Comité Invisible
Organe
de liaison au sein du Parti Imaginaire
Rapport à la S.A.S.C. concernant un dispositif impérial.
Reportage rédigé en juin 2001 sur la base
d'observations réalisées en juillet 1999.
Chapitre extrait de :
Tiqqun 2
Chaque
fois que je séjourne à Londres me vient la même question : comment
tant de gens peuvent-ils encore supporter de vivre dans une telle
ville ? Rien de ce qui fait le quotidien de ses habitants ne semble
fonctionner. Ici, chaque jour, des millions de personnes risquent
absurdement leur vie en empruntant des moyens de transport à bout de
souffle. Si elles ne finissent pas leur trajet dans quelque hôpital
crasseux et surpeuplé et qu'elles arrivent à destination, ce ne
sera qu'au prix d'inéluctables retards ; ces transportés (pour
employé un terme qui évoque d'autres galères) ont perdu jusqu'à
la force de se plaindre ; ils tournent leur mauvais sort en dérision
et plaisantent sur le fait qu'en 1950, par exemple, se rendre à York
ne prenait que deux heures et quart et qu'il en faut plus de six
aujourd'hui. Dans un autre ordre de réjouissance, pour célébrer
l'avènement du nouveau millénaire, des réalisations festives et
culturelle ont été entreprises à grands frais ; le résultat est
édifiant : la grande roue, bien nommée The
London Eye,
oeil unique de ce cyclope cannibale qu'est devenue la métropole, est
fermée sine
die pour
vice de construction la veille de son inauguration ; le Millenium
Dome, ce
flan avachi hérissé de gressins qui s'étale à l'Est du quartier
branché des anciens docks, soulève une répulsion esthétique
générale et s'avère techniquement déficient que ses concepteurs
ont dû avouer, peu après son ouverture, que ses structures ne
résisteraient pas plus de cinquante ans et qu'alors il sera
nécessaire de la démolir ; quant au Millenium
Bridge,
nouvelle passerelle jetée sur la Tamise, le chantier accuse un tel
retard qu'on a même parlé de l'abandonner. Tous ces ratés fleurent
bon les anciens pays de l'Est et un désenchantement fataliste
s'empare des esprits. L'héritage de l'humour soviétique va-t-il
bientôt donner un second souffle à l'humour anglais ?
Pourtant
au milieu de ce réjouissant chaos, le capitalisme est plus puissant
que jamais. La bourse se porte bien, les populations travaillent et
consomment, les révoltes sont rares et contenues. Et si les trains
déraillent un peu trop souvent, les téléphones portables, eux,
n'oublient pas de sonner sur les cadavres de leurs propriétaires
enserrés dans leur sarcophage de tôles broyées. D'un côté le
chaos dénoncé, la catastrophe affiché, de l'autre l'horizon
radieux du capitalisme. Un doute s'élève alors, qui dépasse
largement le seul exemple anglais et concerne l'ensemble de la
société impériale : peut-être devrait-on moins se demander
pourquoi les chemins de fer, ou telle autre infrastructure
industrielle ou culturelle, comme les bibliothèques, fonctionnent si
mal aujourd'hui, mais plutôt pourquoi, pour qui et à quel prix, ils
ont pu fonctionner correctement hier ; et du même coup que
signifiait ce bon fonctionnement dont certains ont si aisément la
nostalgie à présent.
La
raison en est simple : avec les progrès de la domination, les
dispositifs se transforment et les priorités chngent. Les uns, sans
pour autant dispraitre, perdent de l'importance et leur maintenance
passe au second plan, les autres, pendant ce temps, se détraquent et
prouvent par là-même que cette société a de la marge pour amortir
ses échecs ; d'autres encore, sans effet de scandale mais avec
l'approbation générale, prennent le relais des anciens pour une
meilleure efficacité. Parmi ceux-ci certains sont peu encombrants,
voire immatériels, mais extrêmement envahissants, et s'insinuent
jusque dans les interstices d'un espace qu'il n'y a plus de raison
de qualifier de « privé » ; d'autres, inscrits dans le
territoire, exercent une puissante attraction sur les corps, dont ils
densifient et canalisent les flux, ce qui permet à la fois de les
dynamiser, donc de combattre leur tendance à l'inertie, et de les
contrôler : ce sont, entre autres, les centres commerciaux, les
aéroports, les autoroutes, les lignes ferroviaires à grande
vitesse. C'est l'un de ces dispositifs qui fera l'objet du présent
rapport.
Le
16 Mars 1999, à une trentaine de kilomètres à l'est de Londres
dans la même direction du Tunnel sous la Manche, a été inauguré
un vaste complexe de circulation marchande, dont le modèle semble
promis à s'exporter, avec les variantes nécessaires, partout où
les conditions de domination permettent d'assurer le passage à un
nouveau stade de la consommation de masse. Ce stade correspond à la
propagation du mode de vie social-démocrate du consommateur-citoyen
impérial, dont tous les moments de la vie sociale – travail,
shopping, divertissement – sont décloisonnées et, autant que
possible, rendus indistincts. Il ne s'agit pas bien entendu d'un
simple centre commercial, tel le Forum des Halles à Paris ou les
malls des
grandes villes américaines, mais d'une nouvelle mise en forme de
l'espace.
Ce
complexe a été lyriquement baptisé « Bluewater » par
ses promoteurs. Ce seul nom nous annonce que nous allons entrer dans
ce que Benjamin appelait une fantasmagorie,
blue water,
cette eau bleue qui ne réfère à aucun lieu dit pré-existant,
n'est que le
reflet d'un reflet
: celui d'un ciel pur dans une eau calme, et permet, par
condensation, de suggérer en un seul mot le tableau d'une nature
première et idyllique, d'évoquer un monde de rêve, une utopie
réalisée.
