LIFE Magazine | 1954 | Northdale
Les premiers centres commerciaux modernes américains étaient-ils "socialistes", s'interroge Marc Berdet, auteur des Fantasmagories du capital.
En effet, en 1954, 74 % de la population des USA résident dans les banlieues [suburbs], vastes océans de lotissements de résidences et de gated communities, conséquences de l'avidité des entrepreneurs, des spéculateurs, et du système automobile - réfrigérateur - téléphone - télévision. Les edge-cities, outer-cities et autres exurbs, se forment, villes-territoires sous-équipées n'ayant aucun lien organique avec les lointains centres-villes. L'architecte américain Victor Gruen et son associé Larry Smith inventeront alors les malls modernes, une concentration de magasins mais également d'équipements publics, censée offrir aux habitants des immensités résidentielles, un centre de vie, un « condensateur social », mis en valeur par une architecture de qualité.
Le texte de Marc Berdet, que nous publions ici, n'indique pas que Gruen a été également le concepteur, et le plus fervent adepte des rues piétonnes aux USA, principal instrument d'embourgeoisement de quartiers pauvre ou populaire, sous l'égide de l'Urban Reneval ; et qu'il joua un rôle considérable, avec son associé Larry Smith [une succursale est ouverte à Paris], au sein de l'administration française des années 1960, pour la conception des premiers centres commerciaux régionaux (notamment des villes nouvelles) [Parly 2, Evry, etc.]. Ici, le socialisme de Gruen peine à nous convaincre, même si en 1978, dans un article intitulé « La triste histoire des centres commerciaux » il critiqua vivement les transformations - dont le gigantisme mercantile [le mal des malls...] - des premiers malls "sociaux".
En effet, en 1954, 74 % de la population des USA résident dans les banlieues [suburbs], vastes océans de lotissements de résidences et de gated communities, conséquences de l'avidité des entrepreneurs, des spéculateurs, et du système automobile - réfrigérateur - téléphone - télévision. Les edge-cities, outer-cities et autres exurbs, se forment, villes-territoires sous-équipées n'ayant aucun lien organique avec les lointains centres-villes. L'architecte américain Victor Gruen et son associé Larry Smith inventeront alors les malls modernes, une concentration de magasins mais également d'équipements publics, censée offrir aux habitants des immensités résidentielles, un centre de vie, un « condensateur social », mis en valeur par une architecture de qualité.
Le texte de Marc Berdet, que nous publions ici, n'indique pas que Gruen a été également le concepteur, et le plus fervent adepte des rues piétonnes aux USA, principal instrument d'embourgeoisement de quartiers pauvre ou populaire, sous l'égide de l'Urban Reneval ; et qu'il joua un rôle considérable, avec son associé Larry Smith [une succursale est ouverte à Paris], au sein de l'administration française des années 1960, pour la conception des premiers centres commerciaux régionaux (notamment des villes nouvelles) [Parly 2, Evry, etc.]. Ici, le socialisme de Gruen peine à nous convaincre, même si en 1978, dans un article intitulé « La triste histoire des centres commerciaux » il critiqua vivement les transformations - dont le gigantisme mercantile [le mal des malls...] - des premiers malls "sociaux".
Marc
Berdet
Fantasmagories
du capital
L'invention
de la ville-marchandise
Editions
ZONES
2013
Gropius au Mall Of America
«
— Qu'est-ce diable que cela ?
— Cela
a l'air… d'un centre commercial. L'un de ces grands ensembles
couverts.
— Oh
mon dieu ! […]
— Mais
que font-ils ici ? Pourquoi viennent-ils ici ?
— Une
sorte d'instinct, de mémoire… de ce qu'ils avaient l'habitude de
faire. C'était un lieu important dans leur vie [1].»
Zombie
«
There is a place for fun in your life [2]. »
VICTOR GRUEN,
OU LA PRÉHISTOIRE DU MALL
Victor
Gruen (1903-1980) invente en 1956, à Southdale dans le Minnesota, le
premier centre commercial à l'architecture « introvertie [3] ».
Ce bâtiment clos sur lui-même et climatisé marque l'origine des
grands temples de la consommation. Son créateur n'adhère pourtant
ni à l'esprit consumériste ni à son esthétique. Ce juif né à
Vienne juge que, dans l'Amérique où il se trouve en exil,
l'esthétique commerciale dévaste l'environnement. Gruen raconte une
vision dont il fut saisi un soir, assis en terrasse sur la Piazza San
Marco à Venise : des voitures américaines apparaissent tout à coup
dans le joyau de la Renaissance italienne, puis un embouteillage, des
panneaux publicitaires, des enseignes, le tout dans un vrombissement
continu : des
baraques poussent autour du campanile — une station-essence, un
stand à hamburgers et des cabines téléphoniques. Des fils
électriques sont tendus d'un bout à l'autre comme une toile
d'araignée. Des lumières fluorescentes s'embrasent, submergeant le
clair de lune. De la grande pendule sur la tour surgit une lumière
au néon disant : « LA PAUSE QUI RAFRAÎCHIT. » Les quatre chevaux
de bronze du dôme rougeoient soudainement pour recommander une
marque d'essence
[4].
Pour
cet héritier du modernisme élégant du début du XXe siècle,
une telle « transformation cauchemardesque » de la place serait le
couronnement de l'avilissement de l'humanité par l'industrialisme le
plus brut. Il faut inverser ce processus et transformer le paysage
américain en décor européen. En 1954, Gruen avait déjà construit
sur ce principe un centre commercial à ciel ouvert à Northland dans
le Michigan. Un design « scientifique » y avait éliminé tous les
signes « affreux » de l'équipement industriel moderne : cheminées,
câbles, conduits d'aération, etc. À leur place, une esthétique
prémoderne inspirée des galeries couvertes du XIXe siècle
de Londres (Burlington) et de Milan (Galleria Victorio Emanuele)
livrait une version irénique de la rue. Les noms des différentes
parties du bâtiment donnaient à l'atmosphère une coloration
médiévale : d'augustes sculptures se montraient dans des « cours »
grandioses, des fontaines jaillissaient sur des « terrasses »
ensoleillées (avec eau potable), des restaurants élégants
bordaient des « ruelles » charmantes. Le piéton s'y promenait
librement dans des « allées » (en anglais : mall)
bucoliques et verdoyantes. Gruen entendait redonner aux habitants des
banlieues le goût de la nature, mais aussi celui de la ville.
Cité miniature, Northland visait à répondre à tous leurs besoins
culturels et sociaux. Cet espace de 130 000 m² comprenait aussi un
commissariat, une infirmerie, une poste, une banque, des espaces de
jeu pour les enfants, divers lieux de repos, un théâtre et même
une chapelle [5].
LIFE Magasine | n° 37 1954 | Northdale
Victor Gruen & Larry Smith | Northdale | 1954
En
1956, à Southdale, Gruen poursuit le même projet : revivifier la
vie sociale des suburbs.
L'inventeur du mall veut
en effet faire du centre commercial le centre névralgique des
banlieues exsangues :
«
Nous pouvons restaurer le sens perdu de l'engagement et de
l'appartenance, prophétise-t-il. Nous pouvons contrer le phénomène
de l'aliénation, de l'isolation et de la solitude et parvenir à un
sens de l'identité.» Comment ? Par le centre commercial, qui doit «
remplir le vide laissé par l'absence de points de cristallisation
sociaux, culturels et civiques dans nos vastes étendues suburbaines
». [7]
Posé dans la banlieue de Détroit, le bâtiment ressemble, du dehors, à un bunker blanchi par le soleil. À l'intérieur, c'est un monde de rêve, où rien ne rappelle la grisaille des banlieues modernes. Combinant fonctionnalisme moderne et élégance classique, le Viennois dramatise les contradictions de son maître, Adolf Loos. Ce dernier voulait des façades lisses, fonctionnelles, sans ornements, et concevait à l'inverse des intérieurs chauds et subtilement décorés. Mais l'esthétique de Gruen n'en reste pas à la théâtralisation d'un paradis perdu. Elle constitue aussi l'enveloppe de nombreuses fonctions sociales. L'architecte veut des ambiances de fête de village qui, comme dans les villes méditerranéennes, peuvent tolérer quelques excès. Les contemporains y observent non sans raison une « atmosphère de genre carnavalesque » [8]. Le bâtiment héberge même le bal annuel de la Minneapolis Symphony.
LIFE Magasine | décembre 1956 | Southdale
Victor Gruen & Larry Smith | Southdale | 1956
Par
un système d'air conditionné, Southdale acquiert une autonomie
climatique totale. C'est ce caractère technique qui en fait, en
1956, le premier shopping
mall de
l'histoire. Maintenu à température constante, cet espace de 120 000
m² semble se trouver sous des latitudes tropicales : grâce au
contrôle de la température, les « sculptures, terrasses, boîtes
aux lettres en marbre de la poste locale, kiosques avec mosaïques,
boutiques à cigares indiens » voisinent désormais avec des
magnolias, des orchidées, des azalées, des palmiers, « un
eucalyptus de 42 pieds, une cage comprenant des petits oiseaux aux
plumages colorés » et « un véritable zoo » [9]. Il s'agit
d'enrichir le rapport des modernes à leur environnement, bien
souvent limité à un carré de pelouse et un animal domestique. Le
mall
rappelle
une nature dont l'habitant des banlieues se trouve bien souvent coupé
: ses plantes exotiques représentent un échantillon des richesses
oubliées du monde. Aucun récit mythologique primitif n'est
cependant déployé. La nature est ici le négatif d'un rapport
tronqué à l'environnement, mais aussi la promesse d'une autre
relation à celui-ci. Gruen, qui dit vouloir étendre le plus
possible la « palette des expériences humaines et des expressions
urbaines » [10], souhaite en réalité éduquer les sens à une
autre écologie naturelle et sociale.
Ses
bâtiments font des émules. En 1957, on compte aux États-Unis près
de 1 000 centres commerciaux et shopping
malls,
dont beaucoup suivent son « architecture environnementale », qui
intègre le commerce et la vie communautaire. Le Bergen Mall (New
Jersey) [11] érigé cette année-là, n'héberge pas seulement des
boutiques de luxe et d'élégants restaurants. Les habitants viennent
aussi y chercher des fruits et légumes, du pain et des pâtisseries,
des livres, des jouets, des médicaments, des sonotones, des outils
de jardin, de la quincaillerie ou des pneus. On peut déposer son
linge à la laverie et se faire raser par un barbier, donner ses
chaussures ou ses vêtements à réparer, poster son courrier,
dupliquer ses clés, patiner, laisser les enfants à la garderie et
assister à une représentation théâtrale, négocier un prêt,
faire du courtage, préparer ses vacances, acheter une maison, suivre
un cours de gym, de danse ou de langue, jouer au bowling et même
aller à la messe.
Le
mall
reprend
ainsi le meilleur de la ville et de la campagne, de la vie publique
et de la vie privée, l'horizon jamais atteint des banlieues.
L'architecte viennois et ses héritiers ne construisent pas leurs
malls
en
ligne, selon le modèle américain, mais en grappe, à l'exemple des
vieilles cités d'Europe. Il s'agit moins de « centres » construits
sur le modèle du plan quadrillé typiquement états-unien que
d'agglomérats évoquant un lacis de ruelles italiennes. Implantés
en banlieue et tournés vers la nature, ils ne s'opposent pas à la
ville, mais l'incarnent dans sa pureté. Leur esthétique promet «
la variété sans la confusion, des couleurs bigarrées mais non
criardes, la gaieté sans vulgarité » [12]. Leur atmosphère
métropolitaine fait pâlir le centre américain. En comparaison de
Southdale, Minneapolis paraît confinée et provinciale. Selon les
contemporains, le mall
est
plus downtown
que
le downtown
lui-même.
