MALL | Centre Commercial




LIFE Magazine | 1954 | Northdale


Les premiers centres commerciaux modernes américains étaient-ils "socialistes", s'interroge Marc Berdet, auteur des Fantasmagories du capital.  

En effet, en 1954, 74 % de la population des USA résident dans les banlieues [suburbs], vastes océans de lotissements de résidences et de gated communities, conséquences de l'avidité des entrepreneurs, des spéculateurs, et du système automobile - réfrigérateur - téléphone - télévision. Les edge-cities, outer-cities et autres exurbs, se forment, villes-territoires sous-équipées n'ayant aucun lien organique avec les lointains centres-villes. L'architecte américain Victor Gruen et son associé Larry Smith inventeront alors les malls modernes, une concentration de magasins mais également d'équipements publics, censée offrir aux habitants des immensités résidentielles, un centre de vie, un « condensateur social »,  mis en valeur par une architecture de qualité.

Le texte de Marc Berdet, que nous publions ici, n'indique pas que Gruen a été également le concepteur, et le plus fervent adepte des rues piétonnes aux USA, principal instrument d'embourgeoisement de quartiers pauvre ou populaire, sous l'égide de l'Urban Reneval et qu'il joua un rôle considérable, avec son associé Larry Smith [une succursale est ouverte à Paris], au sein de l'administration française des années 1960, pour la conception des premiers centres commerciaux régionaux (notamment des villes nouvelles) [Parly 2, Evry, etc.]. Ici, le socialisme de Gruen peine à nous convaincre, même si en 1978, dans un article intitulé « La triste histoire des centres commerciaux » il critiqua vivement les transformations - dont le gigantisme mercantile [le mal des malls...] - des premiers malls "sociaux".

Marc Berdet
Fantasmagories du capital
L'invention de la ville-marchandise
Editions ZONES
2013

Gropius au Mall Of America

« — Qu'est-ce diable que cela ?
Cela a l'air… d'un centre commercial. L'un de ces grands ensembles couverts.
Oh mon dieu ! […]
Mais que font-ils ici ? Pourquoi viennent-ils ici ?
Une sorte d'instinct, de mémoire… de ce qu'ils avaient l'habitude de faire. C'était un lieu important dans leur vie [1].»
Zombie

« There is a place for fun in your life [2]. »



VICTOR GRUEN, 

OU LA PRÉHISTOIRE DU MALL


Victor Gruen (1903-1980) invente en 1956, à Southdale dans le Minnesota, le premier centre commercial à l'architecture « introvertie [3] ». Ce bâtiment clos sur lui-même et climatisé marque l'origine des grands temples de la consommation. Son créateur n'adhère pourtant ni à l'esprit consumériste ni à son esthétique. Ce juif né à Vienne juge que, dans l'Amérique où il se trouve en exil, l'esthétique commerciale dévaste l'environnement. Gruen raconte une vision dont il fut saisi un soir, assis en terrasse sur la Piazza San Marco à Venise : des voitures américaines apparaissent tout à coup dans le joyau de la Renaissance italienne, puis un embouteillage, des panneaux publicitaires, des enseignes, le tout dans un vrombissement continu : des baraques poussent autour du campanile — une station-essence, un stand à hamburgers et des cabines téléphoniques. Des fils électriques sont tendus d'un bout à l'autre comme une toile d'araignée. Des lumières fluorescentes s'embrasent, submergeant le clair de lune. De la grande pendule sur la tour surgit une lumière au néon disant : « LA PAUSE QUI RAFRAÎCHIT. » Les quatre chevaux de bronze du dôme rougeoient soudainement pour recommander une marque d'essence [4].

Pour cet héritier du modernisme élégant du début du XXe siècle, une telle « transformation cauchemardesque » de la place serait le couronnement de l'avilissement de l'humanité par l'industrialisme le plus brut. Il faut inverser ce processus et transformer le paysage américain en décor européen. En 1954, Gruen avait déjà construit sur ce principe un centre commercial à ciel ouvert à Northland dans le Michigan. Un design « scientifique » y avait éliminé tous les signes « affreux » de l'équipement industriel moderne : cheminées, câbles, conduits d'aération, etc. À leur place, une esthétique prémoderne inspirée des galeries couvertes du XIXe siècle de Londres (Burlington) et de Milan (Galleria Victorio Emanuele) livrait une version irénique de la rue. Les noms des différentes parties du bâtiment donnaient à l'atmosphère une coloration médiévale : d'augustes sculptures se montraient dans des « cours » grandioses, des fontaines jaillissaient sur des « terrasses » ensoleillées (avec eau potable), des restaurants élégants bordaient des « ruelles » charmantes. Le piéton s'y promenait librement dans des « allées » (en anglais : mall) bucoliques et verdoyantes. Gruen entendait redonner aux habitants des banlieues le goût de la nature, mais aussi celui de la ville. Cité miniature, Northland visait à répondre à tous leurs besoins culturels et sociaux. Cet espace de 130 000 m² comprenait aussi un commissariat, une infirmerie, une poste, une banque, des espaces de jeu pour les enfants, divers lieux de repos, un théâtre et même une chapelle [5].




LIFE Magasine | n° 37 1954 | Northdale













Victor Gruen & Larry Smith | Northdale | 1954

En 1956, à Southdale, Gruen poursuit le même projet : revivifier la vie sociale des suburbs. L'inventeur du mall veut en effet faire du centre commercial le centre névralgique des banlieues exsangues :
« Nous pouvons restaurer le sens perdu de l'engagement et de l'appartenance, prophétise-t-il. Nous pouvons contrer le phénomène de l'aliénation, de l'isolation et de la solitude et parvenir à un sens de l'identité.» Comment ? Par le centre commercial, qui doit « remplir le vide laissé par l'absence de points de cristallisation sociaux, culturels et civiques dans nos vastes étendues suburbaines ». [7]

Posé dans la banlieue de Détroit, le bâtiment ressemble, du dehors, à un bunker blanchi par le soleil. À l'intérieur, c'est un monde de rêve, où rien ne rappelle la grisaille des banlieues modernes. Combinant fonctionnalisme moderne et élégance classique, le Viennois dramatise les contradictions de son maître, Adolf Loos. Ce dernier voulait des façades lisses, fonctionnelles, sans ornements, et concevait à l'inverse des intérieurs chauds et subtilement décorés. Mais l'esthétique de Gruen n'en reste pas à la théâtralisation d'un paradis perdu. Elle constitue aussi l'enveloppe de nombreuses fonctions sociales. L'architecte veut des ambiances de fête de village qui, comme dans les villes méditerranéennes, peuvent tolérer quelques excès. Les contemporains y observent non sans raison une « atmosphère de genre carnavalesque » [8]. Le bâtiment héberge même le bal annuel de la Minneapolis Symphony.


LIFE Magasine | décembre 1956 | Southdale







Victor Gruen & Larry Smith | Southdale | 1956

Par un système d'air conditionné, Southdale acquiert une autonomie climatique totale. C'est ce caractère technique qui en fait, en 1956, le premier shopping mall de l'histoire. Maintenu à température constante, cet espace de 120 000 m² semble se trouver sous des latitudes tropicales : grâce au contrôle de la température, les « sculptures, terrasses, boîtes aux lettres en marbre de la poste locale, kiosques avec mosaïques, boutiques à cigares indiens » voisinent désormais avec des magnolias, des orchidées, des azalées, des palmiers, « un eucalyptus de 42 pieds, une cage comprenant des petits oiseaux aux plumages colorés » et « un véritable zoo » [9]. Il s'agit d'enrichir le rapport des modernes à leur environnement, bien souvent limité à un carré de pelouse et un animal domestique. Le mall rappelle une nature dont l'habitant des banlieues se trouve bien souvent coupé : ses plantes exotiques représentent un échantillon des richesses oubliées du monde. Aucun récit mythologique primitif n'est cependant déployé. La nature est ici le négatif d'un rapport tronqué à l'environnement, mais aussi la promesse d'une autre relation à celui-ci. Gruen, qui dit vouloir étendre le plus possible la « palette des expériences humaines et des expressions urbaines » [10], souhaite en réalité éduquer les sens à une autre écologie naturelle et sociale.

Ses bâtiments font des émules. En 1957, on compte aux États-Unis près de 1 000 centres commerciaux et shopping malls, dont beaucoup suivent son « architecture environnementale », qui intègre le commerce et la vie communautaire. Le Bergen Mall (New Jersey) [11] érigé cette année-là, n'héberge pas seulement des boutiques de luxe et d'élégants restaurants. Les habitants viennent aussi y chercher des fruits et légumes, du pain et des pâtisseries, des livres, des jouets, des médicaments, des sonotones, des outils de jardin, de la quincaillerie ou des pneus. On peut déposer son linge à la laverie et se faire raser par un barbier, donner ses chaussures ou ses vêtements à réparer, poster son courrier, dupliquer ses clés, patiner, laisser les enfants à la garderie et assister à une représentation théâtrale, négocier un prêt, faire du courtage, préparer ses vacances, acheter une maison, suivre un cours de gym, de danse ou de langue, jouer au bowling et même aller à la messe.

Le mall reprend ainsi le meilleur de la ville et de la campagne, de la vie publique et de la vie privée, l'horizon jamais atteint des banlieues. L'architecte viennois et ses héritiers ne construisent pas leurs malls en ligne, selon le modèle américain, mais en grappe, à l'exemple des vieilles cités d'Europe. Il s'agit moins de « centres » construits sur le modèle du plan quadrillé typiquement états-unien que d'agglomérats évoquant un lacis de ruelles italiennes. Implantés en banlieue et tournés vers la nature, ils ne s'opposent pas à la ville, mais l'incarnent dans sa pureté. Leur esthétique promet « la variété sans la confusion, des couleurs bigarrées mais non criardes, la gaieté sans vulgarité » [12]. Leur atmosphère métropolitaine fait pâlir le centre américain. En comparaison de Southdale, Minneapolis paraît confinée et provinciale. Selon les contemporains, le mall est plus downtown que le downtown lui-même.

Les premiers malls constituent en effet de vrais espaces publics, avec des candidats politiques en campagne, des antennes municipales et même des associations militantes. Avec ses allures d'intérieur bourgeois, le mall peut, selon son inventeur, fournir « l'espace et l'opportunité de la participation dans la vie communautaire moderne que l'ancienne agora grecque, la place du marché au Moyen Âge et nos propres centres-ville fournissaient par le passé. » [13] Il faut inciter au renouveau de la culture civique. À Northland et à Southdale, des auditoriums permettent d'animer la vie politique locale. Au Bergen Mall, des salles spécifiques abritent des manifestations électorales. Un journaliste décrit en 1970 le Town East Center (Texas) comme un terrain de base-ball sur lequel s'élève un « salon public couvert ». [14] L'interpénétration du ludique et du social, de l'économique et du politique, redouble celle du public et du privé. L'esthétique « européenne » des premiers malls abrite à la fois l'économie domestique, la culture et la politique de la ville classique.