Hier,
nous nous sommes rendus, une amie et moi, à Bluewater. Nous quittons
Londres dans la matinée et nous engageons sur l'autoroute en
direction de Douvres. Environ vingt minutes plus tard, quelques miles
avant Dartford, apparaissent les premiers panneaux indiquant notre
destination, sur fond jaune, distincts de la signalétique habituelle
des villes et des villages. A un mile de la M 25, le
super-périphérique qui ceinture le Grand Londres, nous prenons une
bretelle de sortie spécialement aménagée. Nous parvenons aux
abords d'un gigantesque cratère de plus d'un kilomètre de diamètre,
ceint de falaises blanches hautes d'une cinquantaine de mètres. Le
centre en est occupé par une inquiétante construction en verre et
en acier hérissée de petits toits coniques. Une architecture
impossible à rapprocher de quelque type répertorié d'édifice
existant. Pour la décrire, nous hésitons entre un hall de gare, une
serre tropicale ou un vaisseau spatial, ou tout cela à la fois. Les
rampes de la bretelle d'autoroute nous mènent au fond du cratère,
d'où nous sommes impérativement guidés par le fléchage et la
signalétique vers un immense parking où nous laissons la voiture.
Nous remarquons que le bâtiment avec lequel nous sommes maintenant à
niveau, est environné de plans d'eau et de quelques bouquets
d'arbres.
A
une centaine de mètres, nous apercevons une entrée vers laquelle
nous nous dirigeons. Nous ne sommes pas seuls ; par cette journée
d'été, plusieurs dizaines de citoyens de toute espèce, vêtus en
short-basket ou en costume-cravate, entrent, sortent et se croisent
comme un ballet d'infusoires dans un bocal.
En
pénétrant dans le bâtiment, j'éprouve aussitôt une sensation
contradictoire d'étouffement et de vertige, mais d'un vertige qui
serait horizontal.
Devant nous se déploie une longue galerie à deux étages au plafond
très haut. Contrairement à l'atmosphère qui règne dans les
hypermarchés et les centres commerciaux auxquels nous sommes
habitués, nos oreilles ne sont pas offusquées par une musique
faussement entraînante ou des annonces proférées sur un ton
hystérique pour inciter le chaland à passer à la caisse. Nous
sommes simplement plongés dans une sourde rumeur où fusionnent des
milliers de voix et des milliers de pas. Comme si nous venions
d'entrer dans une ruche ou l'un des poulaillers industriels baignés
d'une lumière diffuse.
La
seconde impression qui nous saisit est d'ordre visuel : c'est une
impression de déjà-vu.
Nous les avons déjà parcourus ces vastes déambulatoires de la
marchandise, mais c'était dans un autre siècle. A l'évidence,
l'architecte de Bluewater a consciemment pastiché l'architecture des
passages parisiens, des grandes galeries marchandes du 19e siècle
comme celles que l'on peut voir à Bruxelles ou à Milan, de certains
grands magasins, et, des palais réservés aux expositions
universelles comme le fameux Crystal Palace édifié en 1851 à
Londres. Mais ce qui s'impose bientôt à l'attention, c'est que
cette sensation de déjà-vu résulte ici d'un télescopage
des époques
: le traitement général de l'espace est emprunté à la première
moitié du 19e siècle, mais l'ornementation s'inspire des poncifs de
l'époque modern
style,
quand l'architecture bourgeoise de la Belle Époque, profitant de la
prospérité continue pécédant la guerre de 1914, avait trouvé son
apogée. Alors que sous les verrières des passages parisiens
s'abritait la rigueur d'une architecture néo-classique, ici s'impose
la forme courbe et les motifs floraux et végétaux, empruntés à la
tradition locale, comme ces rambardes qui courent le long de la
galerie du premier étage et des escaliers qui y mènent : elles
dessinent des entrelacs de feuilles de houblon, typique de cette
région du Kent où l'on produit la bière. Par l'effet de fausse
reconnaissance [1] que procurent ces éléments architecturaux
empruntés à diverses époques, mais dont tout le monde a eu un jour
la représentation, se créé une familiarité apaisante, qui
compense l'effet d'étrangeté ressenti par le visiteur lorsqu'il
découvre le bâtiment de l'extérieur.
Cependant
ces premières impressions restent insuffisantes pour nous révéler
les ressources du dispositif Bluewater. C'est un geste très banal
qui nous le fit découvrir. Pressentant que nous risquions d'observer
un environnement intéressant, nous avions pris soin de nous munir
d'un appareil photo. Confirmés dans ce pressentiment, nous décidons
de photographier les lieux. Mon amie sort son appareil et commence à
prendre des clichés. Deux minutes plus tard, nous sommes interpellés
courtoisement certes, à l'anglaise, par un membre du personnel de
sécurité sorti de nulle part, et dont nous n'avions auparavant pas
soupçonnés la présence : ici, les équipes de contrôle des
comportements sont bien entendu invisibles, comme fondues dans le
décor. Un Bloom accompli nous signifie donc, sans la morgue du flic
de base ni les aboiements du vigile de supermarché, qu'il est
interdit de prendre des photos dans l'enceinte de Bluewater.