Les
premiers malls
constituent
en effet de vrais espaces publics, avec des candidats politiques en
campagne, des antennes municipales et même des associations
militantes. Avec ses allures d'intérieur bourgeois, le mall
peut,
selon son inventeur, fournir « l'espace et l'opportunité de la
participation dans la vie communautaire moderne que l'ancienne agora
grecque, la place du marché au Moyen Âge et nos propres
centres-ville fournissaient par le passé. » [13] Il faut inciter au
renouveau de la culture civique. À Northland et à Southdale, des
auditoriums permettent d'animer la vie politique locale. Au Bergen
Mall, des salles spécifiques abritent des manifestations
électorales. Un journaliste décrit en 1970 le Town East Center
(Texas) comme un terrain de base-ball sur lequel s'élève un «
salon public couvert ». [14] L'interpénétration du ludique et du
social, de l'économique et du politique, redouble celle du public et
du privé. L'esthétique « européenne » des premiers malls
abrite
à la fois l'économie domestique, la culture et la politique de la
ville classique.
UNE INVENTION SOCIALISTE ?
Un
spectre hante le premier mall
du
Minnesota : celui de « Vienne la Rouge ». [15] Gruen vient de
Vienne et il n'a cessé, même dans son exil américain, de
l'admirer. La ville, dirigée par les socialistes de 1919 à 1934,
représente toujours à ses yeux, en 1973, l'« exemple éclatant du
progrès social illustré par d'immenses programmes de logements
sociaux et de grandes réalisations dans les domaines de la santé
publique et de l'aide sociale». [16] Le plus pauvre peut engager
librement la conversation avec le plus riche dans l'un de ses cafés
animés à l'ambiance égalitaire [17].
Dans
les années 1920, le jeune Gruen, fervent partisan du socialisme, s'y
est produit comme artiste de cabaret, composant des chants satiriques
et jouant ses pièces politiques. « J'étais au centre du mouvement
révolutionnaire — interprétant et écrivant des reportages
sociaux pour les petits théâtres, très anti-Hitler, anti-Dolfuss,
anticlérical », écrit le déraciné non sans nostalgie [18].
L'apprenti-architecte participe aussi à des programmes municipaux.
En 1925, il dessine un projet de logement collectif nommé « Le
palais du peuple ». Les habitants y partagent les cuisines, les
sanitaires, les salles à manger et les écoles avec leurs voisins.
Cette centaine d'unités résidentielles veut instituer de nouveaux
liens de solidarité [19].
La
Vienne socialiste et, plus globalement, le communisme de Weimar
reprenaient dans leurs projets urbains les mots d'ordre énoncés par
des artistes politisés, eux-mêmes influencés par la révolution
russe. Gruen n'a pas oublié l'édifice de Dessau, celui de l'école
du Bauhaus que Walter Gropius (1883-1969) réalisa en 1926. [20] Ce
bâtiment symbolise le sommet architectural de l'engouement
socialiste de l'époque, où s'exprime toute la dimension utopique du
premier modernisme. On y mange, on y dort, on y travaille, on s'y
amuse, et cela sans distinction de classe, dans une société
réconciliée, à l'architecture pratique, à l'urbanisme unitaire,
et dans un esprit communautaire. Le bâtiment du Bauhaus matérialise
le dépassement de la division capitaliste du travail. Séparés
selon leurs fonctions, mais suivant une logique de complémentarité,
les bureaux d'administration, le bloc des salles de cours, le cube
vitré des laboratoires et l'édifice en hauteur des logements
étudiants se trouvent reliés par un parcours continu. L'édifice
forme, tout comme bien plus tard le premier shopping
mall,
une ville en miniature, réunissant en un seul flux lieux de
résidence, de travail, d'apprentissage et de détente. La
circulation urbaine défile sous l'aile des bureaux, qui raccorde les
laboratoires et les salles de cours. Elle passe sans déranger
l'ensemble, annonçant l'intégration de la ville globale à cette
harmonie régionale. Toute fonction se voit parfaitement intégrée
selon une cohérence formelle planifiée par les architectes qui
s'affirment aussi artistes.
Inspiré
par le « théâtre total » du dramaturge radical Piscator
(1893-1966), Gropius vise la fusion sociale de
la technique et de l'architecture : Poussés
par la conviction qu'il est nécessaire d'exploiter la révolution
politique pour libérer l'art de dizaines d'années de discipline
militaire, un groupe d'artistes et d'amateurs d'art de cette opinion
s'est constitué […]. L'art et le peuple doivent former une unité.
L'art ne doit plus être le privilège de quelques-uns, il doit, au
contraire, toucher les masses et les réjouir. Le moyen pour y
parvenir est l'alliance de tous les arts sous le protectorat d'une
grande architecture. [21]
Gropius
enjoint les artistes à détruire l'art de salon et ses images
laborieuses pour « entrer dans les bâtiments, les bénir de
couleurs féeriques, sculpter des pensées sur les murs vierges et
construire en imagination,
sans se soucier des difficultés techniques ». [22] Le programme
fondateur du Bauhaus réaffirme cette volonté créatrice de l'homme.
Par ses visées politiques, l'architecte élève la grâce de
l'imagination au-dessus de la technique. Il édifie la « cathédrale
du socialisme ». [23]
Formons
donc une nouvelle corporation sans cette prétention qui sépare les
classes et souhaite ériger un mur arrogant entre artisans et
artistes ! Désirons, imaginons, créons ensemble la nouvelle
architecture de l'avenir qui sera tout dans une seule forme,
architecture et sculpture et peinture, et par laquelle des millions
de mains d'ouvriers se dresseront un jour dans le ciel, symbole
cristallin d'une foi qui vient. [24]
Le
jeune Gruen, qui se marie en 1930 dans l'uniforme du Parti,
souhaitait lui aussi unir les ouvriers dans une architecture qui
préfigure la société sans classes. Mais ce rêve, celui de sa
jeunesse européenne, le Mall of America, son descendant dégénéré,
le met en pièces. Victor Gruen souhaitait que son bâtiment
climatisé forme le centre d'un rayonnement communautaire étendu à
toute la banlieue d'Edina. Le projet du Viennois était bien celui
d'un urbaniste : le premier mall
devait
contribuer à financer le développement de la zone, avec des
logements, des bureaux, des parcs, un lac, un centre médical, des
routes et des écoles. On allait réunir des individus de toutes les
races et de toutes les classes, sans ségrégation ni pauvreté,
réconcilier chacun avec son voisin, réunir les hommes pour une
action politique, les rassembler devant un spectacle, leur faire
vivre le quotidien en bonne entente, un peu comme dans un
phalanstère, du petit déjeuner jusqu'au bal. L'hypothèse est
restée à l'état de vœu pieu, fragment d'une conception globale de
la ville réduite au destin d'une pure idéologie.
LA TRISTE HISTOIRE DU MALL
Le
nombre de malls
atteint
près de 4 000 en 1963, 18 000 en 1976 et 22 000 en 1980. Mais la
plupart d'entre eux bannissent les activités non commerciales qu'on
voyait encore à Northland, à Southdale et à Bergen. Un journaliste
remarqua un jour, à propos de ce dernier, qu'il ne manquait que les
pompes funèbres. Son cynisme l'avait mis sur la bonne piste : on
éjecte progressivement toutes les activités relatives à la mort et
au vieillissement des objets. Cordonnier, teinturier et laveries
automatiques disparaissent. L'Armée du salut n'a plus droit de cité
et les permanences sociales ont fermé depuis belle lurette.
Lorsqu'ils ne sont pas supprimés, les téléphones se trouvent
limités aux appels sortants et confinés dans les sous-sols — tout
comme les toilettes. L'eau des fontaines n'est plus potable.
En
1978, Gruen écrit un article intitulé « La triste histoire des
centres commerciaux ». [25] Il y déplore la dégradation
systématique qui a accompagné la formidable expansion des malls
depuis
les années 1950. « Seules les caractéristiques qui engendraient du
profit ont été copiées », note-t-il dépité. Northland et
Southdale s'édifiaient sur la base d'une certaine « philosophie
sociale ». Mais « trente ans d'avidité financière ont dégradé
l'idée et les nombreuses villes qui les ont bâtis ». À Southdale,
les boutiques se voulaient homogènes pour éviter la ségrégation
entre les usagers. Leur design sobre et élégant signifiait qu'elles
étaient ouvertes à tous et offraient le meilleur à chacun. Leur
accès restait cependant limité par la sélection effectuée à
l'entrée du centre. Seules des familles aux revenus suffisants
pénétraient dans ce bâtiment qui prétendait faire tomber les
barrières de classe. Malgré la « philosophie sociale » de Gruen,
Southdale restait un mall pour
les Blancs dans un quartier de Blancs issus de la classe moyenne.
Aucune
de ses idées environnementales ou humaines n'a trouvé le début
d'une application, déplore l'architecte trente ans après. Tout
l'espace bâti se soumet désormais à l'inhumaine dérive
fonctionnelle de son cauchemar. Et Gruen de prendre l'exemple de la
Vienne contemporaine, sa ville autrefois modèle devenue symbole du
désastre : à la fin des années 1970, les « machines commerciales
» se sont si bien développées au sud de la capitale autrichienne
que le centre périclite, et avec lui les vingt-trois districts
environnants, où ferment des milliers de boutiques. L'urbanité
cannibale a fait son travail : il n'est désormais plus possible de
se rendre au coin de sa rue pour faire ses emplettes, d'y croiser
toutes sortes de gens et d'y faire des « expériences » comme dans
un véritable centre.
Tout
ce que l'humanité a perdu dans les villes se trouve, dans les
galeries marchandes, simulé au second degré. Si la philosophie
sociale, qui avait soutenu le premier shopping
mall,
disparaît totalement chez ses héritiers, les éléments visuels,
eux, s'y trouvent recyclés et systématisés à grande échelle. Les
visiteurs interrogés ont bien conscience qu'il s'agit là d'un
simulacre de la ville, mais ce n'est que par lui qu'ils jouissent. «
Ce n'est pas, vous savez, la petite rue où les femmes… allaient à
l'école avec les gosses, lorsqu'elles partaient faire les courses
ensemble, ce n'est vraiment pas comme ça du tout. » [26] Ils se
rappellent avec nostalgie la vie de la rue, conscients de
l'artificialité du mall.
Ils déclarent préférer la ville, plus spontanée. Mais ils ne
pratiquent en réalité que lemall.
Situation typique du fétichiste, que l'univers des fantasmagories
reproduit : « Je sais bien que le mall n'est
pas un espace public, mais quand même… (je ne peux plus jouir que
par lui). »
Dans
le mall des
années 1970-1980, tout ce qui rappelle la matérialité de la
marchandise hors du circuit de la consommation est éliminé. Son
monde « merveilleux » nie le paysage urbain qui se déploie autour,
mais n'offre aucune commodité pour le quotidien. Il rejette ces
usages sociaux en même temps que l'esthétique des banlieues.
Lorsqu'il fait mine de s'approcher des institutions religieuses,
c'est pour les tourner en dérision. Au Mall of America (1992), la
Chapel of Love n'organise pas de messe, mais des parodies de mariage
dignes de Las Vegas. À True Religion Brand Jeans, la religion n'est
là que pour lever la culpabilité qui pèse sur l'achat de pantalons
profanes.
