USA | PRIVATOPIA




USA | Sun City Arizona
Photograph by James P. Blair

Marco d'Eramo
From Minnesota to Arizona

Du Minnesota à l'Arizona
Le rêve américain d'une ville sans ville.
2007


MINNESOTA : LE MALL QUI A AVALÉ L'AMÉRIQUE


Au coeur d'un paysage plat comme une table de billard, avec une température avoisinant les – 20° C., les Twin Cities de Minneapolis et de Saint Paul semblent une destination touristique pour le moins improbable en plein mois de janvier. Et pourtant, au plus dur de l'hiver glacial de la Snow Belt, elles attirent encore plus de 100.000 touristes par jour, 3 millions par mois, qui font parfois le voyage depuis le Japon ou la Corée. Ils ne viennent pas pour le fleuve Mississipi, ni pour le joli centre-ville de St Paul, conservatrice et germanique, ni, sur l'autre rive du fleuve, pour le dynamisme de Minneapolis, social-démocrate et scandinave, la patrie de Prince. Ils viennent pour une étrange entité plantée au milieu de nulle part, à une quinzaine de kilomètres des deux centres-villes, dans la banlieue de Bloomington, stratégiquement située à proximité de l'aéroport international, auquel elle est désormais reliée par une ligne de métro.



De loin, le Malll of America (MoA) est un immense bloc de béton gris entouré de vastes parkings. On pourrait le prendre pour une usine de construction automobile ou une prison d'Etat. En réalité, c'est l'authentique übermall, le triomphe de l'âge de la consommation bourgeoise commencé au 19e siècle avec les passages parisiens de Benjamin et le Bon Marché de Zola. Bien qu'il soit plus le plus grand mall des Usa (le titre est actuellement disputé par deux monstruosités, à Schaumberg dans la banlieue de Chicago, et à King of Prussia, dans la banlieue de Philadelphie), il conserve l'aura qui lui est attaché pour avoir atteint le premier un nouveau stade de la fétichisation de la marchandise. La MoA reste unique en tant que synthèse et paradigme de tous les malls, monument inégalé de la culture urbaine bien que – pour nombre de ses critiques – déjà désuet moins de 15 ans après son inauguration pendant l'été 1992, au point que le Wall Street jounal l'a défini comme un “dinosaure”.

Même dans un pays saturé d'espaces commerciaux gigantesques la MoA reste une expérience saisissante. Les quatre autres grands magasins (Nordstrom, Mary's, Sears et Bloomingdale's) qui encadrent le mall sont reliées par des “avenues” sur quatre étages d'une longueur totale de 5 kilomètres, le long desquelles les visiteurs peuvent choisir entre 525 magasins et boutiques, mais aussi 18 restaurants, 27 fast-foods et un cinéma multiplexe de 14 écrans. Ces avenues (ou couloirs) délimitent un espace central de 28.000 m² sous un vaste toit transparent qui – selon les dépliants – constitue le plus grand parc à thème couvert dans le monde, avec un aquarium, un Dinosaur Walk Museum, un immense parc Lego et des montagnes russes.

Comme tout mall, le MoA est loin du vieux centre ville, puisqu'il a besoin de terrains bon marché pour ses immenses parkings. Le mall est le produit de la civilisation de l'automobile et il constitue une composante essentielle de la culture suburbaine. Il est aussi le produit de la peur qui ronge les américains – comme tous les autres citoyens des démocraties parlementaires – gavés par les mass-médias à l'obsession de la sécurité. Le fantasme des gangs urbains et – à première vue – l'un des mobiles les plus importants de la construction des malls : obsédés par la délinquance, barricadés chez eux la nuit, angoissés par le mythe de la métropole criminogène et violente, les Américains ont pensé trouver dans le mall, à partir des années 1970, cette oasis de tranquillité où ils peuvent se promener la nuit tombée et laisser leur femme faire du shopping seule, sans se faire agresser. (Ce n'est pas par hasard si le nom de “mall” vient de l'avenue bordée d'arbres qui longe Buckingham Palace sur le côté nord de Saint Jame's Park, où les londoniens se promènent à pied ou à cheval depuis la fin du 17e siècle pour y faire du shopping).

Tout dans le mall est destiné à rassurer. Les ascenseurs aux parois de verre sont conçus pour éviter le “viol en ascenseur”, topus mythique de la culture américaine. Dans le mall, les parkings ont des plafonds surélevés et sont éclairés pendant la journée pour conjurer l'autre grande légende métropolitaine : l'agression dans le parking. La police privée, parfois à cheval dans les couloirs, coopère avec le commissariat local de la police publique, auquelle elle est reliée par radio. Les caméras de vidéosurveillance vérifient que les adolescents font bien ce qu'ils sont censés faire – dépenser tout ce qu'ils ont en poche (la dépense moyenne est de 68,1 $ par visiteur [2]) – et rien d'autre. Mike Davis a forgé l'expression efficace de “Panopticon Mall [3]” pour décrire cette institution où le consommateur est constamment visible (et contrôlable), aux toilettes comme dans les cabines d'essayage, selon le modèle d'exposition continue à la surveillance imaginée au début du 19e siècle par Jeremy Bentham pour sa prison “panoptique” rendue célèbre par Michel Foucault dans Surveiller et punir.

Mais comme nous le verrons également dans le cas des villes privées, l'obsession sécuritaire n'est qu'un facteur parmi d'autres qui ont contribué à la naissance et au succès des malls. La principale raison, c'est que, contrairement aux anciens centres commerciaux qui ne remplissaient qu'une des fonctions traditionnelles des centres-villes – la fonction commerciale – le mall aspire à les remplir toutes : lie de loisir (cinéma théâtre), de socialisation (restaurants, boîtes de nuit, bars), de promenade (le long des allées couvertes et chauffées). Les malls les plus importants abritent un ou deux grands hôtels. Dans les allées couvertes du mall, on croise même des gens qui font leur jogging au petit matin, avant l'ouverture des magasins. Le mall fonctionne à la fois comme une avenue et comme une place. On assiste ici à un processus qui s'est répété souvent au cours de la modernité : une configuration préexistante, spontanée, est détruite avant d'être reconstruite artificiellement une fois que le manque de ce qui a été détruit ou vidé se fait sentir assez fortement. Au 19e siècle, les rivières qui traversaient les villes furent enterrées parce qu'on y déversait trop de déchets toxiques, trop de purins nauséabonds. Mais par la suite, pour reconstituer un semblant de nature [4] à la place des cours d''eau désormais enterrés, on commença à creuser des rivières et des lacs artificiels dans les parcs urbains comme Central Park, le Bois de Boulogne ou Hyde Park. L'exemple le plus spectaculaire est celui des Buttes Chaumont à Paris, qui était une décharge d'ordures en 1860 ; en à peine trois ans, les paysagistes du baron Haussmann transformèrent cette zone malfamée « en une sorte de Suisse romantique, avec des corniches, ses bois, sa cascade haute d'une trentaine de mètres, sa rivière, ses lacs, sa gorge enjambée par un pont et ses rochers. [5] »