Normalement
ce genre d'interdiction s'applique aux zones militaires ou est
signifié par des panneaux visibles. A la réflexion, nous aurions dû
tomber des nues, mais la Stimmung
insidieusement autoritaire des lieux avait déjà eu le temps de
s'imposer à nous : nous ne fûmes pas surpris par cette restriction
apportée aux droits du flâneur les plus élémentaires, comme si
elle s'inscrivait dans la logique des choses. Préférant l'esquive à
un affrontement perdu, mon amie prétexta effectuer une vague étude
de géographie culturelle. Contre toute attente, la mention du
dispositif universitaire ouvrit une brèche dans le dispositif
policier. Aussitôt, nous fûmes poliment priés de suivre le cerbère
bienveillant à l'étage, où, passés quelques portes discrètes, il
nous mena dans son bureau. Là, il nous délivra aussitôt, sans
réclamer nul justificatif ni pièce d'identité, l'autorisation de
faire ce qu'il nous avait interdit cinq minutes plue tôt, à la
seule condition de porter un badge afin de ne plus être arrêté par
un autre de ses collègues. Nous fûmes gratifiés en prime d'une
documentation apologétique comprenant un luxueux cahier en couleurs
décrivant le projet et en retraçant l'historique.
Cet
incident est à rapprocher de la définition que donne Walter
Benjamin de la « dialectique du flâneur » : d'un côté
l'homme qui se sent regardé par tout et par tous, comme un vrai
suspect ; de l'autre, l'homme qu'on ne parvient pas à trouver, celui
qui est dissimulé. C'est probablement cette dialectique-là que
développe « L'homme des foules » (Paris,
Capitale du 19e siècle).
Nous avons expérimentés qu'avec les techniques de contrôle mises
en oeuvre à Bluewater, la dissimulation dans la foule devient
impossible et que cette dialectique se réduit à son premier terme :
le flâneur est à
priori un
individu à risques. A la différence qu'aujourd'hui l'indifférence
de tous à l'égard de chacun réduit grandement le sentiment d'être
objet de l'attention d'autrui. Le seul regard auquel est soumis le
flâneur, finalement, est celui des machines pan-optiques dissimulées
et de leurs scrutateurs.
Bluewater
est bâti sur un plan en triangle : deux galeries de longueur égale
formant en angle droit sont reliées par une galerie plus longue,
incurvée comme un arc. Circuit clos sur lui-même où le mde de
déplacement n'a évidemment rien à voie avec celui des passages qui
était linéaire et traversait un ensemble urbain : ici, au
contraire, on est sourdement invité à tourner sans fin. Chacune des
galeries porte un nom : les deux premières sont appelées le Guild
Hall et la Rose Gallery ; la troisième, le Thames Walk car sur le
sol du rez-de-chaussée est représenté en marbre gris le tracé de
la Tamise de sa source jusqu'à son estuaire avec, inscrits en
lettres de cuivre, les noms des différentes localités qu'elle
arrose tandis qu'à l'étage est gravé sur le mur en immenses
caractères, la chanson folklorique Old
father Thames.
Les documents dont nous disposons maintenant spécifient les
différents types de clientèle attendue dans les galeries : le Guild
Hall pour le « consommateur averti et exigeant », c'est à
dire l'homme d'Ancien Régime qui s'approvisionne en produits de
qualité, ne se fie qu'aux valeurs sûres, déjeune dans un rstaurant
haut de gamme et finit sa journée dans le pub traditionnel
reconstitué et pourvu d'une vraie cheminée, ce qui ne laisse pas de
surprendre en pareil endroit. La Rose Gallery, elle, est plutôt
destinée aux « familles, avec magasins de jouet et de
vêtements d'enfant, aire de jeux et restaurants familiaux ».
Ce sont évidemment les détenteurs des revenus les moins élevés de
la classe moyenne qui fréquentent cette zone. Enfin, dans la
troisième galerie, la plus fréquentée, sont concentrés bars et
cafés branchés, et les succursales des boutiques de King'sRoad et
de Covent Garden : elles est « destinée à une clientèle
jeune, attirée par la mode ». Les noms des trois galeries
n'ont pas été donnés au hasard, leur sémiotique permet de couvrir
une gamme d'affects aussi large que consensuelle : globalisation de
la diversité des métiers, naturalisme romantique et enracinement
dans le local. Version édulcorée et citoyenne du « travail,
famille, patrie », acceptable aussi bien par l'électeur
conservateur que par le gay
libéral
ou l'écologiste amoureux de la belle ouvrage. La perfection du
dispositif s'exprime en outre dans la place spécifique attribuée à
la Jeune-Fille masculine, désormais traitée comme une cible
privilégiée, à l'image de la clientèle féminine au 19e siècle :
« Environ 90 détaillants on été spécialement choisi pour
l'attrait qu'ils exercent sur la clientèle masculine, des boutiques
de sport jusqu'aux vêtements pour homme, de la musique et des livres
jusqu'aux ordinateurs et gadgets ». Pour élargir encore la
clientèle à des couches plus modestes, à chaque angle du triangle,
se trouve un grand magasin appartenant à une chaîne connue en
Angleterre, voire dans le reste de l'Europe : Marks & Spencer,
John Lewis et House of Fraser. En réunissant dans un même lieu
trois magasins généralistes et trois cent vingt boutiques
spécialisées, Bluewater inscrit dans sa géographie l'équilibre
cybernétique entre les tendances contradictoires à la concentration
et à la dissémination à l'oeuvre depuis le début de l'histoire du
capitalisme.
