une usine dont la cantine reste ouverte, on trouve souvent une cantine-restaurant qui permet aux familles de venir chercher des plats à consommer chez eux ou sur place.

Un plan d'une commune de 1.208 habitants en banlieue de Shanghai, en 1958 : la programmation inclut une série d'immeubles résidentiels, des établissements publics, de loisirs, de l'industrie légère et de l'agriculture. Légende: 1 - bureau; 2 - club; 3 - magasin; 4 - la place centrale; 5 -cantine; 6 - stockage; 7 - sol ensoleillement; 8 - pépinière, 9 -de la maternelle; 10 - la clinique; 11 - collège; 12 - l'école primaire; 13 - toilettes; 14 - bains; 15 - atelier de couture. Source : Remaking Chinese Urban Form, Duanfang Lu.
L'inspiration idéologique de cette typologie urbano-architecturale reprend la notion d'unité de voisinage de Clarence Perry et le concept du Microdistrict développé par les architectes soviétiques. Ces communes ont été organisées autour des équipements et des services publics et non loin des lieux de travail. La vie quotidienne privilégiait le collectif, avec des services publics tels que les crèches, les jardins, les écoles, les salles communes, des cantines, des terrains de sport et des jardins qui devaient compenser le manque de vie privée et familiale. Les travailleurs étaient regroupés selon le type d'emplois qu'ils occupaient - et logés à proximité de l'usine ou des champs. Tout comme le F-Unit du Narkomfin, ce type commune a cherché à briser l'unité familiale en faveur de la collectivité en minimisant l'espace privatif et en maximilisant les espaces collectifs et les lieux publics.

Beijing
Un premier plan de développement urbain est arrêté en 1953 ; les débats entre les architectes et les autorités portaient sur la préservation des monuments historiques  et les anciennes et majestueuses murailles qui encerclaient la vieille ville.  La superficie de Pékin quadruple en 1958. Le plan de développement de Pékin de 1958, instituait le vieux Pékin, comme noyau du modèle radio-concentrique, et la création de dix «constellations » dispersées autour de centre urbains ou de villages existants. Des quartiers disposant d'unités de production, de services et d'équipements publics, séparés de la vieille ville et des autres par une zone « tampon » verte dédiée à l'agriculture.

Planification de Beijing, 1958,  source : Victor Sit

Une planification urbaine destinée à éviter les problèmes de congestion, à maintenir un environnement urbain de qualité par la proximité de la nature, tout en respectant le principe de l'équité en matière d'emploi et de proximité des services urbains. La construction de villes satellites seront destinées à la relocalisation et la construction de complexes industriels ; éloignées du centre ville, ces villes nouvelles disposaient de tous les services publics leur assurant un maximum d'autonomie. Depuis 1958, 24 satellites de ce type ont été construits dans la banlieue extérieure de Pékin pour accueillir les installations industrielles ; en 1979, 920 000 habitants y étaient installés.
Beijing, 1954, nouveau quartier / non réalisé ; Huabei zhishu sheji gongsi


Beijing, la capitale, devait en outre, célébrer dans l’espace urbain le pouvoir et sa lutte pour la libération de la Chine et la victoire de la révolution. Les dirigeants chinois inscrivent au nombre des travaux du Grand Bond en avant les réalisations majeures de l’urbanisme pékinois. Un axe est-ouest, l’avenue Chang’an, coupe dorénavant l’axe nord-sud traditionnel de la ville impériale au niveau de la place Tian An Men. Cette dernière est agrandie et totalement réaménagée. Elle doit pouvoir accueillir les grandes cérémonies célébrant le régime et offre au regard les principaux monuments qui matérialisent la grandeur du régime : le monument aux Héros du peuple, le musée de l’Histoire de la révolution et le palais de l’Assemblée du peuple. En 1959, d’autres grands travaux sont enfin réalisés dans la ville de Pékin : la gare centrale, l’hôtel et le palais des Minorités nationales, la résidence des Hôtes de marque, le palais de l’Agriculture, le stade des Ouvriers, le palais des Beaux Arts et l’hôtel des Chinois d’outre-mer. Le pouvoir opère ainsi une politique d’accumulation de signes en plein cœur de l’ancienne capitale impériale, et il ne cherche ni à détruire la ville ni à la décentrer. L’essentiel du tissu urbain de Pékin reste intact : seules les murailles sont progressivement démantelées et laisseront la place à une ligne de métro et à une rocade périphérique. Le zonage de la ville respecte également l’ordonnancement initial de l’espace, avec à l’ouest de la vieille ville une concentration des ministères et bureaux administratifs, puis à l’est le quartier des ambassades (Sanlitun), des hôtels et grands magasins pour étrangers (Jianguomenwai). Le massacre de Beijing débutera véritablement plus tard, en 1990, lors de la libéralisation de l'économie.

Anhua Lou (安 化 楼)



L'immeuble d'habitat - très -collectif, Anhua Lou (安化 楼) a été construit à Beijing en mai 1960, lors de la période du Grand Bond en avant.  L'organisation du bâtiment illustre l'idéal communiste et communautaire pour les travailleurs citadins. Ce type d'immeuble d'habitat est conçu pour 2.000 résidents, nombre idéal pour l'organisation de la cantine qui est commune ; les appartements ne comprennent pas de cuisine, ni de grandes pièces à vivre. Par contre, les résidents bénéficient de plusieurs installations collectives : des salons de détente, une salle de gymnastique, des salles de réunions, un jardin d'enfants  et d'autres commodités, tel un magasin, une laverie. Les enfants et les personnes âgées devaient être pris en charge par la communauté, et les travaux ménagers tels que le nettoyage des espaces communs. 
Illustrations : Proletariat Unit

Ce type d'habitat était conçu tel un village urbain. Trois immeubles du même type ont été construits à Beijing, un seul a survécu, les deux autres ont été démoli. Un article paru en 2011 dans le Global Times présentait une entrevue avec Shang Wenjiang, qui a vécu dans l'immeuble pendant cinquante ans. Qui regrette la perte du sens de la communauté et de la solidarité de ses nouveaux voisins. Il se remémore les jours où les résidents  s'entraidaient, vivaient comme une famille, célébrant les mariages et les funérailles ensemble ; en ajoutant : « Nous n'avons jamais utilisé les verrous de nos portes et tout allait bien. Maintenant nous connaissons à peine nos voisins."


1958-60 :
Le Grand Bond en avant

Dès l'hiver 1957-1958, Mao lance le « Grand Bond en avant » qui doit mobiliser la Chine rurale et présenter au monde un socialisme chinois supérieur à son homologue soviétique, considéré comme révisionniste.  Simon Leys juge ainsi que « Le principe du « Grand bond en avant » était de résoudre le sous-développement industriel et économique du pays en substituant à l’équipement de base qui lui faisait encore largement défaut, ou ne s’implantait qu’avec une trop grande lenteur, les ressources humaines du pays entier, galvanisées par une impulsion unanime d’enthousiasme révolutionnaire. (…) Un second trait caractéristique de l’orientation du « Grand bond » fut son refus du monde extérieur, son refus de la modernité, son désir de réintégrer le giron familier de la vieille province chinoise autarcique (…) Trois thèmes de la pensée maoïste donnent en effet la clef de la « philosophie » du « Grand bond » » :
1) la force de la Chine réside dans son dénuement même (…) ;
2) la seule ferveur révolutionnaire peut et doit efficacement surmonter l’obstacle des choses et transformer la matière (…) ;
3) l’improvisation villageoise, le bricolage indigène, peuvent et doivent efficacement remplacer les moyens scientifiques, techniques et industriels.

Une campagne très ambitieuse qui s'effectuera dans des conditions difficiles avec notamment la rupture complète avec l'URSS en 1960 dont les principales conséquences sont la cessation des aides et des accords commerciaux et un climat de tension tel que les deux pays envisageaient la guerre. De plus, trois années consécutives de graves catastrophes naturelles [inondation et sècheresse, selon les régions] entrainent - parallèlement à des "erreurs" techniques [5], ou de planification et une gestion tout aussi catastrophique des coopératives rurales - une extraordinaire diminution de la production dont la conséquence fut la Grande Famine [三年大饥荒] faisant, selon les historiens, entre 15 [officiellement] et 36 millions de morts.

Le HUKOU
En 1958 apparaît le système d'enregistrement du hukou afin de contrôler l'exode rural et faciliter l'accès aux services urbains pour les nouveaux migrants. Le hukou, livret d’enregistrement qui lie une personne à un lieu de résidence, figure au coeur du dispositif de contrôle de l’urbanisation. Fournir le hukou approprié est nécessaire pour obtenir un logement, trouver un emploi ou accéder au système de santé et d’éducation. Ce livret est par ailleurs décliné en deux catégories : les hukou ruraux, ou « agricoles » et les hukou urbains, ou « non-agricoles ». Cette classification interdit aux titulaires d’un hukou rural de travailler en ville. C’est cette organisation qui empêche les migrations spontanées des campagnes vers les villes. Les migrants devaient donc figurer dans le plan socio-économique du gouvernement pour aller vivre en ville de façon légale.

