La classe ouvrière russe de 1917 était l'une des merveilles de l'histoire. Petite numériquement, jeune, inexpérimentée, inéduquée, elle était riche en passion politique, en générosité, en idéalisme et en qualités héroïques rares. Elle avait le don de rêver d'avenir et de mourir au combat d'une mort héroïque.
Deutscher
The prophet armed
Cet article présente succinctement le rôle des comités de quartier à Petrograd pendant la révolution, avant leur institutionnalisation par les bolchéviks -février 1917 / janvier 1918-, et leur rôle dans la stratégie politique et militaire élaborée par Lénine. C'est un exercice difficile car peu de documents retrace leur quotidien, au-delà de l'idéologie et des querelles partisanes. C'est aussi un sujet délicat car il -les soviets ou conseils ouvriers- représente un des points de discorde -sinon le point fondamental- entre les idéologies des groupes radicaux ou non de la Gauche. Ce texte tente de dépasser ces antagonismes pour se consacrer uniquement -autant que possible- aux faits historiques. En considérant en premier lieu l'homme anonyme, dans sa grandeur et ses faiblesses, qui s'inscrivent dans l'hypothèse de l'historien Marc Ferro d'une plébéianisation du pouvoir par le bas, et notamment au sein des conseils de quartier. Ou comment de simples citoyens -révolutionnaires ou non- devenus permanent dans les comités – soviets-, deviendront par la suite les futurs apparatchiks dans les organes supérieurs de gestion de l'Etat. Tout ceci a fait l'objet d'études et de profondes discordes mais tous reconnaissent que ce qu’il faut bien appeler la « dégénérescence » -ainsi nommée par l’historien Oskar Anweiler- des soviets institutionnalisés mériterait une discussion longue et approfondie – et sans doute non partisane- dont la place n’est malheureusement pas ici.
« Ce qui est essentiel dans le problème des soviets,
c'est de savoir s'ils doivent devenir des organisations d'Etat.»
Lénine
«Ces conseils révolutionnaires - conseils d’ouvriers et de soldats -
qui depuis plus d’un siècle apparaissent avec une parfaite régularité dans le
champ d’action de l’histoire, dès que le peuple dispose pour quelques jours,
pour quelques semaines ou quelques mois, de la chance de suivre son propre
entendement politique sans être mis en laisse par un parti
ou sans être mené par un gouvernement.»
Hannah Arendt
Les deux révolutions de 1917
La révolution de février 1917, l'«insurrection anonyme», a été un soulèvement spontané des masses. Elle a surpris tous les socialistes, y compris les bolcheviks dont le rôle, en tant qu'organisation, a été nul dans son déclenchement, quand bien même les militants, individuellement, ont joué dans les usines et les rues le rôle d'animateurs et de cadres. Elle est anonyme mais conduite par les ouvriers des grandes villes et les soldats-paysans qui se rallieront progressivement à leur mouvement, refusant de rejoindre le front. Le 27 février, l'insurrection ouvrière et la révolte des soldats se conjuguent avec le mécontentement des citadins : le drapeau rouge flotte sur le Palais d'Hiver. Le tsar abdique. Dans les jours qui suivent, le mouvement révolutionnaire s'étend.
Deux pouvoirs vont alors s'affronter jusqu'à la révolution d'Octobre : le soviet et le gouvernement provisoire. En ces deux pouvoirs s'affrontaient deux conceptions de la démocratie, démocratie représentative et démocratie directe, et, derrière elles, deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, que la chute du tsarisme laissait désormais face à face. Les députés de l'opposition libérale constituent à la hâte un «gouvernement provisoire» formé des parlementaires représentants de la bourgeoisie, coiffant les débris de l'appareil d'État tsariste, s'efforçant simultanément de rebâtir un appareil d'État démocratique et d'endiguer la révolution prolétarienne ; tandis que s'organisent les élections au soviet de Pétrograd. Le premier soviet de la Révolution de 1917 est un soviet de députés d'ouvriers et de soldats, formé à Petrograd ; il était la représentation politique de la classe ouvrière et des soldats de la capitale. Sur son appel des soviets identiques se formeront dans les autres villes de Russie ; ils étaient la représentation populaire face aux doumas municipales et aux zemstvos, institutions bourgeoises, dépositaires de la volonté des travailleurs qui les désignent et les renouvellent.
Puis, après février, le système des soviets va se généraliser à l'ensemble de la société civile et des centaines de soviets, des milliers de comités d’usine, de comités de régiments refusant la guerre, de milices contre-révolutionnaires, de comités de paysans, de comités de quartier, de comités organisés par profession, couvrent le pays : autant de lieux de débats, d’initiatives, d’affrontements entre les différents partis politiques. Au sommet, véritable Parlement de la classe ouvrière et des soldats, le Congrès des Soviets trônait.
Pour l'ensemble des partis politiques [3] révolutionnaires majoritaires, les Mencheviks, les Socialistes-révolutionnaires, un grand nombre de bolchéviks, et contre l'avis de Lénine, seul un pouvoir bourgeois peut prendre la place du tsarisme. Les soviets, à leurs yeux, ont été l'instrument ouvrier de la révolution démocratique-bourgeoise et doivent demeurer dans la république bourgeoise des positions de la classe ouvrière. Mais ils ne sauraient réclamer un pouvoir que la classe ouvrière n'est pas mûre pour exercer et qu'elle réclamera, selon eux, ultérieurement, aux termes d'une évolution spontanée que les socialistes doivent se garder de « forcer ». Au contraire, Lénine refuse cette démission qui équivalait à une «remise volontaire du pouvoir d'État à la bourgeoisie et à son gouvernement provisoire » et ajoute : « L'histoire ne nous pardonnera pas, si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant.»
Les Doumas municipales.