Les promoteurs immobiliers américains ont souvent recours au même procédé. Pour construire des banlieues à bas coût, ils aplanissent d'immenses étendues sur lesquelles ils appliquent une grille de pavillons monofamiliaux et de routes rectilignes qui se coupent à angle droit : le terrain plat et la structure à angle droit sont les eux principaux facteurs de sérialité, et donc d'économies sur les coûts de construction [6]. Mais si par la suite ces banlieues se gentrifient, le paysage est à nouveau transformé artificiellement, on reconstitue des petites collines, on creuse des dépressions, et la monotonie de la grille rectiligne est rompue par l'introduction de courbes, de petites côtes, de descentes et de virages : dans le jargon des agents immobiliers, on parle alors d'introduire des « amenities » (agréments), de faire un « landscape upgrade » (amélioration du paysage – par exemple en plantant des arbustes, ceux-là mêmes qui avaient été arrachés systématiquement au cours de la phase précédente) – ou encore de créer un « sofscape » (par opposition à « hardscape », la partie inanimée du paysage urbain) [7]. Naturellement, cette nature restaurée est à la nature originelle ce qu'un terrain de golf est à une prairie.

Dans les cas des malls, le procédé est le même : on recrée les deux fonctions de l'avenue, de la place et du centre-ville après que les rues, places et centres des villes ont été dévitalisés. L'évacuation des rues en tant que « domaine de la sphère publique » a été menée à terme au 20e siècle, mais elle avait déjà commencé au 19e siècle, lorsque la route du village a été supllantée par l'avenue ou le boulevard de la ville. « La rue du village, écrit Franco Moretti, était certes mille fois plus pauvre en stimuli que la rue urbaine. Mais en revanche, presque toute la vie se déroulait dans la rue. » De son côté, la ville a bien « valorisé la rue comme élément de communication, mais elle l'a vidée drastiquement comme lieu d'expérience sociale. En réalité, la grande nouveauté de la vie urbaine n'a pas consisté à mettre les gens dans la rue, mais à les ratisser et à les enfermer dans les bureaux et les maisons. Elle n'a pas consisté en une intensification de la dimension publique, mais en l'invention de la dimension privée. [8] »

Au cours de ce processus, actions et activités sont évacuées de la rue, qui à la place se remplit de signes. Jusque dans les années 1950, dans une ville comme Rome, qui comptait alors deux millions d'habitants, les soirs d'été, les familles descendaient des tables et des chaises de leurs appartements où elles se retrouvaient avec d'autres tablées de familles du quartier. Aujourd'hui, ce serait non seulement impossible à cause des voitures qui revendiquent le monopole de l'utilisation des rues, mais surtout impensable : la mentalité a changé et il semblerait inconvenant d'étaler en public la familiarité, l'intimité de sa table et de sa cuisine, alors qu'il est absolument normal de manger en terrasse d'un restaurant.

Il y a une cinquantaine d'années encore, dans les grandes villes d'Europe, les enfants jouaient dans le rues, comme les gamins des romans français du 19e siècle : ils avaient leur organisation en bandes, leur monde exclusif, libre de conventions adultes, et leurs propres secrets si précieux, tandis que dans les métropoles d'aujourd'hui – et pas seulement à cause de la voiture et de l'angoisse sécuritaire – les enfants ne jouent jamais seuls dehors, ils sont toujours accompagnés par de plus grands qu'eux : pendant l'après guerre, reconquérir cette dimension de l'enfance fut l'une des grandes ambitions qui ont poussé les Américains vers les banlieues. Comme l'écrivait Lewis Mumford, celles-ci n'étaient pas « seulement un environnement conçu autour de l'enfant, mais un environnement fondé sur une vision infantile du monde. [9] »

A partir du 19e siècle, tandis que s'animait le décor de la voie publique urbaine, recouverte d'affiches, scandée par les enseignes et les vitrines, la vie se déplaçait en réalité vers l'intérieur, dans les magasins, les bureaux, les restaurants, les hôtels. Sur les boulevards en revanche a éclos le lyrisme de la passante, comme dans la poésie de Baudelaire [10] : l'inconnue que nous n'aimerons jamais, les regards qui ne se croisent qu'une fois, le bonheur entrevu et aussitôt perdu. Le boulevard est devenu le lieu de l'intimité solitaire, où chacun suit le fil de sa propre expérience.

La rue ne reprend qu’exceptionnellement son caractère public : descendre dans la rue devient une « manifestation », un acte subversif, puisqu'au quotidien la rue n'est plus qu'un lieu de connexion entre un lieu privé et un autre. La rue devient le domaine des professions peu fréquentables, du vendeur ambulant sans-papier au mendiant, du dealer à la prostituée, dont on dit justement qu'elle « fait le trottoir ». Que l'agir social dans la rue soit un signe du passé, c'est ce dont témoigne le grand retour des marchés en plein air, de l'Union Square à Mouffetard, où l'étal sur la voie publique produit un délicieux frisson anachronique, surtout si les légumes vendus sont amish ou biologiques.

Dans la ville moderne, la rue, la place sont caractérisées par un vide de l'agir social et un plein de communication par la marchandise : les humains communiquent entre eux via des signes qui sont autant de publicités pour un parfum, un vêtement, un bijou. La principale activités (en dehors de la conduite automobile) est en réalité ce qu'on appelle très justement en français le « lèche-vitrine ».