Divertissement,
culture et loisir constituent le second pôle d'attraction de
Bluewater et sont disposés dans un dernier ensemble ternaire qui
achève le dispositif. A l'image des galeries, ces lieux portent des
noms qui en précisent la spécificité : Village, Water Circus et
Wintergarden. Depuis le Guild Hall, une allée bordée de boutiques
de luxe imitée de la fameuse Burlington Arcade de Londres mène au
Village où l'on trouve des librairies et les épiceries fines,
symbiose très middle-class
de la littérature et de l'estomac. Les concepteurs de Bluewater
précisent qu'ils ont voulu ici recréer une atmosphère villageoise
« le contraire de l'ambiance d'un méga-mall ». A
l'extérieur, ledit Village se présente sous l'aspect d'un casino de
province surmonté d'un fronton triangulaire et d'une tourelle
pointue et s'ouvre sur une roseraie et un lac où notre Bloom dûment
ressourcé peut aller canoter. Le Water Circus qui donne sur un autre
plan d'eau, fait la part belle aux arts de masse : musique avec
l'inévitable Virgin Megastore, cinéma avec un multiplex de douze
salles, performances scénique avec un théâtre de plein air. Enfin
le Wintergarden est un atrium inspiré par les serres de Kew Gardens,
et constitue la plus grande serre bâtie au Royaume-Uni au 20e siècle
: à cet effet une forêt tropicale, agrémentée de mares et de
chutes d'eau, a été importée de Floride. C'est là que se trouve
la crèche où les parents peuvent se débarrasser de leur
encombrante progéniture et jouir de ce beau programme : « Grande
cuisine, divertissement et shopping pour un jour de sortie idéal ».
J'allais
oublier le plus important : un tel espace de convivialité dont le
plan même en triangle, symbolise une volonté panoptique de
repérage, doit être à tout moment présentable, net et pacifié.
La brochure que nous avait obligeamment fournie le flic qui nous
avait arrêté précise sobrement : « Un commissariat de police
avec six officiers présents en permanence. Pas de points aveugles ni
d'angles morts pour une surveillance optimale. »
Pour
Nous qui n'étions venus là que pour observer les lieux et en capter
la Stimmung,
le plus frappant fut la présence massive d'éléments décoratifs
sous forme d'ornements, de bas-reliefs, de statues, qui configurent
l'espace de Bluewater en un théâtre où se rejoue chaque jour la
comédie profane du commerce de détail. Ainsi, quand, peu après
notre interpellation, nous nous engageons dans la galerie ouest, le
Guild Hall (c'est-à-dire la Halle des Corporations), nous voyions se
développer de chaque côté une ahurissante série de bas-reliefs en
pierre reconstituée représentant différents corps de métiers
désignés chacun par une inscription et où se confondent, dans la
bienveillante unité de l'univers postmodernisé, les métiers de
l'artisanat traditionnel et d'autres plus contemporains : pilotes de
ligne, arbitres, fabricants d'instruments scientifiques, techniciens
en informatique ou … dépollueurs ! Cents six bas-reliefs de style
art-déco, qualifiés d' « austère » par les promoteurs
du projet lui-même – on voit qu'ici on n'est pas dans l'apologie
des valeurs festives, mais plutôt dans une certaine rigueur
protestante qui correspond à l'éthos du consommateur-type de la
galerie – qui « célèbrent l'histoire du commerce » et
contribuent à donner une présentation
muséale à
la marchandise exposée.
Au
bout de la Guild Hall nous parvenons dans une zone consacrée à la
restauration où se cotoient un pizzeria et des restaurants de luxe.
Tel un bandeau coiffant l'entrée de ces diverses mangeoires, se
déroule une grande inscription dans la langue historique de l'Empire
UBI PRANDUM
IBI PRETIUM (qu'on
pourrait traduire par « le déjeuner, c'est sacré »),
faite sans doute pour rappeler à la clientèle éduquée sur les
bancs de Cambridge ou d'Oxford le vague souvenir de ses humanités.
Au-dessous est sculptée une longue frise en pierre blanche,
représentant une vanité de la quotidienneté contemporaine où
entre les traditionnels Alpha et Omega, se succèdent dans le plus
grand déosrdre un crâne, un téléphone, des instruments de
musique, une pince à linge, des stylos, divers animaux comme des
insectes, un rat, des lapins, un perroquet, des arrosoirs, des dés,
un rouleau à pâtisserie, un fer à cheval, des tasses, une paire de
ciseaux, des chandeliers, des couverts, des huitres, des moules à
tarte. Un inventaire ironique où chacun retrouve les objets usuels
auquel est assigné sa bloomitude singulière.
On
dénombre à l'intérieur du bâtiment une cinquantaine d'oeuvres
d'art en tout, dont des sculptures animalières, une curieuse horloge
à automates en forme de puzzle, une rotonde zodiacale centrée
autour d'un pastiche de la Fontaine de Carpeaux soutenant non le
globe terrestre, mais une sphère céleste, sans oublier les
sentences et poèmes gravés sur les murs en lettres monumentales,
parmi lesquels certains sonnets de Shakespeare.
Un
tel parti-pris d'ornementation, qui implique pour un aussi vaste
projet un surcoût non négligeable, rompt avec la fonctionnalité
avare des centres commerciaux érigés partout dans le monde depuis
un demi-siècle. Quand en 1908, Adolf Loos, dans Ornement
et crime,
déclarait que « l'évolution de la culture va dans le sens de
l'expulsion de l'ornement hors de l'objet d'usage », cette
affirmation, qui s'inscrivait dans la métaphysique du Progrès
dominant à l'époque, n'était d'avant-garde que dans la mesure où
elle anticipait sur le rationalisme productiviste de rigueur après
les destructions de la Première guerre mondiale. Pour finir, le
style international, froid, efficace et fonctionnel, allait triompher
à partir des années cinquante ; il serait bientôt ressenti comme
une insupportable uniformité génératrice de dépression et
d'ennui. Cependant l'ornementation, c'est-à-dire l'inutile en
matière esthétique, n'a pas toujours été incompatible avec la
rationalité capitaliste, dans ses versions libérale ou étatiste.