UNE INVENTION SOCIALISTE ?



Un spectre hante le premier mall du Minnesota : celui de « Vienne la Rouge ». [15] Gruen vient de Vienne et il n'a cessé, même dans son exil américain, de l'admirer. La ville, dirigée par les socialistes de 1919 à 1934, représente toujours à ses yeux, en 1973, l'« exemple éclatant du progrès social illustré par d'immenses programmes de logements sociaux et de grandes réalisations dans les domaines de la santé publique et de l'aide sociale». [16] Le plus pauvre peut engager librement la conversation avec le plus riche dans l'un de ses cafés animés à l'ambiance égalitaire [17].

Dans les années 1920, le jeune Gruen, fervent partisan du socialisme, s'y est produit comme artiste de cabaret, composant des chants satiriques et jouant ses pièces politiques. « J'étais au centre du mouvement révolutionnaire — interprétant et écrivant des reportages sociaux pour les petits théâtres, très anti-Hitler, anti-Dolfuss, anticlérical », écrit le déraciné non sans nostalgie [18]. L'apprenti-architecte participe aussi à des programmes municipaux. En 1925, il dessine un projet de logement collectif nommé « Le palais du peuple ». Les habitants y partagent les cuisines, les sanitaires, les salles à manger et les écoles avec leurs voisins. Cette centaine d'unités résidentielles veut instituer de nouveaux liens de solidarité [19].



La Vienne socialiste et, plus globalement, le communisme de Weimar reprenaient dans leurs projets urbains les mots d'ordre énoncés par des artistes politisés, eux-mêmes influencés par la révolution russe. Gruen n'a pas oublié l'édifice de Dessau, celui de l'école du Bauhaus que Walter Gropius (1883-1969) réalisa en 1926. [20] Ce bâtiment symbolise le sommet architectural de l'engouement socialiste de l'époque, où s'exprime toute la dimension utopique du premier modernisme. On y mange, on y dort, on y travaille, on s'y amuse, et cela sans distinction de classe, dans une société réconciliée, à l'architecture pratique, à l'urbanisme unitaire, et dans un esprit communautaire. Le bâtiment du Bauhaus matérialise le dépassement de la division capitaliste du travail. Séparés selon leurs fonctions, mais suivant une logique de complémentarité, les bureaux d'administration, le bloc des salles de cours, le cube vitré des laboratoires et l'édifice en hauteur des logements étudiants se trouvent reliés par un parcours continu. L'édifice forme, tout comme bien plus tard le premier shopping mall, une ville en miniature, réunissant en un seul flux lieux de résidence, de travail, d'apprentissage et de détente. La circulation urbaine défile sous l'aile des bureaux, qui raccorde les laboratoires et les salles de cours. Elle passe sans déranger l'ensemble, annonçant l'intégration de la ville globale à cette harmonie régionale. Toute fonction se voit parfaitement intégrée selon une cohérence formelle planifiée par les architectes qui s'affirment aussi artistes.

Inspiré par le « théâtre total » du dramaturge radical Piscator (1893-1966), Gropius vise la fusion sociale de la technique et de l'architecture : Poussés par la conviction qu'il est nécessaire d'exploiter la révolution politique pour libérer l'art de dizaines d'années de discipline militaire, un groupe d'artistes et d'amateurs d'art de cette opinion s'est constitué […]. L'art et le peuple doivent former une unité. L'art ne doit plus être le privilège de quelques-uns, il doit, au contraire, toucher les masses et les réjouir. Le moyen pour y parvenir est l'alliance de tous les arts sous le protectorat d'une grande architecture. [21]

Gropius enjoint les artistes à détruire l'art de salon et ses images laborieuses pour « entrer dans les bâtiments, les bénir de couleurs féeriques, sculpter des pensées sur les murs vierges et construire en imagination, sans se soucier des difficultés techniques ». [22] Le programme fondateur du Bauhaus réaffirme cette volonté créatrice de l'homme. Par ses visées politiques, l'architecte élève la grâce de l'imagination au-dessus de la technique. Il édifie la « cathédrale du socialisme ». [23]

Formons donc une nouvelle corporation sans cette prétention qui sépare les classes et souhaite ériger un mur arrogant entre artisans et artistes ! Désirons, imaginons, créons ensemble la nouvelle architecture de l'avenir qui sera tout dans une seule forme, architecture et sculpture et peinture, et par laquelle des millions de mains d'ouvriers se dresseront un jour dans le ciel, symbole cristallin d'une foi qui vient. [24]

Le jeune Gruen, qui se marie en 1930 dans l'uniforme du Parti, souhaitait lui aussi unir les ouvriers dans une architecture qui préfigure la société sans classes. Mais ce rêve, celui de sa jeunesse européenne, le Mall of America, son descendant dégénéré, le met en pièces. Victor Gruen souhaitait que son bâtiment climatisé forme le centre d'un rayonnement communautaire étendu à toute la banlieue d'Edina. Le projet du Viennois était bien celui d'un urbaniste : le premier mall devait contribuer à financer le développement de la zone, avec des logements, des bureaux, des parcs, un lac, un centre médical, des routes et des écoles. On allait réunir des individus de toutes les races et de toutes les classes, sans ségrégation ni pauvreté, réconcilier chacun avec son voisin, réunir les hommes pour une action politique, les rassembler devant un spectacle, leur faire vivre le quotidien en bonne entente, un peu comme dans un phalanstère, du petit déjeuner jusqu'au bal. L'hypothèse est restée à l'état de vœu pieu, fragment d'une conception globale de la ville réduite au destin d'une pure idéologie.


LA TRISTE HISTOIRE DU MALL



Le nombre de malls atteint près de 4 000 en 1963, 18 000 en 1976 et 22 000 en 1980. Mais la plupart d'entre eux bannissent les activités non commerciales qu'on voyait encore à Northland, à Southdale et à Bergen. Un journaliste remarqua un jour, à propos de ce dernier, qu'il ne manquait que les pompes funèbres. Son cynisme l'avait mis sur la bonne piste : on éjecte progressivement toutes les activités relatives à la mort et au vieillissement des objets. Cordonnier, teinturier et laveries automatiques disparaissent. L'Armée du salut n'a plus droit de cité et les permanences sociales ont fermé depuis belle lurette. Lorsqu'ils ne sont pas supprimés, les téléphones se trouvent limités aux appels sortants et confinés dans les sous-sols — tout comme les toilettes. L'eau des fontaines n'est plus potable.



En 1978, Gruen écrit un article intitulé « La triste histoire des centres commerciaux ». [25] Il y déplore la dégradation systématique qui a accompagné la formidable expansion des malls depuis les années 1950. « Seules les caractéristiques qui engendraient du profit ont été copiées », note-t-il dépité. Northland et Southdale s'édifiaient sur la base d'une certaine « philosophie sociale ». Mais « trente ans d'avidité financière ont dégradé l'idée et les nombreuses villes qui les ont bâtis ». À Southdale, les boutiques se voulaient homogènes pour éviter la ségrégation entre les usagers. Leur design sobre et élégant signifiait qu'elles étaient ouvertes à tous et offraient le meilleur à chacun. Leur accès restait cependant limité par la sélection effectuée à l'entrée du centre. Seules des familles aux revenus suffisants pénétraient dans ce bâtiment qui prétendait faire tomber les barrières de classe. Malgré la « philosophie sociale » de Gruen, Southdale restait un mall pour les Blancs dans un quartier de Blancs issus de la classe moyenne.

Aucune de ses idées environnementales ou humaines n'a trouvé le début d'une application, déplore l'architecte trente ans après. Tout l'espace bâti se soumet désormais à l'inhumaine dérive fonctionnelle de son cauchemar. Et Gruen de prendre l'exemple de la Vienne contemporaine, sa ville autrefois modèle devenue symbole du désastre : à la fin des années 1970, les « machines commerciales » se sont si bien développées au sud de la capitale autrichienne que le centre périclite, et avec lui les vingt-trois districts environnants, où ferment des milliers de boutiques. L'urbanité cannibale a fait son travail : il n'est désormais plus possible de se rendre au coin de sa rue pour faire ses emplettes, d'y croiser toutes sortes de gens et d'y faire des « expériences » comme dans un véritable centre.

Tout ce que l'humanité a perdu dans les villes se trouve, dans les galeries marchandes, simulé au second degré. Si la philosophie sociale, qui avait soutenu le premier shopping mall, disparaît totalement chez ses héritiers, les éléments visuels, eux, s'y trouvent recyclés et systématisés à grande échelle. Les visiteurs interrogés ont bien conscience qu'il s'agit là d'un simulacre de la ville, mais ce n'est que par lui qu'ils jouissent. « Ce n'est pas, vous savez, la petite rue où les femmes… allaient à l'école avec les gosses, lorsqu'elles partaient faire les courses ensemble, ce n'est vraiment pas comme ça du tout. » [26] Ils se rappellent avec nostalgie la vie de la rue, conscients de l'artificialité du mall. Ils déclarent préférer la ville, plus spontanée. Mais ils ne pratiquent en réalité que lemall. Situation typique du fétichiste, que l'univers des fantasmagories reproduit : « Je sais bien que le mall n'est pas un espace public, mais quand même… (je ne peux plus jouir que par lui). »

Dans le mall des années 1970-1980, tout ce qui rappelle la matérialité de la marchandise hors du circuit de la consommation est éliminé. Son monde « merveilleux » nie le paysage urbain qui se déploie autour, mais n'offre aucune commodité pour le quotidien. Il rejette ces usages sociaux en même temps que l'esthétique des banlieues. Lorsqu'il fait mine de s'approcher des institutions religieuses, c'est pour les tourner en dérision. Au Mall of America (1992), la Chapel of Love n'organise pas de messe, mais des parodies de mariage dignes de Las Vegas. À True Religion Brand Jeans, la religion n'est là que pour lever la culpabilité qui pèse sur l'achat de pantalons profanes.

Centré sur la marchandise, le mall refuse aussi tout danger, naturel ou non. Les insectes non désirés dans son gigantesque biotope sont systématiquement traqués, accidents et déviances sont tus et, parmi les signalisations obligatoires, les sorties incendie demeurent dissimulées derrière les plantes exotiques. Le malla expulsé tout sens pratique. L'esthétique de Gruen, qui rendait possibles des rencontres humaines et s'accordait avec un certain nombre de fonctions sociales et politiques, n'est plus qu'un alibi pour la marchandise.


DES « LIEUX » POSTMODERNES


Dans les années 1980-1990, face à une concurrence accrue, les shopping malls cherchent à se distinguer les uns des autres. Leur design se singularise et se systématise dans des « méga-malls », qui poussent aujourd'hui sur toute la surface du globe. Les promoteurs y créent de toutes pièces des villages italiens, vitrines viennoises, boulevards parisiens, gares new-yorkaises, haciendas mexicaines, déserts marocains, forêts subsahariennes, mais aussi des biotopes tropicaux et sous-marins.