Chaque habitant s’est vu remettre un « livret de résidence » (hukou), véritable passeport intérieur qui l’obligeait à demeurer sur son lieu de naissance : celui-ci pouvait être urbain (chenzhen hukou) ou non agricole (feinong hukou), et enfin rural (nongcun hukou). Les bureaux de la Sécurité publique surveillaient en particulier les migrations entre provinces, et il était impossible de migrer de la campagne vers la ville sans autorisation officielle ou en dehors du cadre des migrations autoritaires. La migration horizontale, c’est-à-dire dans une localité de même niveau hiérarchique (c’est-à-dire de village à village, ou de ville à ville), était tolérée, à condition d’obtenir l’aval des autorités de la localité d’origine et de la localité d’accueil ; la migration verticale, elle, n’était possible, aux mêmes conditions, que vers une localité de plus petite taille. Ce système du hukou a longtemps été un instrument d’assujettissement de la société par le pouvoir politique. La seule façon de le contourner était de rejoindre les rangs de l’Armée populaire de Libération, de devenir cadre ou d’obtenir un diplôme universitaire, qui donnait droit à un emploi dans une entreprise d’État. La société chinoise est donc devenue une société figée, où le droit de vivre en ville était perçu comme un privilège. En effet, l’autre moyen dont disposaient les autorités pour contrôler les déplacements de population était le système des tickets de rationnement instauré au lendemain de la Révolution. Les tickets n’étant utilisables que dans la ville par laquelle ils avaient été émis, ce système de rationnement a eu notamment pour conséquence d’empêcher les paysans de s’installer en ville puisque leurs tickets ne leur donnaient pas accès aux céréales sur le marché d’État, celui-ci étant seulement réservé aux détenteurs d’un hukou urbain. Pour justifier l’adoption de règles aussi rigides et contraignantes, le régime a évoqué la nécessité d’empêcher le développement de l’urbanisation sauvage qui caractérisait les autres pays en développement et provoquait la détérioration de l’emploi dans les villes. Le système n’a été assoupli que dans les années 1980 – la réforme la plus importante a eu lieu en 1985 – ainsi qu’après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 ; mais il est encore à l'heure actuelle en vigueur.



Et pourtant, malgré ses mesures, 20 millions de paysans arrivent en ville, en violation des règlements sur l'embauche et l'enregistrement ; les jeunes “ruralisés” de 1957 sont, pour la plupart revenus en 1961, tandis que d'autres fuient la famine pour se réfugier dans les villes. Dix années après la victoire, la Chine s'est progressivement urbanisée et la croissance des villes a été rapide qui porte la population urbaine à 20 % de la population totale.

Les communes populaires
Le Grand Bond en avant est centré sur un nouveau système socio-économique créé dans les campagnes et quelques espaces urbains : les communes populaires. À la fin de 1958, 750 000 coopératives agricoles sont regroupées en 23 500 communes. La première commune populaire, créée au Henan, regroupe les paysans d'une centaine de coopératives, dans le but de réaliser de grands travaux d'irrigation. Pendant l'été 1958 a lieu la généralisation du système des communes populaires, leur nombre augmente à 70 000, chacune regroupant 10 à 12 coopératives prenant alors le nom de « brigades ». Ce principe est destiné à devenir l'unité de base, autarcique, de la société. Les communes sont des unités de production à la fois agricoles et industrielles, comprenant des usines qui travaillent pour l'agriculture. Il n'y a plus de dissociation géographique entre agriculture et industrie. La commune populaire présente d'importantes différences avec les coopératives socialistes. Elles sont d'une taille beaucoup plus grande et prennent également en charge des activités non agricoles ; sa direction est considérée comme un pouvoir d'État ; la distribution de la nourriture doit s'y faire en fonction des besoins – principe communiste –, et pas seulement en fonction du travail et du système des « points » ; enfin, les lopins privés disparaissent : toute la terre, y compris les arbres, est collectivisée. Seuls restent propriété privée quelques animaux.

" Le futur des Communes rurales ", affiche 1958

La commune dispose des différents « services » : hôpital, écoles et collège, bataillon de la milice. Tout est placé sous l'autorité du comité local du Parti. Les paysans ne se contentent pas des travaux agricoles mais doivent œuvrer en priorité sur de grands chantiers d'intérêt général, barrages, canaux, routes, les techniques manuelles traditionnelles devant être rapidement relayées par des machines et des engins mécaniques dont l'acier sera fourni par les « petits hauts-fourneaux » édifiés dans les communes. Des fourneaux destinés, pour leur plus grande majorité, à fondre leurs outils de fermier, leurs casseroles et leurs portails en fer, etc. Mais la qualité de l’acier étais souvent si pauvre que les métaux étaient inutilisables. Chaque commune contrôle tous les moyens de production et opère indépendamment des autres. Le modèle prévoit que les communes seront (théoriquement) auto-suffisantes en ce qui a trait à l'agriculture, aux petites industries (dont les fonderies d'acier de fonds de cours), aux écoles, à l'administration et à la sécurité locale (via une milice). Le système est aussi basé sur l'espoir qu'il permettra de libérer des ressources pour les travaux d'infrastructure, partie prenante du plan de développement.
Vues d'une commune populaire type dans les années 1958.

Proposition pour un immeuble d'habitation à Xushui, Hebei, en 1958, pour la Commune populaire rurale de Suicheng (遂城 人民公社). Le bâtiment est un exemple d'une typologie architecturale d'un immeuble d'habitations commune à de nombreuses communes populaires rurales construites à cette époque. Les caractéristiques de ce type de bâtiment comprennent une faible hauteur, l'arragement d'unités d'habitations le long de corridors ouverts sur l'extérieur. Dans le cas de l'immeuble Suicheng, il y avait douze unités réparties sur deux étages. Le bâtiment était une réponse aux idéaux de collectivisation et de vie commune des travailleurs : les unités individuelles ou familiales sont dépourvues de salon, de cuisine et de salle de bains. La cuisine et les repas devaient avoir lieu dans une cantine commune séparée des unités de vie, généralement prévue pour être construite au centre d'une grappe d'unités d'habitation.

Illustrations : Proletariat Unit
Axonométrie générale de l'immeuble (en haut) et Axonométrie d'une cellule d'habitation (à gauche) pour célibataire, comprenant une pièce à vivre et une chambre, la salle de bains commune (à droite). Plan : transition espace public / privé ( en bas).
Illustration : Proletariat Unit

Robert Guillain, correspondant en Chine du quotidien français Le Monde, évoque dans un article daté du 27 septembre 1958, cette « nouvelle révolution » :
Une nouvelle révolution est en cours dans les campagnes chinoises, peut-être la plus draconienne de toutes celles que connaît ce pays depuis 1949. Elle risque de bouleverser la vie de cinq cents millions de paysans jusque dans les détails de l'existence quotidienne, le boire et le manger, la lessive et la cuisine. A cette révolution est attaché un mot que la propagande a lancé au début de septembre, et qui maintenant roule et retentit à travers la Chine entière : la commune. Une première révolution avait donné la terre au paysan. Une deuxième la lui reprit, et créa les kolkhozes chinois sous le nom de " coopératives ". La troisième, celle d'aujourd'hui, crée, sous le nom de commune, une nouvelle unité sociale qui devient même l'unité de base de la société, et supprime, en les absorbant, les unités inférieures : groupement familial et kolkhoze même. Telle commune de la province du Honan, par exemple, vient de se former par la fusion de vingt-sept kolkhozes, comprenant neuf mille trois cents familles, qui font toutes ensemble quarante-trois mille personnes. Cette commune s'appelle Spoutnik.

Abolition de la vie familiale
Dans les descriptions et explications données à Pékin, ce que l'observateur occidental retiendra avant tout, c'est que l'instauration d'une commune signifie en fait-si l'on en croit l'exemple des communes modèles, ou communes " pilotes " -l'abolition de toute vie familiale. D'un trait de plume, le mode de vie familial et individuel que la Chine-avec le reste du monde-a pratiqué depuis des milliers d'années est remplacé par une vie véritablement collective et communiste, où les êtres, hommes et femmes, devenus membres des brigades de travail, sont complètement " libérés " des attaches du foyer et du village, pour être mis à la disposition de l'État et du parti. Pour le paysan chinois membre de la commune, c'en est fini du repas familial pris chaque jour à la maison. A l'heure dite, tout le monde se rend à des " réfectoires du peuple ". Les femmes n'ont plus à faire la cuisine : les cuisines collectives les remplacent, avec leurs brigades de cuisinières il n'y a plus de ménagères. Une production industrielle campagnarde Les mères n'ont plus à s'occuper des enfants : la commune les prend en charge dans ses crèches et ses écoles. Ils y apprendront à servir la communauté et l'Etat, et visiteront de temps en temps leurs parents. Que faire des personnes âgées et des vieillards ? Ils iront vivre dans des établissements communaux. Les épouses n'ont plus à faire la lessive ni la couture : il y a désormais des laveries communales, des ateliers de tailleurs communaux. La commune est chargée d'instaurer, de même, des bains publics, des ateliers de coiffeurs et barbiers, etc. La " libération " chinoise étant ainsi poussée jusqu'à ses conséquences extrêmes, les paysans " libérés " de leurs foyers sont disponibles pour se consacrer entièrement à la vie collective. Les femmes elles-mêmes, dont la " libération " est plus frappante encore que celle des hommes, rejoignent ces derniers pour travailler à leurs côtés, dans des " brigades orpool " des masses de main-d'oeuvre beaucoup plus considérables que celles dont disposaient les éphémères kolkhozes des années 1954-1957. Cela doit permettre deux nouveaux " bonds en avant ", comme dit le slogan officiel du jour. Le premier touche à quelque chose que nous connaissons déjà : les grands travaux publics du régime dans les régions rurales. On va assister à une multiplication des chantiers, qui réunissent par milliers, et parfois par centaines de mille, les paysans chinois pour la construction de barrages, de canaux d'irrigation, etc. Le deuxième " bond en avant " est nouveau, et c'est même la nouveauté centrale de la révolution qui commence : on va créer dans les régions rurales de la Chine entière de petites unités de production industrielle utilisant de la main-d'oeuvre paysanne. La commune partagera ses activités entre les travaux des champs et la mise en marche de petits hauts fourneaux, de forges, d'ateliers mécaniques, le forage de mines et de carrières, la fabrication d'outils agricoles ou industriels. Le régime va demander, désormais, aux campagnes de lui fournir même du fer et de l'acier. Et c'est probablement en comptant sur cette nouvelle production industrielle... campagnarde que Pékin a décidé un doublement de la production métallique de 1958 par rapport à celle de 1957, le plus étonnant " bond en avant " qu'ait jamais osé entreprendre la Chine populaire. On peut seulement se demander quelle sera la qualité du métal produit...