Alexandre II entreprend une réforme d’envergure en février 1861 : l’abolition du servage. En matière politique, le tsar cède quelques libertés publiques et crée les doumas municipales (1869) et les zemstvos (1864), assemblées territoriales qui associent les notables locaux à la gestion du pays. Ces instances étaient responsables du registre, de l'éducation et de l'approvisionnement en nourriture en cas de mauvaise récolte et de l'état des routes. Cette réforme a été étendue aux villes à partir de 1870. Le vote avait lieu tous les trois ans, et était censitaire : il fallait pouvoir payer l'impôt pour voter. Ces assemblées représentaient donc la noblesse locale (propriétaires terriens), les gros commerçants et les artisans.
Douma municipale contre comités de quartier
Après février 1917, les élus sont révoqués, le personnel de l'administration des doumas municipales et des zemstvos est évincé, remplacé ou soumis aux nouveaux délégués liés au Gouvernement provisoire dirigé par les députés libéraux qui rêvent encore d'une monarchie constitutionnelle. D'une certaine manière, la rivalité entre le Gouvernement provisoire et le Soviet se retranscrira dans celle des instances de l'administration municipale. Les mensheviks, les socialistes-révolutionnaires ainsi que les bolchéviks substitueront à cette autorité qu'ils ne reconnaissaient pas, celle des soviets dont les conseils de quartier. Selon Trotsky, Il eût semblé que les soviets, élus par une partie de la population de la ville, devaient avoir moins d'influence et de puissance que les doumas élues par la population tout entière. Mais la dialectique du processus révolutionnaire montre que, dans certaines conditions historiques, la partie est infiniment plus grande que le tout.
Car en effet, les centres de pouvoir se sont multipliés et différents soviets rivalisent. Représentation politique de la classe ouvrière, les soviets de députés défendaient les intérêts généraux des travailleurs face au gouvernement et au patronat, les comités de quartier le domicile, les syndicats la profession, les comités d'usine le lieu de l'emploi. Ainsi entre février 1917 et le début de 1918, avant que les syndicats et le parti bolchevik ne les absorbent, plusieurs systèmes institutionnels s'organisèrent autour d'autres institutions que les soviets de députés. Les comités d'usine et les comités de quartier jouèrent eux aussi le rôle de noyaux institutionnels. Les syndicats et les comités d'usine prenaient en charge leurs revendications économiques, les premiers agissant à l'échelle nationale, les seconds dans le cadre de l'entreprise. En tant que salarié, par exemple, l'ouvrier est syndiqué ou non selon son gré, il participe au collectif de l'usine, il peut siéger à son comité, en tant que membre de la classe ouvrière, il élit des représentants au soviet des députés ouvriers, citoyen, il en élit au conseil municipal ou au comité politique de la ville, en tant que résident, il fait partie d'un comité de quartier, et en tant que consommateur siège au comité de ravitaillement. Enfin il peut militer ou non au sein d'un parti politique : l'ambiguïté et la multiplicité des statuts et des activités ont pour corollaire la concurrence des capacités et des représentations.
Les soviets de quartier
A la veille du 23 février, le comité du parti bolchevik du quartier ouvrier de Vyborg (Petrograd) déconseille toute grève pour le lendemain : « L’état d’esprit des masses d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. (…) Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est «à contre-cœur », écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviks et socialistes-révolutionnaires.» Ainsi a commencé la révolution de février, et Trotsky, dans son Histoire de la révolution russe, résume la situation avec netteté : « En fait, il est établi que la Révolution de février fut déclenchée par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires et que l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, l’on devait compter pas mal de femmes de soldats. »
Après cette première journée de février 1917, des regroupements spontanés populaires se constituent dans les quartiers de Petrograd. Pour la plupart, ils s'auto-organisent et ne sont pas issus de la volonté des partis politiques. Trotsky note que la faiblesse des organisations révolutionnaires était encore plus marquée qu’à Pétrograd, et que «des organisations révolutionnaires et des groupes improvisés procédaient dans la ville à des arrestations ».
Par la suite, ils se constituent sur un appel du Soviet de Petrograd, le 27 février, qui leur assigne comme rôle de regrouper ceux, qui sans distinction de classe, voulaient défendre la révolution aux côtés du soviet. Lancé le jour même de la création du soviet des ouvriers et des soldats, il est publié le 15 mars 1917 dans l'organe du Soviet, les lsvestija : « […] Afin de gagner ce combat pour la démocratie, le peuple doit créer ses propres organes de gouvernement. Hier, le 27 février, s'est formé un soviet de députés ouvriers composé de représentants des usines, des ateliers, des partis et organisations démocratiques et socialistes. Le Soviet, installé à la douma s'est fixé comme tâche essentielle d'organiser les forces populaires et de combattre pour la consolidation de la liberté politique et du gouvernement populaire. Le Soviet a nommé des commissaires pour établir l'autorité populaire dans les quartiers de la capitale. Nous invitons la population tout entière à se rallier immédiatement au Soviet, à organiser des comités locaux dans les quartiers et à prendre entre ses mains la conduite des affaires locales.»
Cet appel solennel s'adressait, bien sûr, aux populations non ouvrières qui ne pouvaient avoir accès aux informations, aux directives et à la propagande des délégués des partis politiques opérant au sein des syndicats ouvriers des usines : aux artisans, petits commerçants, employés, étudiants, invalides -nombreux- de guerre, fonctionnaires, etc. De nouveaux comités se constituèrent dans la plupart des quartiers de la capitale, puis de toutes les villes de la Russie. De même, le parti bolchévik organisa ses propres comités de quartier destinés à la propagande.