Le premier du nom est le West Edmonton Mall, érigé dans la province canadienne de l'Alberta en 1981, longtemps le plus grand du monde. Le Dubaï Mall atteint la même superficie commerciale en 2008 : 350 000 mètres carrés. Mais ce sont les giga-malls chinois et philippins qui se maintiennent depuis quelques années en tête de liste : South China Mall dans le Dongguan (2005, 660 000 m²), Golden Ressource Mall à Pékin (2004, 560 000 m²), Mall of Asia à Pasay City, aux Philippines (2006, 386 000 m²). Avec « seulement » 260 000 m², le Mall of America, champion aux États-Unis, se voit doublé par ses frères d'Asie : City North EDSA à Quezon City (Philippines, 1985), Megamall de Mandaluyong City (Philippines, 1991), Berjaya Times Square à Kuala Lumpur (Malaisie, 2005), Beijing Mall à Pékin (2005), Grandview Mall dans le Guangzhou (2005) et City Cebu (Philippines, 1991). Peu de malls atteignent de telles tailles en Europe, un continent peu pourvu en grands espaces (ils s'y développent d'ailleurs plutôt en hauteur ou en profondeur, comme aux Halles, dans le centre de Paris). C'est en Europe orientale, à Istanbul, que le Cevahir (2005, 348 000 mètres carrés) passe devant les Britanniques Gateshead (1986, 194 000 mètres carrés) et Meadowhall (1990, 140 000 mètres carrés). Les giga-malls prospèrent, en revanche, en Thaïlande, en Corée du Sud, en Colombie et au Brésil. [27]

Le Mall of America n'est donc pas le plus grand du monde. Mais il accueille le plus de visiteurs. Le New York Times s'étonne en 1992 que le Grand Canyon, Disneyland et Graceland [28] réunis ne parviennent pas à faire autant d'entrées. Cela n'a pas changé depuis. [29] Son nom et son emblème — un astre aux couleurs de l'Amérique filant sur un ciel étoilé — disent sa prétention à condenser l'imaginaire commercial étasunien, qui s'est diffusé au monde entier durant la seconde moitié du XXe siècle. Avec son parc d'attractions, il demeure architecturalement parlant une référence pour la plupart des malls d'aujourd'hui, qu'ils soient régionaux (à partir de 37 000 m²) ou « super-régionaux » (à partir de 74 000 m²). [30]

Contre l'inaptitude du modernisme au paysage de l'étalage, le shopping mall réintroduit, aux côtés des parcs à thème, et aujourd'hui des villes à thème, une forte dimension symbolique qui semblait perdue depuis les cathédrales et les places du marché de l'époque féodale. Le plan de masse du Mall of America concrétise ainsi des oppositions spatiales : nature, modernité, technique et tradition. Mais aussi temporelles : éternité, présent, futur et passé. Il ne semble pas exagéré de distribuer le mall en quatre espaces-temps distincts :
au sud, l'espace de la modernité et le temps du présent ;
au nord, l'espace de la nature et le temps de l'éternité ;
à l'est, l'espace de la technique et le temps du futur ;
à l'ouest, l'espace de la tradition et le temps du passé.
Ce qui saute donc aux yeux dans ces fantasmagories postmodernes, c'est leur polarisation logique entre plusieurs espaces-temps, ici quatre, qui composent leur espace réel. On pourrait aussi parler de « lieux », espace-temps homogènes et hautement signifiants, un peu comme les « lieux » anthropologiques de Marc Augé, qui s'opposent aux « non-lieux » symboliquement pauvres, généralement modernes (ou, pour mieux dire, modernistes : échangeurs d'autoroutes, centres de rétention, supermarchés fonctionnels, etc.). [31] Le lieu peut prendre un sens littéral lorsque le lieu anthropologique recouvre exactement un espace urbain limité, comme cela semble être le cas au Mall of America, ou bien un sens plus abstrait, lorsqu'il en rassemble plusieurs, comme à Disneyland. [32]

À Disneyland comme au Mall of America, chaque espace concret lié à ces mondes imaginaires est idéalisé (la loi de résolution des contradictions propre aux fantasmagories modernes est respectée). Le réel, dans sa misère symbolique propre à la modernité, constitue le pôle oppositionnel implicite des différents lieux, connectés entre eux par le circuit des galeries. Il sert, du dehors, de repoussoir à un rêve qui ne tourne jamais au cauchemar, à un présent lui-même magnifié, un futur idéal et un passé légendaire. [33]


SOUTH AVENUE, 

OU LE PRÉSENT MAGNIFIÉ



Le chronotope sud, celui de la modernité du temps présent, simule l'intrusion du réel sous sa forme la plus sublime. Il incarne ainsi l'opposition primaire entre le réel et l'imaginaire, le dehors et le dedans. Cet espace signale le réel, il l'exprime sous forme esthétisée. C'est une vision de luxe de la ville moderne qui, pour la majorité des classes sociales, reste aux antipodes de leurs pratiques. Rodeo Drive, une rue commerçante de Beverly Hills, lui a du reste servi de modèle.

Le réel transparaît toutefois dans l'ensemble du bâtiment. Le béton témoigne d'un urbanisme fonctionnaliste courant. Le toit tient par un échafaudage de fer et de verre qui, similaire à celui des passages parisiens, laisse pénétrer le monde extérieur. Mais, comme dans les passages du Ier arrondissement, ce réel se voit systématiquement métamorphosé par le marbre blanc, le bois foncé, l'acier brossé et les lignes épurées. Le mobilier courant et la charpente sont expulsés hors les murs et dans les parkings. Au centre, comme au Crystal Palace, on a peint d'azur la structure tubulaire de métal. Elle ne laisse plus simplement voir l'extérieur, mais brouille les frontières entre dedans et dehors. Elle se confond avec le ciel.

Dans le Mall of America, toute réalité « en trop » se trouve ainsi littéralement exclue. Le réel rôde aux environs du mall comme son pôle négatif, derrière les murs et dans les parkings. Il est ce à quoi l'on échappe grâce à la magie du lieu, dans un espace qui ne consacre rien qui aurait une quelconque utilité sociale, mais seulement des biens divins : des marchandises.

Les fantasmagories postmodernes n'invoquent donc le réel que pour l'esthétiser aussitôt selon ses traits les plus luxueux, les plus éloignés de l'existence ordinaire de la plupart des gens. Il s'agit là de l'opposition essentielle du mall, qui se cristallise dans un éternel état de nature, un passé glorieux ou un futur technologique.


NORTH GARDEN, OU LA NATURE SUBLIMÉE


Comme les passages qui, au XIXe siècle, montraient des panoramas grandioses de paysages naturels, le shopping mall du 20e siècle déploie généralement une nature idyllique. [34] Il le fait généralement par un cours d'eau, une allée bordée de palmiers et des animaux importés qui évoquent un âge primitif perdu. La galerie évoque, par sa végétation exotique, une temporalité stationnaire qui se répète partout dans le mall. Elle s'oppose à la temporalité ordinaire effleurée au sud.


Le Mall of America, lui, réduit l'écart entre la nature courante et la nature rêvée. Il se sert de la campagne locale pour introduire à une jungle exotique. Le nom de North Garden évoque tant les forêts du nord de l'Amérique (Northwoods) que les jardins anglais irréguliers du XVIIIe siècle. La galerie mène à une attraction majeure, le Sealife Aquarium, biotope aquatique de 5 000 espèces plus spectaculaires les unes que les autres. Ces animaux millénaires évoquent, bien plus que d'autres, un monde antédiluvien. Et des dinosaures fabriqués à partir de Lego surplombent l'espace central.

Le mall reconduit ainsi la muséification de la nature commencée au XIXe siècle, mais il s'agit maintenant d'une nature primitive. Certaines boutiques paraissent jouer sur une relation perdue aux terres de la région. Au Minnesota Bound [35] on peut acquérir des cabanes à oiseaux ou des sifflets reproduisant le chant du huard. Les thèmes régionaux sont souvent directement évoqués par les noms de boutiques (Northwood Candy, Minnesot-ah !). Mais ces boutiques pseudo-régionalistes renvoient sans cesse à une nature plus ancienne. Call it Spring, American Eagle et Everything but Water transforment la bataille avec la météo locale en assaut mythique dans les jungles intemporelles. Les animaux connus du Caribou Coffee se confondent avec les bêtes exotiques du Panda Express, et le Rainforest Coffee transforme la simple promenade dans les bois en safari africain, puis en traversée d'un « pays des merveilles » avec des arbres qui parlent. Au Nickelodeon Universe, non loin des eaux magiques d'Underwater World, un palais des miroirs fait office de château dormant au milieu des bois.

De même que le réel immédiat se voit banni aussitôt qu'apparu, la nature environnante se trouve éconduite à peine manifestée. Le mall opère sans cesse cette transfiguration préhistorique de l'environnement ordinaire. L'état de nature, c'est ce qui fait vendre. À la boutique de souvenirs Love from Minnesota, un géographe a remarqué un ours — animal du coin — en peluche aux oreilles duquel pendaient deux étiquettes. Sur l'une, on lit la version fantasmagorique du capital : « Les habitants du Minnesota, qui vivent dans les profondeurs de Northwoods au milieu des huarts, des loups et des pins parfumés et écoutent le doux clapotis des vagues du littoral, confectionnent à la main des souvenirs uniques de notre patrie. Ils aiment cet exemplaire-ci, qu'ils veulent partager avec vous. » Et, sur l'autre, son histoire économique réelle : « Ours fabriqué par Mary Meyer Corp., Townshend, Vermont… Fabriqué en Indonésie [36]. » Non contents de commercialiser une nature primitive, ses promoteurs vendent aussi un rapport primitif à la nature. « Soyez naturels ! », « Vivez au rythme de la nature ! », « Soyez authentiques ! », « Trouvez votre propre moi ! » : telles sont les injonctions de la société de consommation depuis les années 1980, qui confondent volontairement quête extérieure de la nature et recherche narcissique de l'authentique. La galerie délivre un sens mythologique, proche de la richesse du rapport des « primitifs » à la nature et au cosmos, que relaie la dramaturgie de la marchandise pour signaler à l'acheteur ce qui lui manque : un rapport « simple » à la nature, signifié tant par les bougies rustiques du Yankee Candle, les plats exotiques du Rainforest ou du Qdoba Mexican Grill que par les tomahawks de feu le Pueblo Spirit ou ses statues d'Indiens postées à l'entrée. Là encore, le signe d'une altérité proche (les premiers habitants de l'Amérique) se voit esthétisé dans un primitivisme plus lointain (la « sauvagerie » en général). La thématique « désert » s'est cependant raréfiée depuis la guerre du Golfe [37] : l'exotisme doit faire rêver, et non ramener le visiteur aux conflits historiques présents.