Elle est même le signe de son affirmation impériale. Le triomphe du
néo-gothique en Angleterre et dans ses colonies marque l'apogée de
la souveraineté victorienne tout comme la magnificience du métro de
Moscou illustre la toute-puissance de la dictature stalinienne. Plus
près de nous, c'est dans la période de réaffirmation reaganienne
de la puissance américaine après les années de recession qui
suivirent la guerre du Vietnam, qu'ont été édifiés dans les
grandes villes les atriums,
ces immenses espaces aménagés au bas des gratte-ciel, dont l'un des
plus fameux est celui de Donald Trump à New York. Dans l'atrium, la
puissance est symbolisée par l'espace « perdu », une
très grande hauteur de plafond qui l'apparente à une cathédrale
profane, l'emploi à profusion de matériaux nobles tels que le
marbre ou le bronze, la présence d'oeuvres d'art et de jeux d'eau.
Pierre Missac, qui analyse ce nouveau concept architectural, souligne
à juste titre qu'« il n'est pas nécessaire de se situer en
pensée dans un monde archaïque ou utopique pour rendre hommage à
l'inutilité. Une telle réhabilitation apparaît au sein même du
monde capitaliste. » (Pierre Missac, Passage de Walter
Benjamin) Nous devons ajouter :
en tant que manifestation de son hégémonie impériale.
On
voit mieux dès lors que ce qu'on appelle architecture postmoderne
n'est jamais que le retour d'une tendance déjà présente au cours
de la Révolution industrielle et qu'illustrait par exemple en France
le kitsch éclectique Napoléon III ou le style des expositions
universelles, qui jouait déjà sur la manie de la citation et du
patchwork. « Le Livre
des Passages
suggère qu'il n'y a aucun sens à diviser l'ère du capitalisme en
modernisme formaliste et postmodernisme historiquement éclectique
car ces tendances sont présente dès le début de la culture
industrielle. La dynamique paradoxale de la nouveauté et de la
répétition se répète simplement à nouveau. Modernisme et
postmodernisme ne sont pas des ères chronologiques, mais des
positions politiques dans la lutte centenaire entre art et
technologie. » (Susan Buck-Morss, The Dialectics
of Seeing)
La différence est qu'aujourd'hui ce réinvestissement esthétique
n'est pas l'expression d'un caprice de mécène ou la célébration
d'une souveraineté personnelle. Il est d'abord le produit d'une
psychologie de marché qui a tiré les leçons de l'échec d'un style
international qui se bornait à planter des buildings tous semblables
sans le moindre souci de leurs effets sur les conditions générales
d'existence, et dont l'objectif majeur est d'entretenir la capacité
du visiteur à consommer en polarisant dans ce sens toutes ses
inclinaisons : « A Bluewater, il import de trouver ce que
désire réellement le consommateur. Les recherches en marketing ont
apporté des éléments de réponse permettant de créer un sentiment
de confort et de communauté. Une enquête quantitative récente de
Gallup et des sondages qualificatifs menés par Alistairs Burns
Research and Strategy ont montré qu'une conception médiocre
décourage le consommateur. Plus de 50 % des jeunes de 16-24 ans
interrogés déclaraient être détournés de l'achat par une
esthétique médiocre […] Les recherches qualitatives ont mis au
premier plan le rôle que l'esthétique jour dans la gestion des
affects (mood management) […] Selon le comportementaliste de la
consommation David Peek, les clients veulent se sentir dans un
environnement naturel, une expérience qu'offrent tous les
villages. » A ce titre l'ornementation joue un rôle décisif :
elle permet d'enraciner
le dispositif impérial,
par nature expression de la domination globale du Capital, dans les
traditions locales pourtant détruites par le même mode de
domination. Ainsi les curieux toits coniques qui s'alignent au sommet
du bâtiment sont la réplique des houblonnières du Kent, dont les
anciennes brasseries locales sont désormais toutes aux des
multinationales de la bière. Il n'est pas indifférent que cette
technique de conditionnement esthétique aux visées pacificatrices
ait été baptisée Civic Art, art spécialement conçu pour profiler
du citoyen : « Avec le Civic Art », précise Eric Kuhne,
l'architecte de Bluewater, « nous avons tenté de saisir
l'esprit de la région plutôt qu'imposer un concept international
[…] Tout d'abord nous devions construire quelque chose de
fonctionnel, ensuite nous avons ajouté la composante des loisirs,
enfin, ce qui était le plus important pour nous, la composante
culturelle. » L'esthétique de proximité retrouve ici pour
plus d'efficacité les thèmes favoris du culturalisme citoyen où il
fait bon « vivre et travailler au pays ». Dans les deux
cas les valeurs restaurées
sont celles d'une tradition en kit.