Centré
sur la marchandise, le mall refuse
aussi tout danger, naturel ou non. Les insectes non désirés dans
son gigantesque biotope sont systématiquement traqués, accidents et
déviances sont tus et, parmi les signalisations obligatoires, les
sorties incendie demeurent dissimulées derrière les plantes
exotiques. Le malla
expulsé tout sens pratique. L'esthétique de Gruen, qui rendait
possibles des rencontres humaines et s'accordait avec un certain
nombre de fonctions sociales et politiques, n'est plus qu'un alibi
pour la marchandise.
DES « LIEUX » POSTMODERNES
Dans
les années 1980-1990, face à une concurrence accrue, les shopping
malls cherchent
à se distinguer les uns des autres. Leur design se singularise et se
systématise dans des « méga-malls »,
qui poussent aujourd'hui sur toute la surface du globe. Les
promoteurs y créent de toutes pièces des villages italiens,
vitrines viennoises, boulevards parisiens, gares new-yorkaises,
haciendas mexicaines, déserts marocains, forêts subsahariennes,
mais aussi des biotopes tropicaux et sous-marins.
Le
premier du nom est le West Edmonton Mall, érigé dans la province
canadienne de l'Alberta en 1981, longtemps le plus grand du monde. Le
Dubaï Mall atteint la même superficie commerciale en 2008 : 350 000
mètres carrés. Mais ce sont les giga-malls chinois
et philippins qui se maintiennent depuis quelques années en tête de
liste : South China Mall dans le Dongguan (2005, 660 000 m²), Golden
Ressource Mall à Pékin (2004, 560 000 m²), Mall of Asia à Pasay
City, aux Philippines (2006, 386 000 m²). Avec « seulement » 260
000 m², le Mall of America, champion aux États-Unis, se voit doublé
par ses frères d'Asie : City North EDSA à Quezon City (Philippines,
1985), Megamall de Mandaluyong City (Philippines, 1991), Berjaya
Times Square à Kuala Lumpur (Malaisie, 2005), Beijing Mall à Pékin
(2005), Grandview Mall dans le Guangzhou (2005) et City Cebu
(Philippines, 1991). Peu de malls atteignent
de telles tailles en Europe, un continent peu pourvu en grands
espaces (ils s'y développent d'ailleurs plutôt en hauteur ou en
profondeur, comme aux Halles, dans le centre de Paris). C'est en
Europe orientale, à Istanbul, que le Cevahir (2005, 348 000 mètres
carrés) passe devant les Britanniques Gateshead (1986, 194 000
mètres carrés) et Meadowhall (1990, 140 000 mètres carrés). Les
giga-malls prospèrent,
en revanche, en Thaïlande, en Corée du Sud, en Colombie et au
Brésil. [27]
Le
Mall of America n'est donc pas le plus grand du monde. Mais il
accueille le plus de visiteurs. Le New
York Times s'étonne
en 1992 que le Grand Canyon, Disneyland et Graceland [28] réunis ne
parviennent pas à faire autant d'entrées. Cela n'a pas changé
depuis. [29] Son nom et son emblème — un astre aux couleurs de
l'Amérique filant sur un ciel étoilé — disent sa prétention à
condenser l'imaginaire commercial étasunien, qui s'est diffusé au
monde entier durant la seconde moitié du XXe siècle.
Avec son parc d'attractions, il demeure architecturalement parlant
une référence pour la plupart des malls d'aujourd'hui,
qu'ils soient régionaux (à partir de 37 000 m²) ou «
super-régionaux » (à partir de 74 000 m²). [30]
Contre
l'inaptitude du modernisme au paysage de l'étalage, le shopping
mall réintroduit,
aux côtés des parcs à thème, et aujourd'hui des villes à thème,
une forte dimension symbolique qui semblait perdue depuis les
cathédrales et les places du marché de l'époque féodale. Le plan
de masse du Mall of America concrétise ainsi des oppositions
spatiales : nature, modernité, technique et tradition. Mais aussi
temporelles : éternité, présent, futur et passé. Il ne semble pas
exagéré de distribuer le mall en
quatre espaces-temps distincts :
— au
sud, l'espace de la modernité et le temps du présent ;
— au
nord, l'espace de la nature et le temps de l'éternité ;
— à
l'est, l'espace de la technique et le temps du futur ;
— à
l'ouest, l'espace de la tradition et le temps du passé.
Ce
qui saute donc aux yeux dans ces fantasmagories postmodernes, c'est
leur polarisation logique entre plusieurs espaces-temps, ici quatre,
qui composent leur espace réel. On pourrait aussi parler de « lieux
», espace-temps homogènes et hautement signifiants, un peu comme
les « lieux » anthropologiques de Marc Augé, qui s'opposent aux «
non-lieux » symboliquement pauvres, généralement modernes (ou,
pour mieux dire, modernistes : échangeurs d'autoroutes, centres de
rétention, supermarchés fonctionnels, etc.). [31] Le lieu peut
prendre un sens littéral lorsque le lieu anthropologique recouvre
exactement un espace urbain limité, comme cela semble être le cas
au Mall of America, ou bien un sens plus abstrait, lorsqu'il en
rassemble plusieurs, comme à Disneyland. [32]
À
Disneyland comme au Mall of America, chaque espace concret lié à
ces mondes imaginaires est idéalisé (la loi de résolution des
contradictions propre aux fantasmagories modernes est respectée). Le
réel, dans sa misère symbolique propre à la modernité, constitue
le pôle oppositionnel implicite des différents lieux, connectés
entre eux par le circuit des galeries. Il sert, du dehors, de
repoussoir à un rêve qui ne tourne jamais au cauchemar, à un
présent lui-même magnifié, un futur idéal et un passé
légendaire. [33]
SOUTH AVENUE,
OU LE PRÉSENT MAGNIFIÉ
Le
chronotope sud, celui de la modernité du temps présent, simule
l'intrusion du réel sous sa forme la plus sublime. Il incarne ainsi
l'opposition primaire entre le réel et l'imaginaire, le dehors et le
dedans. Cet espace signale le réel, il l'exprime sous forme
esthétisée. C'est une vision de luxe de la ville moderne qui, pour
la majorité des classes sociales, reste aux antipodes de leurs
pratiques. Rodeo Drive, une rue commerçante de Beverly Hills, lui a
du reste servi de modèle.
Le
réel transparaît toutefois dans l'ensemble du bâtiment. Le béton
témoigne d'un urbanisme fonctionnaliste courant. Le toit tient par
un échafaudage de fer et de verre qui, similaire à celui des
passages parisiens, laisse pénétrer le monde extérieur. Mais,
comme dans les passages du Ier arrondissement, ce réel se voit
systématiquement métamorphosé par le marbre blanc, le bois foncé,
l'acier brossé et les lignes épurées. Le mobilier courant et la
charpente sont expulsés hors les murs et dans les parkings. Au
centre, comme au Crystal Palace, on a peint d'azur la structure
tubulaire de métal. Elle ne laisse plus simplement voir l'extérieur,
mais brouille les frontières entre dedans et dehors. Elle se confond
avec le ciel.
Dans
le Mall of America, toute réalité « en trop » se trouve ainsi
littéralement exclue. Le réel rôde aux environs du mall comme
son pôle négatif, derrière les murs et dans les parkings. Il est
ce à quoi l'on échappe grâce à la magie du lieu, dans un espace
qui ne consacre rien qui aurait une quelconque utilité sociale, mais
seulement des biens divins : des marchandises.
Les
fantasmagories postmodernes n'invoquent donc le réel que pour
l'esthétiser aussitôt selon ses traits les plus luxueux, les plus
éloignés de l'existence ordinaire de la plupart des gens. Il s'agit
là de l'opposition essentielle du mall,
qui se cristallise dans un éternel état de nature, un passé
glorieux ou un futur technologique.
NORTH GARDEN, OU LA NATURE SUBLIMÉE
Comme
les passages qui, au XIXe siècle,
montraient des panoramas grandioses de paysages naturels, le shopping
mall du
20e siècle déploie généralement une nature idyllique. [34] Il le
fait généralement par un cours d'eau, une allée bordée de
palmiers et des animaux importés qui évoquent un âge primitif
perdu. La galerie évoque, par sa végétation exotique, une
temporalité stationnaire qui se répète partout dans le mall.
Elle s'oppose à la temporalité ordinaire effleurée au sud.
Le
Mall of America, lui, réduit l'écart entre la nature courante et la
nature rêvée. Il se sert de la campagne locale pour introduire à
une jungle exotique. Le nom de North Garden évoque tant les forêts
du nord de l'Amérique (Northwoods) que les jardins anglais
irréguliers du XVIIIe siècle. La galerie mène à une
attraction majeure, le Sealife Aquarium, biotope aquatique de 5 000
espèces plus spectaculaires les unes que les autres. Ces animaux
millénaires évoquent, bien plus que d'autres, un monde
antédiluvien. Et des dinosaures fabriqués à partir de Lego
surplombent l'espace central.
Le mall reconduit
ainsi la muséification de la nature commencée au XIXe siècle,
mais il s'agit maintenant d'une nature primitive. Certaines boutiques
paraissent jouer sur une relation perdue aux terres de la région. Au
Minnesota Bound [35] on peut acquérir des cabanes à oiseaux ou des
sifflets reproduisant le chant du huard. Les thèmes régionaux sont
souvent directement évoqués par les noms de boutiques (Northwood
Candy, Minnesot-ah !). Mais ces boutiques pseudo-régionalistes
renvoient sans cesse à une nature plus ancienne. Call it Spring,
American Eagle et Everything but Water transforment la bataille avec
la météo locale en assaut mythique dans les jungles intemporelles.
Les animaux connus du Caribou Coffee se confondent avec les bêtes
exotiques du Panda Express, et le Rainforest Coffee transforme la
simple promenade dans les bois en safari africain, puis en traversée
d'un « pays des merveilles » avec des arbres qui parlent. Au
Nickelodeon Universe, non loin des eaux magiques d'Underwater World,
un palais des miroirs fait office de château dormant au milieu des
bois.
De
même que le réel immédiat se voit banni aussitôt qu'apparu, la
nature environnante se trouve éconduite à peine manifestée.
Le mall opère
sans cesse cette transfiguration préhistorique de l'environnement
ordinaire. L'état de nature, c'est ce qui fait vendre. À la
boutique de souvenirs Love from Minnesota, un géographe a remarqué
un ours — animal du coin — en peluche aux oreilles duquel
pendaient deux étiquettes. Sur l'une, on lit la version
fantasmagorique du capital : « Les habitants du Minnesota, qui
vivent dans les profondeurs de Northwoods au milieu des huarts, des
loups et des pins parfumés et écoutent le doux clapotis des vagues
du littoral, confectionnent à la main des souvenirs uniques de notre
patrie. Ils aiment cet exemplaire-ci, qu'ils veulent partager avec
vous. » Et, sur l'autre, son histoire économique réelle : « Ours
fabriqué par Mary Meyer Corp., Townshend, Vermont… Fabriqué en
Indonésie [36]. » Non
contents de commercialiser une nature primitive, ses promoteurs
vendent aussi un rapport primitif
à la nature. « Soyez naturels ! », « Vivez au rythme de la nature
! », « Soyez authentiques ! », « Trouvez votre propre moi ! » :
telles sont les injonctions de la société de consommation depuis
les années 1980, qui confondent volontairement quête extérieure de
la nature et recherche narcissique de l'authentique. La galerie
délivre un sens mythologique, proche de la richesse du rapport des «
primitifs » à la nature et au cosmos, que relaie la dramaturgie de
la marchandise pour signaler à l'acheteur ce qui lui manque : un
rapport « simple » à la nature, signifié tant par les bougies
rustiques du Yankee Candle, les plats exotiques du Rainforest ou du
Qdoba Mexican Grill que par les tomahawks de feu le Pueblo Spirit ou
ses statues d'Indiens postées à l'entrée. Là encore, le signe
d'une altérité proche (les premiers habitants de l'Amérique) se
voit esthétisé dans un primitivisme plus lointain (la « sauvagerie
» en général). La thématique « désert » s'est cependant
raréfiée depuis la guerre du Golfe
[37] :
l'exotisme doit faire rêver, et non ramener le visiteur aux conflits
historiques présents.