La structure du mall s'accorde à la dramaturgie de l'étalage pour signaler au consommateur ce retour aux sources qui pourrait le combler, s'il achetait quelque objet. L'état sauvage disparu doit être réinvesti dans la psychologie du consommateur pour le détacher de son quotidien, des menaces sociales et historiques, et le faire pénétrer dans un monde où un nouveau vêtement lui apporte une nouvelle identité : arborer des bijoux bizarres de chez Butterflies, se lover contre des peluches archaïques de chez My Pillow Pets ou élever des crustacés de chez Hawaii Crabs. L'acheteur potentiel entend les sirènes du primitivisme en voie de disparition, mais, attiré par sa propre image, il s'échoue sur les récifs de la marchandise.

Chez Robertson, Robespierre n'apparaissait que pris dans le ballet mythique de Vénus, Héloïse, Goliath, Hercule et Orphée. Dans le Mall of America, les buissons du Minnesota et les Indiens locaux ne se montrent que perdus au milieu d'une végétation luxuriante et d'espèces préhistoriques. Comme dans les fantasmagories modernes, les morts (nature locale détruite, indigènes exterminés, colonies disparues) sont esthétisés dans une continuité stationnaire qui annule leur singularité, et un passé sans histoire vient abolir le passé récent. Le corps du consommateur lui-même, venu de la banlieue d'à côté, se voit libéré des stigmates de la vie quotidienne et de la stratification sociale, pour toucher à cette immortalité de pacotille.

Southdale signalait l'aliénation, le Mall of America l'efface. L'environnement immédiat s'élève au niveau fantasmagorique d'une nature archaïque. Au lieu de faire voir l'écart entre l'homme et son environnement, il simule la réconciliation. Il expose la dimension mythique de la vie quotidienne, fait disparaître tout contraste et fait oublier le rapport mutilé à la nature.

Ainsi, les fantasmagories postmodernes citent l'environnement naturel du visiteur, mais c'est pour le perdre dans une nature mythique. Alors que Gruen voulait, peut-être naïvement, « rééduquer » ses visiteurs à la nature, les amenant à se réconcilier avec elle et à enrichir leur environnement, le giga-bâtiment joue la stupéfaction devant une nature irréelle et inaccessible — sauf par le biais de la marchandise. Il embellit la mort de la nature locale au milieu de plantes exotiques et signale à l'acheteur que l'état sauvage qui lui manque dans la vie quotidienne, il peut le retrouver ici.


EAST BROADWAY, 

OU LES TECHNOLOGIES DU FUTUR


Au fil de l'histoire du mall, l'élégance viennoise introduite par Victor Gruen disparaît et des motifs high-tech la remplacent. Dans le mall le plus ordinaire, ils signifient que le monde du futur se trouve à la porte du présent et au seuil de chaque pavillon.

Le Mall of America n'échappe pas à la règle. Le seul nom d'East Broadway évoque l'avant-garde de l'urbanité. Dans la galerie se déploie une gigantesque mécanique des fluides. Loin du mouvement laborieux des escalators quotidiens, ceux du mall restent suspendus dans les airs. Les ascenseurs hydrauliques, transparents, semblent sortis d'éprouvettes de science-fiction. [38] Différentes boutiques vendent des gadgets électroniques qui, dans ce contexte, prennent une apparence magique. Les transports du futur se trouvent mis en scène par le Lego Imagination Center, les jeux vidéo et un simulateur de vol. Le mall lui-même fonctionne comme une machine à voyager dans le temps, transportant le visiteur dans une nature préhistorique ou dans les splendeurs des civilisations passées. Les technologies nouvelles règnent aussi dans les grands huit du Nickelodeon Universe, au milieu de machines magiques et de robots bienveillants. Elles font le lien entre une nature originaire, un futur heureux et un passé légendaire.

Les technologies sécuritaires du mall se cachent, elles, dans quelque faux palmier et la voiture fatiguée, vecteur de soucis quotidiens et de risques d'accident, reste sur le parking. Les technologies inefficaces, dangereuses ou angoissantes du dehors, demeurent invisibles. Ici, l'aliénation croissante liée aux objets techniques est refoulée. La technologie reste serviable. Elle fonctionne bien partout et participe de l'équilibre de ce monde merveilleux.


WEST MARKET, 

OU LES CITÉS DU PASSÉ


La galerie ouest, West Market, est la simulation la plus typique du mall, la plus fidèle à l'origine, que l'on trouve dès le projet matriciel de Gruen : celle de la ville classique, antique, qui, idéalisée, réconcilie la place du marché, l'agora des citoyens et le centre sacré. Sous le toit de Northland grouillaient déjà les merveilles des anciennes cités d'Europe : vieilles briques rouges de Copenhague, espaces publics dignes de l'Athènes des origines, raffinements de la galerie couverte de Milan, couleurs des marchés rhénans et frou-frou des boulevards parisiens. En quête de l'aura de la cité classique, Victor Gruen n'hésitait pas à comparer cet endroit à la Piazza vénitienne de son hallucination. Au cauchemar d'une Europe américanisée, il opposait le rêve d'une Amérique européanisée.

Le Mall of America imite les façades Renaissance, le toit des premières gares ferroviaires, les places méditerranéennes avec leurs cafés et leurs restaurants. Des meubles victoriens débordent sur le passage : l'intérieur s'y trouve à l'extérieur, on s'y promène pour voir et être vu. Comme sur la place du marché typique, non loin de l'église et de la mairie, l'économique cohabite avec la place publique.

Le seul nom de West Market combine, sous le signe du XIXe siècle, la simplicité de l'Ouest américain avec l'esprit cosmopolite du marché des vieilles villes d'Europe. Les noms de boutique redoublent l'alliance [39]. Côté américain, elles évoquent le temps lointain où l'on jouissait de choses simples [40]. On expose l'artisanat d'antan. On peut aussi se mettre dans la peau d'un artisan de l'époque et fabriquer ses propres marchandises pour se les acheter ensuite. Côté européen, les noms renvoient au classicisme d'une maturation culturelle millénaire. [41] Fusion du terroir de la fière Amérique et des pompes de l'Europe civilisée, l'ère victorienne est sans cesse présente. Une attraction nommée Victoriana organise des virées en dirigeable, symbole de l'inventivité ingénue des pionniers. Aeropostale, PS from Aeropostale et Old Navy Clothing rappellent eux aussi l'expansion triomphale du voyage et du commerce caractéristique du XIXesiècle. Banana Republic magnifie les colonies elles-mêmes, triomphe des conquérants civilisés sur les Indiens d'Amérique. Les techniques du XIXe siècle enregistrent des souvenirs « comme jadis ». Plus généralement, le mall répète la muséification forcenée de l'histoire, commencée au XIXe siècle. La galerie ouest met sous vitrine la culture locale, européenne ou internationale [42].

West Market associe dans son espace la bonne vieille technique, la religion ancestrale, l'optimisme colonial, le sens du service public et le fier artisanat de l'époque victorienne. Le design exprime ainsi la stabilité de l'identité individuelle, familiale et nationale du temps des colonies à laquelle peut s'identifier le consommateur au psychisme mutilé et à la famille décomposée.

Le mall parodie, sur un mode kitsch, la nostalgie d'une union organique du personnel et du collectif, du profane et du sacré, du social et du civique. Il reprend l'esthétique de son inventeur viennois, mais sans la pratique qu'il voulait lui associer. Les gérants interdisent même les manifestations publiques dans son enceinte. En 1998, la cour du Minnesota condamne des militants antifourrure pour avoir appelé au boycott devant Macy's et Bloomingdale's. Selon les juges, le Mall of America ne constitue pas un espace public, mais un lieu privé protégé par les droits de la propriété (et cela même s'il a été partiellement financé par des fonds publics). [43]

Cela n'était pourtant pas si clair à l'origine. En 1968, les syndiqués d'Amalgamated Food obtiennent même explicitement, après une bataille juridique contre le gérant du Logan Valley Plaza (Pennsylvanie), le droit d'y manifester. Si un espace privé cherche à attirer du public, alors la liberté d'expression, garantie par le Premier amendement, doit pouvoir s'y exercer. [44]

Mais, en 1972, sous Robert Nixon, le vent tourne. Des juges de l'Oregon interdisent à des militants antiguerre de tracter dans le Lloyd Center, au prétexte du droit à la propriété. C'est cette jurisprudence qui fut reprise contre les militants du Mall of America. Le Premier amendement ne garantit donc pas l'accès au mall, même s'il est construit avec l'argent du contribuable. En 2004, quatorze États permettent aux propriétaires d'exclure ceux qu'ils jugent indésirables. [45] Six seulement protègent la liberté d'expression. [46]

Mais, même en ce cas, la liberté politique reste limitée. Considérant que la vie économique se trouve désormais dans lesmalls et non plus en centre-ville, le tribunal du New Jersey autorise certes la distribution de tracts, mais il interdit les discours, les piquets de grève, les manifestations et les sollicitations de fonds. De plus, le propriétaire décide des jours, heures et lieux de la distribution. Et il peut exiger des polices d'assurance très onéreuses et souvent difficiles à obtenir. Même le New Jersey, pourtant relativement progressiste en la matière, [47] couvre ainsi les droits du propriétaire au détriment de ceux du citoyen.

L'air de la ville rend libre, pas celui climatisé du giga-mall. Les affiches placardées à l'entrée d'un mall de la ville de Washington résument cette situation : « Les aires du Tysons Corner Center […] ne sont pas des voies publiques, mais sont destinées aux locataires des boutiques et au public qui fait des affaires avec eux. Les permissions d'utiliser ces aires peuvent être révoquées à tout moment.[48] » Les militants antifourrure s'étaient enchaînés presque nus aux portes des magasins du Mall of America, pour dénoncer les vêtements incriminés. La directrice des relations publiques du mall avait alors argué devant la cour : « Avec toutes les familles et les enfants qui viennent dans le mall, ce n'est pas vraiment l'environnement que vous pouvez souhaiter pour un bâtiment destiné au divertissement familial tel que le Mall of America.[49] » Ce discours résonne avec les mots de son homologue du Greengate Mall, en Pennsylvanie : « Nous voulons simplement que rien n'interfère avec la liberté du consommateur de ne pas être ennuyé et de s'amuser.[50] »

Le patchwork nostalgique, voire désespéré, de Gruen prend un tour ironique. À présent, l'esthétique d'une Amérique européanisée accompagne joyeusement l'économie d'une américanisation planétaire. Les rêves du Vieux Continent ne sont là que pour emballer les marchandises. Le mall, qui a remplacé le centre et revêt son apparence, interdit désormais la parole publique.


