La
démarche de prospective Territoires
2040, aménager le changement
portée par la Datar [Délégation
interministérielle à l'aménagement du territoire et à
l'attractivité régionale], a pour objectif d'anticiper le futur, de
pré-voir des scénarios possibles, devant servir à l’élaboration
de futures politiques et « nourrir
l’action de la Datar, de l’Etat, des collectivités locales, des
entreprises et autres fabricants des territoires de demain. »
Pour
cela la DATAR a fait appel à près
de 300 experts regroupés au sein de groupes thématiques de travail. Notons que
si des scénarios « catastrophes » sont analysés, aucun
n'entrevoit un aménagement du territoire autre, n'ayant plus
seule vocation de satisfaire au mieux, la recherche du plus haut
profit exigée par le capitalisme. Nous publions parmi les 28 scénarios -thématiques-,
les travaux de Gilles Pinson et Max Rousseau.
Les systèmes métropolitains intégrés
Gilles
Pinson
Max
Rousseau
2011
Scénario 3
L’antipole ou la métropole slow
En
2040, l’économie française aura poursuivi son décrochage entamé
dès la fin du XXe siècle et sera progressivement devenue un acteur
déclassé dans la division internationale du travail désormais
dominée par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. La
concurrence imposée par les ex-« pays émergents » aura
durablement déstabilisé l’industrie française. Le pari de la
spécialisation de l’économie nationale sur les activités
« immatérielles » du tertiaire, de la R&D, de la
conception et de l’écoconception aura été perdu car ce type
d’activités aura suivi les activités manufacturières. Toutefois,
cette évolution pourra également résulter en partie de choix, de
luttes et de compromis. On peut imaginer que de larges portions de la
jeunesse, notamment celles issues des classes moyennes déclassées,
auront fait pression pour des choix politiques de désintensification
des rythmes économiques et sociaux et de refus des sacrifices
induits par la mondialisation néolibérale.
La
France aura connu un approfondissement du processus de
désindustrialisation. La poursuite des délocalisations des
activités manufacturières aura fini par priver les activités de
recherche et développement de leur substrat matériel. On ne
trouvera plus d’activités high-tech en France. Le
développement des activités de services aux entreprises aura été
interrompu par cette perte de substance. L’économie française se
sera recentrée au mieux sur les activités liées au patrimoine, au
tourisme, à l’agriculture et à l’œno-gastronomie, au pire sur
des activités subalternes de support aux grandes firmes
internationales (centres d’appel, recyclage, back-office).
On verra aussi renaître au sein de communautés ou de quartiers
ayant très tôt fait rupture avec les modèles dominants de la
mondialisation néolibérale, des activités artisanales dans le
domaine du textile ou de l’ameublement. Ces activités pourront
devenir des foyers d’innovation et sources de nouveaux avantages
comparatifs dans des secteurs négligés par les économies
dominantes. Ce nouveau type de spécialisation de l’économie
française sera perçu comme non dépourvu d’avantages : il
sera moins dommageable pour l’environnement, il aura permis dans
certains cas de redonner un sens au travail ; par ailleurs,
il aura permis de conserver les aménités naturelles et
patrimoniales du pays et d’attirer les élites sociales des pays
émergents en quête d’authenticité.
Les
principales métropoles françaises et européennes seront reléguées
dans la hiérarchie des villes mondiales désormais dominée par
Shanghai, Pékin, Bombay, São Paolo et Moscou. Les grandes villes
françaises, notamment celles qui ne bénéficient pas de la manne du
tourisme internationale et de la résidence de luxe, seront désormais
en compétition avec les métropoles africaines émergentes pour la
relocalisation des centres d’appel ou les plates-formes de
recyclage. Les métropoles françaises seront redevenues des villes
de taille modeste, marginalisées dans la hiérarchie urbaine
internationale mais en même temps décongestionnées et, parfois,
pour les mieux loties d’entre elles, offrant une meilleure qualité
de vie, ce qui leur permet d’accueillir l’élite transnationale
et ses subordonnés (traders, cadres supérieurs,
entrepreneurs à succès) : en sus d’une résidence principale
à Shanghai ou Rio, le mas dans l’arrière-pays niçois, voire la
longère finistérienne ont progressivement remplacé les
traditionnels lofts à New York, Paris, Londres et Tokyo comme lieux
de villégiature de la nouvelle classe capitaliste mondialisée. La
métropole parisienne aura par ailleurs perdu une bonne partie de ses
sièges sociaux et de ses fonctions directionnelles. Elle aura
partiellement compensé en développant, comme la Provence et la Côte
d’Azur, les fonctions résidentielles, touristiques et
universitaires à destination de l’élite transnationale.
Globalement, la hiérarchie urbaine ne sera pas tant étirée que
fortement diversifiée : certaines villes pourront faire valoir
leur qualité patrimoniale, la beauté de leur pourtour rural, la
qualité des produits agroalimentaires et se positionner dans la
captation de la résidence, du tourisme et de la consommation de
l’élite transnationale ; d’autres en revanche ne
parviendront pas à suivre cette tendance et seront obligés de
« cou-rir la délocalisation ».
En
2040, la France sera un pays vieux et point de départ, qui plus est,
d’une importante émigration. La population nationale sera revenue
à 50 millions d’habitants. Les jeunes hautement qualifiés comme
peu qualifiés émigreront vers les nouveaux pôles de croissance
mondiaux. Cette hémorragie interviendra dans un pays déjà
vieillissant, ce qui posera des problèmes à la fois du point de vue
du dynamisme économique et de la survie des systèmes de protection
sociale.
Logiques à l’œuvre
Du
fait de ce décrochage vis-à-vis de la mondialisation, mais aussi du
succès croissant des discours et des mouvements politiques et
sociaux favorables à la décroissance et exigeant l’abandon des
politiques menées au nom du référentiel de compétitivité, les
métropoles françaises auront vu leurs rythmes, à la fois sociaux
et de croissance, ralentir. La plupart des métropoles françaises, à
l’exception de Paris, seront redevenues des villes.
Ce
décrochage aura eu des effets extrêmement ambigus et variés d’un
contexte territorial à l’autre. Certaines régions urbaines auront
pu bénéficier du processus de spécialisation de l’économie
nationale dans des fonctions résidentielles, touristiques et de
consommation. Le ralentissement de la croissance leur aura permis
d’améliorer la qualité de vie et d’attirer une élite
internationale en quête de patrimoine et d’authenticité. Ce
ralentissement aura été synonyme de patrimonialisation et de bonne
tenue des marchés immobiliers, pour d’autres, il sera synonyme de
déclin et d’évidement. Ces métropoles maintiendront une position
relativement favorable dans la compétition internationale pour la
consommation. Ce sera le cas de Paris bien sûr mais aussi de Nice et
de Bordeaux. Certaines villes de moindre importance mais relativement
bien connectées et ayant réussi par des politiques de branding ,
de préservation du patrimoine et des traditions agroalimentaires et
des savoir-faire artisanaux sauront aussi tirer leur épingle du jeu.
On peut penser à Stras-bourg, Dijon, Aix-en-Provence ou encore à
Rennes. En revanche, d’autres métropoles auront peiné à se
positionner sur ce type de créneaux. Elles auront subi la
désindustrialisation, l’hémorragie démographique, le départ des
classes supérieures, l’émigration des jeunes, l’effondrement
des valeurs foncières et immobilières et, parfois, l’évidement
et la désurbanisation.
Un
tel clivage se retrouvera dans la hiérarchie métropolitaine
nationale, mais on pourra également l’observer à l’échelle des
espaces métropolitains. En effet, à l’intérieur de ces derniers,
certains territoires profiteront du tournant patrimonial,
résidentiel, consumériste et touristique et d’autres connaîtront
plutôt un phénomène d’évidement. Ces différences de
trajectoires pourront se traduire par un morcellement social,
générationnel et politique des métropoles. Les enclaves
résidentielles, patrimoniales et touristiques accueilleront des
populations plutôt âgées et une élite transnationale mobile.
Elles seront gouvernées par des coalitions conservatrices veillant à
préser-ver l’intégrité sociale et environnementale de leurs
espaces. À l’opposé, on peut imaginer que les villes-centres
ayant subi un phénomène de désurbanisation auront été conquises
par des groupes sociaux et les jeunes générations favorables à une
réinvention de manières de vivre en société, de produire et de
consommer. Sur fond de contrastes sociaux et territoriaux renforcés,
les gouvernements métropolitains auront fait long feu, laissant
place à un système métropolitain fragmenté laissant libre cours
aux protectionnismes municipaux. Cette désintégration des anciens
systèmes métropolitains aura eu un impact fort sur les services
urbains. La dégradation des comptes publics et le sécessionnisme de
communes privilégiées refusant de prendre en charge le coût des
équipements collectifs aura conduit à une importante dégradation
de ces derniers. Dans les métropoles, on verra se juxtaposer, d’une
part, des infrastructures d’accès aux espaces socialement
privilégiés, rentables, performantes et gérées par des opérateurs
privés, et d’autre part, des infrastructures publiques de desserte
de proximité dégradées. Des conflits permanents opposeront les
usagers et gestionnaires de l’une et l’autre de ces catégories
d’infrastructures.
La
stratification sociale des métropoles sera très variable d’une
réalité territoriale à l’autre. Dans les métropoles encore
intégrées dans la division internationale du travail, de la
résidence et de la consommation, elle sera extrêmement étirée.