La
structure du mall
s'accorde
à la dramaturgie de l'étalage pour signaler au consommateur ce
retour aux sources qui pourrait le combler, s'il achetait quelque
objet. L'état sauvage disparu doit être réinvesti dans la
psychologie du consommateur pour le détacher de son quotidien, des
menaces sociales et historiques, et le faire pénétrer dans un monde
où un nouveau vêtement lui apporte une nouvelle identité : arborer
des bijoux bizarres de chez Butterflies, se lover contre des peluches
archaïques de chez My Pillow Pets ou élever des crustacés de chez
Hawaii Crabs. L'acheteur potentiel entend les sirènes du
primitivisme en voie de disparition, mais, attiré par sa propre
image, il s'échoue sur les récifs de la marchandise.
Chez
Robertson, Robespierre n'apparaissait que pris dans le ballet
mythique de Vénus, Héloïse, Goliath, Hercule et Orphée. Dans le
Mall of America, les buissons du Minnesota et les Indiens locaux ne
se montrent que perdus au milieu d'une végétation luxuriante et
d'espèces préhistoriques. Comme dans les fantasmagories modernes,
les morts (nature locale détruite, indigènes exterminés, colonies
disparues) sont esthétisés dans une continuité stationnaire qui
annule leur singularité, et un passé sans histoire vient abolir le
passé récent. Le corps du consommateur lui-même, venu de la
banlieue d'à côté, se voit libéré des stigmates de la vie
quotidienne et de la stratification sociale, pour toucher à cette
immortalité de pacotille.
Southdale
signalait l'aliénation, le Mall of America l'efface. L'environnement
immédiat s'élève au niveau fantasmagorique d'une nature archaïque.
Au lieu de faire voir l'écart entre l'homme et son environnement, il
simule la réconciliation. Il expose la dimension mythique de la vie
quotidienne, fait disparaître tout contraste et fait oublier le
rapport mutilé à la nature.
Ainsi,
les fantasmagories postmodernes citent l'environnement naturel du
visiteur, mais c'est pour le perdre dans une nature mythique. Alors
que Gruen voulait, peut-être naïvement, « rééduquer » ses
visiteurs à la nature, les amenant à se réconcilier avec elle et à
enrichir leur environnement, le giga-bâtiment joue la stupéfaction
devant une nature irréelle et inaccessible — sauf par le biais de
la marchandise. Il embellit la mort de la nature locale au milieu de
plantes exotiques et signale à l'acheteur que l'état sauvage qui
lui manque dans la vie quotidienne, il peut le retrouver ici.
EAST BROADWAY,
OU LES TECHNOLOGIES DU FUTUR
Au
fil de l'histoire du mall,
l'élégance viennoise introduite par Victor Gruen disparaît et des
motifs high-tech la remplacent. Dans le mall le
plus ordinaire, ils signifient que le monde du futur se trouve à la
porte du présent et au seuil de chaque pavillon.
Le
Mall of America n'échappe pas à la règle. Le seul nom d'East
Broadway évoque l'avant-garde de l'urbanité. Dans la galerie se
déploie une gigantesque mécanique des fluides. Loin du mouvement
laborieux des escalators quotidiens, ceux du mall
restent
suspendus dans les airs. Les ascenseurs hydrauliques, transparents,
semblent sortis d'éprouvettes de science-fiction. [38] Différentes
boutiques vendent des gadgets électroniques qui, dans ce contexte,
prennent une apparence magique. Les transports du futur se trouvent
mis en scène par le Lego Imagination Center, les jeux vidéo et un
simulateur de vol. Le mall
lui-même
fonctionne comme une machine à voyager dans le temps, transportant
le visiteur dans une nature préhistorique ou dans les splendeurs des
civilisations passées. Les technologies nouvelles règnent aussi
dans les grands huit du Nickelodeon Universe, au milieu de machines
magiques et de robots bienveillants. Elles font le lien entre une
nature originaire, un futur heureux et un passé légendaire.
Les
technologies sécuritaires du mall
se
cachent, elles, dans quelque faux palmier et la voiture fatiguée,
vecteur de soucis quotidiens et de risques d'accident, reste sur le
parking. Les technologies inefficaces, dangereuses ou angoissantes du
dehors, demeurent invisibles. Ici, l'aliénation croissante liée aux
objets techniques est refoulée. La technologie reste serviable. Elle
fonctionne bien partout et participe de l'équilibre de ce monde
merveilleux.
WEST MARKET,
OU LES CITÉS DU PASSÉ
La
galerie ouest, West Market, est la simulation la plus typique
du mall,
la plus fidèle à l'origine, que l'on trouve dès le projet
matriciel de Gruen : celle de la ville classique, antique, qui,
idéalisée, réconcilie la place du marché, l'agora des citoyens et
le centre sacré. Sous le toit de Northland grouillaient déjà les
merveilles des anciennes cités d'Europe : vieilles briques rouges de
Copenhague, espaces publics dignes de l'Athènes des origines,
raffinements de la galerie couverte de Milan, couleurs des marchés
rhénans et frou-frou des boulevards parisiens. En quête de l'aura
de la cité classique, Victor Gruen n'hésitait pas à comparer cet
endroit à la Piazza vénitienne de son hallucination. Au cauchemar
d'une Europe américanisée, il opposait le rêve d'une Amérique
européanisée.
Le
Mall of America imite les façades Renaissance, le toit des premières
gares ferroviaires, les places méditerranéennes avec leurs cafés
et leurs restaurants. Des meubles victoriens débordent sur le
passage : l'intérieur s'y trouve à l'extérieur, on s'y promène
pour voir et être vu. Comme sur la place du marché typique, non
loin de l'église et de la mairie, l'économique cohabite avec la
place publique.
Le
seul nom de West Market combine, sous le signe du XIXe siècle,
la simplicité de l'Ouest américain avec l'esprit cosmopolite du
marché des vieilles villes d'Europe. Les noms de boutique redoublent
l'alliance [39]. Côté américain, elles évoquent le temps lointain
où l'on jouissait de choses simples [40]. On expose l'artisanat
d'antan. On peut aussi se mettre dans la peau d'un artisan de
l'époque et fabriquer ses propres marchandises pour se les acheter
ensuite. Côté européen, les noms renvoient au classicisme d'une
maturation culturelle millénaire. [41] Fusion
du terroir de la fière Amérique et des pompes de l'Europe
civilisée, l'ère victorienne est sans cesse présente. Une
attraction nommée Victoriana organise des virées en dirigeable,
symbole de l'inventivité ingénue des pionniers. Aeropostale, PS
from Aeropostale et Old Navy Clothing rappellent eux aussi
l'expansion triomphale du voyage et du commerce caractéristique
du XIXesiècle.
Banana Republic magnifie les colonies elles-mêmes, triomphe des
conquérants civilisés sur les Indiens d'Amérique. Les techniques
du XIXe siècle
enregistrent des souvenirs « comme jadis ». Plus généralement,
le mall répète
la muséification forcenée de l'histoire, commencée au XIXe siècle.
La galerie ouest met sous vitrine la culture locale, européenne ou
internationale [42].
West
Market associe dans son espace la bonne vieille technique, la
religion ancestrale, l'optimisme colonial, le sens du service public
et le fier artisanat de l'époque victorienne. Le design exprime
ainsi la stabilité de l'identité individuelle, familiale et
nationale du temps des colonies à laquelle peut s'identifier le
consommateur au psychisme mutilé et à la famille décomposée.
Le
mall
parodie,
sur un mode kitsch, la nostalgie d'une union organique du personnel
et du collectif, du profane et du sacré, du social et du civique. Il
reprend l'esthétique de son inventeur viennois, mais sans la
pratique qu'il voulait lui associer. Les gérants interdisent même
les manifestations publiques dans son enceinte. En 1998, la cour du
Minnesota condamne des militants antifourrure pour avoir appelé au
boycott devant Macy's et Bloomingdale's. Selon les juges, le Mall of
America ne constitue pas un espace public, mais un lieu privé
protégé par les droits de la propriété (et cela même s'il a été
partiellement financé par des fonds publics). [43]
Cela
n'était pourtant pas si clair à l'origine. En 1968, les syndiqués
d'Amalgamated Food obtiennent même explicitement, après une
bataille juridique contre le gérant du Logan Valley Plaza
(Pennsylvanie), le droit d'y manifester. Si un espace privé cherche
à attirer du public, alors la liberté d'expression, garantie par le
Premier amendement, doit pouvoir s'y exercer. [44]
Mais,
en 1972, sous Robert Nixon, le vent tourne. Des juges de l'Oregon
interdisent à des militants antiguerre de tracter dans le Lloyd
Center, au prétexte du droit à la propriété. C'est cette
jurisprudence qui fut reprise contre les militants du Mall of
America. Le Premier amendement ne garantit donc pas l'accès au mall,
même s'il est construit avec l'argent du contribuable. En 2004,
quatorze États permettent aux propriétaires d'exclure ceux qu'ils
jugent indésirables. [45] Six seulement protègent la liberté
d'expression. [46]
Mais,
même en ce cas, la liberté politique reste limitée. Considérant
que la vie économique se trouve désormais dans lesmalls et
non plus en centre-ville, le tribunal du New Jersey autorise certes
la distribution de tracts, mais il interdit les discours, les piquets
de grève, les manifestations et les sollicitations de fonds. De
plus, le propriétaire décide des jours, heures et lieux de la
distribution. Et il peut exiger des polices d'assurance très
onéreuses et souvent difficiles à obtenir. Même le New Jersey,
pourtant relativement progressiste en la matière, [47] couvre ainsi
les droits du propriétaire au détriment de ceux du citoyen.
L'air
de la ville rend libre, pas celui climatisé du giga-mall.
Les affiches placardées à l'entrée d'un mall
de
la ville de Washington résument cette situation : « Les aires du
Tysons Corner Center […] ne sont pas des voies publiques, mais sont
destinées aux locataires des boutiques et au public qui fait des
affaires avec eux. Les permissions d'utiliser ces aires peuvent être
révoquées à tout moment.[48] » Les militants antifourrure
s'étaient enchaînés presque nus aux portes des magasins du Mall of
America, pour dénoncer les vêtements incriminés. La directrice des
relations publiques du mall
avait
alors argué devant la cour : « Avec toutes les familles et les
enfants qui viennent dans le mall,
ce n'est pas vraiment l'environnement que vous pouvez souhaiter pour
un bâtiment destiné au divertissement familial tel que le Mall of
America.[49] » Ce discours résonne avec les mots de son
homologue du Greengate Mall, en Pennsylvanie : « Nous voulons
simplement que rien n'interfère avec la liberté du consommateur de
ne pas être ennuyé et de s'amuser.[50] »
Le
patchwork nostalgique, voire désespéré, de Gruen prend un tour
ironique. À présent, l'esthétique d'une Amérique européanisée
accompagne joyeusement l'économie d'une américanisation planétaire.