A Petrograd, le Congrès des Soviets, dirigé par les socialistes réformateurs, assignera deux missions aux soviets de quartier, la première était d'assurer l'alliance politique, sinon le rapprochement de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie progressiste et du prolétariat. La seconde mission était d'assurer l'application des décisions du soviet, ménager la défense éventuelle de la ville et d'organiser une nouvelle vie dans les quartiers. Pour les soviets de quartier, le plus souvent, existe une assemblée générale, un comité exécutif, qui dirige effectivement, avec parfois des sections et des commissions : les tâches les plus courantes sont la défense d'un quartier et le ravitaillement, puis, à partir de mars, les comités de quartier prennent en charge les affaires locales. Mais les tâches concrètes l'emportèrent sur la fonction politique, et dans la réalité ces activités prirent le pas sur les autres. Car en effet, les comités de quartier seront ensevelis sous l'afflux de demandes individuelles. Ouvriers mal logés ou sans travail, veuves de guerre, délégués d'entreprises, chacun venait chercher appui auprès de la nouvelle autorité. Les comités organisèrent des crèches, des cantines, ils luttèrent contre l'alcoolisme (véritable fléau en Russie), contre les jeux de hasard, ils créèrent des foyers accueil, des centres culturels, ils réquisitionnèrent des logements inoccupés et s'efforcèrent de pallier aux difficultés du ravitaillement.
Au reste, étant donné que les participants appartenaient à différentes classes sociales, il fallait éviter les problèmes qui divisent. Par exemple on ne parlait guère du problème de la paix ou de la guerre ni de l'attitude à adopter vis-à-vis de la constitution du gouvernement de coalition. Par contre le problème du statut politique et juridique des comités se posa à chaque instant divisant les participants comme malgré eux. Les responsables avaient-ils le droit ou non de prendre des décisions par exemple de réquisitionner des appartements, d'organiser le ravitaillement parallèlement aux circuits commerciaux ? Pour renforcer leur légitimité les comités souhaitaient établir un lien avec le soviet mais celui-ci refusa, son principe organisationnel était la classe, celui des comités était la résidence.
Partis politiques et soviets
Entre février et octobre 1917 la faillite du gouvernement provisoire avait abouti à un vide institutionnel que comités soviets, syndicats, Rada, etc, ont comblé instantanément, exerçant ainsi en partie les activités d'un État. Pendant longtemps et même après Octobre, la définition des fonctions respectives de chaque institution fut un objet de querelle entre les partis certes, mais plus encore affaire des institutions elles-mêmes. Au reste dans la vie des institutions le rôle des partis politiques, les bolcheviks compris, n'avait pas été nécessairement déterminant, selon le cas, ils avaient pu être les fondateurs de ces institutions, encourager le mouvement mais également le freiner. Par exemple, les comités de quartier furent une création du Soviet de Petrograd et par conséquent des partis qui le dirigeaient, mais le Soviet des comités de quartier fut une initiative des quartiers eux-mêmes.
De fait ces institutions qu'elles se soient ou non créées elles-mêmes, qu'elles aient été ou non patronnées par les partis ont également joué des rivalités entre partis et combattu pour l'extension de leur propre compétence, indépendamment de toute appartenance idéologique ou partisane. A la façon des partis politiques les institutions populaires ont construit chacune leur propre théorie de l'État, elle légitimait leur propre droit la prééminence. De leur côté, comme on le sait, les partis politiques efforçaient de jouer des conflits entre institutions, de les dominer et de les contrôler, par la double voie de l'élection et de la bureaucratisation. Alors que ces institutions essayaient également de se renforcer elles aussi la fois par la voie de l'extension et par d'autres formes de bureaucratisation. Dans une première phase de la Révolution les divisions entre parti politiques jouèrent à l'avantage des institutions, dans une seconde phase, les coups que se portèrent les syndicats et les comités d'usine par exemple, ou encore les soviets de députés et les comités de quartier, etc., affaiblirent ces institutions et bénéficièrent aux partis politiques.
Les bolchéviks et les soviets
Plus exactement au seul parti bolchevik qui grâce à la radicalisation des opinions contrôla démocratiquement les appareils d'un nombre croissant de ces institutions tout en jouant les bons offices dans les conflits de pouvoir et de compétence qui les opposaient. Il assura ainsi pour chacune d'elle une sorte d'intérim de la représentativité. Au reste le projet des institutions coïncidait au moins sur un point essentiel avec celui du parti bolchevik : pour survivre elles devaient en découdre avec le Gouvernement Provisoire afin de détruire l'ancien État et prendre sa relève. De sorte qu'il est apparu au lendemain même d'Octobre, que la réalité du pouvoir appartenait non aux soviets mais à un parti politique. Il y eut de l'opposition, certes, mais elle émana des autres partis politiques plus que des institutions. Ces institutions, leur personnel demeurèrent solidaires du nouveau pouvoir pour une évidente raison qu'ils en étaient les éléments constituants.
Lénine
Selon T. Derbent, la stratégie de Lénine, qu'il dénomme stratégie insurrectionnaliste lénino-kominternienne [1], intègre et systématise les analyses de Marx et Engels (et les leçons d’expériences comme celles de 1905) en accordant un rôle central au Parti d’avant-garde qui s'emploie à la réunion d’éléments nécessaires au succès révolutionnaire (élévation de la conscience révolutionnaire des masses, organisation politique et militaire des masses notamment par la création d’une garde rouge, entraînement et équipement de groupes de choc et emploi de ceux-ci en substitution à la tactique des barricades, création d’un état-major insurrectionnel, élaboration de plans de bataille, choix du moment du déclenchement, etc.).