En
1956, sur les plans de l'architecte américain Victor Gruen, est
construit à Minneapolis le Southdale Shopping Centre, premier centre
commercial moderne, ou mall
en américain. Mutation décisive, où la distribution de masse
quitte définitivement le modèle du grand magasin, qui ne survivra
dès lors que de façon résiduelle dans les centres urbains
historiques. Le mall va se développer dans les grands forums, comme
le Forum des Halles à paris, ou dans les duty
free des
grands aéroports internationaux. Des passages de la première moitié
du 19e siècle aux grands magasins du Second Empire jusqu'au mall
de ces
cinquante dernières années, la tendance générale du shopping
était, par l'aménagement d'un espace public privé, de se couper de
l'extérieur, de s'enfermer dans des lieux de plus en plus clos et
séparés des contingences de la nature et de la vie urbaines,
considérées toutes deux comme sources de trouble : les verrières
des passages protégeaient des intempéries et le consommateur
évitait les embarras dus à la circulation des véhicules ; avec le
développement de l'éclairage artificiel, au gaz puis à
l'électricité, on pouvait dépasser les limites de la boutique
traditionnelle et étendre les surfaces de vente sur plusieurs
étages, aux dimensions d'un vaste immeuble. Dans les grands magasins
ainsi créés, les fenêtres n'étaient plus d'aucun usage, la
lumière artificielle remplaçant partout la lumière naturelle et y
ajoutant même une ambiance féerique propice à la création du
dernier enchantement permis par le capitalisme, celui produit par
l'abondance, la variété, l'exotisme et la nouveauté des
marchandises. Au rez-de-chaussée, la fenêtre était retournée
comme un gant vers l'extérieur, sous forme de la vitrine
d'exposition et c'est le rue qui le long de cet espaces devenait
l'intérieur. On sait quelle puissance d'attraction la vitrine animée
de Noël a exercé sur des générations d'enfants ainsi éduqués
dès le plus jeune âge dans le féerie de la consommation. Enfin,
grâce à l'invention de l'air conditionné, ce que Le Corbusier
appelait « l'air exact », a été franchie une nouvelle
et dernière étape dans cette coupure d'avec le monde extérieur.
C'est ce qui a favorisé la création du mall
: les techniques de climatisation permettent d'organiser de très
vastes surfaces, parfois en souterrain comme à Montréal, en zones
de shopping totalement indépendantes du monde extérieur. Bien que
souvent situés à la périphérie des villes, les malls n'offrent
aucune échappée sur la nature. Dans les années 1960/1970 on y
suppléera avec de fausses plantes en plastique, avant que de
nouvelles techniques illusionnistes (dite de replascape)
permettent d'installer en pleine terre de véritables arbres embaumés
dépourvus de racines et placés dans des jardinières qu'il est donc
inutile d'arroser.
Avec
Bluewater la tendance s'inverse radicalement. L'intérieur a été
pensé en fonction de l'extérieur. L'espace de shopping s'ouvre
largement sur une nature recréée de toutes pièces. Les frontières
entre intérieur et extérieur sont atténuées, grâce à un système
de verrières et de puits de lumière. Surtout, les espaces de
promenade et de divertissement, terrasses de café et des restaurant,
aires de pique-nique, lacs – il y en a sept, sur lesquels il est
possible de canoter – et zones boisées traversées d'un réseau de
pistes cyclables circonscrivent étroitement le bâtiment. Il s'agit
ci de réguler la flânerie en
tant que flânerie,
moins consommer beaucoup qu'être
là longtemps en consommateur,
et s'y sentir bien. Le luxe actuel est ce que l'on pourrait appeler
un luxe de
situation
: il ne se définit plus par la qualité ou l'originalité de tel ou
tel produit, mais par la possibilité de jouir du temps, de l'espace
et du calme. Le Bloom n'est pas traité en vulgaire consommateur,
comme dans un centre commercial traditionnel, mais ON multiplie les
micro-dispositifs visant à le persuader de son humanité, à lui
faire croire qu'il n'est pas une marchandise et, luxe suprême, qu'il
n'est pas intégré dès le départ dans le dispositif global : « La
philosophie de Bluewater est simple : faire du shopping une
expérience agréable, sans stress, et traiter les clients comme des
hôtes.[...] Tout visiteur est un invité. »
Deux cent
cinquante employés sont spécialement affectés à cette noble
tâche. En tant que fantasmagorie sociale, Bluewater poursuit l'unité
rêvée du monde marchand et du monde non-marchand, des valeurs du
marché et des valeurs d'authenticité, de la métropole et du
village, de l'individu et de la communauté. Cette unité rêvée
n'exprime que le fantasme d'harmonie finale de l'Empire, qui intègre
de lui-même, dans la construction du meilleur des mondes
cybernétiques, l'essentiel des thèmes de contestation favoris du
démocratisme citoyen. Désormais pour l'optimisation de la
circulation des marchandises, il faudra laisser subsister, recréer,
inventer des moments, des espaces, des situations, des produits
estampillés non-marchands. La tendance impérialiste à la
marchandisation totale trouve son accomplissement dans la sagesse
impériale de la marchandisation auto-contrôlée : certaines choses
doivent être proclamées non-marchandes, les corps par exemple,
alors même que les organes font l'objet de tous les trafics et
contre l'évidence de la prostitution universelle.
Il est sûr
qu'affirmer sur le ton de la revendication : « je ne suis pas
une marchandise » n'est possible que dans un univers
entièrement colonisé par celle-ci. Il y a à peine un demi-siècle,
alors même que la plupart des produits entraient déjà dans le
circuit marchand, un tel slogan eût été impensable ou n'aurait
suscité aucun écho de la grande masse de la population. Aujourd'hui
le moindre geste trahit son essence marchande : quand la Jeune-Fille
demande « Tu m 'aimes ? », il faut entendre un
préalable ' Combien tu vaux ? ».
Un
dispositif de l'espèce de Bluewater trouve sa fonction autant comme
espace de consommation que comme moment de production biopolitique.
Cette cathédrale de l'emplette est aussi bien une usine à produite
des blooms, des êtres étrangement capables de montrer le même
enthousiasme juvénile pour un téléphone portable, une nouvelle
ligne de parfum, la DHEA
ou une pizza
servie dans un cadre cool
où l'on
attend sur des banquettes de cuir que le placier, qui vous appelle
par votre prénom, vous ait trouvé une table. Ici, ce ne sont pas
les marchandises qui sont exposées aux yeux des hommes, mais le
contraire ; ceux-ci ne sont certes pas exposés aux marchandises à
travers leur apparence matérielle d'objets de marché, mais à
l'essence marchande de ces objets ; ils sont exposées dans toute
leur nudité au marché lui-même. L'exposition de la vie nue à la
marchandise souveraine est la forme dominante que prend aujourd'hui
l'exposition de la vie nue à la souveraineté. Et cela est possible
dans la mesure où le Biopouvoir, le Spectacle et le marché sont
trois moments différenciés, mais indissociables de cette
souveraineté. La marchandise n'est pas seulement un rapport social
cristallisé dans un objet suscitant le désir du consommateur et
susceptible d'être acheté par lui, comme si celui-ci restait formé
d'une substantialité propre, non-marchande : elle constitue
aujourd'hui l'être-même du Bloom dont la vie est découpée en
tranches de temps échangeables contre des moments, des affects ou
des objets.
