Mai 68 commence à
Nanterre,
et non à la Sorbonne
et non à la Sorbonne
Jean
Baudrillard
La
fin de la modernité où l'ère des simulations
1980
La
modernité n'existe plus : tout est actuel. Et tout est rétro. Le
moderne et le traditionnel, avec leur opposition claire et
intelligible, ont laissé la place à l'actuel et au rétro, dont
l'opposition n'est même plus distinctive.
Les
idées « modernes » ont disparu, absorbées, ici et tout
de suite, par leur réalisation anticipée. On pouvait parler d'une
ville « moderne », d'un mobilier « moderne »,
tout pouvait devenir moderne lorsque les choses avaient encore une
configuration spécifique. Mais aujourd'hui, c'est la ville, c'est le
mobilier qui ont disparu en tant que tels ; ce qui les a
remplacé (mégapole, design) désigne une absence, une configuration
d'absence, une combinatoire informelle. Ce sont des modèles, et leur
« modéllité » a remplacé la modernité. Dans la mode
seule, l'effet de modernité vient encore jouer comme effet rétro,
c'est la robe ou le bijou « modernes » des années trente
ou de l'après-guerre. La modernité n'est plus ce qu'elle était ;
c'est comme la nostalgie, et elle est elle-même un effet de
nostalgie.
Disons-le, tout le paradigme de la modernité apparaît aujourd'hui comme naïf : quel court-circuit s'est produit, quelle péripétie irréversible (et les choses sont allées très vite dans les dix dernières années) pour vider le terme de son sens, vider le projet et le mythe de sa substance, faire que les formes et les contenus de la modernité tels qu'ils pouvaient encore se parler et se rêver il y a une génération à peine sont aujourd'hui comme volatilisés, dans un monde indéterminé qui ne laisse plus place à un idéal ou à une idéologie de changement, de rupture, d'innovation ?
Disons-le, tout le paradigme de la modernité apparaît aujourd'hui comme naïf : quel court-circuit s'est produit, quelle péripétie irréversible (et les choses sont allées très vite dans les dix dernières années) pour vider le terme de son sens, vider le projet et le mythe de sa substance, faire que les formes et les contenus de la modernité tels qu'ils pouvaient encore se parler et se rêver il y a une génération à peine sont aujourd'hui comme volatilisés, dans un monde indéterminé qui ne laisse plus place à un idéal ou à une idéologie de changement, de rupture, d'innovation ?
La
modernité était un projet d'universalité fondé sur un mouvement
dialectique – mouvement du discours, des techniques, de l'histoire
– qui était déterminé par une finalité progressive et qui,
dût-il souffrir toutes les contradictions (mais il impliquait
justement les contradictions comme forces motrices), n'était jamais
remis en cause dans son axiome général. Et cet axiome est celui
d'un espace perspectif, d'un ordre mis en place à la Renaissance,
celui où jouent toutes les polarités, les rapports de force, les
systèmes représentatifs (langagier, politique, esthétique,
scientifique), celui où joue la dialectique sujet/objet,
signifiant/signifié, fins/moyens ; cet espace, où toutes les
différences peuvent se déployer, est ouvert à une expansion
virtuellement infinie, comme l'exigent toutes les valeurs dominantes
de la modernité. On peut dire que cet espace perspectif, panoptique,
rationnel, qui est l'espace de la production, de la signification et
de la représentation, a vécu pendant trois siècles ou plus sans
atteinte grave : il a été celui de nos cultures modernes, de
leur ascendance triomphale. C'est lui qui est aujourd'hui en train de
s'effondrer ; c'est à cette péripétie mortelle de tout notre
système représentatif que nous assistons.
L'HYPERMARCHE
ET L'HYPERMARCHANDISE
A
trente kilomètres à la ronde, les flèches vous aiguillent vers ces
grands centres de triage que sont les hypermarchés, vers cet
hyperespace de la marchandise où s'élabore à bien des égards une
socialité nouvelle. Il faut voir comment il centralise et
redistribue toute une région et une population, comment il concentre et rationalise des horaires, des parcours, des pratiques - créant un immense mouvement de va-et-vient tout à fait fait semblable à celui des commuters de banlieue, absorbés et rejetés à heures fixes par leur lieu de travail.
Profondément, c'est une autre sorte de travail qu'il s'agit ici, d'un travail d'acculturation, de confrontation, d'examen, de code et de verdict social : les gens
viennent trouver là et sélectionner des objets-réponses à toutes
les questions qu'ils peuvent se poser ; ou plutôt ils viennent
eux-mêmes en réponse à la question fonctionnelle et dirigée que
constituent les objets. Les objets ne sont plus des marchandises ;
ils ne sont même plus exactement des signes dont on déchiffrerait
et dont on s'approprierait le sens et le message, ce sont des tests,
ce sont eux qui nous interrogent, et nous sommes sommés de leur
répondre, et la réponse est incluse dans la question. Ainsi
fonctionnent semblablement tous les messages des médias : ni
information, ni communication, mais référendum, test perpétuel,
réponse circulaire, vérification du code.