Elle sera d'une importance capitale pour les théoriciens et les praticiens des prochaines guerres révolutionnaires qui l'adopteront en la modifiant en fonction des caractéristiques de leur pays. Un point de cette théorie est essentiel : la propagande ou l'élévation de la conscience révolutionnaire des masses. Car le génie stratégique de Lénine et de Trotsky fut de parvenir en quelques mois, entre février et octobre, à investir les soviets et de convaincre les ouvriers, les soldats, les paysans et les citadins, grâce au travail incessant de propagande et de persuasion mené par les éléments les plus conscients, les plus actifs. L’école de Lénine était celle du réalisme révolutionnaire : « Nous ne sommes pas des charlatans, nous devons nous baser uniquement sur la conscience des masses. Si même nous devons rester en minorité — eh bien, oui… il ne faut pas avoir peur d’être en minorité… Nous faisons un travail de critique pour délivrer les masses de la duperie… Notre ligne s’avérera la vraie. Vers nous viendra tout opprimé. Il n’y a pas d’autre issue pour lui. »
Car en effet, dans les journées qui suivent la révolution de février, la composition des soviets est multi-partiste, leurs membres proviennent d'horizon politique différent : anarchistes, mencheviks, socialistes, socialistes-révolutionnaires, bolchéviks modérés ou radicaux, bourgeois réformateurs, etc. Les soviets n'étaient absolument pas acquis au parti bolchévik de Lénine, minoritaire dans tous les soviets, y compris ouvriers. De même, les bolcheviks ont été beaucoup plus réticents à l'égard des soviets : certains y voient une tentative de dresser un organisme informe et irresponsable en rival de l'autorité du parti. Lénine, en janvier 1917, dans une conférence sur la révolution de 1905, ne mentionne les soviets qu'en passant, les définissant comme des « organes de lutte ». C'est seulement au cours des semaines suivantes qu'il modifiera son analyse, sous l'influence de Boukharine, du Hollandais Pannekoek et surtout du rôle joué par les nouveaux soviets russes.
Selon Trotsky, Le bolchevisme se distinguait en ceci qu’il avait subordonné son but subjectif — la défense des intérêts des masses populaires — aux lois de la révolution considérée comme un processus objectivement conditionné. La déduction scientifique de ces lois, avant tout de celles qui gouvernent le mouvement des masses populaires, constituait la base de la stratégie bolcheviste. Dans leur lutte, les travailleurs se guident non seulement sur leurs besoins, mais sur leur expérience de la vie. Le bolchevisme était absolument étranger au mépris aristocratique de l’expérience spontanée des masses. Au contraire les bolcheviks partaient de cette expérience et bâtissaient sur elle. En cela était un de leurs grands avantages. […] L’agitation des bolcheviks se distinguait par sa nature réfléchie et concentrée. Les conciliateurs jacassaient pour écarter les difficultés, les bolcheviks marchaient au devant d’elles. L’analyse constante de la situation, la vérification des mots d’ordre d’après les faits, une attitude sérieuse à l’égard de l’adversaire même peu sérieux, donnaient une force particulière, une vigueur persuasive à l’agitation bolcheviste. « Oui, les bolcheviks travaillaient avec zèle et infatigablement — écrit Soukhanov, qui appartint lui-même au parti battu des mencheviks — ils étaient dans les masses, devant les métiers, quotidiennement, constamment… Ils étaient devenus leurs, parce qu’ils étaient toujours là, dirigeant dans les petits détails, comme dans les choses importantes, toute la vie de l’usine et de la caserne… La masse vivait et respirait avec les bolcheviks. Elle était entre les mains du parti de Lénine et de Trotsky. »
A l'inverse, les bolchéviks refuseront de participer à des actions insurrectionnelles spontanées sans s'être parfaitement assurés des chances de victoire, et ce, malgré l'impatience des ouvriers de prendre les armes. En juillet 1917, ils s'opposeront fermement à l'insurrection armée menée par des groupes d'ouvriers de Petrograd, estimant que les conditions n'étaient pas encore favorables dans d'autres villes. Insurrections qui furent réprimées ; ce que bon nombre d'ouvriers et d'anarchistes leur reprocheront par la suite, mais pour un temps seulement.
Les élections municipales de 1917.
Pour les bolchéviks, la victoire révolutionnaire pouvait être le fait d'un processus purement démocratique et en cela, le parti présenta aux élections des doumas municipales leur candidat. Des nouvelles élections, qui eurent lieu à partir de juin et jusque dans la première quinzaine d'août, en de nombreux endroits, amenèrent, en règle générale, un effondrement des fractions bolchevistes [4], conséquence d'une habile campagne de diffamation contre Lénine [accusé avec Trotsky d’être au service de l’état-major allemand], puis, au contraire, à partir de fin juillet d'un renforcement dans les soviets. À Kiev, la dépression du mouvement révolutionnaire se ressentait fortement : aux élections à la douma municipale, les bolcheviks n’obtinrent au total que 6% des suffrages. La Douma du quartier de Vyborg, à Petrograd, purement prolétarien, se prévalait de sa majorité bolcheviste. Mais c’était une exception. Aux élections municipales de Moscou, en juin, les socialistes-révolutionnaires recueillirent plus de 60 % des suffrages.