NICKELODEON UNIVERSE, 

UNE SYNTHÈSE ONIRIQUE



Le centre de tout shopping mall se trouve généralement occupé par un spectacle explicitement non commercial. Rien ne doit faire penser à la simple marchandise. Il s'agit le plus souvent d'une fontaine, d'un jardin, d'un carrousel, d'un tableau, d'une sculpture, d'une horloge stylisée [51] parfois d'une grande roue ou d'une salle de jeux. C'est que le visiteur doit d'abord se détendre et rêver un peu. La marchandise le cueillera dans son rêve.

Au centre du Mall of America, le Nickelodeon Universe, autrefois Camp Snoopy, rassemble tous ces motifs dans un parc d'attractions destiné aux enfants, dont l'imaginaire est passé du chien philosophe des comics de Charlie Brown à l'univers télé de Bob l'Éponge. Ce monde cumule les prodiges : un carrousel peint à la main, un parc aquatique évoquant la nature du Minnesota, une grande roue, mais aussi des montagnes russes, un cyclone artificiel, un vieux train fantôme, un palais des miroirs, un Legoland où un minotaure croise Christophe Colomb, des chevaliers et des extraterrestres. S'y joue un va-et-vient entre nostalgie et anticipation, enfance et âge adulte, identités perdues et futures.

Le Mall of America inverse l'espace de Disneyland, qui expose les marchandises au centre et ses mondes imaginaires en périphérie. Ici, le parc représente un Fantasyland qui aurait intégré les progrès techniques de Tomorrowland en s'inspirant des légendes d'Adventureland et de Frontierland. À Disneyland, les pôles mythiques du parc d'attractions doivent ramener le visiteur en son centre. Dans le mall, cette structure centripète est renversée. L'imaginaire flamboyant que matérialise son noyau crée une force centrifuge qui pousse les visiteurs à ses extrémités, où s'exposent les marchandises selon la dramaturgie mythique qu'il condense. Ce renversement permet une plus grande pénétration de la marchandise qui, possédée par le mythe qui la met en scène, se diffuse partout. Au Mall of America en général et au Nickelodeon Universe en particulier, l'atmosphère est carnavalesque. Mais il s'agit d'un carnaval sans transgression. Pas de social, de genre ni de désirs sens dessus dessous comme à Dunkerque. Pas d'ivresse qui ne soit contrôlée. Les vigiles veillent, les salariés enfilent des costumes de peluches débonnaires, et les consommateurs jouent leurs personnages selon la dramaturgie et le degré d'excitation infantile autorisés par le lieu. Les propriétaires s'évertuent à refouler les déviances qui, n'ayant plus de centre urbain dans lequel s'exercer, pénètrent parfois l'enceinte du paradis [52].Des patrouilles de sécurité veillent au grain : « La police s'approche d'un groupe de jeunes femmes, leur boisson est vérifiée. Ils sont satisfaits que ce ne soit que du Coca-Cola. Puis elles sont mises dehors. Indésirables.[53] »

Au West Edmonton Mall, les promoteurs ont placé, le long de la Bourbon Street, des mannequins qui interprètent des scènes de mendiants loqueteux, de drogués lascifs et de prostituées obscènes, personnages dignes des anciens downtowns abandonnés par les habitants des suburbs. Le potentiel transgressif se voit figé dans des statues de cire. Les menaces, conjurées, sont théâtralisées afin de mieux provoquer la catharsis chez les visiteurs. Plus globalement, le design du mall exprime une certaine horreur du vide qui cherche à contrer toute irruption d'un réel inquiétant. Dans un manuel d'aménagement qui fit autorité dans les années 1980-1990, on peut lire qu'il faut absolument éviter les « effets dépressifs des espaces vides » (the depressing effects of dead areas. [54])

Les signes doivent, partout, foisonner. Il faut, là encore, un trop-plein de réel, jusqu'à l'intoxication. Au point que l'on se met même à diagnostiquer un nouveau syndrome mélancolique : certains visiteurs, de se retrouver ensuite face au vide angoissant de la banlieue, peuvent être pris d'un « mal de mall. [55] »

À la profusion d'images déjà présente dans les fantasmagories modernes, les fantasmagories postmodernes ajoutent une abondance de signes. Elles redoublent l'imaginaire par une fondation symbolique qui le soutient en permanence. Les fantasmagories modernes possédaient déjà une dimension mythique essentielle. D'une part, elles prétendaient à la résolution de toutes les contradictions sociales (fonction du mythe chez Lévi-Strauss). D'autre part, elles se caractérisaient par une répétition infernale (structure du mythe selon Walter Benjamin). Si les fantasmagories postmodernes préservent ces traits, leur embrouillamini figuratif contraste cependant avec une certaine logique du mythe, une rigoureuse structure symbolique réalisée dans l'espace des interactions sociales. On pourrait dire qu'elles sont, en ce sens, spatialement mythologiques.

Les styles correspondants à sa structure mythique (« classique », « urbain », « nature », « sophistiqué », etc.) gomment grossièrement les différences sociales. Le passé récent et le dehors proche du visiteur se voient éradiqués. Généalogie, distinction et place sociale se trouvent simplement réinterprétées en « styles de vie ». Le mall refuse les conventions de l'extérieur au profit d'une mise en spectacle de l'individu, et un simulacre d'individualité prend la place de toutes les déterminations sociales, qui semblent « en vacances ». Le dépaysement agit donc aussi dans la relation sociale elle-même : les relations entre consommateurs se trouvent métamorphosées en « fantasmagories de la personnalité » pendant que le rapport marchand entre producteur et consommateur se voit transfiguré en une fantasmagorie de nature, de culture et de technique.

SOUTH AVENUE VERSUS EAST BROADWAY


Le 14 décembre 1995, une jeune mère noire célibataire monte dans le bus qui l'amène à son travail, au Walden Galleria Mall (État de New York), ou plutôt à quelques centaines de mètres de là, au bord de l'autoroute, car les bus du centre ne sont pas autorisés à pénétrer l'enceinte du mall. Comme d'habitude, Cynthia Wiggens doit traverser les sept voies qui séparent l'arrêt de bus de son lieu de travail. Mais, ce jour-là, elle est percutée par un poids lourd [56]. Le carnaval du mall ne suspend pas les différences de classe. Il reproduit la ségrégation ordinaire, certes discrètement, en privilégiant par exemple l'accès par la voiture individuelle plutôt que par les transports en commun. De façon générale, les plus pauvres sont tenus à l'écart. L'aspect de forteresse du mall exprime ici son sens véritable : un lieu protégé réservé à une classe sociale, celle des consommateurs solvables de la classe moyenne [57], mais ces derniers ne sont généralement pas fantasmagoriques et laissent voir une esthétique sommaire faite de béton, de verre et d'enseignes anarchiques.

La population du mall reste tout aussi homogène que les banlieues pavillonnaires qui l'entourent. Que des intrus parviennent à s'y glisser, ils sont immédiatement stigmatisés. Une jeune femme témoigne de ce genre de pratiques dans le Wood Green Mall (Canada) : « Juste avant Noël, l'agent de sécurité est venu nous voir. On était là, on ne faisait rien de mal, on ne causait aucun trouble. On ne faisait rien à personne et l'agent de sécurité nous dit : “Vous pouvez circuler, s'il vous plaît ?”». [58]Les agents de sécurité surveillent avec insistance certains types d'individus (trop jeunes, trop noirs ou trop désœuvrés) jusqu'à ce qu'ils se sentent eux-mêmes indésirables. De nombreux malls ont ainsi été condamnés pour pratiques discriminatoires.

Habituellement, le design indique aux classes aisées les boutiques chics qui leur sont réservées, refoulant le pauvre. Au Mall of America, les fenêtres étroites des boutiques de South Avenue appellent les classes supérieures. Les entrées discrètes, l'ambiance intimiste, l'exposition minimaliste et la richesse des matériaux visent à décourager la masse, qui n'ose pas entrer, au profit du client aisé, habitué aux cérémonies privées. En revanche, les larges vitrines des magasins d'East Broadway s'adressent à une clientèle populaire. Les boutiques grandes ouvertes et tapageuses où s'amoncellent les marchandises s'offrent à la vue et au porte-monnaie de tous.

Le mall de Centerpoint, à Sydney, exhibe de façon très explicite ce type de mécanisme de ségrégation sociale par la consommation, souvent plus discret [59] : au rez-de-chaussée, on trouve des magasins « démocratiques », destinés au tout-venant. Tous à peu près semblables, sans vitrine, mais avec des façades ouvertes. Leurs produits peu onéreux se déversent sur le trottoir, abolissant la distinction entre l'accessible et l'exclusif. Au premier étage, les boutiques marquent leur frontière un peu plus clairement, cherchant à se distinguer, à la fois les unes des autres et de l'espace commun. Des marchandises disposées avec soin s'amoncellent derrière des vitrines aux lumières vives. Les étalages sont agencés pour exprimer des communautés de goût, attirer des profils spécifiques, mais sans exclure personne. Au deuxième étage, les vitrines exposent au contraire très peu de marchandises, signifiant par là l'exclusivité de leurs produits et de leurs clients. Étroites, elles ne laissent pas facilement pénétrer le regard à l'intérieur, qui demeure parfois tout à fait caché. Plus tamisée, la lumière se contente de mettre en évidence un vêtement exceptionnel, suggérant par là que son porteur sera, lui aussi, spécial, distinct de la masse. Il n'est plus membre d'un groupe singulier comme au premier étage, ou d'un collectif indéterminé comme au rez-de-chaussée, mais individu à part entière. Ici, c'est la différenciation verticale qui matérialise les différences de classe, un peu comme dans les anciens immeubles parisiens. Le Mall Centerpoint spatialise ainsi la logique de distinction sociale du Mall of America. Le design différencié des boutiques et des enseignes permet à chacun (mais surtout aux plus riches) de se reconnaître dans son statut social. Dans le méga-mall, qui se vend pourtant comme l'emblème de la démocratisation de la consommation, une partie importante de l'aménagement s'adresse exclusivement, comme en aparté, aux dominants, puisqu'il leur reste, eux, une claire conscience de classe.


Y A-T-IL UN FLÂNEUR DANS LE MALL ?



Certains chercheurs anglo-saxons fascinés par le mall estiment que l'on peut, dans cet espace postmoderne, « flâner, comme Benjamin », et « dériver, comme Guy Debord ». C'est mal connaître l'un et l'autre. C'est, surtout, vouloir fixer l'identité du flâneur, alors même que celui-ci n'aspirait qu'à se défaire de sa propre personnalité dans ses promenades.