Dans cette configuration, les métropoles accueilleront l’élite
mobile transnationale, les retraités aisés mais aussi la « classe
des serviteurs », l’armée de travailleurs pauvres et
précarisés des services à la personne, du commerce et des
transports. Dans les villes moins bien loties ou dans les espaces
relégués ou en rupture des métropoles, on observera une
égalisation sociale par le bas, propice à une remobilisation et à
la redéfinition du contrat social local. Dans l’ensemble, la
plupart des métropoles se trouveront un peu au large dans les habits
que leur aura légué le XXe siècle. La décrue démographique aura
frappé l’ensemble des antipoles, mais selon des degrés
d’intensité et des modalités variables. Dans l’ensemble, le
pays aura vu beaucoup de jeunes émigrer vers les nouveaux foyers
mondiaux du capitalisme. Certains auront rejoint les quartiers
périphériques des espaces résidentiels et patrimoniaux des
métropoles et des territoires les mieux lotis dans l’espoir de
trouver un emploi dans le tourisme, les services à la personne ou la
logistique. Les autres auront préféré rejoindre les mouvements
sociaux et politiques visant à organiser la « déglobalisation »
et à réinventer les manières de vivre, produire, consommer et
d’habiter la ville.
Le
reflux démographique, la marginalisation économique, la raréfaction
et le renchérissement des énergies auront conduit à un
rétrécissement des métropoles et à une désintensification des
mobilités. Beaucoup d’espaces au sein des métropoles auront été
aban-donnés au profit d’espaces plus facilement accessibles. Les
plus riches pourront encore s’affranchir des distances mais
l’essentiel des populations métropolitaines aura dû privilégier
des localisations dans les villes-centres ou des centres secondaires
du fait des difficultés croissantes pour se déplacer. Ce
réinvestissement des centres n’aura pas toujours empêché un
relatif dépeuplement de ceux-ci du fait du solde démographique
devenu structurellement négatif.
Les
antipoles françaises ne seront plus de grosses émettrices de gaz à
effets de serre. Leur contribution au réchauffement climatique sera
devenue extrêmement mineure, même si elles subiront ses effets
(épisodes réguliers de sécheresse, tempêtes fréquentes, etc.).
On y respirera un air relativement pur. La qualité de l’alimentation
pourra y être également meilleure qu’aujourd’hui. La
raréfaction des produits agroalimentaires aura été compensée par
le redéveloppement d’une agriculture maraîchère biologique
orchestré par les gouvernements municipaux et des mouvements
alternatifs devenus dominants dans les équilibres politiques de
certaines villes déclassées.
Le
phénomène de l’étalement urbain aura pris fin au profit d’un
regroupement des populations dans les centralités principales et
secondaires, mieux desservies par des systèmes de transports
collectifs devenus le mode de déplacement majoritaire, le tout sur
fond de desserrement démographique. Ces centralités antipolitaines
seront devenues beaucoup plus accessibles à tout un ensemble de
groupes sociaux du fait de la chute des valeurs foncières et
immobilières, exception faite des enclaves touristiques et
patrimoniales.
Les
logiques de dérive oligarchique de la gouvernance des métropoles et
de démobilisation concomitante des masses auront laissé la place
dans les antipoles à des phénomènes de repolitisation. Les modèles
de développement, les manières de pratiquer l’espace, de
consommer et de cohabiter cliveront fortement les sociétés
antipolitaines mais auront l’avantage de recréer de puissants
mécanismes d’agrégation et d’intégration. Si des conflits
d’usage assez violents pourront éclater çà et là, c’est bien
une logique d’intégration conflictuelle qui dominera dans
l’ensemble. Dans les centres paupérisés, cette intégration sera
facilitée par la « collectivisation de l’urbanité ».
On notera ainsi pour le domaine du logement, la généralisation de
la colocation et de formes collectives d’habitat ; dans le
domaine politique, la généralisation de l’engagement associatif à
l’échelle du quartier ; dans le domaine économique, la
généralisation d’une économie axée sur les interconnaissances
de proximité et l’ancrage local : formes d’entreprises
autogérées, coopératives maraîchères et artisanales opérant
exclusivement sur la base de circuits courts, économie de troc.
Contradictions rencontrées
Ce
phénomène de repolitisation, dans lequel A.O. Hirschmann (2006)
aurait vu une énième illustration de la succession de cycles de
désinvestissement et de réinvestissement politique dans la vie des
sociétés modernes, n’empêchera pas que les espaces antipolitains
se segmentent à l’extrême. Les espaces patrimoniaux, les zones de
résidence des seniors aisés et de l’élite transnationale se
constitueront en enclaves sélectives et sécurisées et empêcheront
l’accès du reste de la population à certaines aménités
(infrastructures de loisirs mais aussi espaces naturels).
Cette
logique de dualisation du fonctionnement des espaces antipolitains
aura un impact fort sur les services publics. Les habitants des
enclaves privilégiées et leurs gouvernements municipaux
postmétropolitains cesseront de financer les services publics
bénéficiant à l’ensemble des populations des métropoles. Ils
privilégieront le financement de services et d’infrastructures
privés à l’accès sélectif. On verra donc émerger un paysage
dual des infrastructures et des équipements collectifs. Privatisés,
sélectifs et performants dans les enclaves privilégiées ;
publics, universels mais dégradés dans le reste des antipoles.
Enfin,
les antipoles constituent la traduction spatiale d’une logique de
paupérisation, certes différenciée, mais généralisée. La
précarité y sera devenue la règle. Les systèmes de protection
sociale y seront devenus résiduels. Le redéveloppement du
maraîchage et de l’artisanat offrira certes des perspectives, mais
pour une bonne partie de la population antipolitaine, la vie
quotidienne sera affaire de débrouille.
Repères géographiques
- Detroit ;
- Porto Alegre ;
- Christiania (Copenhague) ;
- Sankt Pauli (Hambourg).
Fiction : « L’antipole ou la métropole slow »
12
juillet 2040, 8 heures. Manuel, jeune menuisier à Rive-de-Gier,
quitte son appartement dans un immeuble délabré du centre-ville et
frappe à la porte de son voisin, Nicolas : comme tous les
jours, il prend son café chez lui avant de se rendre à son travail.
Manuel travaille chez Meubles Pour Tous, une entreprise autogérée
d’ameublement située au bord du Gier et organisée sur la base des
cir-cuits courts : le bois provient des scieries de
Saint-Chamond, et les meubles créés, simples, robustes et bon
marché, sont vendus exclusivement dans la vallée du Gier. Meubles
Pour Tous ne renouvelle pas ses collections, n’a pas de stratégie
de marketing et n’emploie aucun commercial : sa réputation
locale est suffisante, et l’entreprise offre une garantie à vie à
ses clients. Depuis la fermeture du magasin de mobilier et de
décoration de Saint-Étienne, vendu une quarantaine d’années
auparavant comme l’« un des plus grands d’Europe »,
plusieurs coopératives d’ameublement ont ainsi vu le jour dans
l’agglomération stéphanoise, la plupart initialement financées
par la Banque Mondiale sur la base du microcrédit. Meubles Pour Tous
emploient ainsi une cinquantaine de personnes, qui perçoivent tous
le même salaire. Celui-ci est peu élevé, mais Manuel aime son
travail et estime avoir d’autant moins de raison de chercher à
accroître ses revenus que sa participation au Système d’Échange
de l’Est Stéphanois lui permet d’obtenir gratuitement la plupart
des biens et services dont il a besoin.
Alors
que Nicolas lui ouvre la porte, Manuel remarque combien son voisin
semble plus âgé qu’il ne l’est : la vie l’a fait
vieillir prématurément. Nicolas est depuis longtemps retraité. Il
a commencé sa vie active dans une usine de sous-traitance
automobile, à Saint-Étienne, au début des années 1990. Doté
d’une sensibilité artistique, et sensibilisé aux métiers de la
création par les nombreuses expositions organisées à Saint-Étienne
à la fin des années 2000, il a par la suite entrepris une formation
tardive de designer industriel. Las, le district du design envisagé
par la métropole stéphanoise afin d’assurer sa reconversion s’est
retrouvé rapidement concurrencé par Stockholm et Milan, puis par
Shanghai et Bombay. Les designers locaux à succès ont émigré et
la Cité du Design, objet de tous les espoirs du gouvernement local,
a fait faillite dès la fin des années 2010. La politique de
réindustrialisation lancée en désespoir de cause n’a pas non
plus porté ses fruits. Plombée par la hausse brutale des taux
d’intérêt des emprunts toxiques contractés avant la crise
des subprimes, la communauté d’agglomération s’est vue
contrainte de renoncer à ses grands projets de redéveloppement.
Malgré la baisse des taxes locales, la plupart des villes de
l’agglomération stéphanoise se sont rapidement paupérisées sous
l’effet du déclin économique régional massif.
Père
célibataire de trois enfants, Nicolas n’a pas osé effectuer le
grand voyage que ses nouveaux amis l’enjoignaient de réaliser.
Après avoir occupé plusieurs postes précaires et faiblement payés
dans le tourisme, Nicolas a finalement accepté, à 47 ans, le plan
de préretraite proposé par le gouvernement. Avec 400 € de revenus
mensuels, les services sociaux de la métropole stéphanoise l’ont
orienté vers cet appartement inoccupé de Rive-de-Gier, propriété
du conseil métropolitain depuis l’exil de son précédent
propriétaire. Nicolas se satisfait de son sort, d’autant plus que
ses trois enfants ne s’en sont pas si mal sortis, comme il aime à
le répéter : l’un de ses fils est agriculteur en
Haute-Loire, son second fils est serveur à Moscou – où son accent
français lui vaut des pourboires nette-ment au-dessus de la moyenne
– et sa fille occupe un poste d’encadrement dans une usine
sidérurgique chinoise située à Dakar.
Comme
chaque matin, Nicolas et Manuel discutent donc en buvant leur café
provenant des Serres coopératives de Saint-Chamond. Tous deux sont
des membres actifs du Parti de la décroissance, majoritaire à
Rive-de-Gier comme à Saint-Étienne. Nicolas est par ailleurs
responsable au sein des instances départementales du parti. Comme il
ne dispose pas d’un véhicule, ses réunions fréquentes à
Saint-Étienne constituent un véritable casse-tête : la
circulation du tram-train métropolitain
Rive-de-Gier-Saint-Étienne-Chateaucreux qui a pris le relais de la
liaison ferroviaire Lyon-Saint-Étienne à la suite de son abandon
par la région est aléatoire car l’infrastructure souffre de
sous-investissement chronique. L’A45, la seconde autoroute reliant
Lyon à Saint-Étienne n’a jamais été construite, et la première,
l’A47, est devenue impraticable. La plupart du temps, Nicolas a
donc recours à une association locale de partage d’automobiles,
mais l’état du réseau routier l’oblige à prévoir une bonne
heure pour couvrir les 20 km séparant les deux villes.