Les rêves du Vieux Continent ne sont là que pour emballer les
marchandises. Le mall,
qui a remplacé le centre et revêt son apparence, interdit désormais
la parole publique.
NICKELODEON UNIVERSE,
UNE SYNTHÈSE ONIRIQUE
Le
centre de tout shopping
mall se
trouve généralement occupé par un spectacle explicitement non
commercial. Rien ne doit faire penser à la simple marchandise. Il
s'agit le plus souvent d'une fontaine, d'un jardin, d'un carrousel,
d'un tableau, d'une sculpture, d'une horloge stylisée [51] parfois
d'une grande roue ou d'une salle de jeux. C'est que le visiteur doit
d'abord se détendre et rêver un peu. La marchandise le cueillera
dans son rêve.
Au
centre du Mall of America, le Nickelodeon Universe, autrefois Camp
Snoopy, rassemble tous ces motifs dans un parc d'attractions destiné
aux enfants, dont l'imaginaire est passé du chien philosophe
des comics de
Charlie Brown à l'univers télé de Bob l'Éponge. Ce monde cumule
les prodiges : un carrousel peint à la main, un parc aquatique
évoquant la nature du Minnesota, une grande roue, mais aussi des
montagnes russes, un cyclone artificiel, un vieux train fantôme, un
palais des miroirs, un Legoland où un minotaure croise Christophe
Colomb, des chevaliers et des extraterrestres. S'y joue un
va-et-vient entre nostalgie et anticipation, enfance et âge adulte,
identités perdues et futures.
Le
Mall of America inverse l'espace de Disneyland, qui expose les
marchandises au centre et ses mondes imaginaires en périphérie.
Ici, le parc représente un Fantasyland qui aurait intégré les
progrès techniques de Tomorrowland en s'inspirant des légendes
d'Adventureland et de Frontierland. À Disneyland, les pôles
mythiques du parc d'attractions doivent ramener le visiteur en son
centre. Dans le mall,
cette structure centripète est renversée. L'imaginaire flamboyant
que matérialise son noyau crée une force centrifuge qui pousse les
visiteurs à ses extrémités, où s'exposent les marchandises selon
la dramaturgie mythique qu'il condense. Ce renversement permet une
plus grande pénétration de la marchandise qui, possédée par le
mythe qui la met en scène, se diffuse partout. Au Mall of America en
général et au Nickelodeon Universe en particulier, l'atmosphère
est carnavalesque. Mais il s'agit d'un carnaval sans transgression.
Pas de social, de genre ni de désirs sens dessus dessous comme à
Dunkerque. Pas d'ivresse qui ne soit contrôlée. Les vigiles
veillent, les salariés enfilent des costumes de peluches
débonnaires, et les consommateurs jouent leurs personnages selon la
dramaturgie et le degré d'excitation infantile autorisés par le
lieu. Les propriétaires s'évertuent à refouler les déviances qui,
n'ayant plus de centre urbain dans lequel s'exercer, pénètrent
parfois l'enceinte du paradis [52].Des patrouilles de sécurité
veillent au grain : « La police s'approche d'un groupe de jeunes
femmes, leur boisson est vérifiée. Ils sont satisfaits que ce ne
soit que du Coca-Cola. Puis elles sont mises dehors.
Indésirables.[53] »
Au
West Edmonton Mall, les promoteurs ont placé, le long de la Bourbon
Street, des mannequins qui interprètent des scènes de mendiants
loqueteux, de drogués lascifs et de prostituées obscènes,
personnages dignes des anciens downtowns
abandonnés
par les habitants des suburbs.
Le potentiel transgressif se voit figé dans des statues de cire. Les
menaces, conjurées, sont théâtralisées afin de mieux provoquer la
catharsis
chez
les visiteurs. Plus globalement, le design du mall
exprime
une certaine horreur du vide qui cherche à contrer toute irruption
d'un réel inquiétant. Dans un manuel d'aménagement qui fit
autorité dans les années 1980-1990, on peut lire qu'il faut
absolument éviter les « effets dépressifs des espaces vides »
(the
depressing effects of dead areas.
[54])
Les
signes doivent, partout, foisonner. Il faut, là encore, un
trop-plein de réel, jusqu'à l'intoxication. Au point que l'on se
met même à diagnostiquer un nouveau syndrome mélancolique :
certains visiteurs, de se retrouver ensuite face au vide angoissant
de la banlieue, peuvent être pris d'un « mal de mall.
[55] »
À
la profusion d'images déjà présente dans les fantasmagories
modernes, les fantasmagories postmodernes ajoutent une abondance de
signes. Elles redoublent l'imaginaire par une fondation symbolique
qui le soutient en permanence. Les fantasmagories modernes
possédaient déjà une dimension mythique essentielle. D'une part,
elles prétendaient à la résolution de toutes les contradictions
sociales (fonction du mythe chez Lévi-Strauss). D'autre part, elles
se caractérisaient par une répétition infernale (structure du
mythe selon Walter Benjamin). Si les fantasmagories postmodernes
préservent ces traits, leur embrouillamini figuratif contraste
cependant avec une certaine logique
du
mythe, une rigoureuse structure symbolique réalisée dans l'espace
des interactions sociales. On pourrait dire qu'elles sont, en ce
sens, spatialement mythologiques.
Les
styles correspondants à sa structure mythique (« classique », «
urbain », « nature », « sophistiqué », etc.) gomment
grossièrement les différences sociales. Le passé récent et le
dehors proche du visiteur se voient éradiqués. Généalogie,
distinction et place sociale se trouvent simplement réinterprétées
en « styles de vie ». Le mall
refuse
les conventions de l'extérieur au profit d'une mise en spectacle de
l'individu, et un simulacre d'individualité prend la place de toutes
les déterminations sociales, qui semblent « en vacances ». Le
dépaysement agit donc aussi dans la relation sociale elle-même :
les relations entre consommateurs se trouvent métamorphosées en «
fantasmagories de la personnalité » pendant que le rapport marchand
entre producteur et consommateur se voit transfiguré en une
fantasmagorie de nature, de culture et de technique.
SOUTH AVENUE VERSUS EAST BROADWAY
Le
14 décembre 1995, une jeune mère noire célibataire monte dans le
bus qui l'amène à son travail, au Walden Galleria Mall (État de
New York), ou plutôt à quelques centaines de mètres de là, au
bord de l'autoroute, car les bus du centre ne sont pas autorisés à
pénétrer l'enceinte du mall.
Comme d'habitude, Cynthia Wiggens doit traverser les sept voies qui
séparent l'arrêt de bus de son lieu de travail. Mais, ce jour-là,
elle est percutée par un poids lourd [56]. Le carnaval du mall
ne
suspend pas les différences de classe. Il reproduit la ségrégation
ordinaire, certes discrètement, en privilégiant par exemple l'accès
par la voiture individuelle plutôt que par les transports en commun.
De façon générale, les plus pauvres sont tenus à l'écart.
L'aspect de forteresse du mall
exprime
ici son sens véritable : un lieu protégé réservé à une classe
sociale, celle des consommateurs solvables de la classe moyenne [57],
mais ces derniers ne sont généralement pas fantasmagoriques et
laissent voir une esthétique sommaire faite de béton, de verre et
d'enseignes anarchiques.
La
population du mall
reste
tout aussi homogène que les banlieues pavillonnaires qui
l'entourent. Que des intrus parviennent à s'y glisser, ils sont
immédiatement stigmatisés. Une jeune femme témoigne de ce genre de
pratiques dans le Wood Green Mall (Canada) : « Juste avant Noël,
l'agent de sécurité est venu nous voir. On était là, on ne
faisait rien de mal, on ne causait aucun trouble. On ne faisait rien
à personne et l'agent de sécurité nous dit : “Vous pouvez
circuler, s'il vous plaît ?”». [58]Les agents de sécurité
surveillent avec insistance certains types d'individus (trop jeunes,
trop noirs ou trop désœuvrés) jusqu'à ce qu'ils se sentent
eux-mêmes indésirables. De nombreux malls
ont
ainsi été condamnés pour pratiques discriminatoires.
Habituellement,
le design indique aux classes aisées les boutiques chics qui leur
sont réservées, refoulant le pauvre. Au Mall of America, les
fenêtres étroites des boutiques de South Avenue appellent les
classes supérieures. Les entrées discrètes, l'ambiance intimiste,
l'exposition minimaliste et la richesse des matériaux visent à
décourager la masse, qui n'ose pas entrer, au profit du client aisé,
habitué aux cérémonies privées. En revanche, les larges vitrines
des magasins d'East Broadway s'adressent à une clientèle populaire.
Les boutiques grandes ouvertes et tapageuses où s'amoncellent les
marchandises s'offrent à la vue et au porte-monnaie de tous.
Le
mall
de
Centerpoint, à Sydney, exhibe de façon très explicite ce type de
mécanisme de ségrégation sociale par la consommation, souvent plus
discret [59] : au rez-de-chaussée, on trouve des magasins «
démocratiques », destinés au tout-venant. Tous à peu près
semblables, sans vitrine, mais avec des façades ouvertes. Leurs
produits peu onéreux se déversent sur le trottoir, abolissant la
distinction entre l'accessible et l'exclusif. Au premier étage, les
boutiques marquent leur frontière un peu plus clairement, cherchant
à se distinguer, à la fois les unes des autres et de l'espace
commun. Des marchandises disposées avec soin s'amoncellent derrière
des vitrines aux lumières vives. Les étalages sont agencés pour
exprimer des communautés de goût, attirer des profils spécifiques,
mais sans exclure personne. Au deuxième étage, les vitrines
exposent au contraire très peu de marchandises, signifiant par là
l'exclusivité de leurs produits et de leurs clients. Étroites,
elles ne laissent pas facilement pénétrer le regard à l'intérieur,
qui demeure parfois tout à fait caché. Plus tamisée, la lumière
se contente de mettre en évidence un vêtement exceptionnel,
suggérant par là que son porteur sera, lui aussi, spécial,
distinct de la masse. Il n'est plus membre d'un groupe singulier
comme au premier étage, ou d'un collectif indéterminé comme au
rez-de-chaussée, mais individu à part entière. Ici, c'est la
différenciation verticale qui matérialise les différences de
classe, un peu comme dans les anciens immeubles parisiens. Le Mall
Centerpoint spatialise ainsi la logique de distinction sociale du
Mall of America. Le design différencié des boutiques et des
enseignes permet à chacun (mais surtout aux plus riches) de se
reconnaître dans son statut social. Dans le méga-mall,
qui se vend pourtant comme l'emblème de la démocratisation de la
consommation, une partie importante de l'aménagement s'adresse
exclusivement, comme en aparté, aux dominants, puisqu'il leur reste,
eux, une claire conscience de classe.
Y A-T-IL UN FLÂNEUR DANS LE MALL ?
Certains
chercheurs anglo-saxons fascinés par le mall
estiment
que l'on peut, dans cet espace postmoderne, « flâner, comme
Benjamin », et « dériver, comme Guy Debord ». C'est mal connaître
l'un et l'autre. C'est, surtout, vouloir fixer l'identité du
flâneur, alors même que celui-ci n'aspirait qu'à se défaire de sa
propre personnalité dans ses promenades.