Discipline militaire pour le paysan
En attendant, le paysan chinois dans la commune tend à n'être plus seulement un paysan, mais en même temps un ouvrier , ou les deux à la fois. Bien plus, il est par surcroît un soldat, soldat d'un nouveau genre : celui de la production planifiée. C'est un dernier aspect de la révolution en cours, et les commentaires de Pékin insistent beaucoup là-dessus. La commune organise sa main-d'oeuvre en " brigades " où tout doit être organisé selon des règles quasi militaires. Les membres des brigades doivent pratiquer l'obéissance " de masse ". " Le peuple doit être organisé d'une manière militaire, écrit le Drapeau rouge, revue destinée à l'instruction des cadres du parti. Il doit faire les choses comme on fait son devoir au combat, et vivre une vie collective ". " ...L'expansion rapide de l'agriculture exige que le peuple (rural) renforce beaucoup son organisation, agisse plus rapidement avec une plus grande discipline, afin que, comme les ouvriers d'usine et les soldats, il puisse être utilisé avec plus de liberté et sur une plus large échelle ". Industrialiser sans urbaniser La revue ajoute que le système des communes permettrait éventuellement une mobilisation de la nation entière contre les agresseurs impérialistes. Le système de la commune a d'abord été essayé dans quelques régions pilotes à partir du début de 1958. L'expérience ayant réussi, on l'a étendue à une province entière, le Honan, province voisine de celle de Pékin, au sud du fleuve Jaune. Au 15 septembre, le passage des kolkhozes aux communes était accompli dans cinq provinces, et le mouvement est maintenant en train de s'étendre avec une grande rapidité dans l'ensemble du pays. Les textes laissent entendre qu'il faudra à peu près six ans pour que les communes aient mis complètement sur pied le nouveau système de production industrielle dans les campagnes. Faut-il dans tout cela faire la part de la propagande et ne prendre ces grands projets que cum grano salis ? Le système des communes n'est-il pas, dans une certaine mesure, un écran de fumée qui doit permettre au régime de masquer un échec des kolkhozes et de se dégager de ceux-ci ? Quand la vaste agitation du début sera calmée, la commune ne laissera-t-elle pas le paysan retourner à son mode de vie traditionnel ? Les réfectoires collectifs ou la " libération " des ménagères pourraient, après tout, ne fonctionner que pour la durée limitée de " périodes " quasi militaires, celles où la main-d'oeuvre est réquisitionnée à la saison creuse pour les grands travaux. Si ce n'est pas cela, si la Chine pousse vraiment à fond l'entreprise qu'elle annonce, elle se lance dans une expérience que l'Union soviétique a souvent évoquée en théorie, avec ses projets d'agrovilles, sans jamais oser passer à l'exécution sur une grande échelle. Son ambition la plus surprenante peut se résumer en une formule : obtenir l'industrialisation sans l'urbanisation. Parmi les terribles problèmes que pose à Mao Zedong l'inflation démographique de la Chine, les plus effrayants sont ceux qu'annonce la folle accélération de la croissance des villes. Le brutal effort d'industrialisation bouleverse les cités anciennes et en fait naître de nouvelles avec une telle rapidité que le moment vient où les autorités vont être complètement débordées par les problèmes de logement, de transport, de ravitaillement et d'hygiène dans les villes, sans parler des problèmes de police. D'où l'idée d'une innovation draconienne : freiner les villes sans cesser d'accélérer l'industrie, donc de maintenir sur la terre une bonne partie du prolétariat en expansion, et pour cela, demander aux campagnes de se charger d'une partie de la production industrielle. Reste à savoir ce qu'en penseront cinq cents millions de paysans chinois.

500 millions de paysans
Le programme se met en place avec différents degrés d'extrémisme selon les régions. Mais dès l'automne apparaissent des signes inquiétants : retards au niveau de la moisson car les paysans absorbés par les grands chantiers ne peuvent pas rentrer les récoltes ; déceptions en ce qui concerne les petits hauts fourneaux, dont l'acier insuffisamment épuré est souvent inutilisable ; et surtout le peu d'entrain de la plus grande majorité des paysans. Nombre d'historiens affirment qu'il s'agit là d'un échec majeur pour Mao Zedong ; mais si Robert Guillain estime un peu sommairement que les communes populaires ont été “ un échec économique mais un succès politique ”, René Dumont, expert exigeant, considère qu’il y a là une “ formule positive ” du point de vue agricole, dont il souligne les faiblesses dans tel ou tel cas concret, mais dont le principe lui semble adapté aux besoins de la Chine.

1949-1959

Le Grand Bond en avant se termine sans confrontation contrairement à 1957. Comme en URSS quelques décennies plus tôt, le crédit des idées communistes résiste notamment dans une grande majorité de la population rurale, hostile à toute tentative de recollectivisation ; qui conduit à présent a accélérer le fractionnement politique du PCC [3]. Ces huit années de 1958 à 1965 sont des années de transition majeure dans la révolution chinoise. Jusqu’en 1949, prévaut l'« unité de Yan’an », c'est-à-dire le consensus entre dirigeants du Parti pour mener à bien la transformation de la Chine. À partir de 1949-1957, on voit l’émergence des conflits mais ils sont traités de manière à préserver l’unité au sein des élites et maintenir l’élan révolutionnaire. Malgré la contestation de nombreux citoyens, le prestige du Parti et du nouveau système reste grand car leurs politiques ont permis de rendre la Chine plus forte et plus riche, un tel résultat nécessitant des sacrifices. C’est précisément ce prestige que le Parti perd entre 1958 et 1965. Cela étant, après dix années de réformes révolutionnaires anti-capitalistes, Robert Guillain, évoque dans un article daté de 1956 la formidable métamorphose du pays :
[…] Rien n’est changé ? Tout dément avec évidence cette hypothèse. Pour un “ancien de la Chine, la Chine vue de ce train est marquée de changements à peine croyables. Je sais bien que le régime ne connaît pas de limites dans son souci d’organisation et de propagande, mais tout de même, il n’a pas truqué le décor sur 2 000 kilomètres à droite et à gauche du chemin de fer ? Une gare, des gares, toutes les gares, d’une propreté impeccable... (…) Où sont les spectacles d’autrefois, les gares inondées d’une foule crasseuse, les haillons, les mendiants prostrés, les marmots quêteurs et voleurs, les bureaux sales, l’odeur de ce que je pense, et les mouches ? Ma première mouche, en vérité, je l’ai rencontrée au bout de plus de 1 000 kilomètres. (…) Deux choses sont nouvelles. On voit partout, d’abord, les images qui montrent le développement du travail collectif et la présence de l’État : équipes organisées et encadrées, rassemblements de villageois, rendez-vous de paysans avec les collecteurs, leur apportant le grain ou le coton. Et la campagne, en second lieu, est habillée comme elle ne l’était pas autrefois. Je ne vois plus le long du train tout au moins, et cela du sud au nord de la Chine, l’extraordinaire vêtement du paysan chinois, habit d’arlequin de la misère, fait de cent pièces de haillons cousues ensemble. Et dans les villes, je n’ai à peu près jamais revu ce spectacle autrefois si courant : les hardes déchirées qui s’ouvrent sur de grands trous de peau nue. Le mendiant, le misérable, l’épave humaine, le vieillard déchu et abandonné, l’enfant vagabond, l’infirme vivant d’aumônes, toute cette ancienne cour des miracles a disparu. (…) Hélas ! si j’aperçois du train, ici et là, des cités ouvrières plus nombreuses et plus vastes que je n’avais attendu, voici aussi l’océan des taudis anciens, quand le train traverse les villes. (...) Une [autre] chose me choque parce qu’elle est nouvelle et contraire à tout ce que j’attendais des Chinois : c’est l’effrayante uniformité de la multitude chinoise rhabillée en bleu.
Affiche 1960


1960-65 :
La reprise économique, sans Mao


La politique du Grand Bond en avant, les catastrophes naturelles, la rupture avec l'URSS ont pour conséquences un déséquilibre de l’économie nationale, le développement rural a été perturbé et la production agricole a décru d’année en année. De plus, l’augmentation rapide de la population urbaine – forte natalité, mobilité illégale, etc. - a dépassé la capacité supportable de l’économie nationale et a créé une situation inquiétante dans les villes : chômage et crise du logement.