Au contraire de la flânerie libre, le design du bâtiment entend diriger la déambulation, non laisser à l'individu le loisir de sa subjectivité. La profusion des signes la recapture sans cesse. Le badaud est à chaque instant dévié de sa trajectoire, absent à lui-même et à son projet actuel, plongé dans la fascination de l'espace. Les faiseurs de mall ont donné un nom à cette inflexion du pas décidé du visiteur en démarche déambulatoire : c'est le Gruen effect ou encore le Gruen transfer. Ce terme désigne le moment exact où l'usager, qui avait une destination et un but précis, se trouve transformé en consommateur impulsif au gré des charmes du décor. Une modification immédiatement repérable : son parcours, jusque-là rectiligne, devient erratique. Les concepteurs favorisent ce « transfert » par toutes sortes d'obstacles à un usage utilitaire du bâtiment : des parois mobiles qui barrent la route, des escaliers mécaniques qu'il faut contourner, des toilettes « allusives », des sorties introuvables, des cartes d'orientation indéchiffrables, des boutiques sans portes où l'on pénètre sans s'en rendre compte…

Certains malls ont reçu tant de plaintes d'usagers irrités qu'ils ont dû se résoudre à poser des panneaux (discrets) indiquant la sortie [60]. Tout cela est « designé » à dessein pour troubler la trajectoire et faire oublier les objectifs initiaux. «Tout ce qui peut prolonger la visite de l'acheteur est dans notre meilleur intérêt », disait un spécialiste du mall en 1990. De 1960 à 1990, la durée moyenne d'une visite passe ainsi de vingt minutes à trois heures.

La « fuite » dans la jouissance structurée par le design répond à la fois à l'inquiétude devant les menaces extérieures et à celle provoquée par la marchandise elle-même. Cette dernière menace est en effet permanente : elle touche à la subjectivité de l'individu, en lui montrant ce qui lui manque pour avoir une vie complète, une personnalité comblée, une identité enfin stable et, accessoirement, sexy.

La subjectivité du visiteur reste rivée, d'un côté, à un espace-temps extraordinaire où défilent des identités mythiques et, de l'autre, à la blessure narcissique ravivée par les styles de vie aussi idéaux qu'inaccessibles qu'elle lui propose. Cet aller-retour entre le design rassurant du lieu et les clignements inquiétants de la marchandise détermine le pas peu assuré du badaud, en ce sens fort dissemblable de celui du flâneur.

Le badaud ne prend pas vraiment de risque. S'il se sent trop menacé dans sa subjectivité, il ne lui reste qu'à se laisser aspirer à nouveau par le décor du mall, ses stabilités identitaires et réconciliations historiques. L'angoisse disparaît. Il peut toujours nier sa propre mort en revenant à la « vitalité » pleine et rassurante du centre du mall. Il ne se risque pas à sortir tout à fait de son corps. Il y reste circonscrit par la structure mythologique des lieux, les identifications obligatoires et les messages envoyés par la marchandise, qui ne cessent de lui crier, à la manière des gâteaux et des potions d'Alice : « Mange-moi », « Bois-moi », « Essaye-moi ! »


LE FESTIVAL MARKETPLACE

OU LA POST-HISTOIRE DU MALL



Selon Benjamin, chaque événement possède une pré-histoire et une post-histoire que polarise le présent. La pré- et post-histoire d'un fait historique apparaissent en lui grâce à sa présentation dialectique. Bien plus : chaque fait historique présenté dialectiquement se polarise et devient un champ de force dans lequel se vide la confrontation entre sa pré- et sa post-histoire. Il se transforme ainsi parce que l'actualité agit en lui. Le fait historique se polarise selon sa pré- et sa post-histoire toujours à nouveau et jamais de la même manière. Et il le fait en dehors de lui, dans l'actualité elle-même ; comme une ligne qui, divisée selon la section d'Apelle, perçoit sa division au-delà d'elle-même [61].

Vue des années 1930, la pré-histoire de Baudelaire réside dans l'allégorie, sa post-histoire dans le modern style [62]. Autrement dit, le flâneur possède des antécédents positifs dans le regard pétrifiant du drame baroque du XVIIe siècle, qui révèle la vacuité du pouvoir politique et aboutit négativement dans les rêves végétaux de l'art nouveau des années 1890-1905, qui bercent le collectif. Le trajet historique du flâneur se déploie le long de la ligne courbe d'une histoire baroque, naturalisée, que surplombe la figure de la mort, consciente (le baroque) ou inconsciente (le modern style), de manière critique ou apologétique. Sa fantasmagorie se trouve ainsi polarisée entre la pré-histoire d'une fantasmagorie nocturne, inquiétante, à la Walpole, et la post-histoire d'une fantasmagorie diurne, rassurante, à la Robertson.

De même, on peut voir avec Benjamin le passé du passage de l'Opéra dans le phalanstère de Fourier, et son futur dans Le Bon Marché. Et comme la destruction des passages fait voir, grâce aux surréalistes, le potentiel utopique qu'y avait perçu Fourier et qui n'était pas visible tant que le lieu restait soumis à la logique commerciale, la ruine de certains malls laisse transparaître les graines socialistes qu'y semait Gruen, jusqu'ici dissimulées par leur fonction marchande. Aujourd'hui, et alors qu'il tombe en ruine à certains endroits du monde, le mall donne à voir sa pré-histoire : l'architecture socialiste à la Gropius. Sa post-histoire se trouve à la fois en ville et en banlieue, dans le festival marketplace, dans le lifestyle center.

En 1980, James Rouse (1914-1996) inaugure le Harborplace Market. Même si ce n'est pas le premier du genre, il s'agit du festival marketplace fondateur. Cet urbaniste américain a transformé le port désaffecté de Baltimore en fantasmagorie de la ville classique. Il a métamorphosé une atmosphère d'abandon, de dépeuplement et de crime en une ambiance dynamique, grouillante et festive. On a rénové les quais, entrepôts et dépôts ferroviaires selon un design homogène riche en associations historiques et exotiques. Des charrettes à bois postées devant les étals signalent l'activité intense d'un marché traditionnel sous les lumières de la guitare géante du Hard Rock Café. Le trop-plein d'images mythiques remplace désormais l'angoisse devant les décombres de l'industrie. Le titre enthousiaste du Time's fait alors date dans l'histoire des villes : grâce à la Rouse Company, « cities are fun ».

Philanthrope poussé par ses convictions religieuses, James Rouse hérite de ce qui, dans la philosophie de Gruen, était propre à anesthésier tout sens critique. « Marcher dans les rues, rencontrer des gens — c'est cela que permet la petite ville. Si vous perdez cela, vous perdez tout [63].» Il a d'ailleurs participé avec l'architecte viennois au Housing Act de 1954, qui visait à installer dans les downtowns des espaces similaires aux shopping malls. Comme le concepteur de Southdale, l'urbaniste espère ranimer le cœur de la cité en y introduisant le design du mall. La rengaine est la même : rendre les familles à leur dignité, favoriser des contacts amicaux au sein de la communauté et leur faire découvrir les beautés de l'artisanat, de l'art et de la culture [64].

« Le mall suburbain est perçu comme attractif, sécurisé, confortable et fiable, avec beaucoup de verdure, de lumière et de divertissements. […] Notre mission est de faire en ville ce qu'on a fait dans les banlieues. [65]» Rouse insiste sur ce fait : cela ne peut fonctionner que « parce que le mall a un gérant qui contrôle l'environnement ». Au festival marketplace comme au shopping mall ou au lifestyle center, une autorité centrale doit coordonner le design des boutiques, fixer les heures d'ouverture, coordonner la publicité, réguler le flux et la diversité des locataires, surveiller et garantir la sécurité. Malgré l'absence de grandes enseignes ou de locations à long terme qui rend en ce cas l'homogénéité plus précaire, l'esthétique de ces malls à ciel ouvert demeure unifiée par un ou plusieurs thèmes architecturaux. Le modèle du festival marketplace a connu beaucoup de succès aux États-Unis. Déjà en 1978, le Faneuil Hall Marketplace de Boston, allié au Quincy Market construit peu après, reproduit dans le downtown un « vieux centre authentique ». La ville fait alors plus d'entrées que Disneyland [66].

La Rouse Company rénove de la même manière les centres de Milwaukee (Grand Avenue, 1982), New York (South Street Seaport, 1983-1985), Washington (The Shops at National Place, 1985), Miami (Bayside Marketplace, 1987) ou Honolulu (Aloha Tower Marketplace, 1994). Ce qu'on appelle alors la « rouseification » fait des émules, de Los Angeles (The Grove at Farmers Market, 2002) jusqu'à Indianapolis (Union Station, 1986), de La Nouvelle-Orléans (Jackson Brewery, années 1980) jusqu'à Cleveland (Tower City Center, 1990). Un journaliste salue « la vibration et la diversité de la vie urbaine [67] » qui, enfin, revient au centre.

Le festival marketplace devient incontournable dans la rénovation des sites anciens et notamment des ports industriels. Au prétexte éculé du renouvellement de la place publique, on transforme ainsi radicalement l'image des villes américaines et on les rend de nouveau attractives pour les habitants des banlieues. Le schéma reprend le West Market du Mall of America. Il mime le marché traditionnel ou le souk devant d'immenses voiliers en bois non loin de bateaux pirates, et recrée un « sens du lieu » et de l'amusement au milieu des gratte-ciel. L'identité communautaire qu'il simule ainsi s'apparente à un héritage historique revu par Disneyland.

Face à cette rude concurrence, de rares malls se recyclent avec succès ou sont remplacés par des lifestyle centers, qui poussent à son paroxysme la transfiguration du capital postmoderne et des conflits de classe en « styles de vie [68]». Ces nouveaux centres parodient la Cité radieuse de Le Corbusier et le Bauhaus de Gropius. Ils combinent des résidences, des restaurants, des parcs, des promenades et des boutiques pour une classe homogène qui se reconnaît dans le même « style de vie ». Ces nouveaux simulacres de downtowns destinés à quelques privilégiés imitent là aussi les quartiers pittoresques de La Nouvelle-Orléans ou de Boston. Les États-Unis ont consacré dans les dix dernières années 40 % de leurs dépenses de renouvellement urbain à ce nouveau type de mall.

Le lifestyle center et le festival marketplace désavouent, comme le mall, la valeur d'échange et la valeur d'usage. Une esthétique anticommerciale saute d'abord aux yeux. Ici, on a le choix entre des produits « faits main » et des restaurants « du coin », des marchés rustiques et des expositions d'art. La grande distribution disparaît derrière le petit artisanat. Mais l'accent ne réside pas tant sur le processus de production que sur l'esthétique du « typique » et de l'« authentique », l'étal traditionnel qui reprend ses droits sur le rayon réfrigéré. Les grandes marques s'y déguisent simplement en petits producteurs. Simulée, la valeur d'usage n'est pas pour autant présente : on ne vient pas pour faire ses courses quotidiennes, mais pour se distraire, assister à quelques spectacles « de rue ». La consommation se transforme en expérience « culturelle » multisensorielle, qui s'oppose aussi au commerce de proximité et aux rituels de l'alimentation quotidienne : pas de services pratiques, mais des restaurants qui transforment le repas en fête. Une forme préindustrielle travestit ainsi simultanément la valeur d'échange et la valeur d'usage propres à la production moderne.