Au
contraire de la flânerie libre, le design du bâtiment entend
diriger la déambulation, non laisser à l'individu le loisir de sa
subjectivité. La profusion des signes la recapture sans cesse. Le
badaud est à chaque instant dévié de sa trajectoire, absent à
lui-même et à son projet actuel, plongé dans la fascination de
l'espace. Les faiseurs de mall
ont
donné un nom à cette inflexion du pas décidé du visiteur en
démarche déambulatoire : c'est le Gruen
effect ou
encore le Gruen
transfer.
Ce terme désigne le moment exact où l'usager, qui avait une
destination et un but précis, se trouve transformé en consommateur
impulsif au gré des charmes du décor. Une modification
immédiatement repérable : son parcours, jusque-là rectiligne,
devient erratique. Les concepteurs favorisent ce « transfert » par
toutes sortes d'obstacles à un usage utilitaire du bâtiment : des
parois mobiles qui barrent la route, des escaliers mécaniques qu'il
faut contourner, des toilettes « allusives », des sorties
introuvables, des cartes d'orientation indéchiffrables, des
boutiques sans portes où l'on pénètre sans s'en rendre compte…
Certains
malls
ont
reçu tant de plaintes d'usagers irrités qu'ils ont dû se résoudre
à poser des panneaux (discrets) indiquant la sortie [60]. Tout cela
est « designé » à dessein pour troubler la trajectoire et faire
oublier les objectifs initiaux. «Tout
ce
qui peut prolonger la visite de l'acheteur est dans notre meilleur
intérêt », disait un spécialiste du mall
en
1990. De 1960 à 1990, la durée moyenne d'une visite passe ainsi de
vingt minutes à trois heures.
La
« fuite » dans la jouissance structurée par le design répond à
la fois à l'inquiétude devant les menaces extérieures et à celle
provoquée par la marchandise elle-même. Cette dernière menace est
en effet permanente : elle touche à la subjectivité de l'individu,
en lui montrant ce qui lui manque pour avoir une vie complète, une
personnalité comblée, une identité enfin stable et,
accessoirement, sexy.
La
subjectivité du visiteur reste rivée, d'un côté, à un
espace-temps extraordinaire où défilent des identités mythiques
et, de l'autre, à la blessure narcissique ravivée par les styles de
vie aussi idéaux qu'inaccessibles qu'elle lui propose. Cet
aller-retour entre le design rassurant du lieu et les clignements
inquiétants de la marchandise détermine le pas peu assuré du
badaud, en ce sens fort dissemblable de celui du flâneur.
Le
badaud ne prend pas vraiment de risque. S'il se sent trop menacé
dans sa subjectivité, il ne lui reste qu'à se laisser aspirer à
nouveau par le décor du mall,
ses stabilités identitaires et réconciliations historiques.
L'angoisse disparaît. Il peut toujours nier sa propre mort en
revenant à la « vitalité » pleine et rassurante du centre du
mall.
Il ne se risque pas à sortir tout à fait de son corps. Il y reste
circonscrit par la structure mythologique des lieux, les
identifications obligatoires et les messages envoyés par la
marchandise, qui ne cessent de lui crier, à la manière des gâteaux
et des potions d'Alice : « Mange-moi », « Bois-moi », «
Essaye-moi ! »
LE FESTIVAL MARKETPLACE,
OU LA POST-HISTOIRE DU MALL
Selon
Benjamin, chaque événement possède une pré-histoire et une
post-histoire que polarise le présent. La
pré- et post-histoire d'un fait historique apparaissent en lui grâce
à sa présentation dialectique. Bien plus : chaque fait historique
présenté dialectiquement se polarise et devient un champ de force
dans lequel se vide la confrontation entre sa pré- et sa
post-histoire. Il se transforme ainsi parce que l'actualité agit en
lui. Le fait historique se polarise selon sa pré- et sa
post-histoire toujours à nouveau et jamais de la même manière. Et
il le fait en dehors de lui, dans l'actualité elle-même ; comme une
ligne qui, divisée selon la section d'Apelle, perçoit sa division
au-delà d'elle-même
[61].
Vue
des années 1930, la pré-histoire de Baudelaire réside dans
l'allégorie, sa post-histoire dans le modern
style [62]. Autrement
dit, le flâneur possède des antécédents positifs dans le regard
pétrifiant du drame baroque du XVIIe
siècle, qui révèle la vacuité du pouvoir politique et aboutit
négativement dans les rêves végétaux de l'art nouveau des années
1890-1905, qui bercent le collectif. Le trajet historique du flâneur
se déploie le long de la ligne courbe d'une histoire baroque,
naturalisée, que surplombe la figure de la mort, consciente (le
baroque) ou inconsciente (le modern
style),
de manière critique ou apologétique. Sa fantasmagorie se trouve
ainsi polarisée entre la pré-histoire d'une fantasmagorie nocturne,
inquiétante, à la Walpole, et la post-histoire d'une fantasmagorie
diurne, rassurante, à la Robertson.
De
même, on peut voir avec Benjamin le passé du passage de l'Opéra
dans le phalanstère de Fourier, et son futur dans Le Bon Marché. Et
comme la destruction des passages fait voir, grâce aux surréalistes,
le potentiel utopique qu'y avait perçu Fourier et qui n'était pas
visible tant que le lieu restait soumis à la logique commerciale, la
ruine de certains malls
laisse
transparaître les graines socialistes qu'y semait Gruen, jusqu'ici
dissimulées par leur fonction marchande. Aujourd'hui, et alors qu'il
tombe en ruine à certains endroits du monde, le mall
donne
à voir sa pré-histoire : l'architecture socialiste à la Gropius.
Sa post-histoire se trouve à la fois en ville et en banlieue, dans
le festival
marketplace,
dans le lifestyle
center.
En
1980, James Rouse (1914-1996) inaugure le Harborplace Market. Même
si ce n'est pas le premier du genre, il s'agit du festival
marketplace fondateur.
Cet urbaniste américain a transformé le port désaffecté de
Baltimore en fantasmagorie de la ville classique. Il a métamorphosé
une atmosphère d'abandon, de dépeuplement et de crime en une
ambiance dynamique, grouillante et festive. On a rénové les quais,
entrepôts et dépôts ferroviaires selon un design homogène riche
en associations historiques et exotiques. Des charrettes à bois
postées devant les étals signalent l'activité intense d'un marché
traditionnel sous les lumières de la guitare géante du Hard Rock
Café. Le trop-plein d'images mythiques remplace désormais
l'angoisse devant les décombres de l'industrie. Le titre
enthousiaste du Time's
fait
alors date dans l'histoire des villes : grâce à la Rouse Company,
« cities
are fun ».
Philanthrope
poussé par ses convictions religieuses, James Rouse hérite de ce
qui, dans la philosophie de Gruen, était propre à anesthésier tout
sens critique. « Marcher dans les rues, rencontrer des gens —
c'est cela que permet la petite ville. Si vous perdez cela, vous
perdez tout [63].» Il
a d'ailleurs participé avec l'architecte viennois au Housing
Act de
1954, qui visait à installer dans les downtowns
des
espaces similaires aux shopping
malls.
Comme le concepteur de Southdale, l'urbaniste espère ranimer le cœur
de la cité en y introduisant le design du mall.
La rengaine est la même : rendre les familles à leur dignité,
favoriser des contacts amicaux au sein de la communauté et leur
faire découvrir les beautés de l'artisanat, de l'art et de la
culture [64].
«
Le mall
suburbain
est perçu comme attractif, sécurisé, confortable et fiable, avec
beaucoup de verdure, de lumière et de divertissements. […] Notre
mission est de faire en ville ce qu'on a fait dans les banlieues.
[65]» Rouse insiste sur ce fait : cela ne peut fonctionner que «
parce que le mall
a
un gérant qui contrôle l'environnement ». Au festival
marketplace comme
au shopping
mall ou
au lifestyle
center,
une autorité centrale doit coordonner le design des boutiques, fixer
les heures d'ouverture, coordonner la publicité, réguler le flux et
la diversité des locataires, surveiller et garantir la sécurité.
Malgré l'absence de grandes enseignes ou de locations à long terme
qui rend en ce cas l'homogénéité plus précaire, l'esthétique de
ces malls
à
ciel ouvert demeure unifiée par un ou plusieurs thèmes
architecturaux. Le modèle du festival
marketplace a
connu beaucoup de succès aux États-Unis. Déjà en 1978, le Faneuil
Hall Marketplace de Boston, allié au Quincy Market construit peu
après, reproduit dans le downtown
un
« vieux centre authentique ». La ville fait alors plus d'entrées
que Disneyland [66].
La
Rouse Company rénove de la même manière les centres de Milwaukee
(Grand Avenue, 1982), New York (South Street Seaport, 1983-1985),
Washington (The Shops at National Place, 1985), Miami (Bayside
Marketplace, 1987) ou Honolulu (Aloha Tower Marketplace, 1994). Ce
qu'on appelle alors la « rouseification » fait des émules, de Los
Angeles (The Grove at Farmers Market, 2002) jusqu'à Indianapolis
(Union Station, 1986), de La Nouvelle-Orléans (Jackson Brewery,
années 1980) jusqu'à Cleveland (Tower City Center, 1990). Un
journaliste salue « la vibration et la diversité de la vie urbaine
[67] » qui, enfin, revient au centre.
Le
festival
marketplace devient
incontournable dans la rénovation des sites anciens et notamment des
ports industriels. Au prétexte éculé du renouvellement de la place
publique, on transforme ainsi radicalement l'image des villes
américaines et on les rend de nouveau attractives pour les habitants
des banlieues. Le schéma reprend le West Market du Mall of America.
Il mime le marché traditionnel ou le souk devant d'immenses voiliers
en bois non loin de bateaux pirates, et recrée un « sens du lieu »
et de l'amusement au milieu des gratte-ciel. L'identité
communautaire qu'il simule ainsi s'apparente à un héritage
historique revu par Disneyland.
Face
à cette rude concurrence, de rares malls
se
recyclent avec succès ou sont remplacés par des lifestyle
centers,
qui poussent à son paroxysme la transfiguration du capital
postmoderne et des conflits de classe en « styles de vie [68]». Ces
nouveaux centres parodient la Cité radieuse de Le Corbusier et le
Bauhaus de Gropius. Ils combinent des résidences, des restaurants,
des parcs, des promenades et des boutiques pour une classe homogène
qui se reconnaît dans le même « style de vie ». Ces nouveaux
simulacres de downtowns destinés
à quelques privilégiés imitent là aussi les quartiers
pittoresques de La Nouvelle-Orléans ou de Boston. Les États-Unis
ont consacré dans les dix dernières années 40 % de leurs dépenses
de renouvellement urbain à ce nouveau type de mall.
Le
lifestyle
center et
le festival
marketplace désavouent,
comme le mall,
la valeur d'échange et
la
valeur d'usage. Une esthétique anticommerciale saute d'abord aux
yeux. Ici, on a le choix entre des produits « faits main » et des
restaurants « du coin », des marchés rustiques et des expositions
d'art. La grande distribution disparaît derrière le petit
artisanat. Mais l'accent ne réside pas tant sur le processus de
production que sur l'esthétique du « typique » et de l'«
authentique », l'étal traditionnel qui reprend ses droits sur le
rayon réfrigéré. Les grandes marques s'y déguisent simplement en
petits producteurs. Simulée, la valeur d'usage n'est pas pour autant
présente : on ne vient pas pour faire ses courses quotidiennes, mais
pour se distraire, assister à quelques spectacles « de rue ». La
consommation se transforme en expérience « culturelle »
multisensorielle, qui s'oppose aussi au commerce de proximité et aux
rituels de l'alimentation quotidienne : pas de services pratiques,
mais des restaurants qui transforment le repas en fête. Une forme
préindustrielle travestit ainsi simultanément la valeur d'échange
et la valeur d'usage propres à la production moderne.