Ce qui rend cette évacuation de la voie publique si radicale, c'est le fait que de nombreux plaisirs humains – qui étaient auparavant des services dont on pouvait bénéficier et qui supposaient donc une socialisation – peuvent désormais être savourés comme des biens de consommation, contribuant ainsi à nous isoler dans le privé : autrefois, pour entendre de la musique, il fallait eller au square où jouait la fanfare ou dans une salle de concert où se produisait l'orchestre ; pour voir un spectacle, il fallait se rendre au théâtre ou au cinéma. Et le cinéma, le square, le théâtre, supposaient de sorte d'être dehors et donc de se frotter aux foules humaines, de se trouver en contact, quant tout aujourd'hui nous pousse à la solitude domestique qui ne communique qu'à travers des choses possédées : l'ordinateur sur lequel on « navigue », le magnétoscope qui nous montre le film qu'on a « acheté », le lecteur de CD qui nous permet d'écouter un Mozart qu'on s'est offert [12]. Pour assister à un duel de gladiateurs, les anciens Romains devaient aller dans les arènes au Colisée ; aujourd'hui, on peut acheter le match Tyson-Holyfield sur la télévision à péage. Tout est fait pour que les services se transforment en marchandises et l'usage en consommation.

Au cours de ce processus long de deux siècles qui a vidé les rues et dilaté à l'extrême la sphère de possession, l'homme moderne a connu une inversion complète de son état fondamental (ground state). Pour l'homme pré-industriel, le ground state de la solitude était le silence : c'était l'immobilité hiératique des paysans qui restaient sans rien dire pendant des heures appuyés sur leur bâton ; pour l'homme moderne, en revanche, le ground state est traversé par un bruit de fond assourdissant, la solitude est peuplée d'un arrière plan sonore ininterrompu, chacun de nous est perpétuellement plongé dans plusieurs activités simultanées : écouter de la musique en écrivant, lire son courrier électronique en parlant au téléphone, jouer à un jeu vidéo tout en réfléchissant au titre à donner à un article, regarder les informations en faisant la cuisine. Dans les lieux publics, l'homme préindustriel était soumis au contact physique, sonore, visuel, olfactif, presque bombardé d'odeurs, de bruits, de corps, sensation que l'on peut retrouver aujourd'hui dans les villes les plus densément peuplées de l'Inde. Au contraire, nous traversons la sphère publique dans le silence ouatée d'une voiture climatisée ou avec des écouteurs dans les oreilles ou en parlant au téléphone, isolés du contexte, des bruits, des contacts. Une phobie se diffuse ainsi peu à peu – celle qui frappe tellement le visiteur qui se rend pour la première fois aux Etats-Unis – phobie du contact physique involontaire, qui caractérisait depuis des millénaires l'expérience de la ville. Un zoning situationnel du corps s'impose : l'unique contact admis entre deux êtres humains est le contact visuel par l'interaction sexuelle, en dehors duquel règne un idéal d'isolement, de peur de contagion, d'horreur des odeurs. Et ces phobies, ces dégoûts du contact, de la matérialité de l'autre que soi, modèlent peu à peu d'autres plaisirs trouvés dans une entre soi à l'asepsie rassurante. Il ne faut pas sous-évaluer ces goûts acquis puisque ce sont eux qui façonnent notre espace, donc note vivre ensemble, et qu'ils constituent le ressort du plaisir (du paradis) qui détermine notre choix.

Ainsi peu à peu, toute la sphère des rapports sociaux se réduit à la seule dimension du rapport de marché capitaliste, l'ensemble de la sphère publique est rabattue sur le domaine de la transaction commerciale privée. Le caractère pluridimensionnel des interactions humaines doit être concentré dans l’unidimensionnalité de l'échange marchand. L'un des exemples les plus significatifs de cette tendance est la déformation du concept de liberté, qui est perçu de moins en moins pour sa valeur politique et de plus en plus comme la possibilité de choisir entre plusieurs marchandises : être libre, c'est être dans un rayon de supermarché et pouvoir décider entre plusieurs marques de boîtes de conserve ; ou encore, c'est l'illusion de la personnalisation devant le buffet de hors-d'oeuvre, où la conviction de sa propre singularité non-reproductible tient au dosage au marché, le libre-arbitre se réduit à la consommation intense avec laquelle un client regarde le menu du restaurant.

C'est dans cette configuration de l'univers humain et de l'univers des marchandises que le mall effectue sa révolution et introduit la place, la rue, mais sous une forme inversée. Si la place et la rue étaient un espace public dans lequel venaient s'inscrire des cadres privés comme les magasins et les étals, dans le mall, les activités publiques comme la promenade s'exercent dans un espace privé. Contrairement aux grands magasins et aux supermarchés traditionnels qui ne faisianet qu'étendre et actualiser la notion de boutique, une entité comme le mall renferme les activités publiques dans une sphère, dans un écosystème privé. Le public est subsumé sous le privé. De ce point de vue, le mall est l'invention de la place privée, expression qui pourrait sembler contradictoire dans les termes, dans la mesure où la place a toujours été synonyme de « public » et de « politique » : le forum, ou l'agora, était un lieu public destiné à la fois au marché et à la politique, le centre des échanges non seulement marchands mais aussi humains, et le lieu ou se constituait la polis ou la res publica.

Pour se rendre compte du gouffre qui sépare le mall de la place traditionnelle, il suffit de penser qu'à une certaine heure le mall ferme, tandis que l'idée qu'une place puisse « fermer » est absurde. Il y a un « propriétaire du mall » tandis qu' « un propriétaire de la place » est inconcevable : le mall est une place dotée de serrures et de systèmes d'alarme. Domaine des rencontres complices dans le fodd court ou des flirts dans la queue devant les caisses, le mall est le lieu où la socialité tout entière est subsumée sous la dimension de la marchandise.

Et si le privé consiste à être à l'intérieur, enfermé, si ce n'est physiquement, mentalement du moins, on comprend mieux l'extra-ordinaire laideur de l'extérieur du MoA : ses constructeurs ne se sont pas donné le moindre mal pour le rendre agréable à la vue puisque personne n'est censé le regarder de l'extérieur. Il n'y a aucune raison de se promener autour du mall. Cette implosion de l'extérieur vers l'intérieur est d'autant plus significative que le MoA se présente comme le lieu à visiter, une attraction touristique. Au même titre que Disney World à Orlando, mais là aussi inversé : tandis que Disney World est un immense parc d'attractions avec des magasins à l'intérieur, le Mall of America est un immense magasin abritant un parc d'attractions.