Une dizaine d'années avant sa rénovation, le Quincy Market était pourtant, comme à Cleveland, Detroit ou Los Angeles, le théâtre de révoltes urbaines. Les festival marketplaces de Boston ou Baltimore vont-ils de pair avec la fin de la ségrégation dans ces villes ? Contribuent-ils à rénover le centre pour les déshérités qui l'occupent depuis des années ? Pas exactement. À l'heure où le Harborplace brille de mille feux, l'ouest de Baltimore continue de se détériorer. La ville a reçu, quatre ans avant l'inauguration, des millions de dollars pour le développement de cette zone, mais le quartier populaire de Sandtown reste encore délabré aujourd'hui. Le festival fournit certes quelques emplois aux Afro-Américains qui habitent là, mais il s'agit généralement de jobs précaires, les emplois plus qualifiés (ceux des managers) étant réservés aux classes moyennes des banlieues. Les habitants pauvres se trouvent obligés de déménager à cause de l'augmentation des loyers. C'est la « gentrification commerciale ». Le monde introverti et autonome du shopping mall élève ainsi son profil de forteresse sur la ruine des vieux centres communautaires.

Ses défauts n'empêchent pas le festival marketplace de migrer en dehors des États-Unis : Covent Garden à Londres (1980), Powerscourt Townhouse Centre à Dublin (1981), Magna Plaza à Amsterdam (1993), Mc Whirter's Marketplace à Brisbane (1999), Bercy Village à Paris (2003), Quai des marques à Bordeaux (2008), Ingolstadt et Wertheim Villages en Allemagne (2006 et 2007). Aujourd'hui, il n'y a pas une seule grande ville européenne qui, capitalisant sur la popularité de la préservation et de la restauration historique, n'ait pas ici ou là son « quartier typique » récemment rénové au milieu des enseignes marchandes. Des étendues californiennes jusqu'aux banlieues de Shanghaï, des villages qui n'avaient jamais existé ont même été « inventés » sur le modèle des anciennes cités : hacienda hispanique en Californie (Pruneyard) ou cité suédoise dans la province du Guizhou (Luo Dian), village italien de la Renaissance (Borgata) ou village côtier mexicain en Arizona (Mercato), village de la Nouvelle-Angleterre dans le Massachusetts (Pickering Wharg) ou à Taiwushi (Thames Town)… Alors que Rome sert souvent de modèle à ces inventions, une de ses banlieues vient de construire un village « typique » reproduisant tous ses clichés touristiques [69].

Aux portes de Paris, Val d'Europe, une ville privée détenue par Disney Corporation, a récemment développé autour d'un shopping mall reproduisant l'esthétique des passages parisiens un village mélangeant les styles provençaux et italiens (la Vallée Village). N'espérez cependant pas vous y promener après dîner : cet espace, fermé à 19 heures, est exclusivement dédié au commerce.

Le shopping mall ne s'est donc pas contenté de sortir des banlieues américaines pour gagner, en s'étendant en hauteur ou en profondeur, le cœur des métropoles du monde entier (comme le Forum des Halles à Paris). Il a aussi diffusé son urbanisme à toutes les provinces d'Europe, d'Orient et d'Amérique. Les métropoles du monde forment des malls à ciel ouvert. Mais, loin de revitaliser la ville, le festival marketplace la scinde. Il favorise des îlots flamboyants au milieu de quartiers misérables où les visiteurs ne s'aventurent guère.

Le festival marketplace et le lifestyle center incarnent, comme le mall, un passé idéal qui n'a jamais existé, un présent luxueux qui reste l'exception et un futur légendaire qui n'existera pas plus. À Baltimore, le paysage postindustriel d'une belle architecture fonctionnelle cède la place à une architecture « fun », mixte de mythes marchands et de marchandises mythiques.


DEAD MALL WALKING



Si l'on ne peut identifier Benjamin au flâneur, on ne peut nier qu'il visitait parfois les passages à pas lents. Il se laissait baigner de leur transformation atmosphérique au moment de leur décrépitude. Ils n'avaient pour lui — et pour les surréalistes — de magie que parce qu'ils agonisaient. Autrement dit, parce que le monde qu'ils représentaient était passé et parce qu'ils mêlaient ses motifs glorieux, déjà désuets, à des activités profanes plus inquiétantes : prostitution, trafics en tout genre, activités occultes, etc. La poésie fantasmagorique du XIXesiècle s'alliait alors avec des usages déviants du XXe siècle, improvisés dans un monde lui-même décadent. Il fallait décrire ces endroits avant qu'ils ne disparaissent totalement, car ils délivraient alors une promesse non tenue. Leur état de ruine émancipait la magie jusque-là emprisonnée (la « prison historicisante » des fantasmagories modernes), transformait le trop de réel en réel en moins, le trop-plein d'images en une image brisée.

Le Dixie Square Mall (Illinois, 1966) est mort. Malgré les rénovations, campagnes publicitaires et même le tournage d'un film pour lui redonner son éclat (The Blues Brothers), une nouvelle concurrence a détourné son flux vital de consommateurs suburbains. Ses entrées sont murées depuis 1979. L'asphalte du parking se craquelle et redonne ses droits à la nature. À l'intérieur, des lambeaux de l'imaginaire consumériste se maintiennent isolés dans un paysage brut de fer, de béton et de verre. Le design homogène d'autrefois est décoloré, brisé, carbonisé. La chaîne symbolique qui unifiait ses boutiques est partout rompue.

Les malls meurent-ils plus vite qu'ils n'ont été bâtis ? En se transformant en parc d'attractions et en concentrant l'imaginaire de la consommation planétaire dans un seul espace, le Mall of America a pour l'instant évité la désaffection qui touche, depuis les années 1990, la plupart de ses semblables [70]. Le Dixie Mall est vide depuis trente ans maintenant, le Regency Mall (Georgie, 1978) depuis une dizaine d'années. D'autres malls sont aujourd'hui déserts, comme le Randall Park Mall (Ohio, 1976-2009), ou détruits, comme le Mall of Memphis (Tennesse, 1981-2003). Depuis les années 1990, les gangs de jeunes de Détroit, Houston ou Los Angeles envahissent les bâtiments qui abritent tant bien que mal quelque activité, obligeant les gérants à renforcer encore la sécurité et à imposer des couvre-feux : le danger des downtowns, refoulé à sa porte, réapparaît à l'intérieur du mall. Avec l'exode récent des suburbs vers des downtowns redevenus attrayants et sécurisés et, plus récemment, la crise économique mondiale de 2008, les malls se vident. Selon l'International Council of Shopping Center, un mall sur cinq a fait faillite depuis 2000 [71].


De nombreuses boutiques ferment dans ceux qui restent. En 2007, pour la première fois en cinquante ans, aucun shopping mall n'a ouvert sur le territoire de la première puissance économique mondiale. Les États-Unis les ont vus naître, mais c'est là que les malls perdent leurs meilleures enseignes et désemplissent, comme les centres-ville il y a vingt ans. Cet autre mal du mall touche jusqu'à l'Orient : en Malaisie, l'un des plus grands malls du monde a lui aussi fermé. D'autres sont mort-nés, symboles de la crise et de la spéculation immobilière. Inauguré en 2005, le South China Mall (Dongguang, dans le Guandgong), le plus grand du monde, demeure inoccupé à 80 %. Le mall ne montre-t-il pas son « vrai » visage lorsqu'il fait voir le travail de la mort en lui ? Le vide inquiétant du Dixie Mall photographié par Christopher W. Luhar-Trice donne l'impression d'une accélération temporelle qui nous mène à l'ère postconsumériste d'une planète dévastée [72]. John Landis choisit d'ailleurs ce mall pour tourner une séquence de course-poursuite des Blues Brothers (1980) : irruption brutale d'un réel menaçant, les automobiles habituellement tenues à l'extérieur s'introduisent dans l'édifice avec violence, détruisant les boutiques et menaçant d'écraser les visiteurs. Le film de zombies de Georges Romero, Dawn of the Dead (1978), fait revenir ses morts-vivants dans un shopping mall. Ce « lieu important dans leur vie », comme le dit un personnage, le demeure dans la mort. C'est le seul et vrai paradis. Pour les survivants, il représente d'abord une inespérée corne d'abondance, puis un espace de jeu insolite et, enfin, leur propre tombeau (dans la première version du scénario, les deux rescapés ne s'enfuient pas, mais se suicident de manière à ne pas ressusciter en zombies). L'imaginaire cinématographique se montre étonnamment sensible au réel destructeur qu'on a voulu chasser du mall. Un autre film d'épouvante, de moins bonne facture, The Phantom of the Mall (1989, Richard Friedman), joue sur un canevas quasi mythologique. Eric passe pour mort dans l'incendie mystérieux de sa maison familiale. La figure à moitié brûlée, il se cache dans la structure du mall bâti sur le même emplacement. Revenu pour régler leur compte aux vivants qui ont assassiné sa famille, il succombe dans le brasier final du centre commercial, entraînant dans sa mort les gérants véreux et leurs flics infâmes. Ce héros sans visage, qui développe dans l'ombre des pouvoirs exceptionnels, incarne la revanche des vaincus, dont la vie a été ruinée par des promoteurs avides. Sur un ton plus anodin, la comédie de Paul Mazursky, Scenes from a Mall (1991), expose elle aussi l'envers du décor, la décrépitude derrière une façade paradisiaque. Dans ce lieu enchanté qui mélange indifféremment les cultures du monde pour le plaisir des bourgeois californiens, un couple incarné par Woody Allen et Bette Midler se déchire brutalement, sous les accusations de zombification du mari. Le partage des biens du divorce à venir se fait au son des mariachis qui entourent les amoureux comme dans un voyage de noces. Par un retournement du dispositif, nos trouble-fêtes se réconcilient avec lubricité dans un cinéma désert pendant qu'on assassine quelqu'un à l'écran. Une scène de Salaam Bombay sert ainsi de décor à une soudaine poussée du désir.


Difficile de trouver un quelconque potentiel subversif dans les malls tant que ceux-ci ne sont pas à l'état de ruines ou déserts, tant que leur plénitude symbolique ne s'est pas effondrée en vestige allégorique. C'est la ruine qui récupère la magie du mall, qui donne sens à la poésie de Baudelaire. La magie blanche, qui s'éteint doucement, des fantasmagories marchandes libère alors la magie noire des fantasmagories surréalistes. Sans mall en ruine, pas de poésie politique, pas de politisation de la poésie. Or c'est bien ce qui se passe avec lesdits dead malls. Les chercheurs qui les recensent [73] ont mis le doigt sur l'énergie surannée de ces centres commerciaux déchargés de toute utilité et qui ne présentent plus que leur imaginaire fané, d'un côté, et leur structure brute, de l'autre. Dans le fer rouillé, le béton fissuré et le verre brisé d'un bâtiment abandonné, la splendeur d'une civilisation qui aurait pu se déployer là se montre avec une intensité intermittente, ainsi que la possibilité du nouveau. Elle s'associe à l'inquiétude du lieu, réinvesti par les crimes et les perversions refoulées.