Une
dizaine d'années avant sa rénovation, le Quincy Market était
pourtant, comme à Cleveland, Detroit ou Los Angeles, le théâtre de
révoltes urbaines. Les festival
marketplaces de
Boston ou Baltimore vont-ils de pair avec la fin de la ségrégation
dans ces villes ? Contribuent-ils à rénover le centre pour les
déshérités qui l'occupent depuis des années ? Pas exactement. À
l'heure où le Harborplace brille de mille feux, l'ouest de Baltimore
continue de se détériorer. La ville a reçu, quatre ans avant
l'inauguration, des millions de dollars pour le développement de
cette zone, mais le quartier populaire de Sandtown reste encore
délabré aujourd'hui. Le festival fournit certes quelques emplois
aux Afro-Américains qui habitent là, mais il s'agit généralement
de jobs précaires, les emplois plus qualifiés (ceux des managers)
étant réservés aux classes moyennes des banlieues. Les habitants
pauvres se trouvent obligés de déménager à cause de
l'augmentation des loyers. C'est la « gentrification commerciale ».
Le monde introverti et autonome du shopping
mall élève
ainsi son profil de forteresse sur la ruine des vieux centres
communautaires.
Ses
défauts n'empêchent pas le festival
marketplace de
migrer en dehors des États-Unis : Covent Garden à Londres (1980),
Powerscourt Townhouse Centre à Dublin (1981), Magna Plaza à
Amsterdam (1993), Mc Whirter's Marketplace à Brisbane (1999), Bercy
Village à Paris (2003), Quai des marques à Bordeaux (2008),
Ingolstadt et Wertheim Villages en Allemagne (2006 et 2007).
Aujourd'hui, il n'y a pas une seule grande ville européenne qui,
capitalisant sur la popularité de la préservation et de la
restauration historique, n'ait pas ici ou là son « quartier typique
» récemment rénové au milieu des enseignes marchandes. Des
étendues californiennes jusqu'aux banlieues de Shanghaï, des
villages qui n'avaient jamais existé ont même été « inventés »
sur le modèle des anciennes cités : hacienda hispanique en
Californie (Pruneyard) ou cité suédoise dans la province du Guizhou
(Luo Dian), village italien de la Renaissance (Borgata) ou village
côtier mexicain en Arizona (Mercato), village de la
Nouvelle-Angleterre dans le Massachusetts (Pickering Wharg) ou à
Taiwushi (Thames Town)… Alors que Rome sert souvent de modèle à
ces inventions, une de ses banlieues vient de construire un village «
typique » reproduisant tous ses clichés touristiques [69].
Aux
portes de Paris, Val d'Europe, une ville privée détenue par Disney
Corporation, a récemment développé autour d'un shopping
mall reproduisant
l'esthétique des passages parisiens un village mélangeant les
styles provençaux et italiens (la Vallée Village). N'espérez
cependant pas vous y promener après dîner : cet espace, fermé à
19 heures, est exclusivement dédié au commerce.
Le
shopping
mall ne
s'est donc pas contenté de sortir des banlieues américaines pour
gagner, en s'étendant en hauteur ou en profondeur, le cœur des
métropoles du monde entier (comme le Forum des Halles à Paris). Il
a aussi diffusé son urbanisme à toutes les provinces d'Europe,
d'Orient et d'Amérique. Les métropoles du monde forment des malls
à
ciel ouvert. Mais, loin de revitaliser la ville, le festival
marketplace la
scinde. Il favorise des îlots flamboyants au milieu de quartiers
misérables où les visiteurs ne s'aventurent guère.
Le
festival
marketplace et
le lifestyle
center incarnent,
comme le mall,
un passé idéal qui n'a jamais existé, un présent luxueux qui
reste l'exception et un futur légendaire qui n'existera pas plus. À
Baltimore, le paysage postindustriel d'une belle architecture
fonctionnelle cède la place à une architecture « fun », mixte de
mythes marchands et de marchandises mythiques.
DEAD MALL WALKING
Si
l'on ne peut identifier Benjamin au flâneur, on ne peut nier qu'il
visitait parfois les passages à pas lents. Il se laissait baigner de
leur transformation atmosphérique au moment de leur décrépitude.
Ils n'avaient pour lui — et pour les surréalistes — de magie que
parce qu'ils agonisaient. Autrement dit, parce que le monde qu'ils
représentaient était passé et parce qu'ils mêlaient ses motifs
glorieux, déjà désuets, à des activités profanes plus
inquiétantes : prostitution, trafics en tout genre, activités
occultes, etc. La poésie fantasmagorique du XIXesiècle
s'alliait alors avec des usages déviants du XXe siècle,
improvisés dans un monde lui-même décadent. Il fallait décrire
ces endroits avant qu'ils ne disparaissent totalement, car ils
délivraient alors une promesse non tenue. Leur état de ruine
émancipait la magie jusque-là emprisonnée (la « prison
historicisante » des fantasmagories modernes), transformait le trop
de réel en réel en moins, le trop-plein d'images en une image
brisée.
Le
Dixie Square Mall (Illinois, 1966) est mort. Malgré les rénovations,
campagnes publicitaires et même le tournage d'un film pour lui
redonner son éclat (The
Blues Brothers),
une nouvelle concurrence a détourné son flux vital de consommateurs
suburbains. Ses entrées sont murées depuis 1979. L'asphalte du
parking se craquelle et redonne ses droits à la nature. À
l'intérieur, des lambeaux de l'imaginaire consumériste se
maintiennent isolés dans un paysage brut de fer, de béton et de
verre. Le design homogène d'autrefois est décoloré, brisé,
carbonisé. La chaîne symbolique qui unifiait ses boutiques est
partout rompue.
Les
malls
meurent-ils
plus vite qu'ils n'ont été bâtis ? En se transformant en parc
d'attractions et en concentrant l'imaginaire de la consommation
planétaire dans un seul espace, le Mall of America a pour l'instant
évité la désaffection qui touche, depuis les années 1990, la
plupart de ses semblables [70]. Le
Dixie Mall est vide depuis trente ans maintenant, le Regency Mall
(Georgie, 1978) depuis une dizaine d'années. D'autres malls
sont
aujourd'hui déserts, comme le Randall Park Mall (Ohio, 1976-2009),
ou détruits, comme le Mall of Memphis (Tennesse, 1981-2003). Depuis
les années 1990, les gangs de jeunes de Détroit, Houston ou Los
Angeles envahissent les bâtiments qui abritent tant bien que mal
quelque activité, obligeant les gérants à renforcer encore la
sécurité et à imposer des couvre-feux : le danger des downtowns,
refoulé à sa porte, réapparaît à l'intérieur du mall.
Avec l'exode récent des suburbs
vers
des downtowns
redevenus
attrayants et sécurisés et, plus récemment, la crise économique
mondiale de 2008, les malls
se
vident. Selon l'International Council of Shopping Center, un mall
sur
cinq a fait faillite depuis 2000 [71].
De
nombreuses boutiques ferment dans ceux qui restent. En 2007, pour la
première fois en cinquante ans, aucun shopping
mall n'a
ouvert sur le territoire de la première puissance économique
mondiale. Les États-Unis les ont vus naître, mais c'est là que les
malls
perdent
leurs meilleures enseignes et désemplissent, comme les centres-ville
il y a vingt ans. Cet autre mal du mall
touche
jusqu'à l'Orient : en Malaisie, l'un des plus grands malls
du
monde a lui aussi fermé. D'autres sont mort-nés, symboles de la
crise et de la spéculation immobilière. Inauguré en 2005, le South
China Mall (Dongguang, dans le Guandgong), le plus grand du monde,
demeure inoccupé à 80 %. Le mall
ne
montre-t-il pas son « vrai » visage lorsqu'il fait voir le travail
de la mort en lui ? Le vide inquiétant du Dixie Mall photographié
par Christopher W. Luhar-Trice donne l'impression d'une accélération
temporelle qui nous mène à l'ère postconsumériste d'une planète
dévastée [72]. John
Landis choisit d'ailleurs ce mall
pour
tourner une séquence de course-poursuite des Blues
Brothers (1980)
: irruption brutale d'un réel menaçant, les automobiles
habituellement tenues à l'extérieur s'introduisent dans l'édifice
avec violence, détruisant les boutiques et menaçant d'écraser les
visiteurs. Le film de zombies de Georges Romero, Dawn
of the Dead (1978),
fait revenir ses morts-vivants dans un shopping
mall.
Ce « lieu important dans leur vie », comme le dit un personnage, le
demeure dans la mort. C'est le seul et vrai paradis. Pour les
survivants, il représente d'abord une inespérée corne d'abondance,
puis un espace de jeu insolite et, enfin, leur propre tombeau (dans
la première version du scénario, les deux rescapés ne s'enfuient
pas, mais se suicident de manière à ne pas ressusciter en zombies).
L'imaginaire cinématographique se montre étonnamment sensible au
réel destructeur qu'on a voulu chasser du mall.
Un autre film d'épouvante, de moins bonne facture, The
Phantom of the Mall (1989,
Richard Friedman), joue sur un canevas quasi mythologique. Eric passe
pour mort dans l'incendie mystérieux de sa maison familiale. La
figure à moitié brûlée, il se cache dans la structure du mall
bâti
sur le même emplacement. Revenu pour régler leur compte aux vivants
qui ont assassiné sa famille, il succombe dans le brasier final du
centre commercial, entraînant dans sa mort les gérants véreux et
leurs flics infâmes. Ce héros sans visage, qui développe dans
l'ombre des pouvoirs exceptionnels, incarne la revanche des vaincus,
dont la vie a été ruinée par des promoteurs avides. Sur un ton
plus anodin, la comédie de Paul Mazursky, Scenes
from a Mall (1991),
expose elle aussi l'envers du décor, la décrépitude derrière une
façade paradisiaque. Dans ce lieu enchanté qui mélange
indifféremment les cultures du monde pour le plaisir des bourgeois
californiens, un couple incarné par Woody Allen et Bette Midler se
déchire brutalement, sous les accusations de zombification du mari.
Le partage des biens du divorce à venir se fait au son des mariachis
qui entourent les amoureux comme dans un voyage de noces. Par un
retournement du dispositif, nos trouble-fêtes se réconcilient avec
lubricité dans un cinéma désert pendant qu'on assassine quelqu'un
à l'écran. Une scène de Salaam
Bombay sert
ainsi de décor à une soudaine poussée du désir.
Difficile
de trouver un quelconque potentiel subversif dans les malls tant
que ceux-ci ne sont pas à l'état de ruines ou déserts, tant que
leur plénitude symbolique ne s'est pas effondrée en vestige
allégorique. C'est la ruine qui récupère la magie du mall,
qui donne sens à la poésie de Baudelaire. La magie blanche, qui
s'éteint doucement, des fantasmagories marchandes libère alors la
magie noire des fantasmagories surréalistes. Sans mall en
ruine, pas de poésie politique, pas de politisation de la poésie.
Or c'est bien ce qui se passe avec lesdits dead
malls.
Les chercheurs qui les recensent
[73] ont
mis le doigt sur l'énergie surannée de ces centres commerciaux
déchargés de toute utilité et qui ne présentent plus que leur
imaginaire fané, d'un côté, et leur structure brute, de l'autre.