L’enjeu
de leur discussion porte sur une réunion importante à laquelle
Nicolas doit participer dans l’après-midi : il s’agit de
convaincre les dirigeants de la branche locale du Crédit Coopératif
d’investir dans la réhabilitation d’un îlot situé au
centre-ville de Saint-Étienne. Le projet est porté par un collectif
d’artisans stéphanois. Ils espèrent obtenir les fonds nécessaires
à la mise en valeur de cet ensemble architectural afin d’y exposer
leurs produits. Pour Nicolas, le problème est de convaincre les
dirigeants de la banque de la viabilité d’un projet qui repose sur
le détournement du flux de touristes, traditionnellement attirés
par l’environnement naturel de Saint-Étienne, vers le centre-ville
largement désinvesti. La partie, explique-t-il, est loin d’être
gagnée, d’autant que nul ne sait si une cohabitation entre les
jeunes habitants paupérisés du centre-ville de Saint-Étienne et
les touristes potentiels est possible. Manuel tente de le rassurer en
lui expliquant que ces jeunes habitants sont dans l’ensemble
massivement convaincus de la nécessité d’ouvrir davantage la
nouvelle économie locale, axée sur la production et les circuits
courts, au nom du développement de l’emploi. L’hostilité,
explique-t-il, n’est plus désormais dirigée que vers les rentiers
résidant dans les riches communes périurbaines avoisinantes,
ceux-là mêmes qui ont obtenu l’abolition de la métropole
quelques années auparavant. De son côté, Nicolas craint que le
conflit ne s’envenime davantage s’il concerne désormais la
captation du flux de touristes étrangers. Le climat s’est en effet
nettement tendu depuis que des jeunes stéphanois ont tenté en vain
d’ouvrir une brèche dans le mur séparant Saint-Étienne des
riches communes du Nord en précipitant un camion-bélier contre une
porte d’accès de Saint-Priest-en-Jarez, la semaine précédente.
Finalement, il se range aux arguments de Manuel. Ce dernier consulte
sa montre : 8 h 30. « Bon, il faut que j’y aille »,
lance-t-il en se levant et en serrant la main de son ami. Il quitte
l’immeuble et lève les yeux au ciel : la journée printanière
promet d’être belle au bord du Gier. S’il quitte le travail tôt,
peut-être s’octroiera-t-il une partie de pêche à la mouche dans
la rivière, juste devant l’atelier de meubles Pour Tous. Roxana et
Hakim, ses amis qui travaillent pour l’entreprise voisine des
Verreries communautaires du Gier, l’ont initié au printemps
dernier, et Manuel a rapidement été conquis : rendue à l’état
quasi naturel, la rivière regorge désormais de poissons qui
constituent désormais pour la plupart des habitants du quartier la
principale composante de leur alimentation quotidienne.
Les enjeux
Scénario 2
L’archipole ou la métropole encadrée
Éléments du contexte
En
2040, en réponse aux dégâts sur l’emploi et le tissu industriel
dans les pays européens attribués à la mondialisation libérale,
les gouvernements nationaux et l’Union européenne auront réagi en
établissant un certain nombre de freins et de barrières aux flux de
marchandises, de capitaux et de main-d’œuvre. Des dispositifs
douaniers et surtout réglementaires auront limité la pénétration
des marchés européens par les produits manufacturés venus des
Suds. Prenant acte de l’échec de la stratégie de mise en place
d’une monnaie unique sans une harmonisation préalable des
politiques industrielles, fiscales et sociales, les pays encore
membres de l’UE auront décidé de confier aux institutions
communautaires la mission de mettre en place un système social et
fiscal unique. De leur côté, à la suite de la crise financière de
2008, les États auront réinvesti le domaine des politiques
industrielles. Dans ce domaine, tout était à refaire. La plupart
des anciens champions industriels nationaux de l’Europe auront
rompu les amarres avec leur pays d’origine et fait suivre à leur
siège le même chemin que leurs usines cinquante auparavant . Les
États auront donc à remettre sur pied des appareils industriels
complets sur la base des réseaux de PME sous-traitantes restées
captives de leur localisation européenne. Bien entendu, la France
sera moins bien lotie dans cette configuration que d’autres pays
européens du fait de la faible part des grosses PME dans sa
démographie des entreprises.
Cette
stratégie de déglobalisation aura été orchestrée par les
gouvernements nationaux et européens sous la pression de la classe
moyenne qui, après les classes populaires à la fin du XXe siècle,
sera devenue la nouvelle victime de la mondialisation libérale dans
les premières décennies du XXIe. Cette stratégie aura été
également facilitée par plusieurs facteurs structurels comme le
renchérissement des coûts de production (notamment salariaux) dans
les pays émergents et surtout l’explosion des coûts des
transports induits par le peak oil. En effet, en 2040,
malgré les efforts de recherche consentis pour élaborer des
alternatives aux modes de transports recourant aux énergies
fossiles, aucune des technologies nouvelles n’aura atteint les
performances des modes de transports de l’ère du pétrole. On
assistera donc un peu partout dans le monde à une réduction des
volumes d’échanges de biens. Seuls les biens rares continueront à
faire vivre le commerce de long rayon. Partout, les systèmes
productifs se reterritorialiseront et les anciens modèles de
développement fondés sur la « substitution des importations »
reviendront au goût du jour.
La
relocalisation des circuits d’échanges économiques permettra une
certaine renaissance des systèmes productifs locaux et un re-tour à
un système de métriques christalleriennes . Ainsi, la hiérarchie
urbaine européenne et française connaîtra, contrairement à toutes
les expectatives du début du XXIe siècle, un certain tassement, dû
à la fois à la relocalisation des échanges économiques mais aussi
à des politiques industrielles et d’aménagement du territoire
plus ambitieuses. On aura vu ainsi se reconstituer autour des
métropoles mais aussi des villes de second rang des systèmes
productifs diversifiés couvrant des bassins de consommation
relativement limités. Le circuit court sera devenu, du fait d’un
mélange de choix et de contraintes, la norme dans de nombreux
secteurs productifs, et pas uniquement dans l’agroalimentaire.
Cette
volonté de contrôle de la globalisation trouvera également une
expression dans des politiques d’immigration devenues de plus en
plus restrictives. En effet, les réactions contre la globalisation
et ses effets sur les sociétés nationales n’auront pas concerné
que les enjeux de chômage et de délocalisation, mais également les
enjeux culturels et identitaires. La raréfaction de l’emploi
public dans les années 2010 et 2020 aura créé de fortes
concurrences pour l’accès aux emplois peu rémunérés,
concurrences qui auront elles-mêmes dégénéré en conflits
interethniques. De même, la volonté de sauver les systèmes de
protection sociale aura conduit à des restrictions plus fortes de
l’accès au territoire national mais aussi aux prestations. Les
conflits autour de l’immigration et des questions raciales auront
conduit les pouvoirs publics à durcir les conditions d’entrée et
de séjour des étrangers et à renforcer les dispositifs de contrôle
des frontières. Les politiques néokeynésiennes et de
déglobalisation s’épanouiront donc dans un climat de crispation
identitaire aiguë, voire de renforcement de l’obsession
sécuritaire. Par ailleurs, le spectre de la crise énergétique aura
rendu légitime le retour à des formes de régulations plus
volontaristes et parfois autoritaires, que ce soit de la part de
l’État central ou des gouvernements métropolitains ayant élargi
leur champ de compétences.
Logiques à l’œuvre
Dans
les archipoles de 2040, les acteurs publics, politiques, techniques
et administratifs, auront renforcé leur position dominante au sein
des systèmes de gouvernance métropolitaine. Si l’exacerbation des
problèmes économiques, sociaux et environnementaux dus aux dérives
du capitalisme financier avait conduit à un renforcement des
régulations à l’échelle européenne et nationale, cela n’aura
pas empêché d’autres échelles de monter en puissance. Ainsi, les
autorités centrales, et notamment une Datar revigorée par la
seconde vie du « keynésianisme spatial » (Martin, 1989,
Brenner, 2004), auront-elles finalement réussi à promouvoir le
couple modernisateur qu’elles ont toujours choyé : les
métropoles et les régions. Les métropoles auront vu leurs
périmètres, leurs compétences et leurs ressources (financières,
d’expertise, de légitimité politique) s’accroître. Elles
auront été investies par l’État et l’UE d’un rôle éminent
dans le domaine de la planification, du logement, de l’urbanisme
mais aussi des politiques foncières, environnementales et
industrielles ainsi que dans la gestion des services urbains.
Les
archipoles seront étroitement cornaquées par des institutions
métropolitaines puissantes s’appuyant sur des technostructures
renforcées qui auront pris en main la conversion des systèmes
métropolitains de l’après-pétrole. Des règlements d’urbanisme
plus drastiques auront permis d’enrayer l’étalement urbain et de
généraliser des modèles urbanistiques privilégiant la
densification des centres principaux et secondaires existants et la
préservation de ceintures vertes et de couloirs écologiques. Des
règlements en matière de construction, mais aussi des politiques
volontaristes de réhabilitation du bâti existant mises en œuvre
par des agences métropolitaines ou des associations agréées auront
permis de convertir l’essentiel du parc immobilier en conformité
avec les normes énergétiques les plus ambitieuses. Les grandes
entreprises de l’oligopole français des services urbains (eau,
assainissement, transports, électricité, déchets, fret urbain,
etc.) et de la promotion immobilière auront été évincées du
marché français et se seront repositionnées à l’international.