Resta à se demander combien de temps durera ce bonheur procuré par le mall et sa dialectique de l'inversion. Ou, autre manière de poser la question, jusqu'à quel point une société peut elle être réduite à un marché de consommation. Deux stratégies en apparence alternatives au mall fermé ont été développées au début du 21e siècle par les promoteurs : la transformation en mall des quartiers historiques urbains et la création de centres-villes néo-traditionnels faussement historiques. La privatisation croissante de la vie des classes moyennes dans les banlieues a donné lieu à une nostalgie de la légende de la ville et de l'espace urbain. Mais avec les lifestyles centers, c'est encore une urbanité dénaturée et des versions soigneusement conditionnées de la foule qui s'offrent à elles.

Pour l'essentiel, un lifestyle center est un mall en plein air, « jalonné de fontaines et de bancs [13] », c'est-à-dire la reconstruction d'une rue de village, ou plutôt d'une zone piétonne : « un espace en plein air – comme un joli petit village. [14] » L'idée est de singer le vieux centre-ville : « Le lifestyle center développe le modèle du shopping mall en combinant les qualités fictives du centre-ville commerçant avec le mécanisme de contrôle du mall. C'est toujours un espace commercial soigneusement contrôlé, mais avec le charme du grand air que son public visé a pu trouver sur les lieux de vacances, comme le quartier commerçant new-yorkais de Soho, mais sans l'Eurotrash [15]. »

Victoria Garden à Rancho Cucamonga (Californie) à une heure de route de los Angeles, en est un bon exemple. Sa construction a été décrite par Karrie Jacobs [16]. L'un des adjectifs du lifestyle center, écrit Jacobs, est « une approximation de la belle vie. Et la belle vie réside en grande partie dans la mémoire. C'est pourquoi [Victoria Garden] est construit sur une trame urbaine à l'ancienne, avec ses rues étroites encombrées et ses véritables parcmètres. » Jacobs se dit « impressionnée par le soin avec lequel ont été reconstituées les paysages des rues », avec des fontaines, des arbres, des lampadaires sagement modernes, quelques placettes recouvertes de pelouse et des styles de matériaux architecturaux variés. Les promoteurs ont étudié les centres-villes californiens, en remontant jusqu'en 1854, et les ont photographiés pour relever les détails qui permettraient d'accroître l'authenticité de Victoria Gardens. Les architectes eurent pour mission de construire les maisons dans des styles de différentes époques pour reconstituer la stratification historique des centres-villes. Certaines furent même un peu abîmées à dessein pour leur donner la patine nécessaire, tandis qu'au coin des rues furent apposées des enseignes publicitaires rappelant de vieilles marques disparues : « Nous les appelons les murmures de l'histoire », expliqua un promoteur. L'objectif est ici de créer dans l'ordre du temps ce qu'est un trompe-l'oeil dans celui de l'espace : un faux souvenir.





Il faut faire attention ici à ne pas s'enliser dans la diatribe sur l'authenticité et le stéréotype heideggerien de l'Amérique comme terre d'élection de l'inauthentique et de la Geistlosigheit qui, selon l'expression de Rilke, transforme les objets en « pseudo-choses ». Premièrement parce que les vieilles cités « authentiquement » médiévale de l'Europe continentale (Liège, Lille... la liste est très longue) ont transformé leurs propres centres en lifestyle centers, avec des zones piétonnières toutes identiques qui, le soir, après la fermeture des magasins, sont aussi mortes que les quartiers commerçants américains. Et deuxièmement parce que les faux souvenirs peuvent être aussi douloureux et intenses que les vrais, comme le montrent les faux souvenirs induits par l'hypnose.

Le vrai problème des lifestyle centers, qui était déjà celui des malls, c'est qu'ils tentent de résoudre une équation impossible : comment avoir une ville sans ville. Les rues piétonnes du lifestyle center se heurtent à l'expérience de se garer le plus près possible des magasins ; l'apparence de faux centre-ville rend impossible les indispensables parkings sans fin. De manière plus générale, on recherche à la fois le confort de la faible densité suburbaine et la surabondance de services de la ville traditionnelle. Deux utopies inconciliables : « Les habitants de Paris ont une très petit quantité d'espace qui leur appartient et énormément d'équipements publics. Nous avons une énorme quantité d'espace qui nous appartient et que nous contrôlons et très peu d'équipements publics », comme le résume un urbaniste américain. [17]

Si la ville est, selon la célèbre définition de Robert Park, « une mosaïque de petits mondes qui se touchent mais ne s'interpénètrent pas », qui « encourage l'expérience fascinante mais dangereuse de vivre simultanément dans quantité de mondes différents, contigus mais nettement séparés «  et introduit « un élément de hasard et d'aventure qui […] lui confère, pour des nerfs jeunes et frais, un attrait particulier [18] », il est certain que ni le mall ni le lifestyle center ne disposent des bonnes cartes pour jouer le jeu de l'excitation et du charme dangereux. On tombe rarement sur l'inconnu dans un espace fermé, et les lifestyle centers n'ont que l'apparence du plein air : leur nature privée (et fermée) apparaît immédiatement à certains détails, comme l'interdiction de prendre des photos dans certains d'entre eux. Il ne peut y avoir ni excitation ni aventure quant tout est sous contrôle.

Comme Achille poursuivant la tortue sans jamais l'atteindre, les malls et les lifestyle centers sont condamnés à l'échec parce qu'ils cherchent un compromis impossible entre d'un côté, l'utopie du privé, du contrôle, de la possession, et de l'autre, le frisson de la vie citadine. Pour réaliser le grand rêve capitaliste, celui de faire rentrer toute la sphère publique dans le domaine du privé, malls et lifestyle centers ne représentent que des demi-mesures. Dans un climat bien différent de celui du Minnesota, une solution bien plus radicale a vu le jour dès les années 1960.