Aux élections de la douma municipale de Pétrograd, le 20 août, les bolchéviks obtiennent, et c'est une surprise pour tous, presque 200.000 suffrages, environ le tiers du total, seconde formation derrière les socialistes-révolutionnaires, mais qui avaient perdus plus de 375.000 voix par rapport aux élections de juillet pour les doumas de quartier. Dans d'autres villes se sont des partisans de Lénine qui sont élus maire. Aux élections démocratiques pour la douma municipale d'Ivanovo-Voznessensk, juste au moment du soulèvement du général Kornilov, les bolcheviks obtiennent la majorité absolue. A Cronstadt, le bolchevik Pokrovsky devint maire. Si la progression est loin d'être partout aussi marquée, s'il y a çà et là du retard, le bolchevisme monte, dans le courant du mois d'août, sur presque toute l'étendue du pays. Dans les nouvelles doumas municipales de Petrograd et Moscou, élues au suffrage le plus large, les bolchéviks constituaient une petite minorité. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, qui avaient la majorité dans les doumas et dans les soviets, considéraient que les doumas devaient supplanter les soviets. Cependant, ainsi que l’explique Trotsky :
« Les municipalités, de même qu’en général toutes autres institutions de la démocratie, ne peuvent agir que sur la base de rapports sociaux parfaitement stables, c’est-à-dire d’un système déterminé de propriété. Or, la révolution consiste essentiellement en ceci qu’elle met en question cette base des bases et que la réponse ne peut être donnée que par une ouverte vérification révolutionnaire des rapports entre les forces de classes. […]
« Dans la marche quotidienne de la révolution, les municipalités traînaient encore une existence à demi fictive. Mais dans les tournants décisifs, lorsque l’intervention des masses déterminait la direction ultérieure des événements, les municipalités sautaient, leurs éléments constitutifs se retrouvaient situés sur les côtés opposés de la barricade. Il suffisait de confronter les rôles parallèles des soviets et des municipalités dans le courant de mai à octobre pour prévoir longtemps d’avance le sort de l’Assemblée constituante.»
« Dans la marche quotidienne de la révolution, les municipalités traînaient encore une existence à demi fictive. Mais dans les tournants décisifs, lorsque l’intervention des masses déterminait la direction ultérieure des événements, les municipalités sautaient, leurs éléments constitutifs se retrouvaient situés sur les côtés opposés de la barricade. Il suffisait de confronter les rôles parallèles des soviets et des municipalités dans le courant de mai à octobre pour prévoir longtemps d’avance le sort de l’Assemblée constituante.»
Un comité inter-quartiers
A Petrograd, par un phénomène d'extension horizontale comparable à celui que connaissaient les comités d'usine, les quartiers organisèrent une conférence inter-quartiers au mois d'avril. Elle se réunit sur l'initiative des soldats qui jugèrent utile d'organiser la coordination de l'action des comités en cas de réaction militaire des régiments loyaux au Tsar. Au nom de tous les quartiers elle demanda à participer aux débats du soviet fût-ce sans disposer du droit de vote. Le soviet refusa. Mécontents de la politique du soviet, les comités de quartier commençaient à se radicaliser. Face au soviet des députés, la Conférence inter-quartiers devenait elle aussi un contre-pouvoir. Désormais se politisant de plus en plus, elle menait une action double de solidarité avec les bolcheviks ou avec Cernov, calomniée par la bourgeoisie ; de défense également devant la menace montante d'un putsch militaire, à cette date où la Conférence de Petrograd des comités d'usine voyait son autorité s'affaiblir. La Conférence des comités de quartier prit en quelque sorte la relève.
Les bolcheviks et le pouvoir municipal.
Lors de la tentative de putsch du général tsariste Kornilov, en août, la Conférence des comités de quartiers se lia aux soviets locaux de création bolchevik, et ensemble constituèrent les premiers noyaux de résistance populaire. Des milices des comités de quartier surveillèrent l'action des commissariats de police volontiers suspects. Par l'intermédiaire de la Conférence le parti bolchevik put ainsi animer la lutte révolutionnaire dans la capitale. Le coup d'état manqué du général Kornilov aura comme conséquence un formidable changement de l'opinion publique en faveur des bolchéviks. Le putsch et l’effondrement du gouvernement provisoire, en donnant aux soviets la direction de la résistance, renforce l’autorité et accroît l’audience des bolcheviks. Leur prestige se trouve grandi : aiguillonnées par la contre-révolution, les masses se radicalisent, des soviets, des syndicats se rangent du côté des bolcheviks.
Une comparaison du pourcentage des votes obtenus par les partis, lors des élections municipales de juin, septembre et pour la constituante de novembre, est intéressante. Ceci ne peut se faire que pour les villes, et Moscou indique la plus grande différence. Les élections de juin étaient de pourvoir l'autorité centrale de la ville, et celle de septembre de pourvoir les conseils des districts de la ville :
Le P.S.R. 58 %, 14 % et 8 %
Les Bolcheviks 12 %, 51 % et 48 %
Les Kadets 17 %, 26 % et 35 %
Les Mencheviks 12 %, 4 % et 3 %
Les élections aux doumas de quartier de Moscou frappèrent particulièrement le pays par le brusque revirement de l'état d'esprit des masses. Le parti des socialistes-révolutionnaires, sur 375.000 suffrages qu'il avait recueillis en juin, n'en gardait à la fin de septembre que 54.000. En revanche, les bolcheviks, partant de 75.000 suffrages s'étaient relevés jusqu'à 198.000.
Ce qui leur permet d'obtenir des sièges dans l’administration de la douma de Petrograd, Anatoli Lounatcharski sera désigné à l’un des trois postes d’adjoint au maire, le Kadet F.M. Knipovitch. Mais pour Lénine -en exil- et Trotsky -en prison- le temps n'était plus à la prise du pouvoir démocratiquement. Ils s'opposeront vivement à toute forme de collaboration avec les ennemis manifestes de la révolution dans les organes exécutifs du gouvernement municipal. Lénine lança cet avertissement : Il n’est pas possible de douter que dans les “milieux dirigeants” de notre parti, on remarque des hésitations qui peuvent devenir funestes à la réussite de la révolution.
Portés par la population et les soldats, élus dans les soviets de toute la Russie, les bolchéviks à partir de septembre peuvent alors se consacrer au sein de leur Comité Militaire Révolutionnaire à la préparation tactique du soulèvement : grâce à des années de clandestinité et des rêves insurrectionnels, ils sont seuls à détenir, comme le note l'historien Coquin, un véritable monopole de l'imagination.