Marc Berdet

Fantasmagories du capital
L'invention de la ville-marchandise
Editions ZONES
2013
E-book en accès libre :



LIENS

Mall Hall of Fame
PLANS et Photographies de Centres commerciaux :
(Thk !)

Photo Victor GRUEN


NOTES

[1] Patrick Romero | The Dawn of the Dead (Zombie) (1978)
[2] Prospectus | Mall of America©
[3] Victor Gruen | Introverted Architecture |Progressive Architecture | 1957
[4] Victor Gruen | Speech at Memorial Art Gallery, Rochester, New York | septembre 1950 | Speeches of V. Gruen. Victor Gruen utilise le même discours le 4 septembre 1958.
[5] Pour cela, il s'inscrit dans la tradition des premiers centres commerciaux qui se destinaient à servir la communauté : Country Club Plaza dans le Missouri (1922), que son concepteur Nichols a pensé sur le modèle de l'English Garden City ; Upper Darby Center à Philadelphie (1927) ; River Oaks Center à Houston (1937).
[6] Victor Gruen | Center for the Urban Environment, Survival of the Cities | New York, Van Nostrand Reinhold | 1973.
[7] Victor Gruen | Shopping Towns USA, The Planning of Shopping Centers | New-York, Reinhlod | 1960.
[8] Gurney Breckenfeld | Columbia and the New Cities | New York, Washburn | 1971.
[9] « A break-trought for two-level shopping centers : two-level Southdale » | Architectural Forum | décembre 1956.
[10] Victor Gruen | Shopping Towns USA | op. cit.
[11] Pour le Bergen Mall, cf. Lizabeth Cohen, « Commerce : reconfiguring community marketplaces », A Consumer's Republic. The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Aldred A. Knopf 2003.
[12] Victor Gruenet & Larry Smith | « Shopping centers : the new building type » | Progressive Architecture | 1952.
[13] Victor Gruen, Shopping Towns USA, op. cit.
14] « Town East : the integration of shopping and entertainment », Architectural Record, 1970.
[15] cf à ce sujet Helmut Gruber, Red Vienna. Experiment in Working-Class Culture, 1919-1934 | 1991.
[16] Victor Gruen | Center for the Urban Environment. Survival of the Cities |1973
[17] Victor Gruen | The Heart of Our Cities. The Urban Crisis, Diagnosis and Cure | 1964.
[18] Cité par Walter Guzzardi Jr, « An architect of environment », Fortune janvier 1962.
[19] Jeffrey Hardwick, Mall Maker, op.. cit.
[20] Le Bauhaus (1919-1933) était une école d'architecture et d'arts appliqués basée à Weimar en 1919, à Dessau en 1933 et à Berlin pendant les derniers mois de son existence. Fondée par Walter Gropius qui la dirigea jusqu'en 1930, elle fut ensuite dirigée par Ludwig Mies van der Rohe, autre chantre du modernisme fonctionnel en architecture.
[21] Déclaration du Novembergruppe en 1919, un collectif d'artistes sympathisants de la révolution russe. Parmi les membres de cette entreprise de « réjouissance » des masses, Bruno Taut lance aussitôt « la chaîne de verre » un projet d'inspiration messianique nourri aux rêves utopiques de Paul Scheerbart.
[22] Walter Gropius, « Was ist Baukunst ? », in Hartmut Probst et Christian Schädlich, Walter Gropius, Berlin 1988.
[23] Selon l'expression d'Oskar Schlemmer dans cette lettre de 1922, cité in Kenneth Frampton, L'Architecture moderne. Une histoire critique. 2006.
[24] Walter Gropius, « Programme de l'école du Bauhaus de Weimar » 1919.
[25] Victor Gruen, « The Sad story of shopping centers », Town and Country Planning, 1978.
[26] L'usage d'un mall, in Peter Jackson, « Domesticating the street. The contested spaces of the hight street and the mall » 1998.
[27] Nous nous sommes fondé sur le classement du shopping center studies at eastern Connecticut State University, mis à jour le 5 avril 2011.
[28] Graceland est l'ancienne maison d'Elvis Presley, aujourd'hui musée et mausolée accueillant plus de 6000.000 visiteurs par an. Elle a été classée en 2006, parmi les National Historic Landmarks.
[29] Si l'on croit la brochure, cela n'a pas changé depuis la monographie d'Eric nelson qui signale l'article. Eric Nelson, Mall of America. Reflections of a Virtual Community. 1998. Ce livre constitué par les « réflexions » de l'auteur au gré des promenades se révèle au demeurant assez décevant. Il livre peu d'analyses et reste peu critique.
[30] Selon la disticntion effectuée par l'International Council of Shopping Centers : www.icsc.org/
[31] Marc Augé, Non-Lieux, 1992.
[32] A Paris ou en Californie, Disneyland en effet, se compose de plusieurs lands distincts : Fantasyland, Frontieland, etc. Et de plusieurs secteurs significatifs : la Central Station près de l'entrée, la grotte des pirates ou encore le square de la Nouvelle-Orléans. On peut facilement faire ressortir quatre lieux : le monde réel ; un univers de rêve qui s'y oppose ; le monde du passé ; celui du futur. La ligne de chemin de fer encercle et clôture l'ensemble, qui est donc autonome et fermé sur lui-même. Et au milieu, la marchandise où convergent les récits légendaires de chacun des lieux.
[33] Pour la description qui suit, je me suis appuyé sur les dossiers de presse, les visites virtuelles du site Internet Mall of America, le travail de terrain effectué par l'artiste Brian Bixby (prises de vue, de son et video), avec lequel je travaille depuis plus d'un an pour des projets communs...
[34] L'Ontario Mills Mall possédait d'ailleurs un diorama spectaculaire.
[35] C'est la version régionale de Nature Company, l'équivalent américain de Natures et Découvertes en France.
[36] nous menons ce matériel ethnographique de Jon Goss à des conclusions quelque peu différentes. Jon Goss « once-upon-a-time in the commodity world », op. cit. » L'ensemble mensonger de signifiants locaux constitue un alibi pour l'origine de la marchandise, transformée en son contraire.
[37] mark Gottdiener, The Theming of Amrica. Ce livre, qui contient d'excellentes analyses souffre toutefois d'un élargissement excessif de son concept de theming, qui en dilue la force et la signification et va jusqu'à englober son anti-thèse : certaines sous-cultures rock se rapprocheraient de leur parodie Hard rock café, Le Corbusier serait précurseur du thème « technologie », le Bauhaus avant-coureur des intérieurs à thème, et des architectes comme Libeskind représentants du thème « représenter l'irreprésentable » par exemple la Shoah). Il nous semble que si l'on élève au concept rigoureux de fantasmagorie, le theming postmoderne se construit contre l'architecture moderniste, fonctionnelle et hypnosignifiante de Le Corbusier et du Bauhaus, et, par l'horreur du vide qui leur est constitutive, contre l'architecture de l'absence qui suggère en négatif un traumatisme historique. Il agit aussi, en les rendant inoffensives, contre la vivacité des sous-cultures qui, comme Dick Hebdige l'a montré, peuvent retourner les significations contre elles-mêmes pour critiquer l'aliénation présente(la culture punk, par exemple).
[38] Les manuels de référence insistent beaucoup sur ce mobilier vertical qui doit inciter à monter. A l'époque du Mall of America, on pouvait lire cela dans le livre qui faisait alors autorité de Barry Maitland, Shopping Malls. Plannine and Design, 1985.
[39] Explore Minnesota, Local Charm a Minnesota Jewelry Studio.
[40] Simple Times, Opa !
[41] Old Vine Wine & Spirits.
[42] A love from Minnesota.
[43] Edmund Mander, « Mall of America is not a public forum, court rules », 1998.
[44] En 1946, un tribunal d'Alabama donne raison à un témoin de Jehovah qui veut faire du prosélytisme dans la ville privée de Chickasaw. Cela fait jurisprudence pour les premiers malls, dix ans après.
[45] Arizona, Connecticut, Géorgie, Illinois, Iowa, Michigan, Minnesota, New York, Caroline du Nord, Ohio, Oregon, Caroline du Sud, Pennsylvanie et Wisconsin.
[46] Californie, Colorado, Massachusetts, New Jersey, Dakota du Nord et Washington.
[47] Il avait autorisé un politicien à faire campagne dans le Bergen Hall en 1983 et permis à des opposants à la guerre du Golfe de tracter dans 10 malls de la région en 1994.
[48] William Kowinski, The Malling of America, 1985.
[49] Edmund Mander, Mall of America », art. cit.
[50] Cité in Margaret Crawford, « The World in a shopping mall », art. cit.
[51] Pendant un moment, les malls n'avaient pas d'horloge, de manière à suggérer une suspension du temps. Puis on installa des horloges « traditionnelles » signalant un autre rapport au temps détaché de la vie quotidienne.
[52] John Hopkins, « West Edmonton Mall : landscapes of myths and elsewhereness » Canadian geographer, 1990.
[53] Scène du mall d'Elisabeth en Australie, observée par M. Pressdee « Agony or Ecstasy » 1986.
[54] Nadine Beddington, Design for shopping centres, 1982.
[55] William Kowinski, op. cit.
[56] Edward Barnes, « Can't get there from here », Time Magasine, 1996.
[57] Certains malls s'adressent explicitement aux classes supérieures, d'autres aux minorités [Mercado de Phoenix, mall Gropius à Berlin).
[58] Témoignage recueilli par Peter Jackson, art. cit.
[59] Pour la description de ce mall, cf John Fiske, op. cit.
[60] Le Willow Grove Mall notamment.
[61] Walter Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle.
[62] Ibid
[63] James Rouse, « Must shopping centers ba inhuman ? » Architectural Forum, 1962.
[64] Howard Gillette, « James Rouse and American city planning », Architectural Forum, 1962.
[65] James Rouse.
[66] Bernard J. Frieden et L. B. Sagalyn, Dowtown, Inc. How America Rebuilds Cities, 1989.
[67] Penelope Lemov, « Celebrating the city », 1984.
[68] On trouve quelques exemples et des conceils de cette « reconversion » dans un livre récent : Ellen Dunham Jons, Retrofitting Suburbia, 2009.
[69] Le nom reste cependant en anglais : Castel Romano Designer Outlet (2006).
[70] Les méga-malls tendent généralement moins à la désaffection, même si certains ferment tout de même.
[71] Aux Etats-Unis. Cf ibid et www.icsc.com
[72] Christopher W. Luhar-Trice, Aesthetics of Abandonment, 2008.
[73] Sur le site www.deadmalls.com.



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