ARIZONA : UTOPIES SENILES


Depuis plus de quarante ans, à 25 kilomètres au nord-ouest de Phoenix se déroule une des expérimentations sociales les plus impressionnantes (et les moins étudiées) de l'histoire de l'humanité. L'image aérienne montre une sorte de tableau de Paul Klee sur le fond ocre du désert, une planimétrie mixte, où les promoteurs ont superposés à la grille de base une structure de rangées circulaires de pavillons identiques, disposées autour d'espaces verts stratégiques : un softscape, mais reproduit en série, symbole de luxe bon marché. Si on zoome légèrement, deux petits lacs apparaissent, autre élément indispensable du landscape upgrading, surtout dans une zone aussi aride que l'Arizona. Nous sommes à Sun City, prototype de centaines d'agglomérations semblables aux USA. De même que le Mall of America est le mastodonte des centres commerciaux, Sun City est une ville privée (ou selon le terme technique, une « planned community ») catégorie « super lourds ». Malgré le mur élevé qui l'entoure, avec ses 38.309 habitants (recensement 2000), ses 18 centres commerciaux, 43 banques, sept centres de loisirs, 25 églises, trois bibliothèques et deux hôpitaux, Sun City représente déjà quelque chose de « plus », au delà de l'idée de gated community qui a tant frappé notre imaginaire, des enclaves de la peur du Los Angeles de Mike Davis aux immeubles fortifiées de São Paulo de Teresa Caldeira [19].







La peur panique de la criminalité a été et reste aujourd'hui l'un des motifs principaux de l'explosion du Common Interest Development (CID), dont les planned communities constituent le secteur dont l'expansion est la plus rapide – les deux autres formes sont les condominiums (copropriété) et les cooperatives (coopératives d'habitations). Pour mesurer cette expansion, il suffit de penser qu'alors qu'en 1970 on comptait 10.000 CID aux USA, en 1980 ils étaient 36.000, en 1990 130.000 et en 2002 230.000. Si en 1992, 30 millions d'Américains vivaient dans 150.000 CID [20], dix ans plus tard ils étaient 46 millions (données du Communty Association Institute, 2002). Mais comme dans le cas des malls, l'angoisse sécuritaire n'est que l'in des facteurs qui ont fait la fortune des CID, et selon moi, sans doute pas le principal, puisque les communities réellement gated ne constituent qu'un cinquième des CID (ce qui porterait à environ 9 millions le nombre d'Américains vivant à l'intérieur d'une enceinte. [21])

Du point de vue de la taxinomie légale, une agglomération comme Sun City est conceptuellement à l'opposé des Gated condiminiums comme les gratte-ciel du complexe Morumbi à Sao Paulo, ou des enclaves enfermées comme Rolling Hills à Los Angeles ou Landmark Village à Chicago. Une enclave est précisèment une île fortifiée privée au milieu de l'océan public d'une ville. La gated community urbaine ne fait donc qu'étendre la copropriété classique. Dans les villes européennes où l'immense majorité des habitants vit en appartement, la copropriété est depuis un siècle la forme de logement la plus répandue. De ce point de vue, l'enclave urbaine n'introduit aucune nouveauté dans le paysage urbain traditionnel, se contentant d'en exaspérer les caractéristiques privées. De même que les copropriétés de standing ont un portier à l'entrée, les enclaves modernes ont des barrières surveillées par des équipes de vigiles.

Une ville privée, en revanche, n'est pas une île privée découpée dans un univers public, mais un environnement privé qui inclut et réglemente aussi la dimension politique. Ce n'est pas une sécession du privé par rapport au public, mais un véritable gouvernement privé qui encadre les activités publiques.

Si le terme grec polis est à l'origine de la catégorie de « politique », la « ville privée » est la privatisation de la politique même. Son parlement est la homeowner association (association des propriétaires), qui correspond à l'assemblée des copropriétaires dans une copropriété. Son corps législatif est constitué d'un « volumineux ensemble de décrets et de règlements – parfois appelés ''servitudes équitables'' ou ''engagements, conditions et restrictions'' (Covenants, Conditions and Restrictions), CC&R, dans le langage courant) – augmenté d'arrêtés sur le titre de copropriété. [22] » Son gouvernement prélève des impôts sous forme de charges et utilise ces revenus pour gérer les infrastructures (égouts, revêtement des rues...) et les services « publics » : bibliothèques, pompiers, forces de police privées (et souvent volontaires). Comme dans la polis de la Grèce antique, et contrairement à l'Etat public moderne qui ne prévoit pas l'exil de ses administrés, un citoyen qui ne se plie pas aux CC&R (souvent oppressifs) peut y être frappé d'ostracisme, et pas conséquent obligé de vendre son logement et chassé de la planned community.

La ville privée constitue donc une révolution conceptuelle bien plus ambitieuse que le mall et présente une dimension utopique qui donne à la « Privatopia » d'Eden McKenzie un sens beaucoup plus précis et inquiétant qu'il ne l'avait sans doute imaginé en inventant ce terme en 1993. Une Amérique où tous les gouvernements locaux seraient remplacés par des villes privées – représenterait rien moins que la réalisation de la société de Nozick [23] », cet Etat ultra-minimal théorisé en 1974 par le partisan de l'anti-étatisme Robert novick, dont la furie « publicoclaste » est telle qu'il considère que la redistribution des revenus est une « violation des droits du peuple » et que « la taxation des revenus du travail est comparable au travail forcé [24] ». Sun City (et toutes ses petites soeurs disséminées sur le territoire américain), bien plus qu'une forteresse assiégée par la criminalité et le quart-monde, se présente comme la réalisation d'une utopie.

Comme de nombreuses utopies, la ville privée tend vers le totalitarisme. Le contrôle panoptique qui s'y exerce rappelle les communautés jésuites du Paraguay au 17e siècle, dans lesquelles les rues étaient surélevées pour que les pères puissent surveiller à travers les fenêtres la vie privée des indiens. La liste des CC&R est aussi bizarre qu'interminable. On peut se voir interdire de peindre ses persiennes en bleu, de planter un drapeau devant son fronton ou d'avoir un animal domestique. Une grand)mère de 51 ans apprit un jour qu'elle était sous le coup d'une accusation de violation des règles de la homeowner association parce qu'elle « avait embrassé et fait de vilaines choses » dans sa voiture garée sur un parking (elle reconnut seulement avoir embrassé un ami pour lui souhaiter bonne nuit et intenta un procès à l'association). A Leisure World (Arizona), la troupe du shérif découvrit que des membres de la homeowner association « avaient des rapports sexuels dans leur piscine » et les dénonça [25].

Mais la ville privée est totalitaire pour une raison plus sérieuse : à l'intérieur de son enceinte, les droits constitutionnels ne s'appliquent plus. De même que la liberté de la presse n'existe pas chez moi, puisque ne peuvent y entrer que les journaux de mon choix, de même dans la ville privée, le premier amendement de la Constitution américaine ne s'applique pas. Un exemple fameux est celui du journal Leisure World News, dans la ville privée du même nom en Arizona [26], dont le conseil d'administration fit arrêter la parution. Ces dénis de droit et ces vexations rendent d'autant plus incroyable l'énorme succès des planned communities.