Ainsi, après le retrait de Mao Zedong de la scène politique, des contre-réformes sont décidées ; en 1961, on réintroduit les stimulants matériels, la concession de parcelles privées aux paysans, tandis qu'était encouragé le petit commerce privé des produits agricoles. La reprise qui se produisit en deux ans dans les campagnes ne convainquit pas du tout Mao. Il put même craindre que ce type de développement social ne désagrégeât les fondements de la stratégie chinoise, différente de celle suivie par l'URSS, et ne rompît l'équilibre du développement des villes et des campagnes. À partir de 1960, l'État annonce une campagne pour le retour au village de 20 millions de travailleurs des villes recrutés récemment. Ce mouvement s'accompagne d'un nouveau renforcement du contrôle sur les déplacements, et surtout de l'envoi dans les zones rurales, à titre temporaire ou définitif, de millions de cadres et d'étudiants qui vont assister les appareils des communes populaires. Sous l'effet cumulé de ces différentes mesures, la population résidant dans les villes diminue jusqu'à 116,6 millions en 1962. Au total, depuis le début des campagnes de désurbanisation jusqu'à la fin de 1963, on estime à 40 millions d'urbains qui ont été “ ruralisés “, le plus souvent pour quelques mois. Ce n'est qu'ensuite que les transferts ont pris la forme d'installation permanente dans les villages et sur les fermes d'État des zones frontières.


Le pouvoir central concentre alors les investissements sur le développement des provinces les moins développées et sur l'agriculture. C'est ainsi que 26 millions de personnes retournent dans les campagnes entre 1960 et 1963. A travers le rajustement des 3 années (1961-1963), les ouvriers et employés urbains ont été réduits de quelque 18,87 millions, la population urbaine pléthorique qui a été rapatriée à la campagne a atteint 26 millions environ, soit environ 30% de la population urbaine. C’est le premier grand reflux de la population urbaine vers la campagne après la fondation de la République Populaire de Chine. Le 17 avril 1962, le ministère de la sécurité publique a émis « l’avis du traitement des affaires sur la migration d’état civil », qui indique qu’ « il faut contrôler strictement la migration de la campagne en ville ; la migration de ville vers la campagne est permise ; la circulation normale nécessaire entre les villes doit être permise, mais il faut contrôler convenablement la circulation des moyennes et petites villes vers les grandes villes, en particuliers vers les 5 grandes villes (Pékin, Shanghai, Tianjin, Wuhan et Guangzhou) ».  De 1961 à 1965, le taux d’urbanisation est passé de 19,29 % à 18  %. 

LES VILLES IDEALES SOCIALISTES :
DAZHAI et DAQUING


Mao Zedong, en retrait de la vie politique du pays s'indigne du réformisme de la  la présidence de Liu Shao Qi et prépare son offensive pour reprendre le pouvoir. 
Peu avant la révolution culturelle, Mao Zedong s'appuiera pour mener sa contre-propagande, - en autres - sur deux communautés : celle rurale de Dahzai et celle du complexe industriel de Daquing.

Ainsi,  Dazhai un village inconnu, perdu dans les montagnes, va connaître une renommée nationale puis internationale. Un village où les paysans ont appliqué à la lettre les préceptes de Mao : à partir de 1952, sans aide des autorités, ils organisent et remodèlent le relief afin de construire des cultures en terrasses à flanc de montagne, au prix d'efforts sur-humains. Des inondations provoquent en 1963 de très graves dévastations. Cette année marque une étape décisive dans l'initiative paysanne locale dans sa volonté de ne compter que sur ses propres forces ; elle avait déjà démontré en "rasant" les montagnes, et elle le montrait à nouveau par ses " Trois Refus " : refus d'argent, de céréales et de matériel de l'Etat.  Cette attitude ne prend tout son sens que replacée dans la période dite des années noires 1960-63 où les difficultés poussent souvent les communes à se tourner vers Etat et où au niveau gouvernemental, sous la présidence de Liu Shao Qi, sont prises certaines mesures d'assouplissement par rapport aux règles collectives : mesures refusées par le chef de la brigade.

Dazhai, année 1970




L'important bassin pétrolier de la Chine populaire, Daqing est situé entre Qiqihar et la capitale du Heilongjiang (Harbin), à proximité de la ville d'Anda. Une raffinerie et un complexe pétrochimique ont été édifiés sur place, mais outre son immense valeur économique pour une Chine, qui était jusque-là réputée fort pauvre en pétrole, Daqing devint un modèle pour tout le pays : la Chine doit « compter sur ses propres forces » et Daqing donna ainsi la preuve que des prouesses techniques étaient possibles sans aucune aide extérieure ; Daqing n'était pas seulement un ensemble industriel, mais une communauté d'avant-garde assurant elle-même son approvisionnement par le développement d'activités agricoles et de services divers. « Compter sur ses propres forces », supprimer les différences entre villes et campagnes, entre les tâches industrielles et les tâches agricoles, tel fut le caractère édifiant que l'on voulut donner à Daqing.
« L'esprit de Daqing », « l'esprit de Dazhai »,   seront ainsi donnés en modèle à tout le pays, particulièrement durant la Révolution culturelle, car , selon la propagande, qui n'est pas forcement fausse , ces réalisations n'ont été possible que grâce à l'esprit de sacrifice de milliers de pionniers qui ont bravé, dans le cas de Daquing, les solitudes glacées de ces confins chinois pour y faire naître zones résidentielles et villages et dans le cas de Dazhai entreprit un incroyable effort en refusant aides des autorités et stimulants matériaux ;  ils ont ouverts les esprits à la générosité socialiste de la gestion collective, ils ont tous vaincu l'égoïsme et l'avarice qui étaient à la racine de l'exploitation. C'est le triomphe même de l'utopie de Mao Zedong,  de l'Homme socialiste oeuvrant pour la gestion socialiste et la consolidation de l'économie collective qui personnifie de manière exemplaire la ligne révolutionnaire d'un parti qui ne se laisse ni embourgeoiser, ni attaquer par le révisionnisme. Ces communautés symbolisent, en fait, le fer de lance de la lutte contre Liu Shao-chi.



1966-1969 :
La Révolution Culturelle
无产阶级文化大革命



La Grande révolution culturelle prolétarienne (无产阶级文化大革命) commence en 1966 et s'achève à la mort de Mao Zedong en 1976. D'autres estiment que les événements de la Révolution Culturelle stricto sensu concernent la période qui va de septembre 1965 à avril 1969. Ce texte n'est pas le cadre pour retracer ses différentes étapes ; donnons seulement la parole à trois critiques : selon le sinologue anti-mao Simon Leys : « La révolution culturelle, qui n’eut de révolutionnaire que le nom, et de culturelle que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir menée au sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masse ». Pour l'historien marxiste Eric Hobsbawm, la révolution culturelle a été une « campagne contre la culture, l'éducation et l'intelligence sans parallèle dans l'histoire du XXe siècle ». Guy Debord la présentait en ses termes [ Le point d’explosion de l’idéologie en Chine, article publié dans la revue Internationale Situationniste, no 11, octobre 1967 ] :
Il est sûr que ce conflit porte sur la gestion de l’économie. Il est sûr que l’effondrement des politiques économiques successives de la bureaucratie est la cause de l’acuité extrême du conflit. L’échec de la politique dite du « Grand bond en avant » – principalement du fait de la résistance de la paysannerie – non seulement a fermé la perspective d’un décollage ultra-volontariste de la production industrielle, mais encore a forcément entraîné une désorganisation désastreuse, sensible sur plusieurs années. L’augmentation même de la production agricole depuis 1958 paraît très faible, et le taux de croissance de la population reste supérieur à celui des subsistances. Il est moins facile de dire sur quelles options économiques précises la classe dirigeante s’est scindée. Probablement un côté (comprenant la majorité de l’appareil du parti, des responsables des syndicats, des économistes) voulait poursuivre ou accroître plus ou moins considérablement la production des biens de consommation, soutenir par des stimulants économiques l’effort des travailleurs, et cette politique impliquait, en même temps que certaines concessions aux paysans et surtout aux ouvriers, l’augmentation d’une consommation hiérarchiquement différenciée dans une large base de la bureaucratie. L’autre côté (comprenant Mao, une grande partie des cadres supérieurs de l’armée) voulait sans doute une reprise à n’importe quel prix de l’effort pour industrialiser le pays, un recours encore plus extrême à l’énergie idéologique et à la terreur, la surexploitation sans limite des travailleurs, et peut-être le sacrifice « égalitaire », dans la consommation, d’une couche notable de la bureaucratie inférieure. Les deux positions sont également orientées vers le maintien de la domination absolue de la bureaucratie, et calculées en fonction de la nécessité de faire barrage aux luttes de classes qui menacent cette domination. En tout cas, l’urgence et le caractère vital de ce choix étaient pour tous si évidents que les deux camps ont cru devoir courir le risque d’aggraver immédiatement l’ensemble des conditions dans lesquelles ils se trouvaient placés, par le désordre de leur scission même. Il est très possible que l’acharnement, d’un côté comme de l’autre, se trouve justifié par le fait qu’il n’y a pas de solution correcte aux insurmontables problèmes de la bureaucratie chinoise ; que donc les deux options qui s’affrontent étaient également inapplicables ; et qu’il fallait pourtant choisir.