Bluewater
est un dispositif utopique où s'expérimente l'idéal
citoyen-démocratique de la non-classe, celle qui met entre
parenthèses toutes les distinctions substantielles. Utopique, car
bâti dans un non-lieu, une ancienne carrière de craie à ciel
ouvert, zone par définition absolument déserte, sans couverture
végétale et où tout habitat animal et humain a été éradiqué.
L'emploi de carrières abandonnées pour réaliser des paysages
artificiels à effet fantasmagorique (le terme « magie »
revient comme un leitmotiv dans la présentation de Bluewater par ses
promoteurs) n'est pas une nouveauté. Le fameux parc des
Buttes-Chaumont à Paris fut aménagé par l'ingénieur Alphand dans
une carrière de gypse et une habile architecture paysagère a su
inspirer au promeneur, avec des moyens totalement artificiels quoique
visibles comme tels, un sentiment de la nature aussi profond
qu'évanescent, comme certains rêves dont l'empreinte reste
inoubliable, mais dont on ne peut douter un instant de leur
irréalité. En tant que dispositif réalisé, l'utopie, ici, se nie
en tant qu'utopie et entre dans la vaste catégorie de ces espaces
autres que Foucault a nommé hétérotopies.
Parmi celles-ci, il existe certaines configurations spatiales de
l'Empire qui agissent comme attracteurs puissants sur le Blomm, et
pas contraste rendent pour lui indifférent où repoussant le reste
de l'espace qu'il traverse. J'appelle ces attracteurs hypertropies,
lieux
où il
faut aller,
tels Bluewater ou Disneyland. La relation que l'utopie politique
entretenait dans la littérature avec le voyage était la traduction
en termes spatiaux du temps qui sépare le projet utopique de sa
réalisation. À la différence de l'utopie où le voyageur est
imaginaire, mais n'en est pas moins un voyage, l'hypertropie signe
l'impossibilité de tout voyage tant imaginaire que réel. En effet,
il n'y a pas de voyage, mais déplacement, destination à atteindre.
Bien plus, la distance est à prendre en compte comme élément
constituant de l'hypertrophie elle-même. Pour s'y rendre, il faut
faire usage d'un dispositif spécifique : l'automobile ou les
transports publics. Même si une gare a été spécialement aménagée,
et des cars prévus, la distance est dissuasive pour le plébéien
moderne, le vagabond, le mendiant, qui de toute façon serait refoulé
sans ménagement. L'éloignement a l'avantage de réduire les coûts
de surveillance et de répression, et fait partie intégrante de la
gestion du contrôle.
Bluewater
est un établissement consacré uniquement au logement temporaire
des marchandises, mais qui a été conçu pour
durer. Si
les hommes ne peuvent y habiter, les marchandises y ont pris leurs
quartiers. Le véritable hôte de Bluewater, c'est la marchandise
autoritaire. Bluewater est une cité édifiée uniquement pour elle
et à cet égard sa monumentalité exclut par vocation toute
expression du politique. Les passages parisiens avaient conçus comme
des galeries d'exposition de la marchandise, au milieu d'immeubles
d'habitations ; et Fourier en avait tiré l'idée de son phalanstère,
mais en en congédiant précisément la marchandise et en y faisant
prévaloir l'habitation. « Dans les passages, Fourier a
reconnu le caractère architectonique du phalanstère. Les passages,
qui se sont primitivement trouvés servir à des fins commerciales,
deviennent chez Fourier des maisons d'habitation. Le phalanstère est
une ville faite de passage. Dans cette « ville en passages »
la construction de l'ingénieur affecte un caractère de
fantasmagorie. La ville en passage est un songe qui flattera le
regard des hommes jusque bien avant la seconde moitié du siècle. »
(Benjamin, Paris, Capitale
du 19e siècle)
Alors que les passages étaient tracés au coeur du tissu urbain, le
phalanstère fouriériste est une unité urbaine en soi, dans
laquelle s'ordonnent les diverses passions qui structurent la société
harmonieuse. À Bluewater, en revanche, toutes sortes d'activités
insignifiantes sont possibles, mais aucune passion. Toute forme
d'intensité en a été préventivement bannie. Comme nul ne peut y
habiter, on n'y peut non plus dormir ni rêver. Là où Fourier
revendiquait pour les harmoniens une intensification maximale du
passionnel, un éréthisme du désir permanent, les lieux comme
Bluewater sont des lieux de canalisation et d'atténuation des
passions. Pas plus qu'on n'y peut faire l'amour, on ne saurait y
pratiquer la papillonne, la composite ou la cabaliste. On n'a pas le
droit, non plus, de s'y ennuyer ostensiblement. On y peut seulement
s'éteindre et à son tour se fondre dans le décor. Alors que
l'espace dit « privé » devrait jouer comme pli dans
l'espace public, un pli qui permette la condensation ou au contraire
la désertion de soi dans le rapport à l'autre, et donc une
possibilité de désubjectivation, ici tout se passe sous l'oeil
inlassable des caméras de surveillance, c'est à dire que rien
ne peut se passer.