En 1970, la forme la plus répandue était donc la cooperative, suivie par les planned communities et, loin derrière, les condiminiums. Entre 1970 et 1980, la croissance la plus forte est celle des condiminiums (multipliés par 30), tandis que les planned communities dépassaient les cooperatives. Entre 1980 et 1990, la croissance s'est poursuivie pour les trois types, mais les planned communities ont été quasiment multipliées par 10, bondissant en tête des formes d'habitat en CID. Entre 1990 et 1998, le nombre de cooperatives a diminué tandis que la croissance des condiminiums ralentissait (seulement 4,8 % sur la période) et que celle des planned communities restait forte quoique nettement inférieure à celle de la décennie précédente (+ 177 %). On peut voir les courbes inversées des cooperatives et des planned communities comme un témoignage géométrique de la victoire de l'idéal privatiste sur l'idéal socialiste.

Mais si le contrôle social est si envahissant et intruisif, si la liberté est réduite au point qu'on ne puisse pas repeindre ses persiennes comme on en a envie, qu'est-ce qui provoque ce véritable exode vers les villes privées ? Tout d'abord, quiconque achète une maison dans une ville privée sit parfaitement à quoi s'en tenir : selon la théorie des « choix rationnels », il fait la part des plaisirs et des obligations et voit donc ces CC&R comme le « prix à payer » pour son bien-être. En fait, c'est même le caractère total du contrôle et l'absence d'individualité qui sont peut-être les plus rassurants pour les acheteurs. Comme le dit cet habitant d'une ville privée à propos de son ancien quartier : « il n'y avait pas assez de contrôle […] On ne pouvait pas maintenir l'environnement dans lequel on avait cru emménager [28]. » C'est leur totale prévisibilité qui constitue l'attrait irrésistible des planned communities.




Mais les CC&R qui régissent les planned communities comportent un aspect plus sinistre encore. Récemment, une de mes connaissances est allée voir ses parents qui vivent dans une gated community en Californie. En arrivant, elle a salué le jardinier mexicain, qui ne lui a pas répondu et qui s'est même enfui lorsqu'elle a essayé d'échanger quelques banalités avec lui. « Tu es folle ! - lui a dit sa mère – ici si un Mexicain adresse la parole à un résident, il se fait virer. » L'idéal d'ordre semble indissociablement lié à l'homogénéité socioéconomique et racial : l'hétérogénéité est source de désordre et d'anxiété. Ce n'est pas un hasard si le boom des CID a coïncidé avec le reaganisme : de même que la Proposition 13 (la fameuse initiative anti-taxation votée le 6 juin 1978, soit deux ans avant l'élection de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis) était une révolte des riches contre les pauvres, de même les CID ont été définis par Robert Reich comme la « sécession des vainqueurs [29]. » De fait, elles se sont avérées être des expériences de re-ségrégation extraordinairement efficaces : selon le recensement de 2000, 195 Afro-américains vivaient à Sun City (pour 38.309 habitants) et seulement 41 dans son équivalent californien Leisure World (16.507 habitants).

Mais la restriction la plus stupéfiante est celle qui concerne l'âge. Les communautés de personnes âgées ne sont pas un phénomène récent aux USA : « Certaines remontent aux années 1920, lorsque diverses organisations syndicales, fraternitaires ou religieuses achetèrent des terres à bon prix en Floride dans l'intention de créer un cadre de vie favorable pour leurs membres retraités. Moosehaven, par exemple, fut créé en 1922 par la fraternité « Loyal Order of Moose » […] d'autres communautés parrainées furent créées en Florids à des fins de bienfaisance jusqu'à ce qu'une série de catastrophes, culminant avec le krach boursier de 1929, mette un terme à leur développement. L'après guerre fut une nouvelle ère de croissance pour les communautés de retraités, à l'initiative désormais des promoteurs privés, en Florids et ailleurs, qui découvraient le potentiel commercial granidssant que représentait le popualtion des retraités américains [30]. » Mais personne n'avait jamais créé de villes privées pour vieux.

Le 1er janvier 1960, lorsque le promoteur Del E. Webb inaugura Sun City en Arizona, la première communauté privée en Amérique et dans le monde réservée aux plus de 55 ans, il n'imaginait pas qu'il était en train de déclencher une révolution sociale. Deux ans plus tard, il faisait la couverture du magasine Time et d'autres promoteurs ouvraient une autre « gated adult community », Leisure World, à Seal Beach, en Californie (d'autres communautés franchisées Leisure World apparurent par la suite en Arizona et dans le Maryland. Webb lança par la suite une Sun City en Californie et une autre en Floride, puis dans les années 1970 une Sun City West (26.000 habitants en 2000) à quelques kilomètres de l'originale, et à la fin des années 1980 une Sun City Grand non loin de là, pour un total de près de 100.000 habitants de plus de 55 ans. Si l'on inclut Leisure World, à quelques kilomètres à l'est de Phoenix, cette région représente la lus grande concentration mondiale de villes privées pour personnes âgées.


A l'évidence, les facteurs climatique et économique ont joué un grand rôle dans le succès fracassant des Sun Cities : un climat sec et chaud, idéal contre l'artrite et les rhumatismes, du soleil toute l'année, des terrains à bas coût et donc des maisons abordables (en 2003 une maison coûtait 118.000 dollars en moyenne à Sun City, un prix très raisonnable) et un régime fiscal intéressant. Mais ces raisons ne suffisent pas à expliquer pourquoi tant de personnes âgées ont opté pour la ségrégation volontaire.

Dans l'histoire de l'humanité, aucune civilisation n'a jamais imaginé que les vieux devaient être rassemblés et mis à l'écart. Quatre ans seulement avant l'inauguration de Sun City, Lewis Mumford écrivait : « Il n'y a pas de pire attitude à l'égard de la vieillesse que de considérer les personnes âgées sont un groupe à part et qu'elles doivent, à un moment de leur vie […] être mises à l'écart de leurs responsabilités et leurs centres d'intérêts normaux [31]. » Personne n'aurait pu imaginer qu'en l'espace de quelques années, les personnes âgées auraient commencé à aspirer à la ségrégation.