En 1966, Mao décida de lancer la Révolution culturelle qui lui permit de revenir au pouvoir en s'appuyant sur la jeunesse du pays. Le dirigeant souhaitait purger le Parti communiste chinois de ses éléments « révisionnistes » et limiter les pouvoirs de la bureaucratie. Les « Gardes rouges », groupes de jeunes chinois inspirés par les principes du Petit Livre rouge devinrent le bras actif de cette véritable révolution. Ils remirent en cause toute hiérarchie, notamment la hiérarchie du PCC. Les intellectuels réformistes, de même que les cadres du Parti révisionnistes, furent publiquement humiliés, les mandarins et les élites bafouées, les valeurs culturelles chinoises traditionnelles et certaines valeurs occidentales dénoncées au nom de la lutte contre les « quatre vieilleries » (vieilles idées, culture, coutumes et habitudes). L'expression politique s'est libérée par le canal des « dazibao », affiches placardées par lesquelles s'exprimaient les jeunes révoltés. Une période de chaos s'ensuivit qui mena la Chine au bord de [dans, selon certains historiens] la guerre civile, avant que la situation soit peu à peu reprise en main par Zhou Enlai. Cette agitation permit à Mao de reprendre le contrôle de l'État et du Parti communiste.

Sans destruction, pas de construction

Sans destruction, pas de construction

Dans leurs excès, les Gardes rouges n'avaient fait que prendre au pied de la lettre les préceptes de Mao, en l'occurrence, l'aphorisme suivant : « Sans destruction, pas de construction ». Le volet culturel de cette révolution a tenu en particulier à éradiquer les valeurs traditionnelles, les quatre vieilleries. L'extension des domaines de destruction s'élargit au domaine particulier de l'architecture de l'ancienne société, de tout ce qui trahissait une origine occidentale – capitaliste - ou qui peut se rattacher, d'une manière ou d'une autre, à un passé uniformément taxé de féodal ou religieux. Les campagnes et les villes en portent encore les stigmates : dans les grandes villes, de nombreux temples ont été saccagé, dans les villages, la plupart des symboles du passé ont été détruits, temples, petits autels, stèles anciennes, statues bouddhistes ou taoïstes... La population ne peut plus se retrancher derrière ses symboles identitaires et religieux. Des actes de vandalisme infligeant des pertes irréparables au patrimoine culturel chinois. Cela étant, les plus beaux monuments historiques – et touristiques – seront épargnés, s'ils n'entravent pas la construction d'un nouvel ensemble urbain, tandis que le patrimoine des plus beaux villages historiques de Chine reste intact.
Le passé de « l'ancienne société » doit être démoli, et le nouveau modèle urbain reposera sur la modernité, c'est-à-dire sur les préceptes de l'architecture rationnelle, qui en 1968 était plus que jamais en vigueur en Occident mais dénaturée de ses qualités premières par les spéculateurs ; le même type urbano-architectural avait, d'un autre côté, connu les exigences de l'économie – de la realpolitik - des autorités soviétiques. En Chine, le régime a, malgré les déclarations d'intention mais faute de moyens, peu démoli de quartiers anciens. Les vieux centres dédiés à l'habitat populaire se maintiennent sous la pression constante d'une démographie toujours plus croissante. Ici, les Gardes rouges se borneront à débaptiser les rues pour les renommer de noms empruntés à l'imagerie révolutionnaire, anti-impérialiste et anti-révisionniste. Les révolutionnaires de France en 1789, en firent autant, n'hésitant pas même à changer le nom des quartiers et des villes ; les Gardes rouges n'en feront pas autant.


Les Comités révolutionnaires de quartier


Pendant la Révolution culturelle, de nombreux  comités de quartier sont transformés en Comités Révolutionnaire de Quartier. Toutes les activités des Comités sont liées à ses tâches politiques et culturelles. Il organise des discussions politiques, dans le but de faire participer tous ceux qui ont leurs principales activités dans le quartier (retraités, ménagères, artisans) à la vie politique du pays : les débats portent sur l'édification du socialisme, sur la révolution mondiale. Au niveau du quartier, le comité réalise ce trait fondamental de l'utopie maoïste : la large majorité doit participer à l'élaboration des décisions qui les concernent, — au niveau du quartier — et doit discuter la politique de l'Etat, en s'armant de la théorie révolutionnaire qui a permis l'émancipation du peuple. Il n'est pas inutile de préciser le rôle déterminant joué par les retraités dans toutes les tâches qu'assume le Comité. Non seulement ils participent à l'entretien général de la cité, aux services d'hygiène et à la surveillance des enfants seuls, mais aussi ils prennent une part active dans l'éducation des enfants en parlant des misères du peuple dans l'ancienne sociétéet des luttes qu'ils ont menées : l'instructeur seconde l'instituteur. Bien que de nombreux loisirs (sports, théâtre, cinéma) soient pratiqués sur le lieu de travail aux heures de détente, le comité à la charge du ou des cinémas et de la salle de la culture du quartier ou de la cité ouvrière.


Zhishi qingnian


Une des conséquences de la Révolution Culturelle, sera le 2ème grand reflux de la population urbaine vers la campagne après celui de 1964 : entre 1968 et 1980, 16.627.000 jeunes citadins "instruits" (zhishi qingnian) sont envoyés autoritairement à la campagne à la fin de leurs études secondaires. Cette importante migration organisée s’est accomplie dans le cadre d’un des mouvements politiques les plus radicaux que la République populaire de Chine ait produits, puisque ces jeunes citadins devaient en principe se transformer en paysans pour le reste de leurs jours.

Ré-éducation rurale, 1965

Des départs similaires avaient déjà eu lieu de 1955 à 1966, mais à une échelle beaucoup plus réduite et sur la base du volontariat. Les premiers envois, présentés généralement comme une initiative du Président Mao, avaient en fait été directement inspirés par le modèle soviétique, en l’occurrence une politique lancée par Khrouchtchev en 1953. Mais la forme et l’ampleur prises par ce mouvement en Chine à partir de 1968 en font un phénomène sans précédent dans le reste du monde comme dans l’histoire antérieure de la Chine. Cette expérience a profondément marqué toute une génération citadine, qualifiée de « génération perdue ». Le sentiment d’appartenance à une génération spécifique a été particulièrement fort chez les jeunes gens qui se trouvaient dans l’enseignement secondaire au moment du lancement de la Révolution culturelle, en 1966, et qui sont partis en masse à la campagne, en 1968 et 1969. Pour ces contemporains de la génération de 1968 en France, le séjour à la campagne, qui a duré cinq ou six ans en moyenne mais pour certains jusqu’à dix ou onze ans, a eu une influence plus durable que le Mouvement des gardes rouges, événement exceptionnel certes, mais bref et largement déconnecté de l’avant et de l’après.


Le noyau essentiel, fort de 4 670 000 jeunes gens, était constitué des anciens Gardes rouges déportés entre 1967 et 1969 pour être rééduqués par le rude travail des champs. Ils y firent un séjour d’une durée moyenne de six ans. L’ensemble de ces citadins à peine sortis de l’adolescence a reçu alors le qualificatif énigmatique de « jeunes instruits » (zhishi qingnian, abrégé en zhiqing) : ils étaient parvenus à la fin du premier ou du second cycle des études secondaires, ce qui n’en faisait pas de « jeunes intellectuels ».


LE DEVELOPPEMENT DES VILLES


Les raisons invoquées pour expliquer rationnellement cette grande migration par le régime, sont multiples, tant économiques que démographiques. La première à elle seule pourrait l'expliquer : maîtriser la croissance des villes, atténuer le chômage urbain, se prémunir de la pauvreté urbaine, des bidonvilles comme des taudis, bref maintenir la stabilité sociale urbaine ; autant pour des raisons « humanitaires » sociales que de sécurité intérieure, les deux se complétant. La seconde raison avancée, était la très forte probabilité de guerre avec l'URSS ; l'État décida de sécuriser les régions frontalières, par l'envoi de troupes mais également en développant les villes et villages de ces régions désertiques et sous-développées. Mais la principale raison, souvent évoquée par les historiens, est d’ordre politico-idéologique : il s’agissait pour Mao Zedong de former avec ces « jeunes instruits » une nouvelle élite rurale, montrant l'exemple aux jeunes paysans. Et vice et versa, les paysans devant inculquer aux jeunes urbains les préceptes d'une vie simple, non soumise aux débauches physique et intellectuelle des grandes villes. Dans le moyen terme et au-delà, Mao inscrivait une forme d'utopie, à [ré]éduquer la jeunesse des villes afin de former une « génération de successeurs révolutionnaires » durcie par les épreuves et surtout, par la mémoire des anciens soldats / paysans de ses premières armées révolutionnaires : « Il est très nécessaire que la jeunesse intellectuelle se rende dans les villages et reçoive une rééducation de la part des paysans pauvres et moyens-inférieurs. » (Mao).

Soit une révolution permanente devant agir sur la conscience des intellectuels hors et dans le Parti, contre les opportunistes politiques, contre le clientélisme et la bureaucratie totalitaire telle qu'elle s'exerçait en URSS. Le Xiaxiang de la Révolution Culturelle a visé à mettre ces jeunes dans un mouvement perpétuel au nom d’une lutte de classes éternelle. Apparu dès les premiers textes de Mao, rappelé dès 1958 avec le thème de la Chine conçue comme une page blanche sur laquelle le peuple écrit spontanément le poème de la révolution, sans être corrompu par les idées bourgeoises, l'utopie de Mao connut alors son développement maximum.


Enfin, tous les historiens s'accordent sur le fait, que cette migration forcée a permis à Mao Zedong, de se " débarrasser " des Gardes rouges et pour certains des intellectuels en général, en particulier, les enseignants, les médecins et le personnel infirmier. Cela étant, si les témoignages recueillis à cette époque par des observateurs étrangers – presse, délégations, etc. - constataient un grand enthousiasme parmi la jeunesse « ruralisée » - celle rencontrée, en tout cas -, ceux d'aujourd'hui attestent, bien au contraire,  de leur désespoir suprême à devoir subir contre leur gré ce suprême châtiment de la vie paysanne, et « qu’ils avaient comme obsession dominante de pouvoir retourner au plus vite à la ville : pas question pour eux de prendre racine » ; et  dans une débauche d'études, d'articles, nous présentent d'autres témoignages de « survivants » dénonçant les atrocités de cette migration ; la part de vérité doit sans aucun doute  se situer entre ses deux versions, reste à savoir dans quelle proportion... mais il semblerait qu'effectivement une rupture se soit produite entre les "ruralisés" forcés et Mao Zedong.