La bureaucratisation par le « bas »
L'historien Marc Ferro explique brillamment le passage d'une organisation spontanée et populaire à un système bureaucratique dirigé par la nouvelle nomenklatura. Une hypothèse qui affirme que l'embryon d'Etat se constitue avant la révolution Octobre et qu'il avait déjà commencé à fonctionner avant la révolution. Cet embryon d'Etat prolétarien se bureaucratise par en haut et par en bas, d'une part au sommet le parti bolchevik introduit des dirigeants nommés par lui-même sans véritablement tenir compte des voeux des assemblées générales ; d'autre part à la base, ceux qui ont été désignés ont rapidement tendance devenir des sortes de permanents en se perpétuant au bureau des institutions ainsi se constitue un nouveau groupe social, les futurs apparatchiks.
A l'origine, en février 1917, les comités de quartiers qui s'étaient formés spontanément, obéissaient aux règles de la Démocratie directe, appliquant ou non les décisions du soviet et du gouvernement provisoire. A Petrograd, suite à leur institutionnalisation, apparurent de manière informelle, des membres permanents qui n'étaient pas des militants professionnels, quelques syndicalistes mis part. Ce sont des habitants du quartier qui en assurant une permanence au local du comité abandonnent peu peu leur emploi. Comme ils ne touchent plus leur salaire, l'assemblée du comité de quartier décide de leur allouer une petite indemnité avec l'argent provenant une souscription. Dès lors une corrélation s'observe : à peine un permanent est-il choisi que le nombre des participants aux assemblées générales diminue régulièrement sauf une remontée lors des Journées de Juillet. Au quartier de Peterhof de Petrograd, par exemple, il passe entre mars et octobre de quarante présents en moyenne à vingt-deux. Parallèlement les réunions des responsables du Bureau se font de plus en plus fréquentes, bi-mensuelles en avril 1917, elles ont lieu trois ou quatre fois par semaine durant l'été et l'automne, alors que les assemblées générales que ce Bureau convoque sont de plus en plus espacées : six en septembre, quatre en octobre. L'assistance est plus grêle. Sous-informée elle ne prend bientôt plus part aux discussions, seuls les membres du Bureau participent, proposent des motions que l'assemblée accepte ou non de voter.
Selon Marc Ferro, Le succès de la révolution d’Octobre ne vient pas seulement d’en haut en effet. J’en ai découvert le double foyer : celui des organisations, des partis, des syndicats ou des comités d’usine, sorte de contre-pouvoirs virtuels face au gouvernement, et celui, par en bas, des soviets (ou comités), qui s’étaient créés un peu partout et qui se sont eux-mêmes solidifiés et bureaucratisés, très tôt, dès avril 1917. Dans chaque quartier, il y avait un comité de quarante à cent personnes, vers lequel les gens convergeaient pour demander un logement ou le paiement d’une pension. Au bout d’un certain temps, certains membres du comité, mieux informés, connaisseurs des dossiers, sont devenus permanents, se sont bureaucratisés. Le jour où Lénine organise l’insurrection, il lui faut des relais : ce seront ces responsables des comités de quartier. Ils ne sont pas forcément bolcheviks mais ont tout à perdre si la révolution échoue. La révolution d’Octobre est le résultat d’une bureaucratisation par le haut, lorsque le parti va éliminer les autres partis, contrôler les syndicats et le mouvement coopératif, et d’une bureaucratisation par en bas, où toute cette poudrière de petits comités va se rallier à l’insurrection pour ne pas perdre la légitimité acquise dans l’action. Cette rencontre donne naissance aux apparatchiks, ces gens d’en bas, ouvriers ou paysans – dès 1930, on dénombre 40 % de paysans dans la direction des soviets – qui vont monter dans l’appareil d’État. C’est ce que j’ai appelé la plébéianisation du pouvoir. La plébéianisation du pouvoir s’amorce dès février et mars 1917. Dans tel soviet, déjà trois ouvriers, un pope et un syndicaliste décident d’attribuer tel appartement vide à une famille d’orphelin de guerre. En octobre, le parti bolchevik reconnaît ces comités comme son antenne, c’est alors que la greffe s’opère entre les bureaucraties par le haut et le bas. Plus tard, le régime soviétique n’a pas offert à la classe ouvrière un destin par lequel l’ouvrier serait devenu patron ou aurait été bien payé, mais lui a permis de monter dans l’échelle sociale et de peupler l’appareil d’État. C’est par là que s’est réalisée l’identification entre le parti et la classe ouvrière. Quant à l’adhésion des masses à la révolution, on peut parfaitement la mesurer, en donnant le nombre de Soviets de la capitale et de la région qui ont participé à l’insurrection, soit plusieurs centaines, ce qui est vraiment massif."
Les soviets post-révolution
Maintenant au pouvoir, pour les bolchéviks, le seul système qui permette, suivant l'expression de Lénine, « à une cuisinière de diriger l'Etat », est le système des soviets. Ils existent à peu près partout, à la veille de l’insurrection d’octobre, exerçant tout ou fraction du pouvoir. C'est en leur nom que l'insurrection est menée et le II° Congrès pan-russe des soviets la consacrera en remettant partout « le pouvoir, aux soviets ». Le sens de la mesure est défini par l’appel du comité exécutif du 4 novembre 1917, rédigé par Lénine : « Les soviets locaux peuvent, selon les conditions de lieu et de temps, modifier, élargir et compléter les principes de base établis par le gouvernement. L'initiative créatrice des masses, tel est le facteur fondamental de la nouvelle société. [...] Le socialisme n’est pas le résultat des décrets venus d'en haut. L’automatisme administratif et bureaucratique est étranger à son esprit: le socialisme vivant, créateur, est l'œuvre des masses populaires elles-mêmes». Les soviets étaient encore composés d'hommes et de femmes qui n'hésitaient pas à s'opposer aux mesures décidées par le Comité central. Notamment l'opposition ouvrière qui dénonce violemment la militarisation et la bureaucratisation, auxquelles elle oppose le « contrôle ouvrier » sur la production, exercée par les syndicats dans les entreprises et par un congrès des producteurs à l'échelle du pays.