Pour les européens, qui n'ont pas encore l'habitude des communautés de retraités, l'idée que des personnes âgées souhaitent vivre entre elles constitue toujours un choc. Et ce sont les mass-médias européens qui continuent à visiter ces villes avec étonnement, comme un reportage de l'influent Die Zeit ou dans un documentaire de la chaîne franco-allemande Arte [32]. Aux Usa, en revanche, le phénomène est tellement répandu que depuis la fin des années 1970, elles ne constituent même plus objet un objet de réflexion. Les livres et articles sur le sujet sont beaucoup moins nombreux qu'on pourrait l'imaginer et surtout, la plupart sont datés. On y fait la part des avantages et des inconvénients des « gated retirment communities », mais le désir de ségrégation volontaire semble presque naturel et n'est jamais mis en question. Pour la plupart des Américains, cette aspiration va de soi, et beaucoupd de connaissances dont les parents vivent dans les « adult retirment communities » en vantent le confort et la commodité. Aujourd'hui, un candidat au poste de sénateur ne pourrait plus se permettre d'ironiser lourdement sur ces villes de vieux au cours de sa campagne, comme l'avait fait John McCain en 1986 : lors d'un discours devant des étudiants, il « fit de nombreuses références à ''Seizure World'' [Monde de la Convulsion, ou de l'Attaque], en ménageant des pauses pour les rires […] Il plaisanta aussi sur le fait qu'à la dernière élection, 97 % des électeurs de Leisure World avaient voté : ''Les 3 % restants étaient en soins intensifs'' ».

L'affection des grands-parents pour leurs petits-enfants est peut-être un topos du sentimentalisme mondial mais à Sun City, les moins de 18 ans font partie des nuisances : ils peuvent y rester 30 jours par an, pas plus, de préférence pendant les vacances scolaires. Et ils ne peuvent utiliser la piscine que le dimanche entre 10 heures et midi. La limite d'âge n'admet pas d'exception : à Leisure World (Arizona) un médecin âge de 42 ans « fit une dépression nerveuse et devint incapable de travailler et vivre seul, et ses parents décidèrent de l'accueillir chez eux ». Le problème était la limite d'âge : à 42 ans, on ne peut pas vivre à Leisure World. « Si les parents voulaient continuer à s'occuper de leur fils mal en point, ils devaient déménager » et « ils allaient le faire. Ils allaient déménager. Ils avaient compris que l'association appliquerait les règles s'il le fallait [35]. »

Sur les raisons qui poussent à fermer la porte aux mineurs, une première réponse est apportée par Teresa Caldeira qui observe : « L'un des principaux problèmes révélant la difficulté de créer et de respecter des règles communes est le comportement des adolescents, spécialement les garçons », et qui cite un habitant d'une communauté sans restriction d'âge : « Ce qui nous préoccupe le plus est la sécurité interne, nos propres enfants. Le problème de la sécurité externe a été résolu depuis longtemps [36].Les adolescents ont des accidents de voiture, ils font du bruit la nuit, bref, ils sont un facteur de « désordre ».

la seconde réponse me fut apportée par William Boone, un professeur de sciences politiques à la Clark University d'Atlanta. Quand je lui ai demandé pourquoi les étudiants doués qui avaient la possibilité de s'inscrire dans une prestigieuse université de la Ivy League choississaient délibérement la ségrégation dans une université comme la Clark Atlanta, il m'a répondu : « Il ne faut pas négliger la fierté d'être majoritaire, de ne plus être une petite île de couleur dans un océan de blancs [37]. » Dans une société ségrégative, mieux vaudrait en somme choisir la ségrégation plutôt que la subir. On peut d'ailleurs expliquer le choix de la ségrégation par des ressorts plus secrets, comme la sexualité, déniée aux personnes âgées par un jeunisme triomphant que la vision superposée d'orgasmes et de chairs flasques et ridées horrifie. Dans les communautés réservées aux personnes âgées, l'érotisme peut sans doute dévoiler sans pudeur, sans honte de la déchéance de son propre corps : les journaux locaux font souvent état de scandales provoqués par des vieux messieurs qui se baignent nus (le journaliste de Die Zeit rapporte que les hommes appellent la piscine de Sun City « la trempette des veuves ») et les habitants de Sun City sont (peut-être les seuls citoyens américains) fiers de pouvoir rebaptiser leur ville « Sin City ».

Mais même si l'on tient compte de ces facteurs, une zone grise demeure. Au dernier recensement de 2000, l'âge moyen à Sun City était de 75 ans et 17,5 % des habitants avait entre 45 et 64 ans, et 79,8 % 65 ans ou plus. Ce sont bien ces 17,5 % qui posent problème : dans cette phase d'âge, beaucoup ne sont pas encore retraités et se rendent tous les jours à Phoenix pour travailler. Qu'est-ce qui les pousse à rester parmi cette population plus âgée ? Qu'est-ce qui les attire ? Peut-être justement l'absence de jeunes, le caractère fermé et ordonné, la stratification rigide de la ville privée. Car, et c'est le second point non transparent, les jeunes ne sont pas absents de Sun City. Ce sont eux qui font fonctionner la ville : ils sont employés dans les restaurants, dans les banques et les centres commerciaux, serveurs dans les restaurants, maître-nageurs à la piscine, jardiniers dans les parcs et caddies sur les terrains de golf. Dans la ville sénile, les jeunes ont le statut des travailleurs immigrés. La jeunesse est synonyme d'infériorité sociale.




Car les hiérarchies sont rigides : même dans le tiers supérieur du barème des revenus, il y a les riches et les pauvres : certaines furent pratiquement ruinées par la cris des fonds de pension fin 2000, si bien que certains retraités durent aller travailler comme employés dans les centres commerciaux pour arrondir leurs fins de mois. Il y a des villes privées plus luxueuses et d'autres plus modestes, selon les bourses, Sun City grand, par exemple, est plus opulente que la Sun City originale, ses rues plus larges, ses piscines plus grandes, et la cotisation annuelle – qui permet d'entrer gratuitement dans les piscines, les salles de gym, de bowling et de billard – y est plus élevée (675 dollars contre 180 à Sun City). Mais au sein d'une même ville, il y a aussi des différences : les maisons coûtent plus ou moins cher, selon la superficie et les finitions, selon qu'elles donnent sur le lac ou sur le terrain de golf.