Il
faut que la masse des consommateurs soit homogène à la masse des
produits (comme il faut, dans le système universel des test, que la
réponse ne soit qu'un écho signalétique de la question). La
confrontation et la fusion (la confusion) de ces deux masses qui
s'opèrent dans l'hypermarché font de celui-ci quelque chose de très
différent non seulement des marchés traditionnels, mais encore des
supermarchés, qui ne sont que des épiceries à grande échelle. Ici
apparaît la masse critique au-delà de laquelle la marchandise
devient hypermarchandise, qui n'est plus liée à des besoins
distincts et à leur satisfaction, à des signes encore distincts de
statut et de prestige, mais qui constitue une sorte d'univers
signalétique total, ou de circuit intégré, qu'une impulsion
parcourt et maintient de part en part, transit incessant des choix,
des sélections, des marques, de la publicité. Ici, tous les
produits n'ont d'autre objectif que de vous maintenir en état de
masse intégrée, de flux transistorisé, de molécule aimantée.
C'est cela qu'on vient apprendre ici ; c'est l'hyperréalité de
la marchandise.
Pas
de relief, de perspective, de ligne de fuite où le regard risquerait
de se perdre, mais un écran total où les panneaux publicitaires et
les produits eux-mêmes dans leur exposition ininterrompue jouent
comme des signes équivalents et successifs. Il y a des employés
uniquement occupés à refaire le devant de la scène, l'étalage en
surface, là où le prélèvement des consommateurs a pu créer
quelque trou. Le self-service ajoute encore à cette absence de
profondeur : un même espace homogène, sans médiation, réunit
les hommes et les choses, celui de la manipulation directe. Mais qui
manipule l'autre ?
Même
la répression s'intègre comme signe dans cet univers de simulation.
La répression devenue dissuasion n'est qu'un signe de plus dans
l'univers de persuasion. Les circuits de télévision antivol font
eux-mêmes partie du décor de simulacres. Une surveillance parfaite
sur tous les points exigerait un dispositif de contrôle plus lourd
et plus sophistiqué que le magasin lui-même. Ce ne serait pas
rentable. C'est donc une allusion à la répression, un
« faire-signe » de cet ordre, qui est mis là en place ;
ce signe alors peut coexister avec tous les autres, et même avec
l'impératif inverse, par exemple celui qu'expriment d'immenses
panneaux vous invitant à vous détendre et à choisir en toute
sérénité. Ces panneaux, en fait, vous guettent et vous surveillent
aussi bien, ou aussi peu, que la télévision « policière ».
Celle-ci vous regarde, vous vous y regardez, mêlé aux autres, c'est
le miroir sans tain de l'activité consommatrice, jeu de dédoublement
et de redoublement qui referme ce monde sur lui-même.
L'hypermarché
est inséparable des autoroutes qui l'étoilent et l'alimentent, des
parkings avec leurs nappes d'automobiles, du terminal de l'ordinateur
– plus loin encore, en cercles concentriques -, de la ville entière
comme écran fonctionnel total des activités. L'hypermarché
ressemble à une grande usine de montage, à cecié près que, au
lieu d'être liés à la chaîne de travail par une contrainte
rationnelle continue, les agents (ou les patients), mobiles et
décentrés, donnent l'impression de passer d'un point à l'autre de
la chaîne selon des circuits aléatoires. Les horaires, la
sélection, l'achat sont aléatoires, eux aussi, à la différence
des pratiques de travail. Mais il s'agit bien quand même d'une
chaîne, d'une discipline programmatqiue, dont les interdits se sont
effacés derrière un glacis de tolérance, de facilité et
d'hyperréalité. L'hypermarché est déjà, au-delà de l'usine et
des institutions traditionnelles du capital, le modèle de toute
forme future de socialisation contrôlée : retotalisation en un
espace-temps homogène de toutes les fonctions dispersées du corps
et de la vie sociale (travail, loisir, nourriture, hygiène,
transports, médias, culture) ; retranscription de tous les flux
contradictoires en termes de circuits intégrés ; espace-temps
de toute une simulation opérationnelle de la vie sociale, de toute
une structure d'habitat et de trafic.