Il n'existe aucune étude du fonctionnement des premiers soviets en dehors de l'esquisse, d'ailleurs excellente, de Hugo Anweiler. On peut cependant affirmer que, dans les mois qui ont suivi l'insurrection d'octobre, les soviets ont rapidement étendu leur autorité à l’ensemble du territoire, se substituant en particulier aux conseils municipaux dont 8,1 % sont dissous en décembre 1917, 45,2 % en janvier 1918, 32,2 % en février, et les derniers entre mars et mai. Dans bon nombre de villes, notamment les plus grandes, une partie de l'appareil administratif municipal continue à fonctionner sous le contrôle du soviet. Les soviets des échelons intermédiaires, districts et arrondissements, dont le rôle a été important pour l'extension du réseau soviétique, cesseront assez vite leur activité.
La bureaucratie et la nouvelle nomenklatura
La pyramide bureaucratique construite à l'intérieur de l'Etat, au dedans, puis au-dessus des soviets auxquels elle ôte définitivement toute existence, n'a pas été délibérément conçue ni voulue. Elle est le fruit des circonstances, des efforts de l'appareil pour se substituer à l'initiative défaillante des masses ouvrières et paysannes, pendant et après la guerre civile, et de son réflexe conservateur de défense contre la discussion, les critiques, l'action spontanée, qui remettent en cause à ses yeux l'application des directives, la réalisation des tâches pratiques, et comme le disait franchement Kalinine, compliquent en définitive le travail des responsables. Dans cette auto-défense, les fonctionnaires du parti, menés par la routine qui naît de l'application de mêmes méthodes, unis par une communauté de préoccupations puis d'intérêts, liés dans un réseau serré, animés de la conviction qu'ils sont une avant-garde consciente, chargés d' « éclairer », si possible, mais, en tout cas, de guider et de diriger les masses incultes, arriérées, ou fatiguées, de toute façon peu conscientes, ont commencé par incarner un état d'esprit d' « activistes » au milieu d'un monde désabusé.
L'évolution des Soviets russes, après la révolution, vers une bureaucratisation au profit d'un parti unique, sera critiquée, contre la récupération politicienne et la privation par une poignée d’individus des organes de décisions populaires. Notamment, les militants anarcho-syndicalistes qui prônaient une démocratie directe par le vote des décisions à l'unanimité. En 1921, Lénine ordonna la dissolution du Soviet de Cronstad qui refusait, en autres, le système représentatif, Trotsky commanda l'armée Rouge pour écraser la rébellion par le sang.
Victor Serge évoque ainsi la fin de la Révolution russe : Des milliers de fondateurs de l'U.R.S.S., donnant l'exemple du dévouement à l'idée socialiste, passent alors du pouvoir en prison ou en déportation. Les thèses qu'on leur oppose sont contradictoires et peu importe. Le grand fait essentiel, c'est qu'en 1927-1928, par un coup de force perpétué dans le Parti, l'Etat-Parti révolutionnaire devient un Etat policier-bureaucratique, réactionnaire, sur le terrain social créé par la révolution. Le changement d'idéologie s'accentue brutalement. Le marxisme des plates formules élaborées par les bureaux se substitue au marxisme critique des hommes pensants. Le culte du Chef s'établit. Le "socialisme dans un seul pays" devient le cliché passe-partout des parvenus qui n'entendent que conserver leurs privilèges. Ce que les oppositions ne font qu'entrevoir avec angoisse, c'est qu'un nouveau régime se profile, vainqueur de l'opposition trotskyste, les Boukharine, Rykov, Tomski, Rioutine, quand ils s'en aperçoivent, sont pris d'épouvante et passent eux-mêmes à la résistance. Trop tard.
Gramsci
Pour un grand nombre de théoriciens marxistes le système des soviets sera considéré, suite à la révolution russe d'octobre 1917, comme un modèle. Une base idéologique qu'il convenait cependant d'adapter aux données économique, sociale et culturelle d'un pays. En Italie, Gramsci évoque dans un article publié ( Démocratie ouvrière in L'Ordine Nuovo ) en 1919, le rôle des soviets, et des comités de quartier : "Comment dominer les immenses forces sociales que la guerre a déchaînées ? Comment les discipliner et leur donner une forme politique qui ait en elle la vertu de se développer normalement, de se compléter sans cesse jusqu'à devenir l'ossature de l'État socialiste dans lequel s'incarnera la dictature du prolétariat ? Comment souder le présent à l'avenir, tout en satisfaisant aux urgentes nécessités du présent et en travaillant utilement pour créer et « devancer » l'avenir ? [...] Un vaste terrain de propagande révolutionnaire concrète s'ouvre ainsi aux communistes organisés dans le parti et dans les cercles de quartiers. Les cercles, en accord avec les sections urbaines, devraient recenser les forces ouvrières du secteur et devenir le siège du conseil de quartier des délégués d'usines, le centre où se nouent et où convergent toutes les énergies prolétariennes du quartier. [...]