Elles auront été remplacées par des régies métropolitaines
puissantes et fédérées dans des réseaux nationaux, européens et
internationaux d’échange d’expertise, mais aussi par des
sociétés d’économie mixte impliquant aux côtés des
collectivités, la Caisse des Dépôts et les chambres de commerce.
Ces nouvelles entités géreront des équipements métropolitains de
production d’énergie renouvelable, de production d’eau et
d’assainissement ainsi que les smart grids permettant le
contrôle des consommations et l’adaptation au plus juste de la
production. L’agriculture périurbaine et les circuits
d’approvisionnement des villes en produits frais auront été pris
en charge par des coopératives sponsorisées par les pouvoirs
métropolitains et travaillant en lien étroit avec les régies de
transports métropolitains ayant développé une activité de fret
urbain en recourant notamment à l’utilisation nocturne des
tramways.
Si
le renouveau de l’économie publique sera une caractéristique
majeure des archipoles, la renaissance des systèmes industriels
locaux en sera une autre. C’est bien les ravages économiques (les
services de haut niveau et les activités auront suivi les activités
manufacturières dans les pays émergents) et sociaux (le chômage de
masse, la précarisation, la perte des savoir-faire, etc.) de la
désindustrialisation qui auront convaincu les gouvernements
nationaux et l’UE de relancer des politiques de
réindustrialisation. Les gouvernements métropolitains seront donc
les opérateurs de ces politiques. Ils seront responsables, avec les
CCI, des politiques d’accompagnement des PME, d’animation
économique, de soutien à l’innovation mais aussi de formation, de
conservation et de protection des savoir-faire et de sécurisation
des parcours professionnels. Avec les régions, ils seront aussi
rentrés massivement dans le capital des PME. Une réglementation
européenne antitrust extrêmement sévère, la promulgation
d’un Small Business Act au ni-veau national et la
présence des collectivités dans le capital des entreprises auront
permis d’empêcher la reformation d’oligopoles. Ajoutés au
renchérissement du coût des transports et à l’internalisation de
ces derniers dans le prix des produits, ces dispositifs auront permis
que se reforment des bassins de production et de consommation
circonscrits à des espaces régionaux. Les structures productives
des métropoles seront revenues à ce qu’elles étaient jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale. Chaque métropole possédera un tissu
industriel varié d’où se dégageront trois ou quatre
spécialisations manufacturières, sur la base desquelles
s’organiseront les échanges. Autour de ces activités, on trouvera
une diversité d’activités de soutien (assurance, finance,
logistique, marketing, etc.) : le circuit court ne concernera
donc plus uniquement les produits agricoles, mais l’ensemble des
productions matérielles. Parfois accusée d’avoir contribué à la
destruction des savoir-faire locaux dans les années 1950 et 1960 en
délaissant les PME et en se focalisant sur une industrialisation par
les industries fordistes et les grands groupes, la Datar, devenue au
terme de multiples changements de dénomination « Délégation
à l’Aménagement du Territoire et à l’Action de
Réindustrialisation » appliquera cette fois à la lettre la
formule d’un économiste français à la mode dans les années 2030
selon lequel « les systèmes productifs locaux constituent
désormais la voie de la modernisation de la France ».
Toutefois, les politiques industrielles, d’innovation et de
formation auront permis de maintenir et de développer des avantages
comparatifs sur des activités de niche exportatrices (luxe,
œno-gastronomie mais aussi sur quelques activités high-tech).
Cette
nouvelle donne économique aura légué aux archipoles une
stratification sociale plus ramassée, plus trapue. Les accords
salariaux conclus à l’échelle régionale entre les Conseils
régionaux et des organisations patronales et syndicales enfin
territorialisées auront mis fin à l’étirement des échelles de
revenus. On observera dès lors un mouvement rapide de déségrégation,
approfondi de surcroît par les lois successives restreignant
drastiquement la spéculation foncière et immobilière.
Parallèlement, la hiérarchie urbaine se sera elle-même ramassée.
La métropole capitale n’aura pas creusé l’écart avec ses
homologues de province. De même, ces dernières auront participé à
la revitalisation des villes moyennes aux moyens des politiques
publiques susmentionnées.
Les
espaces métropolitains auront été réorganisés par les pouvoirs
publics au nom de l’urgence écologique. Le peak oil et la
décep-tion des espoirs mis dans les véhicules électriques auront
conduit à la mise en place de dispositifs de contrôle étroit à la
fois des locali-sations des ménages, des activités mais aussi de
contrôle des mobilités. Le lien entre les politiques d’urbanisme
et les politiques de transports aura enfin été réalisé par la
prise en charge de ces compétences par les gouvernements
métropolitains et leurs agences. Ainsi, le schéma des
hypermobilités éclatées aura-t-il laissé la place à une logique
de concentration des flux de déplacements autour de grands axes que
les transports collectifs pourront desservir de façon efficace et
rentable.
Contradictions dépassées
Le
retour à des formes de protectionnisme et le regain des politiques
industrielles et d’aménagement du territoire auront permis de
protéger les territoires en général et les métropoles en
particulier des effets de la globalisation et de la
désindustrialisation. Cette re-lance des politiques publiques aura
eu pour effet de stopper le processus d’étirement de la hiérarchie
urbaine.
Par
ailleurs, la crise écologique et énergétique aura été négociée
par des politiques contraignantes et néohygiénistes de
densification, de lutte contre l’étalement urbain, d’amélioration
de l’habitat, de qualité urbaine et de conversion énergétique
basées principalement sur le principe d’incitation/contrôle/sanction
à l’échelle des comportements individuels (taxes, amendes,
systèmes de quotas). Un terme aura été mis à l’explosion et à
l’éclatement des mobilités. Les espaces naturels et agricoles au
sein des métropoles auront été protégés, voire sanctuarisés. Le
parc de logements aura été largement rénové et la plupart des
bâtiments généreront de l’énergie, au lieu d’en consommer. Au
final, ce sera plutôt par un regain du volontarisme politique, un
renforcement des outils de régulation des marchés, voire par une
modification du système économique (par un retour à une version
très ambitieuse de l’économie sociale de marché) et enfin par un
contrôle des pratiques individuelles que les objectifs du
développement durable auront été atteints, et non pas par un
recours à des technologies radicalement nouvelles.
Dans
ce scénario, les métropoles françaises seront restées
gouvernables ; elles auront même gagné en gouvernabilité.
Les excès de la mondialisation et du néolibéralisme auront suscité
une forte relégitimation de l’intervention publique. Ce phénomène
aura profité à tous les échelons institutionnels et notamment aux
institutions et technostructures métropolitaines, mais aussi
régionales, et à l’armada des organisations d’économie
publique et semi-publiques qu’elles auront constitué dans leur
giron.
Contradictions rencontrées
Cette
gouvernabilité des archipoles françaises aura été garantie au
prix d’un renforcement des oligarchies politiques et techniques.
Les archipoles seront gouvernées par des régimes oligarchiques
constitués de grands élus métropolitains, des hauts fonctionnaires
et des responsables des régies et combinats publics ainsi que des
multiples agences mises en place pour gérer les enjeux de mobilité,
d’urbanisme, de protection et de gestion des espaces naturels et
agricoles. Au nom des enjeux climatiques, environnementaux et ceux
relatifs à la reconstitution d’un tissu industriel propre, les
logiques d’expertise se seront imposées dans les processus de
décision collective. Le principe électif n’aura pas été remis
en question. Bien au contraire, la démocratie représentative aura
connu une seconde jeunesse avec le retour de l’interventionnisme
public. En revanche, la démocratie participative ne sera plus au
goût du jour car elle sera systématiquement associée aux jeux des
lobbies NIMBY et à l’égoïsme des riverains et autres intérêts
organisés.
Toujours
au nom de l’impératif écologique et du principe de précaution en
matière environnementale et sanitaire, les pratiques en tout genre
seront de plus en plus réglementées dans les archipoles. Les
dispositifs de surveillance, de gouvernement des corps et des
pratiques auront été étendus. Les smart grids, les
compteurs communicants (type Linky ) permettront de contrôler et
de gérer à distance la consommation d’énergie par les habitants
mais aussi de leur attribuer des quotas de droits à la mobilité et
d’émission de substances polluantes de toutes natures. Les
dispositifs de vidéosurveillance se seront généralisés. Et bien
entendu, les campagnes appelant à des pratiques alimentaires saines
et bannissant les pratiques addictives de toutes sortes se seront
généralisées. Les systèmes de protection sociale auront été
maintenus mais en contrepartie de la mise en place de dispositifs de
surveillance et de sanction des comportements. L’archipole sera
l’espace d’exacerbation des biopouvoirs et du néohygiénisme.
Ces logiques de contrôle fort pourront aussi conduire, dans certains
cas, au développement de trafics de passe-droits permettant à
certains de dépasser leurs quotas de mobilité et de contourner les
restrictions sévères conditionnant l’accès au « vert ».
Ainsi, malgré le retour à une certaine égalité des conditions
socio-économiques, on verra perdurer un certain nombre d’inégalités
environnementales.
Les
mesures protectionnistes mises en place à l’échelle européenne
et nationale auront entraîné en retour la mise en place de
barrières douanières dans les pays tiers. Ces mesures de rétorsion
auront donc généré des surcoûts pour les grandes entreprises
françaises qui avaient délocalisé une partie de leurs activités
de production. L’industrie française rencontrera de sérieux
problèmes de compétitivi-té qui entraîneront dans leur sillage
des problèmes sociaux, que la relance d’une industrie sponsorisée
par les pouvoirs publics et la relocalisation des circuits
économiques ne pourront que partiellement compenser.
Repères géographiques
– Singapour ;
– Florence.