Un lieu sans pli est un
lieu sans possibilité d'extase.
Non pas que l'extase n'advienne que dans la « sphère du
privé » ou dans l'intimité du pli, mais elle a besoin pour
trouver les sources de sa puissance d'une situation de retrait et
d'opacité d'où elle pourra surgir et faire irruption. Le lieu sans
pli est créé pour conjurer le hasard, pour en finir avec
l'événement et, comme on l'a vu avec le micro-événement relaté
plus haut, le résorber si d'aventure il s'en produisait un. Il
fonctionne comme dispositif de lissage des conditions, des émotions
et des comportements.
L'impossibilité
de l'intime, la proscription de l'opacité, du retrait, déterminent
l'impossibilité de la sécession, et par là de toute forme de
politique. Le citoyen apparaît ici pour ce qu'il est toujours-déjà
: un être voué à une disponibilité
totale.
Sous l'oeil de la caméra de surveillance, toute présence humaine
devient exposable comme l'animal perpétuellement exposé dans sa
nudité naturelle. Voilà sans doute pourquoi, au cours de ma visite,
à la faveur d'une poussée du sentiment d'étrangeté à ce qui
m'environnait, il m'est venu une inquiétante rêverie : soudain ces
galeries n'ont plus rien à voir avec les passages du 19e siècle, le
Crystal Palce, les salles des pas perdus des gares anciennes. Au
contraire tous les pas y sont enregistrés, comptabilisés, même les
plus inutiles, c'est une immense salle des pas comptés. Ce qui se
déploie sous mes yeux, c'est la grande galerie du Muséum d'histoire
naturelle, avec tous ces animaux naturalisés. Et ces animaux se
déplacent en tout sens, mais chacun, croyant suivre une direction
précise, ne fait que parcourir un petit segment de l'axe du temps,
orienté depuis le point indifférent de sa mort ; les voilà dans le
parc zoologique de la postmodernité, réduits à leur vie nue,
invités à changer de mue au magasin de prêt à porter, à brouter
dans la mangeoire des restaurants, à étancher leur soif dans les
abreuvoirs des cafés et des bars, à s'ébattre comme des otaries
sur les sept plans d'eau aménagés autour du site.
L'implantation
de dispositifs comme Bluewater s'inscrit dans la logique impériale
de contrôle différencié du territoire. Au projet Keynésien qui
visait à réaliser l'utopie-capital in
vivo,
en s'appuyant sur le mythe de l'accession progressive de tous à une
société d'abondance où les inégalités seraient corrigées par
l'interventionnisme étatique, s'est substituée aujourd'hui le
projet cybernétique de l'Empire qui s'appuie sur la gestion optimale
du chaos. L'Empire réalise l'utopie-capital in vitro, dans des
espaces limités, des noeuds d'exception du tissu biopolitique, comme
il l'a déjà amorcé avec la reconquête des centre-villes
historiques par la néo-bourgeoisie, la colonisation de zones
décrétées « branchées » ou le modèle californien des
gated-communities.
Le Bloom à haute valeur ajoutée qui vit ou peut se rendre dans ces
zones « privilégiées » ne peut ignorer que s'il ne joue
pas le jeu il sera sans pitié précipité au-dehors ; car dans le
même temps, les portions ingérables du territoire (dont la taille
va de celle d'un quartier « difficile » jusqu'à celle de
provinces, voire de pays entiers) sont désormais constitués en lieu
de ban ressortissant à l'autorité brute de la police. Mais la
nature sociologiquement inassignable du Bloom fait qu'on le retrouve
identiquement des deux côtés de la frontière. On peut bien lui
déclarer qu'à Bluewater il est un hôte, qu'il est chez lui ; il
n'en demeure pas moins là comme partout ailleurs, et au premier chef
dans son propre foyer, nulle
part.
Et le ban se recompose aussi dans les zones « privilégiées »
de l'Empire, car il accueille la réversibilité fondamentale du
Bloom.
Grâce
à leur rapide disqualification marchande, les passages parisiens
étaient devenus, dans les années vingt, près d'un siècle après
leur construction, des lieux chargés d'une aura singulière, des
enclaves de mythe ré-enchantées par la dérive surréaliste. Parce
que Bluewater n'est pas inscrit dans un tissu urbain, il ne pourra
jamais faire l'objet d'une semblable réappropriation par la dérive
et le flânerie. Il ne vieillira pas comme les passages à la faveur
de l'enchantement qu'accorde une longue déshérence. Seul un revers
décisif de l'Empire pourra en changer le destin. Il est à prévoir
que, lors du prochain saut qualitatif dans le chaos, une horde de
nomades offensifs en prendra certainement possession. Par le seul
fait d'y prendre leurs quartiers et leurs habitudes, bref, de le
squatter, ils en feront un usage incivil et extatique. Ils en
ravageront fantasquement les installations et ne manqueront pas de la
transformer en une joyeuse et redoutable cour des miracles.
LIENS
NOTE
[1]
Dans son Souvenir
du présent,
Paolo Virno fait quelques réflexions éclairantes sur le phénomène
du déjà-vu comme constitutif de la sensibilité antiquaire du
modernariat : « le déjà-vu
est
certes une pathologie, mais il faut ajouter : une pathologie publique
[…] Le modernariat signifie : le développement systématique d'une
sensibilité antiquaire à l'égard du hic
et nunc
que nous sommes en train de vivre, chacun à notre tour. D'une part
le modernariat est un symptôme du dédoublement du présent en un
illusoire « qui-a-déjà-été » ; d'autre part, il
concourt activement à réaliser toujours de nouveau un tel
dédoublement. »
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