L'EQUILIBRE VILLE-CAMPAGNE

C'est à partir de cette période que s'exprime pleinement l'utopie anti-urbaine de l'équilibre rural-urbain. : la croissance des grandes villes est quasi stoppée, les contrôles plutôt laxistes qui prévalaient jusqu'à présent pour endiguer l'afflux de migrants illégaux vers les villes sont renforcés et il sera désormais impossible pour un paysan de s'installer en ville sans autorisation. L'idéologie anti-urbaine de la Révolution culturelle conduit alors à une baisse du taux d'urbanisation sur fond de stagnation économique, le taux d’urbanisation diminue, puis se stabilise à 17 %. Lors de la décennie 1966-1975, la population urbaine totale passe de 133 à 160 millions de citadins, soit un taux de croissance faible de 1,02 %, inférieur au taux de croissance naturelle de 2,32 %.

Affiche 1976

Maria Antonietta Macciocchi, en visite en Chine notait : " La Révolution culturelle ne laisse pas la campagne dans un rôle subordonné. Elle n'opère pas de prélèvements sur l'agriculture et elle ne fait pas des paysans une nouevlle " glèbe " ni une " réserve réactionnaire ". aux mégapoles, aux centres industriels géants, sièges du triomphe de la technologie et de l' "intelligence ", ce choix oppose à la décentralisation constante des villesfin de ne pas laisser en arrière cet univers terrien qu'est la Chine et qui, jusqu'il y a quelques décennies, était plongé dans le féodalisme. La révolution culturelle réunit les villes et les campagnes par la mécanisation de ces dernières, par les petites et moyennes industries qui s'appuient sur les grandes, par la nouvelle sélection dans les écoles des fils de paysan, par les enseignants paysans, par la restructuration de l'Université et la décentralisation de la médecine. "
Ainsi c'est en Chine maoïste que l'idéologie de l'équilibre ville-campagne a connu son plus complet développement, elle est à considérer comme la nation socialiste qui depuis sa fondation, s'est confronté avec le plus d'énergie et de constance à l'ampleur et la centralité du problème de la libre alliance ville-campagne, laquelle ne peut être assurée que par le développement de ce que Lénine appelait l'« État ouvrier-paysan », alors que la République populaire de Chine comptait 90 % de ruraux en 1949, un peu moins de 80 % en 1970.

Affiche 1976

L'idéologie anti-urbaine se présente bien sûr toujours sous des dehors anti-capitalistes, qu'il s'agisse de l'anarchisme de l'architecte allemand Bruno Taut, à travers l'Auflösung der Städte, qui se réfère explicitement à la pensée de Kropotkine, de l'éthique sociale des désurbanistes soviétiques ou de la « bohème » domestique de l'architecte américain Wright. L'utopie maoïste, refuse le modèle de désurbanisme soviétique, considéré comme inopérant et "révisionniste", pour adopter cette forme de nostalgie profonde qui s'exprime à travers l'anti-industrialisme et l'idéologie agraire du président américain Thomas Jefferson [6], sur les utopies anti-urbaines héritées de la critique des villes industrielles du 19e siècle, elle-même issue des propositions des Lumières de la seconde moitié du 18e siècle, où sont avancées les premières théories du naturalisme urbain et celles anarchistes de la nécessité de la « dissolution de la ville ». Elle radicalise l'oeuvre des architectes de la République de Weimar et celle du sociologue Ferdinand Tönnies, qui, contre le mal que symbolise la métropole, tente de définir un rôle nouveau en faisant appel à la pureté originelle, à l'enfance de l'humanité, à la saison mythique où l'homme et la nature n'étaient pas encore en opposition. C'est-à-dire à ce moment – rappelons-le mythique ! - où la communion entre l'homme et le cosmos était rendue possible par les rapports de production pré-capitalistes. Mais cette révolte angoissée contre la « métropole anti-humaine » dominée par le flux monétaire n'est rien d'autre qu'une nostalgie, un refus d'accepter les formes avancées de l'organisation capitaliste, un désir de régresser vers l'enfance de l'humanité. Anti-urbanisme, anti-industrialisme, mythe de l'idéologie agraire se placent dans les trois thèmes de la pensée maoïste : La force de la Chine réside dans son dénuement même (…) ; la seule ferveur révolutionnaire peut et doit efficacement surmonter l’obstacle des choses et transformer la matière (…) ; l’improvisation villageoise, le bricolage indigène, peuvent et doivent efficacement remplacer les moyens scientifiques, techniques et industriels.

L'exemple de Dazhai

La pensée radicale de Mao Zedong, est donc encore celle de l'utopie, mais à la fin des années 1960, il s'agit d'une arrière-garde, et non plus d'une avant-garde, en parfaite contradiction avec les possibilités offertes par les nouvelles technologies, le nouvel esprit des masses, engendré par la démocratisation des plaisirs collectifs et individuels, auparavant privilèges exclusif des classes bourgeoises puis moyennes. Une position qui oppose l'extrême modernité révolutionnaire intellectuelle de Mao Zedong – qui aura grand écho en France - à s'ériger contre le révisionnisme soviétique et la bureaucratie, critiquant – entre autre - leur échec patent de l'équilibre ville-campagne, et sa vision d'une société reposant sur des « valeurs » incompatibles, en 1970, avec les aspirations d'une nouvelle génération née après ou peu avant la victoire ; en plus de la lassitude des plus anciens à répondre - continuellement - aux demandes d'effort national faites par le Grand Timonier, sans réelle contrepartie ou amélioration significative de leur vie quotidienne. En 1970, la question des stimulants matériels, celle de la mobilité sociale et celle de l'Homme nouveau occupent une place centrale au sein de la Révolution culturelle dont une des missions est de les critiquer, dans le cadre d'un projet global de ré-éducation des masses.


1960, Che Guevara et Mao Zedong
L'équilibre rural-urbain, de la fusion entre ville et campagne, entre les paysans et les ouvriers, affirme l'éternel divorce entre l'utopie et la réalité. Une utopie qui en appelle à l'Homme nouveau - socialiste -, sans qui, rien ne peut être possible. L'Homme socialiste, est le point commun qui relie toutes les formes d'organisation idéale socialiste, dont l'utopie de Che Guevara - qui n'était pas maoïste - et l'utopie de Mao Zedong. Che Guevara annonçait : Dans cette période de construction du socialisme, nous pouvons assister à la naissance de l'homme nouveau. Son image n'est pas encore achevée. Elle ne pourrait l'être puisque ce processus est parallèle au développement de formes économiques nouvelles. En dehors de ceux que l'insuffisance de leur éducation pousse vers un chemin solitaire, vers la satisfaction égoïste de leurs ambitions, il y a ceux qui, même à l'intérieur du nouveau cadre d'évolution collective, ont tendance à avancer isolés de la masse qu'ils accompagnent. L'important, c'est que les hommes acquièrent chaque jour une plus grande conscience de la nécessité de leur incorporation dans la société et, en même temps, de leur importance comme moteur de celle-ci.


L'ATTRAIT DE LA GRANDE VILLE

Les historiens, les économistes et les géographes s'opposent quant au degré de réussite d'une entreprise aussi démesurée ; certains reconnaissent le gigantesque effort accompli pour le développement des régions inhabitées de l'Est, des réseaux de transport, de l'industrie et de l'agriculture, mais en critiquant sévèrement le coût social et humain exorbitant ; d'autres affirment que l'interdiction des migrations rurales et les migrations forcées de plusieurs dizaines de millions d'individus de la population urbaine, ont réussi à maintenir, de 1965 à 1978, la proportion dans la population totale à un faible niveau ; mais ils critiquent le caractère artificiel de l'urbanisation en Chine, fruit de décisions administratives bien plus que de modifications économiques et sociales. À une autre échelle, certains auteurs pensent que les mesures prises concernant l'autonomie des communes populaires -administration, agriculture et petites industries – peuvent être considérées comme les  avancées les plus significatives en matière d'équilibre ville-campagne ; de même pour celles concernant les  constellations urbaines  autonomes implantées en périphérie des grandes villes.
Mais tous reconnaissent finalement, malgré un taux d'urbanisation très faible, l'échec des tentatives de Mao Zedong à établir de manière convaincante et définitive cet utopique équilibre rural-urbain. À cela, deux raisons, parmi des centaines, nous intéressent plus particulièrement : l'économie du projet et l'attrait de la grande ville.