Fiction : « L’archipole ou la métropole encadrée »
21
juin 2040. Thomas ne peut retenir une larme en regardant le président
de la communauté urbaine de Nantes/Saint-Nazaire et le commissaire à
la réindustrialisation couper le ruban qui inaugure la nouvelle
usine de Bouguenais qui fabriquera des drones solaires. Thomas est un
ancien de l’Aérospatiale. Il a travaillé toute sa vie dans ces
lieux mêmes où aujourd’hui on célèbre le démarrage d’une
nouvelle activité. Il fut l’une des premières victimes de la
décision du grand groupe européen d’aéronautique de fermer tous
ses sites de production européens après que les actionnaires
publics sont devenus minoritaires dans le capital de l’entreprise
en 2027. Cette décision fut à l’origine d’un mouvement
politique profond qui a secoué l’Europe pendant plus de dix ans et
qui a conduit à une ré-orientation totale des politiques
économiques à la fois communautaire et nationales. Le
protectionnisme et la planification économique, et parfois même les
nationalisations, sont revenus à l’honneur. À ces freins
politiques à la mondialisation, se sont ajoutés des freins
énergétiques puisque le renchérissement des énergies fossiles a
conduit à une forme de relocalisation des systèmes de production et
d’échanges.
Si
l’État français et l’UE ont largement contribué à ce
revirement politique, ce sont les gouvernements métropolitains qui
l’ont concrètement mis en œuvre. En lien étroit avec la chambre
de commerce, la communauté urbaine de Nantes/Saint-Nazaire a lancé
à partir de 2033 une grande réflexion sur les secteurs industriels
qu’elle pouvait contribuer à relancer. La chose n’a pas toujours
été facile car si la qualité de l’appareil nantais
d’enseignement supérieur et de recherche a pu être mise au
service de cette politique industrielle métropolitaine, le
renchérissement des matières premières et la fermeture de nombreux
marchés à l’export du fait de la levée de barrières
protectionnistes un peu partout dans le monde ont coûté la vie à
un certain nombre d’entreprises. Toutefois, dans ce contexte de
« déglobalisation », l’économie nantaise a su
reconstituer des niches exportatrices. Ainsi, le savoir-faire nantais
en matière d’aéronautique, de matériaux et de télédétection
a-t-il permis l’ouverture de cette usine de drones utilisés
indifféremment pour la surveillance des frontières de l’Union
européenne, des zones urbaines sensibles, des bidonvilles, le
comptage des kilomètres parcourus par chaque véhicule et le
repérage policier des contrevenants qui auraient dépassé leur
quota ou pénétré des zones interdites aux véhicules individuels.
Car
si les pouvoirs métropolitains sont devenus les acteurs forts de
l’économie métropolitaine, au travers des politiques
industrielles, de soutien à l’innovation et de formation, ils sont
aussi devenus les principaux opérateurs de la police
environnementale dans la région nantaise. Si Nantes a, comme
d’autres villes en France et en Europe, négocié le tournant du
néokeynésianisme et de la démondialisation, elle a aussi opéré
un net virage néohygiéniste. Ce ne sont pas seulement les dégâts
de la mondialisation qui ont conduit à un retour en force des
pouvoirs et des régulations publics, mais aussi l’urgence
environnementale. Du coup, des politiques de planification
extrêmement contraignantes pour les communes et les particuliers ont
orchestré l’arrêt de l’étalement urbain et la redensification
des centres existants. Mathurin, le fils de Thomas, travaille
aujourd’hui à l’agence métropolitaine des mobilités installée
à la pointe de l’Île de Nantes. L’agence gère à la fois le
réseau des trams-trains reliant les centres densifiés et le réseau
des trams-fret, mis en place avec l’aide des techniciens des villes
néerlandaises et qui alimente les commerces de proximité depuis les
plates-formes logistiques de Cheviré et du Grand Blottereau ainsi
que les combinats maraîchers du pourtour de la ville. C’est aussi
l’agence qui autorise l’accès à ces centres aux véhicules des
particuliers qui se sont acquittés de leur redevance d’accès et
qui gère les comptes mobilité de l’ensemble des habitants de la
métropole.
À
l’heure du déjeuner, Thomas et Mathurin se retrouvent à la gare
de tram-train de Pirmil. Leur regard est attiré par la fumée qui
s’élève de la friche hospitalière de Saint-Jacques. La police
métropolitaine a dû encore raser le bidonville que, régulièrement,
des familles de sans-abri construisent et reconstruisent. Ces
familles ont dû quitter les maisons individuelles qu’elles
habitaient dans les communes périurbaines du Sud Loire et qui ont
été rasées pour laisser la place au maraîchage et aux multiples
parcs naturels créés par l’autorité métropolitaine. Incapables
de se loger dans le centre de la métropole du fait du
renchérissement des loyers lui-même dû aux normes
environnementales appliquées à l’habitat, ces familles n’ont eu
d’autres recours que cet habitat de fortune, dans l’attente
hypothétique de la livraison d’un nouveau quartier de logements
sociaux à Saint-Sébastien-sur-Loire dont le gouvernement
métropolitain peine encore à réunir les financements. Mais, Thomas
et Mathurin n’ont pas le temps de s’attarder. Ils ont rendez-vous
avec Marie, la sœur de Mathurin, qui travaille dans le combinat
maraîcher métropolitain qui organise le ravitaillement en denrées
fraîches de la métropole sur la base des principes des circuits
courts, aujourd’hui généralisés. Le combinat est localisé à
Saint-Julien de Concel-les. Pour s’y rendre, Thomas et Mathurin ont
décidé d’utiliser la voiture électrique dont ils ont fait
l’acquisition ensemble. Arrivés au parking en silo de Pirmil,
quelle n’est pas leur surprise quand ils se retrouvent dans
l’impossibilité de démarrer leur véhicule. Thomas comprend
vite : son père a encore oublié de recharger son crédit
mobilité.
Les enjeux
Scénario 1
La mercapole ou la métropole débridée
Éléments du contexte
En
2040, la globalisation et la financiarisation de l’économie se
seront poursuivies et amplifiées. L’ancrage national des grandes
entre-prises globales sera devenu extrêmement ténu. La dispersion
géographique des actifs des multinationales européennes,
nord-américaines mais aussi de ce que l’on appelait en 2010 « les
pays émergents » (Chine, Inde, Brésil, mais aussi Russie,
Indonésie, Afrique du Sud et Turquie) se sera intensifiée et aura
définitivement dissuadé l’ensemble des gouvernements de la
planète de revenir à des formes de protectionnisme ou même de
régulations des flux de capitaux et de marchandises. Les flux de
main-d’œuvre auront suivi le même processus de libéralisation
que les précédents. En effet, la multiplication des catastrophes
environnementales générées par le changement climatique aura rendu
intenable le maintien de barrières à la circulation des personnes.
De toute façon, le solde naturel insuffisant des pays du « Nord »
aura nécessité l’afflux de populations depuis le Sud pour
pourvoir les emplois manufacturiers et de services faiblement
qualifiés mais aussi les emplois plus qualifiés dans
l’informatique, la finance et les biotechnologies.
La
prophétie d’une économie d’archipel et d’une géographie
nationale et mondiale totalement réorganisée autour de plaques
métropolitaines se sera finalement réalisée. Ces plaques seront
reliées entre elles par des flux toujours plus intenses et des
circuits logistiques toujours plus complexes. En revanche, les liens
que ces plaques entretiendront avec leur hinterland régional et
national seront devenus toujours plus asymétriques : les
premières monopoliseront les fonctions directionnelles alors que les
régions périphériques et les villes secondaires se verront encore
davantage cantonnées à des fonctions secondaires ou non
productives. Toutefois, les logiques de redistribution territoriale
par le biais de l’économie dite « résidentielle »
seront devenues beaucoup plus ténues du fait à la fois de la
réduction de la voilure de l’État-providence et donc des
transferts sociaux, mais aussi d’une totale refonte de la présence
des services « d’intérêt général » et donc de
l’emploi public sur le territoire.
Sous
l’effet des dérégulations et des migrations toujours plus
intenses, sous l’effet aussi de la concentration de populations de
diverses origines dans des métropoles gouvernées davantage par les
flux que par les États, les sociétés se seront largement
dénationalisées. L’appartenance métropolitaine mais aussi à des
groupes de statut, à des diasporas régionales, ethniques,
religieuses, mais aussi et de plus en plus socioprofessionnelles,
sera davantage fondatrice d’identité que l’appartenance
nationale. Toutefois, les espaces métropolitains ne pourront pas
échapper à l’éclatement de conflits voire d’émeutes opposant
des groupes se disputant l’usage de tel ou tel espace, de tel ou
tel équipement ou s’opposant sur des enjeux de mœurs et de
pratiques.
Dans
ce contexte, les métropoles françaises auront été contraintes de
jouer le jeu de la compétition internationale. Malgré quelques
efforts épars de sauvegarde des activités manufacturières voire de
réindustrialisation, c’est plutôt le pari d’un positionnement
sur les activités tertiaires, informationnelles, créatives mais
aussi logistiques, touristiques et de consommation qui aura été
effectué. Cette stratégie aura suscité des débats car les
métropoles du monde émergent auront, elles aussi, développé ces
activités. Notamment, les activités de design et de R&D auront
bien souvent suivi l’usine et privilégié une localisation dans
les métropoles associant tertiaire de haut niveau et activités
manufacturières. C’est dire si la concurrence sera rude en 2040.
