Le
moral nécessaire
Gwenaël
Breës
Kairos,
journal antiproductiviste pour une société décente
novembre
2012
Depuis
quelques années, des vedettes de l’architecture dessinent de
«grands gestes» à Bruxelles et dans d’autres villes belges…
Mais en quoi cette déferlante d’architectes côtés (en bourse ?)
est-elle un gage d’intelligence, de démocratie, de durabilité ou
de qualité ?
Bruxelles
est marquée de longue date par un mouvement chaotique de démolition
de son bâti historique. Il fut un temps pas si lointain où tous les
grands projets immobiliers étaient portés par quelques sociétés
faisant systématiquement appel aux mêmes bureaux d’architecture,
lesquels reproduisaient des formes guidées davantage par la
rentabilité maximale que par l’intégration dans le tissu urbain.
La situation fut à ce point caricaturale que certaines parties de la
ville, tel le quartier européen, semblent avoir fait l’objet d’une
répartition concertée entre quelques promoteurs et architectes avec
la bénédiction des pouvoirs publics. Le paroxysme du ridicule fut
atteint à la fin des années ’80 lorsqu’il fut décidé, intérêt
national oblige, que la construction du Parlement européen devait
être l’œuvre d’un consensus politique et immobilier : pour
contenter tout le monde et pallier l’absence d’un projet public,
une société immobilière fut créée avec des banques d’obédiences
laïque et chrétienne, ainsi qu’un atelier d’architecture
réunissant les habituels bureaux bruxellois. Aujourd’hui, on peut
juger sur pièce du résultat…
Cette
manie de démolir la ville et cette façon de la reconstruire comme
centre administratif et d’affaires a conduit à une architecture
glaciale, à un urbanisme mortifère. Des voix se sont élevées
contre cette politique des petits arrangements, y compris au sein de
la profession des architectes dont émanèrent des revendications
destinées à ouvrir ce jeu très fermé. Certaines d’entre elles
finirent par aboutir parallèlement à l’arrivée aux affaires
d’une nouvelle génération d’architectes et d’urbanistes.
Prenant exemple sur la France, Bruxelles se dota d’une Agence de
développement territorial et, s’inspirant de la Flandre, créa un
poste de Maître architecte. Des dispositifs censés garantir une
vision cohérente, des bonnes pratiques architecturales et la qualité
des formes produites, même si ces instances dépendent directement
du pouvoir politique et ne remettent pas en cause les grandes options
prises en termes de programme et d’affectations.
Le
recours à des concours internationaux fut aussi présenté comme une
manière de s’assurer de la qualité des grands projets. Mais dans
un pays où les autorités se complaisent dans un discours sur leur
incapacité à produire une architecture publique (le chantier du
Berlaymont avec ses années de retard et l’explosion de ses coûts,
est toujours pris en exemple à ce propos), ce type de procédure a
relativement peu d’impact. Quand bien même elle en aurait, il
reste à savoir qui définit cette notion de qualité et comment…
A
défaut de répondre à ces épineuses questions, les décideurs
urbains semblent s’être accordés tacitement pour adopter une
pratique répandue ailleurs et supposée éviter la médiocrité. Il
s’agit de faire appel à des architectes internationaux, dont
l’aura de gourou résulte souvent d’un début de carrière marqué
par l’opposition à un système opaque et technocratique, dont la
réputation s’est forgée sur une réflexion intellectuelle, un
discours démocratique, social, écologique ; sur une démarche et un
engagement progressistes, prônant l’innovation, refusant
l’uniformisation et le conformisme ; sur une approche dépassant le
strict cadre de la discipline architecturale en y intégrant des
aspects culturels et artistiques. Ce sont souvent de prestigieuses
commandes publiques (musées, instituts, cités, théâtres, opéras,
palais de justice,…) qui ont contribué à les rendre célèbres.