Shanghai, 1965, affiche parue peu avant la révolution culturelle
Selon les économistes de la planification, les modèles de désurbanisme pour développer – équilibrer – le territoire, c'est-à-dire la coexistence harmonieuse entre le secteur agricole et le secteur industriel, la création ou le développement de centres urbains et la construction des infrastructures de transport permettant de les relier, impliquaient des investissements incompatibles avec les prévisions économiques du pays qui devait supporter les efforts colossaux pour la modernisation accélérée de l'industrie lourde et, certains le souligne, celle de l'armée. Globalement, il s'avérait que le développement des centres urbains existants –outre la création ex nihilo de villes industrielles et minières -était plus réaliste face aux conditions économiques du pays.
L'attrait de la grande ville, en Chine maoïste, pour les populations rurales est un phénomène remarquable auquel sera confronté le régime à toutes les époques et qui l'incitera à prendre des mesures incitative puis contraignante et enfin, après la révolution culturelle, autoritaire. Pourquoi ? La première raison qu'invoque les spécialistes pour expliquer le phénomène, est la volonté d'échapper au dur labeur de la vie paysanne pour tenter de trouver un emploi en ville. Une explication peu convaincante s'il on considère la pénibilité du travail en usine, ou sur les chantiers de construction ; d'autant plus que la vie agricole ménage de longues périodes d'inactivité dans certaines régions – l'hiver, par exemple. De plus, en Chine, le paysan d'une brigade pouvait allègrement faire semblant de travailler – un des bienfaits de la collectivisation ; d'ailleurs certains historiens ajoutent qu'ils seront nombreux à pratiquer cet exercice. Certains auteurs affirment même que les citadins étaient considérés comme l'élite de la nation, tandis que les ruraux comme la base insignifiante, laborieuse, a-cultivée... Mao n'apprécierait pas. Une autre raison invoquée est la faiblesse du niveau d'étude des écoles de campagne ; être scolarisé en ville signifiait donc, une chance de réussite sociale supplémentaire.  Plusieurs témoignages que nous avons recueilli évoquent plus simplement le fait que la vie à la campagne, dans les années 1968, était ni plus rude ni plus aisée, mais particulièrement ennuyeuse, pour ne pas dire « chiante » et qu'après les heures de travail « on s'y emmerdait ferme » : les seuls loisirs se limitaient à l'alcool, aux jeux, sur fond de radio, aux séances de cinéma, de télévision dans la salle commune et aux mêmes sorties dans le bar de la ville voisine, avec pour les plus jeunes célibataires, peu de chance de rencontre de nouvelles, ou de nouveaux, camarades. Au-delà des questions idéologique, politique, la grande ville, outre la question de la réussite sociale – importante -, représentait le lieu de tous les plaisirs, des rencontres, de la débauche physique et intellectuelle et, dans une certaine mesure, de l'anonymat.  Les recherches, les expérimentations et les réalisations faites en République populaire de Chine tentent d'intégrer ces évolutions, même si le pays est préservé de leur radicalité telle qu'elle s'exprime en Occident.

Shanghai, Grand magasin d'Etat, 1955
Mais à présent,  l'utopie de l'équilibre ville-campagne théorisée par Marx et Engels en 1847, se heurte fondamentalement aux nouvelles technologies, et notamment celles de communication – la télévision en particulier -, de transport et au-delà, à une nouvelle civilisation des plaisirs qui s'exprime au mieux dans la grande ville ; interdite, à la fin de régne de Mao Zedong, à la plus grande majorité de la population. Au-delà, l'utopie maoïste toute entière sombre progressivement dans ce que Mao Zedong redoutait le plus,  la fin de la Révolution permanente et de l'auto-critique pour se figer sur des "valeurs" passéistes. Marie-Claire Bergère, sinologue anti-moïste affirmait ainsi : " Si, comme l'avance Alexandre Zinoviev, « le calcul social », c'est-à-dire la préoccupation constante de retirer un avantage, un profit personnel en exploitant le poste occupé dans la hiérarchie du Parti ou de l'administration, est un des caractères fondamentaux de la société soviétique, force est de constater qu'en Chine ce principe rejoint la tradition qui a de tout temps réglé les rapports entre gouvernants et gouvernés. Les analyses qu'on peut faire de la « corruption », de l'« absence de moralité » de la société chinoise à la fin de l'ère maoïste font écho aux critiques formulées, au siècle dernier, par les étrangers à l'égard de l'Ancien Régime et de ses mandarins : elles sont aussi fondées (du point de vue de l'observateur) ... et aussi peu pertinentes. Malgré les immenses progrès réalisés, les Chinois d'aujourd'hui, comme ceux d'hier, vivent dans des conditions telles qu'il est illégitime de les accuser d'immoralité. "


Le socialisme de marché :
prospérer et s'enrichir !


Après la mort de Mao Zedong en 1976, Deng Xiaoping ouvre la voie à une aire de réformes et la Chine aux investissements étrangers, progressivement, par  la création de Zones Économiques Spéciales (ZES) ouvertes directement aux investissements directs à l'étranger ; une nouvelle formule se dégage : le "socialisme de marché", paradigme d’une "transition" mythique. Le "socialisme de marché" se présente tout d’abord comme une contradiction dans les termes, en associant communisme et capitalisme, jusqu’alors opposés par les blocs théoriques en jeu. Alliance paradoxale, voire création tératologique si on le rapporte à l’histoire des idées, le socialisme de marché paraît en revanche du point de vue endogène une tentative concrète de remédier à des impasses et des blocages réels. L’éradication du marché n’a d’ailleurs jamais été absolue dans les processus de développement communiste jusqu’à la fin des années 70 ; réintroduit en URSS peu de temps après la révolution de 1917 à travers la NEP, le marché fait périodiquement retour à des moments différents dans les politiques des diverses sociétés communistes. Si sa disparition est programmée dans un horizon autant magnifié qu’indéfini, il n’est jamais totalement absent sauf dans les phases d’intense collectivisation. D’une manière générale il fonctionne comme une arme de négociation des États face aux mécontentements des populations et lors des disettes trop sévères. Le marché, ponctuellement et localement autorisé, reste donc une soupape de sécurité, de moins en moins condamné par les partis communistes au pouvoir avant 1980, avec bien sûr des exceptions, tel le Cambodge.
Deng Xiaoping, affiche de 1992 : la grande ville réapparaît dans la propagande

Notre propos s'arrête ici, à cette période où le nouveau gouvernement entame une lente et très progressive transition entre socialisme et capitalisme dont une des conséquences est la privatisation des biens appartenant à l'Etat - dont les biens immobiliers, dont les immeubles d'habitation - et la décollectivisation des terres,  agricoles dans un premier temps puis des fonciers urbains. La grande ville méprisée par le maoïsme des derniers temps, contrainte à une croissance zéro, revient à l'honneur en tant que centre de consommation et de plaisirs, de haut lieu d'enrichissement et de spéculation, et selon les critères du monde occidental, l'image de marque d'une économie puissante : la verticalité des gratte-ciel offrant cette image de la hausse vertigineuse du Produit Intérieur Brut. Le Hukou n'est certes pas aboli mais les populations rurales sont invitées à fournir la main d'oeuvre pour bâtir une nouvelle société : la démographie urbaine explose, tandis que les inégalités sociales grandissent de jour en jour. Les affiches dont celle présentant le président Deng Xiaoping, daté de 1992, vantant les mérites du développement urbain des villes en constituent le symbole.


Si les réformistes capitalistes ont démoli l'édifice maoïste, ils ont cependant conservé et adapté certains instruments et méthodes concernant la sécurité et le contrôle social dont le fameux hukou, les comités de quartier, etc. ; de même certains hauts fonctionnaires, face aux prodigieux dysfonctionnements des mégapoles de leur pays, face aux injustices spatiales, reconnaissent que si le hukou a créé deux catégories de citoyens, faisant encore l’objet de disputes entre idéologues sur les plans éthique, liberticide et économique, ses impacts positifs sur les villes chinoises, ont été nombreux : il a notamment permis d'éviter le congestionnement des villes, la pauvreté urbaine dont une des manifestations est le bidonville. Depuis 2002, des chercheurs affiliés avec le Parti communiste chinois ont fait valoir que le gouvernement chinois craignait une " latino-américanisation" des villes, des mégalopoles fortement inégalitaires et leurs phénomènes associés au crime, aux taudis et bidonvilles, à l'instabilité sociale, à l'augmentation de la consommation de tranquilisant, d'alcool et de drogue. Et qu'il convenait - en autres - de freiner, pour un temps, l'urbanisation des villes, de passer à un urbanisme quantitif à des projets urbains qualitatifs. Une mesure destinée également à contrer la bulle immobilère qui menace continuellement depuis des années d'exploser. Qui nous évoque, les accusations portées, peu après la disparition de Mao Zedong, contre ses plus fidéles compagnons politiques, par les nouveaux maîtres du pays "capitalo-socialiste", d'avoir préféré " la lenteur socialiste à la rapidité capitaliste." [Liu Guoguang, « Note à propos d'une forte croissance continue » in Jing Ji Yan Jiu n° 2, 1978].

Prospérer et s'enrichir ?

Aujourd'hui, après les ravages du capitalisme, et notamment en ce qui concerne le développement accéléré des villes, le massacre du patrimoine urbain ancien et historique, le massacre écologique, les problèmes de migrations et ceux des expulsions forcées, de la réapparition inquiétante des phénomènes de la pauvreté urbaine - taudis, mendicité, etc., etc.-,  de nombreux observateurs notent, dont Razmig Keucheyan, qu'il est " intéressant de constater à ce titre que malgré les efforts déployés par ses élites, l’héritage révolutionnaire de la Chine reste prégnant au sein des catégories opprimées. Les luttes syndicales qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie, qui ont vu l’arrivée d’une nouvelle classe ouvrière sur le devant de la scène sociale, s’appuient sur l’imaginaire égalitariste – communiste est le terme exact – qui a prévalu au cours du siècle passé. Cet imaginaire demeure jusqu’à ce jour la« grammaire » dans laquelle sont formulées les revendications et les protestations contre les injustices que subit la population. Pour reprendre les termes de la sociologue Ching Kwan Lee, le « spectre de Mao » continue de hanter les luttes de classes en Chine."