Bien
évidemment, dans ce contexte, l’armature urbaine française se
sera étirée. La région parisienne aura accru son poids dans le PIB
national. En revanche, la part des revenus dépensés dans cette même
région aura continué à diminuer. La consommation dans les régions
des revenus générés en Île-de-France contribuera donc toujours à
assurer la solidarité entre Paris et le reste du pays. À
l’exception de Lyon-Saint-Étienne, la majeure partie des
métropoles du pays auront eu du mal à élever en gamme leur base
productive. Les « cadres des fonctions métropolitaines »
seront encore majoritairement localisés en Île-de-France. En
revanche, certaines métropoles régionales tireront leur épingle du
jeu en mettant l’accent sur les fonctions logistiques (Nantes,
Marseille, Lille), sur les fonc-tions de R&D (Lyon, Grenoble,
Toulouse) ou encore sur les fonctions de tourisme et de consommation
à destination d’une clientèle internationalisée (Bordeaux, Nice,
Strasbourg). Il est clair que les implications de ce scénario seront
extrêmement variables en fonction des espaces métropolitains
envisagés et du caractère plus ou moins exclusif du phénomène de
métropolisation. On peut imaginer ainsi que seule la métropole
parisienne bénéficie de la concentration des fonctions de
commandement des emplois de cadres des fonctions métropolitaines. La
plupart des capitales régionales seraient alors cantonnées dans des
fonctions secondaires et ne seraient que partiellement concernées
par les phénomènes dont la description suit.
Logiques à l’œuvre
Les
politiques redistributives de l’Union européenne et de l’État
auront disparu au profit de politiques néolibérales de soutien à
la compétitivité. Par ailleurs, dans un contexte de crise chronique
des finances publiques (liées à une révolution conservatrice
antifiscale de-venue permanente, mais aussi à l’évasion fiscale
que nul pouvoir ne se sera préoccupé de réguler), les pouvoirs
urbains auront été fortement incités à s’allier aux acteurs
économiques pour élaborer et mettre en œuvre des politiques de
croissance et de compétitivité mais aussi pour prendre en charge la
réalisation et la gestion d’équipement dans le cadre de
partenariats publics privés (PPP) devenus la norme en matière de
gestion des équipements « publics ». Dans la plupart des
cas, ces acteurs économiques seront avant tout des entreprises
évoluant dans le secteur du transport et de la logistique, de la
grande distribution, des services urbains, des médias, des loisirs,
de la promotion immobilière, parfois des hautes technologies et de
moins en moins de l’industrie des biens d’équipement et des
biens intermédiaires qui se seront, eux, repositionnés dans les
pays industrialisés du Sud. Dans les métropoles, les élus,
fonctionnaires, techniciens et représentants de ces entreprises
formeront de véritables « machines de croissance »
(Logan et Molotch, 1987), coalitions certes informelles mais de plus
en plus stables et puissantes et composées d’acteurs et
organisations intéressés avant tout au développement des marchés
immobiliers et de consommation métropolitains.
Les
sociétés métropolitaines présenteront des stratifications
sociales assez différenciées, d’une métropole à l’autre mais
aussi au sein même des métropoles. À Paris, et de manière moins
nette à Lyon, les espaces centraux refléteront une stratification
en sablier. Le haut de la hiérarchie sociale sera dominé par les
représentants d’une élite mobile parfaitement insérée dans la
division internationale du travail, qui tendra à privilégier une
localisation dans les centres métropolitains socialement
valorisante, facilitant ses nombreux déplacements internationaux et
lui garantissant des placements immobiliers sûrs et rémunérateurs.
Cette élite internationale voisinera voire se confondra avec une
élite rentière vivant des revenus que lui assureront l’envolée
des valeurs immobilières et la financiarisation de l’économie. À
l’autre extrême, une armée ancillaire pourvoira aux besoins de
cette élite en matière de restauration, de transport, de commerce
de proximité, de vente à distance et de services à la personne.
Cette armée recrutera dans des flux migratoires incessants. Ses
soldats vivront soit dans des quartiers centraux ou faubourgeois
dégradés lui offrant un logement social de fait, soit dans ce qui
restera des grands ensembles. Ils y cohabiteront avec un prolétariat
intellectuel fait de jeunes gens qualifiés qui seront soit en
attente d’être intégrés à l’élite transnationale, soit en
rupture avec le modèle social, culturel et économique qu’elle
incarne. Le troisième groupe vivant dans les quartiers délabrés
des mercapoles sera la fraction du troisième et du quatrième âge
paupérisée par la suppression, à la fin des années 2020, de la
retraite par répartition. La classe moyenne, pour sa part, sera à
la fois devenue moins nombreuse (ses membres les mieux dotés –
universitaires, professions libérales, etc. – constituant la
fraction inférieure de l’élite transnationale, les autres ayant
vu leur mode de vie se rapprocher de plus en plus des classes
populaires) et se sera faite plus discrète dans les parties
centrales de la métropole capitale, mais aussi de villes comme Lyon,
Marseille, Bordeaux ou Lille. Ses ressortissants auront été la
plupart du temps contraints à une localisation dans des périphéries
lointaines ou dans des métropoles leur offrant encore des
perspectives résidentielles attractives.
Les
formes des métropoles seront le produit de la continuation de deux
tendances apparemment contradictoires : la densification et
l’étalement. Les centres historiques auront continué à faire
l’objet d’investissements publics et privés massifs. Ils
concentreront les équipements, une part importante des commerces,
notamment ceux destinés à l’élite transnationale mobile et à
l’élite rentière, dont la puissance économique et culturelle
leur aura permis d’en faire des lieux largement dédiés à leurs
activités de consommation. Les terrains et le bâti des centres
urbains, monopolisés par des particuliers fortunés ou par des
multinationales financières, seront l’objet d’une intense
spéculation renforçant leur exclusivisme social. Toutefois,
certaines grandes villes auront pu, à l’inverse, connaître un
phénomène d’évidement de leur zone centrale du fait de leur
incapacité à attirer les élites mobiles et du départ des classes
moyennes en périphérie. Mais de manière générale, réurbanisation
et intensification des mécanismes de valorisation foncière et
immobilière, d’une part, et étalement et dilatation des aires
urbaines de l’autre, cohabiteront dans la plupart des métropoles.
Étalement et dilatation auront été permis par les échecs des
tentatives successives de constitution des gouvernements
métropolitains compétents en matière de planification, d’urbanisme
et de transports à l’échelle des bassins de mobilité. En effet,
les puissantes coalitions public-privé dominant les espaces centraux
ne gouverneront pas les immenses espaces discontinus qui
constitueront les métropoles. Ces derniers seront encore gouvernés
par des gouvernements municipaux jaloux de leur indépendance et
soucieux d’attirer avant tout la résidence. Ni la Région, ni le
Département n’auront eu la capacité ou le souhait de contrer
cette évolution, trop soucieux de se neutraliser réciproque-ment et
de contrer l’expansion des pouvoirs métropolitains.
La
poursuite de l’étalement urbain, la généralisation de l’urbain
auront en outre été favorisés par les innovations technologiques
continues en matière de déplacements. La focalisation des débats
autour de l’urgence écologique sur les gaz à effets de serre dans
les années 2010 et 2020, mais aussi la pression des lobbies,
auront conduit les pouvoirs publics à privilégier une réponse
électronucléaire à la crise environnementale. Dès lors, l’usage
de la voiture électrique se sera généralisé et aura exonéré
bien souvent ces mêmes pouvoirs publics de traiter d’autres enjeux
écologiques tels que l’imperméabilisation des sols induits par
l’étalement ou encore la question de la gestion des effets
latéraux de cette stratégie du « tout électronucléaire »
(déchets nucléaires, batteries, etc.). La dilatation des aires
urbaines, la dispersion croissante des zones d’habitat et des zones
de production auront engendré une poursuite de la tendance à
l’hypermobilité et à l’éclatement des mobilités entre des
espaces discontinus.
Contradictions dépassées
Dans
les mercapoles françaises, la crise démographique aura été
compensée par les flux migratoires et la levée des barrières à
l’immigration. La concurrence croissante pour l’accès à
l’éducation, à l’emploi et aux loisirs, la quasi-disparition de
la fonction publique et la suppression de certaines allocations et
services publics auront dissuadé la classe moyenne de se reproduire.
Mais l’élite métropolitaine mobile se préoccupera peu de la
disparition des instituteurs du fait des progrès de l’e-learning
et de la mondialisation du marché universitaire ; et encore
moins de la disparition des écoles d’infirmières vu la
« corvéabilité » et le faible coût des infirmières
philippines. Du coup, la composition ethnique des métropoles
françaises se sera largement diversifiée. Les métropoles auront
connu une logique de spécialisation socioethnique des espaces. Dans
les zones centrales, on observera ponctuellement des formes de
« cohabitation indifférente » entre communautés .
Parallèlement, les discours républicains colour-blind auront
laissé la place à une progressive reconnaissance du fait
communautaire. Cette reconnaissance aura permis l’émergence d’une
élite politique issue des minorités ethniques.
Comme
on l’a vu, la crise écologique et énergétique aura été
partiellement résolue, et ce pas tant par la transformation des
modes de vie que grâce aux innovations technologiques dans le
domaine des déplacements (avec la généralisation des véhicules
électriques), dans celui de la construction, de la domotique et
grâce à l’application de solutions de type smart grids.
Il faut toutefois signaler que c’est sous un angle particulier que
« l’urgence environnementale » aura été socialement
construite et politiquement traitée : celui des gaz à effets
de serre et du réchauffement climatique. L’omniprésence de ce
thème aura relégué au second plan d’autres enjeux comme la
gestion des déchets, la consommation d’espaces ou encore les
inégalités environnementales. D’une certaine manière, l’absence
de régulation de l’accès à l’espace et de la consommation des
sols permettra à une diversité de groupes sociaux, y compris les
plus fragiles économiquement, d’accéder au logement dans la
métropole. De manière générale, les métropoles seront devenues
des espaces où, du fait de la dérégulation du marché du travail,
du logement, du sol, de l’enseignement, de la santé, les
opportunités seront à la fois nombreuses mais aussi où les
inégalités d’accès à ces différents biens se seront
renforcées.