Dans le comité de quartier on devrait tendre à incorporer à ce groupe venu de l'usine, des délégués des autres catégories de travailleurs habitant le quartier : garçons de café, cochers, employés du tramway, cheminots, balayeurs, gens de maison, vendeurs, etc. Le comité de quartier devrait être l'émanation de toute la classe laborieuse habitant dans le quartier, une émanation légitime et influente, capable de faire respecter une discipline, investie d'un pouvoir spontanément délégué, et en mesure d'ordonner la cessation immédiate du travail dans l'ensemble du quartier. Les comités de quartier s'élargiraient en commissariats urbains, soumis au contrôle et à la discipline du Parti socialiste et des Fédérations de métiers. Un tel système de démocratie ouvrière (complété par des organisations équivalentes de paysans) donnerait aux masses une structure et une discipline permanente, serait une Magnifique école d'expérience politique et administrative, il encadrerait les masses jusqu'au dernier homme, et les habituerait à se considérer comme une armée en campagne qui a besoin d'une ferme cohésion si elle ne veut pas être défaite et réduite en esclavage. [...] on rendrait la masse mieux préparée à l'exercice du pouvoir et plus capable de l'assumer, on répandrait une conscience des devoirs et des droits du camarade et du travailleur qui serait harmonieuse et efficiente parce que née spontanément de l'expérience vivante et historique. Un tel État ne s'improvise pas : les communistes bolcheviques russes ont travaillé huit mois pour répandre et concrétiser le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », et les Soviets étaient connus des ouvriers russes depuis 1905. Les communistes italiens doivent mettre à profit l'expérience russe et économiser temps et efforts : l'œuvre de reconstruction exigera tant de temps et tant de travail que chacun de nos jours et chacun de nos actes devraient pouvoir lui être consacrés."
EPILOGUE
Pierre Broué à propos du livre de Oskar Anweiler affirmait : Aucun problème historique n’est jamais réglé par un simple verdict, et les lieux de l’histoire n’ont pas soif de la reconnaissance de la culpabilité de tricheurs qui en fausseraient les lois bienfaisantes. Le problème de la démocratie directe, du pouvoir des travailleurs, celui du pouvoir des conseils ouvriers est sans aucun doute un des problèmes cardinaux de ce siècle pour qui n’a ni la mémoire courte ni la vue basse et admet qu’il a bien été effectivement et demeure plus que jamais celui des guerres et des révolutions. A ce seul titre déjà, il mériterait d’être étudié et approfondi. Mais il constitue en outre, selon toute vraisemblance, l’une des clés de l’avenir de l’humanité, et, ne serait-ce que parce qu’il s’est posé à elle depuis plus d’un demi-siècle, il faudra bien y répondre autrement qu’en le niant ou en le fuyant. La Révolution russe pour sa part n’a que partiellement répondu à la question posée.
NOTES
[1] Selon T. Derbent, voir définition partie 1.
[2] Voir notre article à propos de G. Chaliand.
[3] Les principaux partis politiques :
Les conceptions des Mensheviks établies sur la base marxiste, prônaient l'avènement du développement bourgeois considérant que la classe ouvrière n'était pas prête à accéder au pouvoir ; la Révolution devait advenir par la construction d'un parti ouvrier puissant et organisé. Constituant l'aile gauche de l'intelligentsia bourgeoise, ils reliaient celle-ci aux couches intermédiaires des ouvriers les plus modérés qu'attirait un travail légal autour de la douma et des syndicats. Les Mensheviks étaient principalement implantés dans les grandes villes.
Les socialistes révolutionnaires combattaient théoriquement le marxisme, subissant partiellement son influence. Ils se considéraient comme un parti réalisant l'alliance des intellectuels, des ouvriers et des paysans. La future révolution leur semblait devoir être non bourgeoise et non socialiste, mais « démocratique » : ils substituaient une formule politique au contenu social. Ils se traçaient ainsi une voie entre la bourgeoisie et le prolétariat, et, par conséquent, le rôle d'arbitres entre ces derniers. Les socialistes-révolutionnaires avaient trouvé un appui extrêment puissant chez les ruraux et dominaient même les villes. Ce parti s'est avéré de loin le plus important, car son noyau était formé de tous les responsables locaux dans le cas des autorités villageoises,– une intelligentsia locale, les personnes chargées des registres, les enfants des prêtres orthodoxes, les responsables des coopératives, les instituteurs et tous les fonctionnaires élus du « zemstvo ».
Le parti des démocrates constitutionnels, connu sous le nom de Kadets avait été un parti de grande importance dans la douma. Il réunissait des intellectuels, des professeurs d'université, des hommes d'affaires. Les « Kadets » étaient pour une monarchie constitutionnelle, au moins jusqu'à la chute de l'empereur, s'inspiraient de la Grande Bretagne et de la France et soutenaient leur alliance contre l'Allemagne et l'Autriche.
Les non marxistes Narodniks fondaient leur idéologie sur les habitudes et les traditions paysannes pour transformer le monde.
Les anarchistes rassemblés autour de Kroptokine.
[4] Trotsky note à ce propos que Le brusque revirement de l’état d’esprit des masses produisait une sélection automatique et, de plus, sans erreur dans les cadres du parti. Sur ceux qui, en ces jours-là, ne tremblèrent point, l’on pouvait compter pour la suite. Ils constituaient un noyau dans l’atelier, dans l’usine, dans le quartier. A la veille d’octobre les organisateurs jetèrent plus d’une fois autour d’eux des regards scrutateurs lorsqu’il s’agissait de nominations ou d’envois en mission, se rappelant comment tel ou tel s’était conduit pendant les Journées de Juillet.
ARTICLES
EXTRAITS de textes :
Marc Ferro
Des soviets au communisme bureaucratique
Gallimard, Paris, 1980
La révolution russe de 1917
Flammarion, 1967
Entretien avec Marc Ferro sur la Révolution d’Octobre,
in l'Humanité, 30 avril 2004.
Pierre Broué
Le Parti bolchévique - histoire du PC de l'URSS
1963
Oskar Anweiler
Les Soviets en Russie – 1905-1921
1997
Victor Serge
Trente ans après la Révolution russe1
1947
Ce texte est considéré comme le testament politique de Victor Serge. Il a servi de postface à l'édition augmentée de L'An I de la Révolution russe (Maspéro, 1971).
Trotsky
Histoire de la Révolution russe: février et octobre
1932
John Reed
Ten days that shook the world
1919
Mike Davis
Les héros de l'enfer
2006
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