NOTES


[1] Dans la Chine pré-impériale, à partir de la dynastie des Zhou Occidentaux (1046 – 771 av. JC), les progrès de l’agriculture se manifestèrent à travers l’adoption d’un système d’exploitation des sols idéal, dit « jingtian ». Ce système consistait en la division d’un terrain en huit parcelles périphériques et une parcelle centrale, qui étaient exploitées collectivement par huit familles. Le produit des parcelles périphériques revenait aux familles tandis que le produit de la parcelle centrale revenait au seigneur local. Aucun droit de propriété n’était reconnu aux familles de paysans. Les terres appartenaient au roi qui les allouait aux seigneurs locaux. Ceux-ci ne pouvaient céder ces terrains et devaient payer une taxe foncière au roi. A la fin de la période des Royaumes Combattants, le légiste et conseiller politique du Royaume de Qin, Shang Yang (390-338 av. JC), a initié une vaste réforme du système de gouvernement qui, sur le plan de l’administration économique, a consisté en un abolissement du système « jingtian » et de l’exploitation collective de la terre. Chaque famille de paysans pouvait désormais exploiter et céder son propre lopin de terre librement. En retour elle était tenue de payer une taxe proportionnelle à la surface du terrain possédé. Avec la victoire du royaume de Qin sur ses voisins et l’unification de la Chine sous son autorité, ce nouveau régime d’exploitation des sols s’étendit à tout l’empire. Cette réforme est parfois présentée par l’historiographie marxiste chinoise comme marquant le passage d’une société « esclavagiste » à une société « féodale » dans laquelle le droit de propriété privée aurait été reconnu. La question de savoir si ces droits d’usage et de cession de la terre reconnus dans la Chine « féodale » correspondent aux usus, fructus et abusus et constituent un véritable droit de propriété privée est d’autant plus importante que la période « féodale » durera plus de 2000 ans, jusqu’à la chute de l’empire des Qing en 1911.
[2] Extrait d'un article publié à Pékin le 15 août 1967 par les rédactions du Drapeau Rougeet et du Quotidien du Peuple : « Une ligne soutient que la révolution chinoise doit nécessairement se faire sous la direction du prolétariat, qu'elle doit entrer dans l'étape de la révolution socialiste en passant par l'étape de la révolution de démocratie nouvelle et que la révolution sous la dictature du prolétariat doit être menée jusqu'au bout pour réaliser finalement le communisme. C'est là la ligne révolutionnaire prolétarienne incarnée par notre grand guide, le président Mao. L'autre ligne se propose de supprimer la direction duprolétariat sur la révolution chinoise, de pratiquer le réformisme bourgeois , et, dans l'étape du socialisme, s'oppose à la révolution socialiste et à la dictature du prolétariat, emprunte la voie capitaliste, c'est-à-dire cherche à ramener la Chine sur la voie ténébreuse du régime semi-colonial et semi-féodal (...). Les deux lignes diamétralement opposées décident de deux avenirs et de deux destins complètement contraires de la révolution chinoise. C'est au cours de la lutte entre ces deux lignes que la révolution chinoise, sous la direction de notre guide prestigieux, le président Mao, va victorieusement de l'avant à travers les écueils. L'essence de cette lutte, c'est la question de savoir quellevoie doit suivre la Chine. Le centre de cette lutte réside toujours dans la question du pouvoir politique, en d'autres termes, la question de savoir quelle classe doit exercer la dictature. »
[3] Une parenthèse s'impose pour expliquer ce phénomène qui outre la libéralisation de la pensée bourgeoise au sein de la société chinoise, touche le milieu universitaire. Car en effet, les relations entre le milieu de la recherche et l’action publique sont étroites. Dans certaines universités, jusqu’à 80% des professeurs sont membres du Parti, et les recherches universitaires semblent impitoyablement orientées par les politiques gouvernementales. Par conséquent, les suggestions d’un chercheur " engagé ", d’abord noyées dans la masse des propositions académiques, n'ont aucune chance d'être acceptées. De même, dans le cadre de coopération inter-universitaire internationale, les chercheurs étrangers s'engagent à s'inscrire dans la ligne directrice de l'université, donc du Parti, et en aucun cas entreprendre une critique trop vive ou ambitieuse... 
[4] André Malraux a séjourné à Guangzhou de 1925 à 1927. Après la défaite de l'insurrection déclenchée dans cette ville, il revient à Paris, et  en 1933, publie en extraits dans la Nouvelle revue française « La Condition humaine », un roman basé sur ses expériences à Guangzhou. Ce roman relate la vie de plusieurs activistes d'extraction, de nationalité différentes, lors de la troisième insurrection armée à Shanghai et le massacre des communistes chinois par Jiang Jieshi (Chiang Kai-shek). L'auteur décrit les conflits et les luttes entre le Guomindang (Kuomintang) et le PCC et glorifie l'héroïsme des communistes chinois qui ont combattu au mépris de la mort. Ce roman a obtenu le Prix Goncourt et est considéré comme « une œuvre classique du XXe siècle ».
[5] Une erreur « technique » comme celle de la campagne d'hygiène à grande échelle, contre les «quatre nuisibles», qui a identifié la nécessité d'exterminer les moustiques, mouches, rats et moineaux. Les moineaux ont été inclus sur la liste parce qu'ils mangeaient les graines de céréales des champs. Les citoyens du pays auront alors la consigne de les exterminer : les nids, les œufs, les oisillons sont éliminés tandis que les enfants rivalisent à la fronde ; entraînant la quasi disparition des oiseaux en Chine. Mais en 1960, les ingénieurs agronomes se sont rendus compte que les moineaux mangeaient également et surtout une grande quantité d'insectes nuisibles dont les criquets : la production agricole sera sensiblement diminuée.
[6] L'idéologie naturaliste trouve en Angleterre et aux Etats-Unis du 18e siècle un champ d'application politique approprié. Ce naturalisme remplit une fonction spécifique, en permettant à l'activité artistique de jouer un rôle idéologique au sens strict du terme. Au moment précis où l'économie bourgeoise commence à découvrir et à fonder ses propres catégories d'action et d'entendement, donnant aux « valeurs » des contenus directement mesurables à l'aide des paramètres dictés par les nouvelles méthodes de production et d'échange, la crise des anciens systèmes de valeur est immédiatement occultée par l'apparition de sublimations nouvelles. Le capitalisme urbain en formation se heurte déjà aux anciennes structures économiques, basées sur l'exploitation pré-capitaliste du sol. Les théoriciens de la ville se gardent bien de faire apparaitre cette contradiction ; ils la masquent, ou mieux, la résolvent, annulant la Ville en l'immergeant dans la Nature et en n'en considérant que les aspects superstructurels. Ainsi, l'architecte Thomas Jefferson, futur président des États-Unis, sera influencé par les humanistes français et l'idéologie anti-urbaine, dans un pays où les villes connaissaient un fort développement urbain. Une époque où la bourgeoisie pré-industrielle cherche lucidement et froidement à développer le capital financier et industriel américain et à répercuter dans le domaine économique les changements politiques amorcés par la révolution anti-anglaise. Mais Jefferson restera fidèle à une Démocratie figée au niveau de l'utopie, à une politique agricole et anti-urbaine ; il craint que les dangers d'involution, et que la compétition capitaliste, le développement des villes, la naissance et la croissance du prolétariat urbain, ne transforme la démocratie en un nouvel autoritarisme. C'est parce qu'il est contre la ville, contre le développement de l'économie industrielle, qu'il tente se s'opposer aux conséquences économiques inscrites dans la logique de la démocratie. La démocratie agraire doit donc procéder à sa propre célébration ; soit une position d'arrière garde.



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| Ai Weiwei : Dissidence et Contradictions Architecturales

Les Architectes Soviétiques à la Conquête du Territoire






ILLUSTRATIONS





Proletariat Unit  |  http://depeteryi.com/prol/
is a graphical study of collective forms of living present alongside the goals of creating an utopist worker population within the lineage of communist ideology following the founding of The People's Republic of China in 1949. This website documents the close readings of spatial configuration within the dwelling unit as well as its relation to the communal whole, the contents of which is to result in a printed catalogue of forms.

Chinese Posters  | http://chineseposters.net/
Stefan R. Landsberger de l’université de Leyde, aux Pays-Bas, possède l’une des plus grandes collections privées d’affiches de propagande chinoise au monde.

EXTRAITS
Maria-Antonietta Macciocchi
De la Chine | 1974

Marie-Claire Bergère
Histoire de Shanghai | 2002

Isabelle Attané
La Chine : quelles politiques démographiques ?

Norman Bethune
Sur la Chine

Charles Bettelheim, Jacques Charrière, Hélène Marchisio
La construction du socialisme en Chine | 1977

Victor F.S. Sit
Chinese Cities: The Growth of the Metropolis since 1949 | 1985



SOURCES


Thierry Sanjuan  | http://www.geochina.fr/
Pékin, Shanghai, Hong Kong : Trois destins de villes dans l’espace chinois


Jean-Pierre Duteil
La République populaire de Chine, de 1949 à nos jours

John Wilson Lewis
The City in Communist China. Contributors : Jerome Alan Cohen [and others] | 1971

Roland Lew
1949, Mao prend le pouvoir
Editions Complexe

Marina Basso Farina
Urbanization, deurbanization and class struggle in China 1949–79 |1980


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