Contradictions rencontrées
Ainsi,
dans la mercapole, la libération des opportunités s’accompagnera
d’un accroissement important des inégalités des conditions
socio-économiques et des inégalités d’accès. La libéralisation
des marchés aura pour effet certes de démultiplier les opportunités
d’emploi, y compris pour les populations les plus fragiles, mais
aussi d’accroître les inégalités et donc les distances
symboliques et culturelles séparant les groupes composant les
sociétés métropolitaines et, conséquemment, les distances
spatiales qu’ils voudront établir entre eux. L’espace
métropolitain sera la projection d’une société métropolitaine
fortement polarisée et ségrégée.
La
mercapole sera aussi confrontée à des phénomènes de saturation
des infrastructures publiques et de dégradation de l’offre de
services publics. Dans le domaine des transports métropolitains,
l’explosion du taux d’équipement en petits véhicules
électriques aura pour effet de saturer les infrastructures
routières. On assistera à une dualisation du secteur des transports
collectifs. Les gouvernements métropolitains seront devenus toujours
plus dépendants des grands opérateurs de l’oligopole des
transports urbains. Ceux-ci opéreront pour le compte de la
collectivité, mais au prix fort, des services de transport de masse
dégradés et saturés leur assurant une rente minimale.
Parallèlement, ils auront obtenu l’autorisation de développer un
secteur privé de transports collectifs offrant des prestations
beaucoup plus performantes et fiables à un public choisi pouvant se
l’offrir.
Les
mercapoles françaises émettront très peu de GES et auront été
en mesure de vendre des droits à polluer aux villes des pays
émergents pour financer des programmes de conversion de bâtiments
publics et de logements. Toutefois, les enjeux du débat sur
l’écologie s’y seront déplacés des questions climatiques et
d’émission de GES aux questions relatives à la consommation
d’espaces, au traitement des déchets, aux impacts sur la santé
des rayonnements générés par les réseaux sans fil et aux
inégalités environne-mentales. Les mouvements écologistes y seront
mobilisés sur les questions de défense d’espaces naturels et de
contestation du développement de l’industrie nucléaire.
Repères géographiques
Los
Angeles ;
São
Paolo.
Fiction :
« La mercapole ou la métropole débridée »
15
mars 2040. Il est presque minuit lorsque Lucas pose le doigt sur
l’icône « envoyer » de sa tablette numérique. Il est
fatigué, mais heureux : il vient d’achever la programmation
du nouveau logiciel d’analyse financière dédié spécifiquement
au marché du riz proposé par sa micro-entreprise, Smart
Markets. Son ami Mathis, qui dirige un fonds d’investissement basé
à Singapour, va être ravi. En plus d’une somme d’argent
substantielle, ce projet réussi va certainement accroître la
réputation de Lucas, gage d’un avenir relativement assuré au sein
d’un secteur ultraconcurrentiel. Lucas prend une gorgée de sa
boisson énergétique cubaine, range sa tablette dans la poche de son
manteau, et quitte précipitamment son duplex situé dans un immeuble
récent écoénergétique du centre de Lille : il ne lui reste
que 15 minutes pour rejoindre la gare de Lille Europe afin de
rejoindre Londres, où vit sa compagne. Lucas accepte de payer près
de 5 000 euros par mois pour cet appartement détenu par un fonds
de pension australien en raison de sa proximité avec les
infrastructures de transport métropolitaines. En quittant son
appartement, Lucas tombe sur un visage familier. C’est Kamel, avec
qui il avait suivi une formation en programmation informatique, à la
fin de ses études, cinq ans auparavant. En revanche, Kamel, qui
marche rapidement lui aussi, semble ne pas l’avoir aperçu. Mais
Lucas n’a pas le temps de s’arrêter : même si la liaison
entre Lille et Londres s’effectue désormais toutes les heures
entre minuit et 6 heures, il ne veut surtout pas rater le prochain
train afin de profiter au maximum des trois jours de repos qu’il
s’est exceptionnellement accordés, et, qui sait, d’envisager un
bref voyage en Espagne avec sa compagne. Or les embouteillages sont
fréquents au centre de Lille à cette heure. Tout en enfourchant son
scooter électrique, Lucas pense brièvement qu’il lui faudra
contacter Kamel : à l’époque, il lui avait semblé
sympathique, et puis, c’est toujours intéressant de savoir ce que
deviennent les anciens collègues, cela peut toujours donner des
idées pour orienter efficacement sa carrière.
Kamel
ralentit sa marche pour observer Lucas alors que celui-ci démarre
silencieusement. Si la silhouette lui semble vaguement fami-lière,
c’est le modèle de son scooter qui retient davantage son
attention : c’est le nouveau Biocreative 3, un modèle élaboré
par Ur-ban Solutions – le joint-venture codétenu par un
constructeur français d’automobiles et le fabricant chinois
désormais dominant sur la scène mondiale. Une véritable merveille
technologique, pense Kamel alors que le scooter s’éloigne. Kamel
aimerait posséder ce type de bijou. Sa batterie ultraplate
révolutionnaire possède une autonomie de 1 000 km. Mais son
quartier de résidence n’est pas inclus dans le périmètre du
partenariat entre Urban Solutions et la métropole lilloise. Désireux
de s’implanter sur le marché local, Urban Solutions avait proposé
deux ans auparavant de financer la totalité de la rénovation de la
voirie du centre de Lille, désormais saturée, en échange du
monopole de la prestation de services de transport liés à la
propriété d’un logement dans certains quartiers lillois.
Kamel
ne s’attarde pas sur les lieux : lui aussi est pressé. Il
doit prendre son service de gardien de nuit d’un immeuble
destart-ups situé à proximité d’Euralille. Kamel occupe ce
poste depuis trois ans. À l’issue de sa formation d’ingénieur,
il avait occupé brièvement un poste de gestionnaire d’un réseau
informatique à Francfort. Mais l’éloignement lui pesait trop. Il
est donc retourné vivre à la périphérie de Roubaix, dans une
ancienne cité des années 1960 récemment rachetée puis rénovée
par son employeur, une firme multi-nationale spécialiste des
solutions de sécurité, à destination de sa main-d’œuvre de
l’agglomération lilloise. Kamel ne regrette pas son choix :
il a tissé des liens étroits dans son quartier, peuplé de jeunes
immigrés originaires d’Afrique du Nord et travaillant, comme lui,
dans la sécurité. Mais il est inquiet des futurs changements
induits par le projet de l’entreprise d’étendre son quartier en
urbanisant massivement les zones à faible densité environnantes au
cours des prochaines années. Doté d’un capital culturel
important, Kamel est devenu le favori pour les prochaines élections
métropolitaines au sein de son quartier peuplé avant tout par des
jeunes peu qualifiés et précaires. Pour être élu, il sait
toutefois qu’il lui reste à nouer un accord électoral avec
l’entreprise, mais aussi avec quelques-unes des organisations
religieuses en concurrence dans son quartier. Il est conscient qu’il
ne pourra pas changer la situation sociale de sa communauté, mais il
espère nouer des partenariats avec de nouvelles firmes asiatiques
afin d’améliorer les conditions de vie au sein du quartier.
En
poussant la porte de l’immeuble qu’il va surveiller toute la
nuit, sa tablette de poche vibre. Il consulte l’écran, qui lui
rappelle que l’anniversaire de sa mère tombe aujourd’hui. Kamel
a déjà tout préparé : demain matin, il pourra contacter ses
parents pour leur en-voyer son cadeau numérique. L’expédition ne
coûtera rien à la famille de Kamel : son quartier roubaisien
et celui de ses parents à Tunis sont équipés depuis l’année
précédente par la même firme indienne de fibre optique. Kamel ne
le sait pas, mais cette innovation empêchera Lucas de le contacter
la semaine prochaine : le réseau télématique qui gère la
tablette de Lucas, n’est en effet pas compatible avec les autres
systèmes de communication. Kamel s’engage dans le hall de
l’immeuble d’un air las. Sa nuit risque d’être routinière :
la surveillance des locaux étant directement assurée par webcams
depuis un centre situé en grande banlieue parisienne, on ne lui
demande rien de plus qu’une simple présence physique, au cas où…
Kamel se rappelle alors avec plaisir qu’à partir de 3 heures du
matin, il pourra discuter avec Sergeï, qui ce soir est affecté au
nettoyage de l’immeuble de bureaux. Comme de nombreux nouveaux
immigrés originaires d’Europe de l’Est récemment installés
dans l’agglomération lilloise, Sergeï loge dans un quartier
récent de Wattrelos construit par une grande entreprise de service
de nettoyage, qui compense la faiblesse des salaires de ses employés
par la construction à leur intention de petites maisons mitoyennes
relativement confortables, la plupart du temps habitées en
colocation. Kamel espère joindre l’utile à l’agréable :
il pense qu’il devra discuter avec Sergeï de la récente connexion
de son quartier au réseau de Cheap Water, une firme coréenne de
distribution d’eau discount offrant des tarifs plus avantageux que
Veolia, l’entreprise détenant jusqu’alors la concession du
quartier de Kamel.
Les enjeux
Introduction
De
quoi la métropole est-elle le nom ? Force est de constater
qu’au terme de la démarche de réflexion prospective et
collective, la perplexité face au terme n’a pas été entièrement
levée au sein du groupe de travail chargé de plancher sur les
« systèmes métropolitains intégrés ». Mot valise,
sans définition scientifique stabilisée qui ferait l’unanimité,
le terme fait l’objet de tout un ensemble d’investissements
symboliques qui rendent extrêmement délicate sa manipulation. Le
mot est brandi dans les stratégies de présentation de soi des
communautés urbaines et d’agglomération. On le croise aussi dans
les débats parlementaires sur la réforme territoriale où il
suscite des luttes de définition incessantes pour savoir qui fera
partie du club des métropoles. Ces luttes où sont mobilisés des
termes géographiques semi-savants de « taille critique »,
de « territoires pertinents », de « potentiel
métropolitain » ne font rien pour clarifier le débat. Les
enjeux d’accès aux ressources et aux compétences, les logiques de
luttes politiques et institutionnelles y rendent encore plus
difficile l’effort de construction d’une définition de la
métropole qui tienne la route.