Parce qu'un cité du soleil ne se conçoit pas sans son terrain de golf, à Sun City, il y en a onze. Et le golf est un must qui se pair « en plus ». Il est d'ailleurs souvent cité comme l'un des principaux motifs incitant à s'installer dans une de ces villes. Le glof comme une certaine idée du luxe, de l'oisiveté hygiénique, un signe d'appartenance à la classe de loisir veblenienne. En plein désert, les terrains de golf engloutissent des torrents d'eau – et l'intensité du vert donne la mesure chromatique immédiate du rang : plus la pelouse est pelée et jaunissante, plus la ville privée est ordinaire. La vieillesse s'offre ici en toute innocence un ultime gaspillage, un ultime affront à la nature : « après moi le déluge », pourrait être la devise de ces nouveaux Louis XV à visière filant dans leurs voiturettes. Elles étaient autrefois électriques mais un commerçant de Sun City en propose désormais de nouvelles qui marchent à l'essence et vont jusqu'à 60 km/h – évidemment, le nombre d'accidents à augmenter en proportion.

Ce sont les terrains de golf qui font que, dans la typologie des villes privées, les villes pour personnes âgées relèvent de la catégorie des lifestyle communities. C'est là que notre cercle se referme puisque, comme on l'a vu, ce sont les lifestyle centers singeant les centres-villes d'autrefois qui constituent le dernier cri en matière de planification urbaine. Lifestyle apparaît ainsi comme l'autre nom de la privatisation, privatisation de la place publique et privatisation de la ville, puis de la politique tout entière. En 1990, Leisure World, en Californie, fut la première communauté privée pour personnes âgées à décider par référendum de se constituer en ville, sous le nom de Laguna Woods. Ce fut donc la première structure privée pour personnes âgées à devenir sujet politique au sens plein et constitutionnel.

En ce sens, Sun City (comme tous ses épigones) incarne une double utopie : utopie de la propriété de la ville privée d'un côté, utopie de ségrégation volontaire de la ville de vieux de l'autre – un ordre fondé sur la richesse, la race et l'âge. Une utopie des rues propres sans le vacarme des enfants, où il nepleut pas. Nul hasard si son nom s'inspire du titre des chefs-d'oeuvre utopiques de la philosophie occidentale. La città del sole de Tommaso Campanella, connu en langue anglaise sous le titre The City of Sun, mais qui serait plus proprement The Sun City, habitée par les solari, les « solaires ». Le prophétique Campanella n'avait simplement pas précisé que les « solaires » jouaient au golf.

Marco d'Eramo

From Minnesota to Arizona
Du Minnesota à l'Arizona
Le rêve americain d'une ville sans ville.

Dans l'ouvrage sous la direction de Mike davis et Daniel B. Monk :

Evil Paradises. Dreamworlds of Neoliberalism.
The New Press, New York, 2007

Paradis Infernaux, les villes hallucinées du néo-capitalisme
Les Prairies ordinaires, 2008.



NOTES

1. Wall Street Journal, 3 octobre 2003.
2. Donnée fournie par le ICSC.
3. Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur. 1997
4. Sur la réintroduction de la nature dans la ville, voir la revue Communications n°74, 2003 ; en particulier Isabelle Auricoste.
5. Michel Ragon, Histoire de l'architecture et de l'urbanisme modernes, 1986.
6. Sur la naissance de la grille urbaine et ses modifications : Kenneth T. Jackson, Crabgrass Frontier. 1985
7. Joël Garreau, Edge City, 1991
8. Franco Moretti, Homo Palpitans, dans Signs taken for Wonders, 1987.
9. Lewis Mumford, The City in History. 1964.
10. […] Fugitive beauté […] Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici Trop tard ! Jamais peut-être Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais. Charles Baudelaire. A une passante. Les fleurs du mal. 1857
11. Pour une analyse plus complète de la désertification des rues, voir Marco d'Eramo, Il maiale e il grattacielo. 2004
12. Un processus analogue à celui qui eut lieu dans l'Antiquité tardive, lorsque la désertification des cités entraîna un déclin du théâtre, qui était joué dans les espaces publics, et l'essor du roman, qui pouvait être lu dans l'intimité de la sphère privée. Voir Franck Altheim, Gesicht von Abend zum Morgen, 1955.
13. Usa Today, 8 avril 2004.
14. CNN/Money, 12 janvier 2005.
15. Theboxtank (un blog collectif centré sur l'urbanisme) ; n'existe plus.
16. Karine Jacobs, The Mandchurian Main Street. 16 mai 2005 : www.metropolismag,com
17. Cité dans Garreau, op. cit.
18. Robert E. Park, Ernest W. Burgess, Roberick McKenzie, The City. 1967
19. Mike Davis, City of Quartz, 1997.
20. Evan McKenzie Trouble in Privatopia, The progressive, octobre 1999.
21. Edward Blakeley et mary Gail Snyder, Fortress Amreica, 1997.
22. McKenzie, Commom-interest in the Community of Tomorrow, Housing Policy Debate, 2003.
23. Ibid.
24. Anarchy, State and Utopia. Basic Books.
25. Amarillo Globe News, 29 juin 2001.
26. Cité dans Garreau, op. cit.
27. McKenzie, op. cit.
28. Cité par Blakeley et Snyder, op. cit.
29. Cité par McKenzie, Privatopia, op. cit.
30. Michael E. Hunt (dir) retirment Communities, 1984.
31. Lewis Mumford, « For older People ». architectural record, mai 56.
32. Emil Bloch, Ein Platz en der Sonne, Die Zeit, juin 2003.
33. il faut également mentionner – outre Michael Hunt – Katherine McMillan Heintz, et du point de vue de la géographie humaine et des études urbaines la panoram d'ensemble de Hubert B. Stroud. Pour des références bibliographiques voir aussi Raymond J. Burby et Shirley Weiss.
34. New York Times, 5 octobre 1986.
35. Garreau, op. cit.
36. Teresa Caldeira, op. cit.
37. Entretien avec l'auteur dans Marco d'Eramo, Via dal vento. Rome 2004.


LIENS

Del Webb Sun City Arizona

Film promotionnel SUN CITY

Années 1960
Parties 1 et 2 :



1 commentaire:

  1. Analyse intéressante, un peu trop parsemée de terminologie socialiste a mon goût.
    Sinon d’où vous viens cette haine des vieux et des riches moins cultivés que vous?

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