Modèle
d'anticipation dirigée, l'hypermarché (aux USA surtout) préexiste
à l'agglomération : c'est lui qui donne lieu à
l'agglomération, alors que le marché traditionnel était au coeur
d'une cité, lieu où la ville et la campagne venaient frayer
ensemble. L'hypermarché est l'expression de tout un mode de vie où
ont disparu non seulement la campagne mais la ville aussi pour
laisser place à l'« agglomération » - zoning urbain
fonctionnel entièrement signalisé, dont il est l'équivalent, le
micromodèle sur le plan de la consommation. Mais son rôle dépasse
de loin la consommation », et les objets n'y ont plus de
réalité spécifique : ce qui prime, c'est leur agencement
sériel, circulaire, spectaculaire, futur modèle des rapports
sociaux.
La
« forme » hypermarché peut ainsi aider à comprendre ce
qu'il en est de la fin de la modernité. Les grandes villes ont vu
naître, en un siècle environ (1850-1950), une génération de
grands magasins « modernes » (beaucoup portaient ce nom
sous une façon ou une autre), mais cette modernisation fondamentale,
liée à celle des transports, n'a pas bouleversé la structure
urbaine. Les villes sont restées des villes, tandis que les villes
nouvelles sont satellisées par l'hypermarché ou le shopping center,
desservis par un réseau programmé de transit, et cessent d'être
des villes pour devenir des agglomérations. Une nouvelle
morphogénèse est apparue, qui relève du type cybernétique
(c'est-à-dire reproduisant au niveau du territoire, de l'habitat, du
transit les scénarios de commandement moléculaire qui sont ceux du
code génétique), et dont la forme est nucléaire et satellitique.
L'hypermarché comme noyau. La ville, même moderne, ne l'absorbe
plus. C'est lui qui établit une orbite sur laquelle se meut
l'agglomération. Il sert d'implant aux nouveaux agrégats, comme
font parfois aussi l'université ou encore l'usine – non plus
l'usine du 19e siècle ni l'usine décentralisée qui, sans briser
l'orbite de la ville, s'installe en banlieue, mais l'usine de
montage, automatisée, à commandement électronique, c'est-à-dire
correspondant à une fonction et à un procès du travail totalement
déterritorialisés. Avec cette nouvelle usine, comme avec
l'hypermarché ou l'université nouvelle, on n'a plus affaire à des
fonctions (commerce, travail, savoir, loisir) qui s'autonomisent et
se déplacent (ce qui caractérise encore le déploiement "moderne" de la ville) mais à un modèle de désintégration des fonctions,
d'indétermination des fonctions et de désintégration de la ville
elle-même, qui est transplanté hors ville et traité comme modèle
hyperréel, comme noyau d'une agglomération de synthèse qui n'a
plus rien à voir avec la ville. Satellites négatifs de la ville,
qui traduisent la fin de la ville, même de la ville moderne, comme
espace indéterminé, qualitatif, comme synthèse originale d'une
société.
On
pourrait croire que cette implantation correspond à une rationalité
des diverses fonctions. Mais, en fait, à partir du moment où une
fonction s'est hyperspécialisée au point de pouvoir être projetée
de toutes pièces sur le terrain « clefs en main », elle
perd sa finalité propre et devient tout autre chose : noyau
polyfonctionnel, ensemble de « boîtes noires » à
imput-output multiplie, foyer de convection et de déstructuration.
Ces usines et ces universités ne sont plus des usines et des
universités, et les hypermarchés n'ont plus rien d'un marché.
Étranges objets nouveaux dont la centrale nucléaire est sans doute
le modèle absolu et d'où rayonnent une sorte de neutralisation du
territoire, une puissance de dissuasion qui, derrière la fonction
apparente de ces objets, constituent sans doute leur fonction
profonde : l'hyperréalité de noyaux fonctionnels qui ne sont
plus du tout. Ces objets nouveaux sont les pôles de la simulation
autour desquels s'élabore, à la différence des anciennes gares,
usines ou réseaux de transport traditionnels, autre chose qu'une
« modernité » : une hyperréalité, une
simultanéité de toutes les fonctions, sans passé, sans avenir, une
opérationnalité tous azimuts. Et sans doute aussi des crises, ou
même des catastrophes nouvelles : Mai 68 commence à Nanterre,
et non à la Sorbonne, c'est-à-dire dans un lieu où, pour la
première fois en France, l'hyperfonctionnalisation « hors les
murs » d'un lieu de savoir équivaut à une
déterritorialisation, à la désaffection, à la perte de fonction
et de finalité de ce savoir dans un ensemble néo-fonctionnel
programmé. Là, une violence nouvelle, originale, a pris naissance
en réponse à la satellisation orbitale d'un modèle (le savoir, la
culture) dont le référentiel est perdu.
Beaubourg
est un de ces objets nouveaux, et il faut l'analyser dans le même
sens (L'Effet Beaubourg, Jean Baudrillard, 1978).
Jean
Baudrillard
La
fin de la modernité où l'ère des simulations
Encyclopaedia
Universalis France
Paris
1980
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