Pour
compliquer l’affaire, la métropole est aussi présente dans les
représentations et les discours du commun. Elle est bien sûr un mot
fétiche qui suscite la crainte (le Metropolis de Fritz Lang mais
aussi celui d’Ozamu Tezuka), mais qui, parallèlement, séduit et
valorise. Le « métrosexuel » n’est-il pas, selon
l’inventeur du néologisme, le journaliste britannique, Mark
Simpson, un homme fort soucieux de son apparence et à qui le mode de
vie métropolitain apporte inspiration et services en tout genre pour
soigner et forger son image ? On voit ainsi comment le mot se
prête bien au fantasme, à l’imagination…, et sans doute donc à
la prospective. Mais parce que l’usage du substantif « métropole »
et de l’épithète « métropolitain » nous projette
rapidement dans l’ordre du fantasme, il convient de le mettre
temporairement à l’écart pour nous intéresser davantage au terme
de « métropolisation ». L’intérêt de cet autre
vocable est en effet de substituer à la description d’un état et
de qualités déterminés la mise en lumière de processus : si
la « métropole », terme saturé de fantasmes, fait
écran, la métropolisation permet de mieux saisir les
transformations qui agitent l’urbain. Par ailleurs, statuer
définitivement sur ce qui constitue le « métropolitain »
risquait de confronter le groupe de travail à la difficile tache de
décider quels espaces en France méritent cette qualification…, et
de le conduire à ne considérer que la région capitale.
S’intéresser plutôt à la notion de « métropolisation »
a permis d’éviter cet écueil même si la douloureuse question de
savoir si l’on pouvait traiter à égalité la région parisienne
et les plus grandes capitales régionales a plané sur nos débats.
Que
recouvre la notion de métropolisation ? Comme nous le
rappelions dans une précédente livraison de Territoires 2040 ,
la métropolisation est un phénomène protéiforme et contradictoire
qui travaille aujourd’hui aussi bien les espaces urbains (et, de
plus en plus, leurs pourtours « rurbains ») que les
armatures urbaines nationales et internationales. La métropolisation
soumet les grandes villes à des phénomènes de dilatation,
d’augmentation et de diversification des mobilités ; les
logiques de localisation de la résidence comme des activités
semblent y échapper à toute contrainte, accroissant en retour la
pression sur les espaces naturels et agricoles. Ces phénomènes de
dilatation et d’hypermobilité ne sont pas nécessairement
incompatibles avec des phénomènes de réurbanisation et de
redensification. Ainsi, les phénomènes de « retours au
centre » (Bidou-Zachariassen, 2003) sont-ils indissociables du
processus de métropolisation. L’avènement dans le monde
occidental d’un capitalisme qualifié tantôt de postfordiste
(Amin, 1994), tantôt de cognitif (Moulier-Boutang, 2007) a réévalué
le rôle des villes dans les processus productifs mais aussi dans les
modes de vie. Contre toute attente, ce type de capitalisme exige,
malgré la facilité croissante de communiquer à distance, le
maintien des logiques de coprésence et de face-à-face dans les
relations économiques (Veltz, 2002). Par ailleurs, les organisations
d’entreprises qui caractérisent cette phase du développement du
capitalisme et qui sont fondées sur la désintégration verticale et
horizontale, rendent les entreprises dé-pendantes d’externalités
(services aux entreprises, présence de milieux professionnels
denses, marchés du travail qualifié, etc.) que seuls les
environnements très urbains leur offrent. Ces mécanismes par
lesquels l’économie se réconcilie avec une certaine forme
d’urbanité ont été renforcés par des phénomènes
socioculturels qui ont conduit les classes moyennes à retrouver le
goût des centres. La métropolisation est ainsi indissociable de la
montée en puissance de la nouvelle « classe de services »
(Ley, 1980) qui se nourrit du tournant postindustriel de l’économie
urbaine et pour laquelle la métropole est à la fois un espace de
démultiplication des opportunités professionnelles et pour laquelle
la vie en ville est génératrice de valorisation identitaire.
Ces
phénomènes de généralisation de l’urbain et de réinvestissement
des centres, appuyés par des politiques urbaines standardisées de
promotion du patrimoine et de l’urbanité, caractérisés également
par la présence des grandes enseignes commerciales font de la
métropolisation un phénomène d’homogénéisation,
d’indifférenciation. Pourtant, dans le même temps, la
métropolisation est un formidable phénomène de différenciation et
de renforcement des inégalités territoriales. En effet, la
globalisation et la transition postfordiste ont conduit à un
accroissement des écarts entre les conditions de quelques villes
globales et celles que vivent des villes de second rang. Dès lors,
la métropolisation recouvre également un double processus de
durcissement de la compétition territoriale et d’étirement des
hiérarchies urbaines. Ce processus est souvent accentué par des
politiques néolibérales et néomanagériales des États qui, au nom
de la lutte contre les déficits publics et accessoirement de la
nécessité d’accélérer la transition vers une économie de la
connaissance, concentrent les investissements publics et privés dans
les métropoles les plus à même d’affronter la compétition
inter-nationale.
Au
fil de ses rencontres, le groupe de travail sur les « Systèmes
métropolitains » a identifié trois grands ensembles d’enjeux,
qui constituent autant de groupes de facteurs qui travaillent
aujourd’hui les espaces métropolitains et les feront évoluer
d’ici 2040.
Le
premier ensemble d’enjeux et de facteurs est d’ordre
sociospatial. Les métropoles sont des lieux où l’étirement des
hiérarchies sociales et l’accroissement des inégalités
s’expriment avec le plus de force, ce qui n’est sans effet ni sur
la coexistence entre les groupes composant les sociétés
métropolitaines, ni sur les distances physiques séparant ces
groupes, ni, in fine, sur la morphologie sociospatiale des
métropoles.
Le
second ensemble d’enjeux et de facteurs est plutôt de nature
économique et politique. L’importance accordée aux facteurs
économico-politiques a certainement constitué l’originalité du
travail de ce groupe. Contrairement à de nombreux travaux de
prospective territoriale qui donnent le primat, dans l’explication
et la projection, aux transformations des modes de vie, des usages
des technologies et des rapports à l’espace, au risque de réifier,
naturaliser ces phénomènes et d’obérer leur origine dans
d’autres évolutions plus structurelles, nos discussions nous ont
conduit à privilégier un autre ordre de « causes profondes ».
En effet, nous avons considéré que les « modes de vie »,
les « pratiques de l’espace » procèdent – bien
davantage qu’ils ne la précèdent – d’une infrastructure
politique et économique. Pour nous, les métropoles françaises de
2040, leur place dans l’espace national et international, leurs
fonctionnements internes, leurs morphologies, seront le résultat
spatial des transformations des systèmes de production et d’échanges
et des choix politiques qui auront déterminé et/ou accompagné ces
transformations. Ces choix politiques auront pu être formés à
partir de la prise en compte de l’expression de préférences et
d’aspirations en matière sociale, culturelle et environnementale,
mais en aucun cas, nous ne croyons que ces aspirations et préférences
se transforment automatiquement en choix politiques.
Le
troisième ensemble d’enjeux et de facteurs est relatif aux
« environnements métropolitains » au sens large, et
recouvre à la fois les questions d’énergie, de consommation des
ressources naturelles, de métabolisme urbain et de formes urbaines.
Là aussi, le travail du groupe présente une certaine originalité
car nous n’avons pas voulu céder aux sirènes « durabilistes »
en considérant que la raréfaction des ressources et la prise de
conscience généralisée de la finitude du monde allaient
nécessairement engendrer une bifurcation fondamentale des modes de
vie et des fonctionnements métropolitains. Bien des sirènes
voudraient nous faire croire qu’aujourd’hui « nous n’avons
pas le choix ». Certes, mais la prise en compte plus ou moins
universelle de l’enjeu climatique n’implique absolument pas que
l’accord se fera nécessairement sur les enjeux environnementaux à
traiter en priorité et les moyens de les traiter. Là encore, la
négociation de la crise écologique et énergétique, la
construction des métropoles « durables » ou de
« l’après-pétrole » se feront au travers de luttes
sociales et politiques qui mettront aux prises des groupes qui n’ont
pas les mêmes intérêts environnementaux (Marcuse, 1998). Le savoir
des « experts » ne sera pas mis en œuvre dans le cadre
d’un processus linéaire, comme le fantasme technocratique le
voudrait, mais sera mobilisé de manière plurielle au service de
causes et d’intérêts eux-mêmes pluriels.
Que
seront nos métropoles françaises en 2040 ? Vont-elles
continuer à se dilater ? L’urgence environnementale les
contraindra-t-elle à se compacter ? Ces deux logiques
contradictoires seront-elles plutôt appelées à se côtoyer, comme
c’est le cas aujourd’hui ? Qui sera métropole en 2040 ?
Qui aura profité, au final, du processus de métropolisation ?
Une poignée de capitales régionales happy few qui,
au côté de la région capitale, auront su s’inscrire
favorablement dans la division internationale du travail et de la
consommation et tirer profit de l’étirement des hiérarchies
urbaines ? Ou bien à l’ensemble des composantes d’un
espace national sauvées par les mannes du moteur francilien et de
l’économie résidentielle ? Mais au fait ! Le
processus de métropolisation – précipité de logiques
d’homogénéisation (confusion ville-campagne), de différenciation,
de concentration et d’étirement de l’armature, etc. –
constitue-t-il réellement l’horizon indépassable des territoires
urbains composant l’espace national ? Autant de questions
auxquelles les trois scénarios qui suivent essaient de donner des
réponses.
Gilles
Pinson
Politiste,
il est professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon (Lettres
et sciences humaines). Il enseigne également à l’IEP Paris depuis
2004, dans le master Stratégies territoriales urbaines.
Max
Rousseau
Politiste,
postdoctorant au laboratoire RIVES (ENTPE), enseignant à Sciences Po
Paris
Les
28 scénarios sur le site DATAR :
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