«Mon
credo, c’est le dialogue avec les habitants et leur culture, dans
le but de faire plaisir», dit-il. Mais à qui s’agit-il de faire
plaisir ? Sollicité pour construire une tour de 50 millions d’euros
pour la police à Charleroi, Nouvel va surtout laisser sa marque à
Bruxelles où la SNCB a fait appel à lui pour transformer la gare du
Midi en vaste complexe de 550 mètres de long, comprenant 250.000 m²
de bureaux, un centre de congrès et un restaurant panoramique,
flanqué d’un édifice transparent haut de 120 mètres en forme de
V… Dans un quartier qui a déjà été amplement démoli pour y
ériger 300.000 m² de bureaux, voilà certainement de quoi faire
plaisir aux habitants.
L’Espagnol
Santiago Calatrava, quant à lui, a offert à Liège, ville de
200.000 habitants, la plus grande gare TGV d’Europe au terme d’un
chantier de 9 ans qui vit exploser les coûts de construction (de 161
à 500 millions d’euros, sur les deniers de la SNCB) et fut le
prétexte à raser les îlots voisins : «La cohabitation entre la
gare et le quartier n’est plus possible» déclara celui qui
s’apprête maintenant à remettre le couvert à Mons.
CALATRAVA | Liège | Photo : Joao Morgado
|
En
2001, c’est son collègue Hollandais Rem Koolhaas qui vint au
secours d’institutions européennes soucieuses de redorer leur
image à Bruxelles : il préconisa de penser en termes de sigles et
de transformer le drapeau européen en code barre, comme s’il
s’agissait de vendre l’image d’une marque. En 2008, c’est au
tour du Français Christian de Portzamparc d’être convoqué par
les autorités pour redessiner la rue de la Loi afin de mieux
satisfaire les appétits immobiliers dans un quartier européen
arrivant à saturation ; dans la foulée, il est embauché par un
promoteur pour dessiner 2 tours de bureaux dans le même quartier, et
3 autres ayant la même fonction du côté de la gare du Midi.
Ces
iconoclastes autoproclamés ont donc parfaitement intégré
l’économie de marché et relayent le discours ambiant, justifiant
la course à la hauteur et à la densification que se livrent les
grandes villes. Les bâtiments ou les plans d’urbanisme qui leur
sont commandés servent avant tout à ériger des «emblèmes d’un
nouvel élan métropolitain» comme l’exprime avec emphase le maire
de Paris. Ce qui importe, c’est de symboliser la puissance d’une
firme, d’un pays, d’une région ou d’une ville qui se pensent
comme des marques et veulent exprimer leur dynamisme et leur
attractivité à travers des immeubles tape-à-l’œil comparables à
des logos. Les superstars de l’architecture suivent servilement
cette logique de marketing qui vise à transformer les villes en
capitales d’affaires et de tourisme, les gares en cathédrales
ultra-modernes. Dans le champ institutionnel et médiatique, la seule
évocation de leur nom donne légitimité et standing à des projets
titanesques, comme si leur signature devait suffire à éteindre tout
débat et tout esprit critique. Mais pourquoi leur ferions-nous
confiance ? Nageant comme des poissons dans l’eau d’un secteur
immobilier qui condense la grande majorité des affaires de
corruption dans le monde, ils portent en revanche peu d’intérêt
aux besoins des populations locales et des usagers. Bombardés
experts de villes qu’ils connaissent à peine, ils ont maintes fois
montré le peu de cas qu’ils font des conséquences urbaines,
humaines et environnementales de leurs projets, de leurs coûts de
construction et d’entretien exorbitants, de leur pseudo-durabilité,
et même de leurs finitions parfois bâclées…
Il
est grand temps de chercher le chemin d’une véritable architecture
publique, d’intérêt général, qui soit enseignée, critiquée,
débattue, concertée. La ville est une affaire trop importante pour
être laissée aux mains d’une poignée d’hommes d’affaires à
la pensée utilitariste, ou d’un star system qui produit des
exercices formels pour magazines de papier glacé et vend de
l’architecture comme du branding ou de la publicité.
Gwenaël
Breës
Article
paru dans le n°3 de « Kairos, journal antiproductiviste pour une
société décente ».
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