Dans le fer rouillé, le béton fissuré et le verre brisé d'un
bâtiment abandonné, la splendeur d'une civilisation qui aurait pu
se déployer là se montre avec une intensité intermittente, ainsi
que la possibilité du nouveau. Elle s'associe à l'inquiétude du
lieu, réinvesti par les crimes et les perversions refoulées.
Marc
Berdet
Fantasmagories
du capital
L'invention
de la ville-marchandise
Editions
ZONES
2013
E-book
en accès libre :
LIENS
Mall Hall of Fame
PLANS et Photographies de Centres commerciaux :
(Thk !)
Photo Victor GRUEN
NOTES
[1]
Patrick Romero | The Dawn of the Dead (Zombie) (1978)
[2]
Prospectus | Mall of America©
[3]
Victor Gruen | Introverted Architecture |Progressive
Architecture | 1957
[4]
Victor
Gruen | Speech
at Memorial Art Gallery, Rochester,
New York |
septembre 1950 | Speeches
of V. Gruen.
Victor Gruen utilise le même discours le 4 septembre 1958.
[5]
Pour cela, il s'inscrit dans la tradition des premiers centres
commerciaux qui se destinaient à servir la communauté :
Country Club Plaza dans le Missouri (1922), que son concepteur
Nichols a pensé sur le modèle de l'English Garden City ; Upper
Darby Center à Philadelphie (1927) ; River Oaks Center à
Houston (1937).
[6]
Victor Gruen | Center
for the Urban Environment, Survival of the Cities
| New York, Van Nostrand Reinhold | 1973.
[7]
Victor Gruen | Shopping
Towns USA, The Planning of Shopping Centers |
New-York, Reinhlod | 1960.
[8]
Gurney Breckenfeld | Columbia
and the New Cities
| New York, Washburn | 1971.
[9]
« A
break-trought for two-level shopping centers : two-level
Southdale »
| Architectural
Forum |
décembre 1956.
[10]
Victor Gruen | Shopping
Towns USA
| op. cit.
[11]
Pour le Bergen Mall, cf. Lizabeth Cohen, « Commerce :
reconfiguring community marketplaces », A Consumer's Republic.
The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Aldred
A. Knopf 2003.
[12]
Victor Gruenet & Larry Smith | « Shopping centers :
the new building type » | Progressive Architecture | 1952.
[13]
Victor Gruen, Shopping Towns USA, op. cit.
14]
« Town East : the integration of shopping and
entertainment », Architectural Record, 1970.
[15]
cf à ce sujet Helmut Gruber, Red Vienna. Experiment in Working-Class
Culture, 1919-1934 | 1991.
[16]
Victor Gruen | Center
for the Urban Environment. Survival of the Cities
|1973
[17]
Victor Gruen |
The Heart of Our Cities. The Urban Crisis, Diagnosis and Cure |
1964.
[18]
Cité par Walter Guzzardi Jr, « An architect of environment »,
Fortune janvier 1962.
[19]
Jeffrey Hardwick, Mall Maker, op.. cit.
[20]
Le Bauhaus (1919-1933) était une école d'architecture et d'arts
appliqués basée à Weimar en 1919, à Dessau en 1933 et à Berlin
pendant les derniers mois de son existence. Fondée par Walter
Gropius qui la dirigea jusqu'en 1930, elle fut ensuite dirigée par
Ludwig Mies van der Rohe, autre chantre du modernisme fonctionnel en
architecture.
[21]
Déclaration du Novembergruppe
en 1919, un collectif d'artistes sympathisants de la révolution
russe. Parmi les membres de cette entreprise de « réjouissance »
des masses, Bruno Taut lance aussitôt « la chaîne de verre »
un projet d'inspiration messianique nourri aux rêves utopiques de
Paul Scheerbart.
[22]
Walter Gropius, « Was ist Baukunst ? », in Hartmut
Probst et Christian Schädlich, Walter Gropius, Berlin 1988.
[23]
Selon l'expression d'Oskar Schlemmer dans cette lettre de 1922, cité
in Kenneth Frampton, L'Architecture moderne. Une histoire critique.
2006.
[24]
Walter Gropius, « Programme de l'école du Bauhaus de Weimar »
1919.
[25]
Victor Gruen, « The Sad story of shopping centers », Town
and Country Planning, 1978.
[26]
L'usage d'un mall, in Peter Jackson, « Domesticating the
street. The contested spaces of the hight street and the mall »
1998.
[27]
Nous nous sommes fondé sur le classement du shopping center studies
at eastern Connecticut State University, mis à jour le 5 avril 2011.
[28]
Graceland est l'ancienne maison d'Elvis Presley, aujourd'hui musée
et mausolée accueillant plus de 6000.000 visiteurs par an. Elle a
été classée en 2006, parmi les National Historic Landmarks.
[29]
Si l'on croit la brochure, cela n'a pas changé depuis la monographie
d'Eric nelson qui signale l'article. Eric Nelson, Mall of America.
Reflections of a Virtual Community. 1998. Ce livre constitué par les
« réflexions » de l'auteur au gré des promenades se
révèle au demeurant assez décevant. Il livre peu d'analyses et
reste peu critique.
[30]
Selon la disticntion effectuée par l'International Council of
Shopping Centers : www.icsc.org/
[31]
Marc Augé, Non-Lieux, 1992.
[32]
A Paris ou en Californie, Disneyland en effet, se compose de
plusieurs lands distincts : Fantasyland, Frontieland, etc. Et de
plusieurs secteurs significatifs : la Central Station près de
l'entrée, la grotte des pirates ou encore le square de la
Nouvelle-Orléans. On peut facilement faire ressortir quatre lieux :
le monde réel ; un univers de rêve qui s'y oppose ; le
monde du passé ; celui du futur. La ligne de chemin de fer
encercle et clôture l'ensemble, qui est donc autonome et fermé sur
lui-même. Et au milieu, la marchandise où convergent les récits
légendaires de chacun des lieux.
[33]
Pour la description qui suit, je me suis appuyé sur les dossiers de
presse, les visites virtuelles du site Internet Mall of America, le
travail de terrain effectué par l'artiste Brian Bixby (prises de
vue, de son et video), avec lequel je travaille depuis plus d'un an
pour des projets communs...
[34]
L'Ontario Mills Mall possédait d'ailleurs un diorama spectaculaire.
[35]
C'est la version régionale de Nature Company, l'équivalent
américain de Natures et Découvertes en France.
[36]
nous menons ce matériel ethnographique de Jon Goss à des
conclusions quelque peu différentes. Jon Goss « once-upon-a-time
in the commodity world », op. cit. » L'ensemble mensonger de
signifiants locaux constitue un alibi pour l'origine de la
marchandise, transformée en son contraire.
[37]
mark Gottdiener, The Theming of Amrica. Ce livre, qui contient
d'excellentes analyses souffre toutefois d'un élargissement excessif
de son concept de theming, qui en dilue la force et la signification
et va jusqu'à englober son anti-thèse : certaines
sous-cultures rock se rapprocheraient de leur parodie Hard rock café,
Le Corbusier serait précurseur du thème « technologie »,
le Bauhaus avant-coureur des intérieurs à thème, et des
architectes comme Libeskind représentants du thème « représenter
l'irreprésentable » par exemple la Shoah). Il nous semble que
si l'on élève au concept rigoureux de fantasmagorie, le theming
postmoderne se construit contre l'architecture moderniste,
fonctionnelle et hypnosignifiante de Le Corbusier et du Bauhaus, et,
par l'horreur du vide qui leur est constitutive, contre
l'architecture de l'absence qui suggère en négatif un traumatisme
historique. Il agit aussi, en les rendant inoffensives, contre la
vivacité des sous-cultures qui, comme Dick Hebdige l'a montré,
peuvent retourner les significations contre elles-mêmes pour
critiquer l'aliénation présente(la culture punk, par exemple).
[38]
Les manuels de référence insistent beaucoup sur ce mobilier
vertical qui doit inciter à monter. A l'époque du Mall of America,
on pouvait lire cela dans le livre qui faisait alors autorité de
Barry Maitland, Shopping Malls. Plannine and Design, 1985.
[39]
Explore Minnesota, Local Charm a Minnesota Jewelry Studio.
[40]
Simple Times, Opa !
[41]
Old Vine Wine & Spirits.
[42]
A love from Minnesota.
[43]
Edmund Mander, « Mall of America is not a public forum, court
rules », 1998.
[44]
En 1946, un tribunal d'Alabama donne raison à un témoin de Jehovah
qui veut faire du prosélytisme dans la ville privée de Chickasaw.
Cela fait jurisprudence pour les premiers malls, dix ans après.
[45]
Arizona, Connecticut, Géorgie, Illinois, Iowa, Michigan, Minnesota,
New York, Caroline du Nord, Ohio, Oregon, Caroline du Sud,
Pennsylvanie et Wisconsin.
[46]
Californie, Colorado, Massachusetts, New Jersey, Dakota du Nord et
Washington.
[47]
Il avait autorisé un politicien à faire campagne dans le Bergen
Hall en 1983 et permis à des opposants à la guerre du Golfe de
tracter dans 10 malls de la région en 1994.
[48]
William Kowinski, The Malling of America, 1985.
[49]
Edmund Mander, Mall of America », art.
cit.
[50]
Cité in Margaret Crawford, « The World in a shopping mall »,
art. cit.
[51]
Pendant un moment, les malls n'avaient pas d'horloge, de manière à
suggérer une suspension du temps. Puis on installa des horloges
« traditionnelles » signalant un autre rapport au temps
détaché de la vie quotidienne.
[52]
John Hopkins, « West Edmonton Mall : landscapes of myths
and elsewhereness » Canadian geographer, 1990.
[53]
Scène du mall d'Elisabeth en Australie, observée par M. Pressdee
« Agony or Ecstasy » 1986.
[54]
Nadine Beddington, Design for shopping centres, 1982.
[55]
William Kowinski, op. cit.
[56]
Edward Barnes, « Can't get there from here », Time
Magasine, 1996.
[57]
Certains malls s'adressent explicitement aux classes supérieures,
d'autres aux minorités [Mercado de Phoenix, mall Gropius à Berlin).
[58]
Témoignage recueilli par Peter Jackson, art. cit.
[59]
Pour la description de ce mall, cf John Fiske, op. cit.
[60]
Le Willow Grove Mall notamment.
[61]
Walter Benjamin, Paris,
capitale du 19e siècle.
[62]
Ibid
[63]
James Rouse, « Must shopping centers ba inhuman ? »
Architectural Forum, 1962.
[64]
Howard Gillette, « James Rouse and American city planning »,
Architectural Forum, 1962.
[65]
James Rouse.
[66]
Bernard J. Frieden et L. B. Sagalyn, Dowtown, Inc. How America
Rebuilds Cities, 1989.
[67]
Penelope Lemov, « Celebrating the city », 1984.
[68]
On trouve quelques exemples et des conceils de cette « reconversion »
dans un livre récent : Ellen Dunham Jons, Retrofitting
Suburbia, 2009.
[69]
Le nom reste cependant en anglais : Castel Romano Designer
Outlet (2006).
[70]
Les méga-malls tendent généralement moins à la désaffection,
même si certains ferment tout de même.
[71]
Aux Etats-Unis. Cf ibid et www.icsc.com
[72]
Christopher W. Luhar-Trice, Aesthetics of Abandonment, 2008.
[73]
Sur le site www.deadmalls.com.
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