Les paysagistes : Le Bonheur est dans les prés ?



Autant les architectes sont considérés avec méfiance et suspicion, autant les paysagistes bénéficient d'un solide et quasi inébranlable capital de confiance et de sympathie auprès des élus comme de la population. Pourtant, le paysagisme, considéré pendant plusieurs décennies comme un art mineur et subalterne s'apparentant à l'horticulture, est aujourd'hui une profession qui a quasiment supplantée le rôle de l'architecte dans le domaine de l'urbanisme. L'urbanisme paysager est maintenant considéré comme un gage de qualité d'urbanité, inscrit dans des textes de loi [1993] et une pratique professionnelle sinon conseillée mais obligatoire dans les projets d'aménagement urbain. Selon Bernard Debarbieux, cette demande est considérable, le constat en a été fait depuis longtemps déjà. Le terme a envahi le débat public et la chose est devenue objet de politiques publiques nombreuses. Le paysagisme comme pratique professionnelle est devenu une composante importante de l’urbanisme et de l’aménagement rural en Europe notamment. Quant à la consommation paysagère, elle est, et ce depuis longtemps déjà, une des motivations principales des pratiques touristiques. Cette banalisation de l’invocation du paysage et du souci paysager dans toute forme d’intervention constitue la face visible de ce qu’on propose ici d’appeler l’empaysagement de nos sociétés.






L'empaysagement, lié intimement et consolidé par l'avènement de l'écologie politique, s'inscrit dans cette vision d'une nature rédemptrice face à l'inhumanité des villes, dans une recherche absurde -dans le cas du paysagisme urbain- d'un équilibre idéaliste, d'une association harmonieuse entre la ville artifact et la nature apprivoisée. Selon Bernard Debarbieux l’empaysagement désigne, de façon générale, un tournant dans la façon qu’ont les sociétés contemporaines de se penser elles-mêmes et de penser leur inscription matérielle par l’entremise de la représentation et de l’action paysagère. Les ressorts de cet empaysagement des consciences sont à rechercher tantôt dans une volonté de compensation, souvent passéiste ou nostalgique, à l’évolution des pratiques de l’espace et de la mise en péril des territorialités politiques, tantôt dans le souci de reconstruire du projet politique territorialisé sur des bases nouvelles.

Car au-delà des qualités paysagères d'un lieu, l'urbanisme paysager est évoqué comme un instrument politique, un outil de l'urbanisme, susceptible de lutter contre les systèmes corrompus de la gestion urbaine -les paysages des périphéries, par exemple-, et comme symbole de l'intervention coordinatrice de l'opérateur public, comme lieux -parcs, jardins et espaces publics- où les communautés déchirées par des conflits plus aigus, peuvent se cimenter. Le parc, l'espace public sont le symbole d'une collectivité retrouvée dans l'utilisation sociale du temps libre ; Qui confèrent ainsi aux professionnels de l'empaysagement une aura sociale toute particulière.

Ainsi, une sorte de fétichisation de cette notion floue -le paysage urbain- protège de toute critique les paysagistes. Quelques voix bien timides se sont pourtant élevées dont celle de Claude Eveno, urbaniste et éditeur qui s'interrogeait : Suffisait-il de vouloir transposer de belles images dans la réalité matérielle pour « régler » l’incohérence des villes et réduire la pollution ? Suffisait-il d’apporter arbres, pelouses et eaux au citadin pour améliorer les conditions de vie urbaine ? La ville sans arbres était-elle irrémédiablement une ville sans âme ? Il constatait l’inexistence d’un appareil critique pour évaluer l’action paysagiste et préconisait de « cerner l’objet, non par sommation des analyses techniques, mais par cumul des subjectivités vigilantes face au danger d’une absence de la critique ».

Dans un autre domaine, des auteurs expriment une critique contre un art bourgeois [le paysagisme, art issu des jardins des châteaux de la noblesse sous Louis XIV, puis intégré à l'urbanisme hausmanien] s'opposant à la culture populaire, des jardins ouvriers ou familiaux, voire du terrain vague, lieu de liberté absolue dans la ville, non soumis aux diktats paysagers d'une nature artificielle arrosée automatiquement. Bernard Debarbieux juge également : Le paysage-comme-œuvre triomphe à toutes les échelles et en tous lieux, suscitant dans son sillage quantité d’emplois mis au service de sa conception, sa réalisation et son entretien. Mais tant qu’il est affaire de spécialistes, ce type de paysage continue de relever d’une logique d’aliénation.

Jardins familiaux / fort d'Ivry-sur-Seine

Paris/ parc André Citroën


La principale attaque vint -en 1993- du critique et architecte Jacques Lucan, qui s’interrogeait sur «L’irrésistible ascension des paysagistes», de la présence de plus en plus forte des paysagistes sur la scène urbaine et territoriale, et l’expliquait par la virginité des nouveaux venus – au contraire des architectes du mouvement moderne- et leur apolitisme assumé. Il exprimait l'idée que les paysagistes n’étaient peut-être pas tant porteurs d’une vision alternative qu’ils ne bénéficiaient du discrédit où ont pu tomber les acteurs et les doctrines du passé urbanistique récent. Dans «l’ère du vide» où nous sommes entrés, où l’autosatisfaction s’appelle modestie et où les politiques rivalisent dans l’art de «rien promettre», l’innocence des paysagistes leur tiendrait lieu de discours.


Aujourd'hui, les textes consacrés à la dimension politique contemporaine du paysage dans les sociétés modernes ou hyper-modernes sont rares. Les principales critiques -en-dehors de l'académisme et de l'apolitisme universitaire [1]- à propos de l'empaysagement urbain [comme en urbanisme d'ailleurs] sont l'œuvre d'auteurs anglo-saxons. Le paysage urbain, c'est à dire le bien public échappant à l'appropriation privée exclusive, est davantage appréhendé comme un argument de promotion ou de vente s'inscrivant dans le cadre d'opérations urbaines purement néo-libérales. Une instrumentalisation adaptée aux exigences du marché qui pose les limites de la capacité de la discipline à une réflexion critique sur sa propre complicité avec les impératifs néolibéraux. D'autres affirment qu'il s'agit là d'un decorum destiné à masquer une réalité économique dédiée au libéralisme, un camouflage esthétique végétal destiné à amoindrir, à masquer les excès d'une architecture hautement profitable aux investisseurs. L'exemple du projet pour Gennevilliers -dans le cadre du Grand Pari$- imaginé par Jean Nouvel en est l'expression la plus aboutie : hautes tours et jolis parcs dessinés -car il s'agit bien de dessin et non d'une pensée-  par le paysagiste-affairiste Michel Desvigne, qui a été récompensé en France par le Grand Prix de l'Urbanisme 2011...

Jean Nouvel, architecte / Michel Desvigne, paysagiste : Gennevilliers


Jacques Lucan
L’irrésistible ascension des paysagistes
1993

Aujourd'hui, les paysagistes ont le vent en poupe. Bien sûr, ils sont portés par la vague écologiste et par l'émotion suscitée par la désertification des campagnes : le « paysage » comme « lieu de mémoire » est une notion relativement récente. Mais surtout, ils sont « innocents ». Ils n'ont pas à endosser d'héritage encombrants, au contraire des architectes, soupçonnés de vouloir réaliser des objets qui leur font plus plaisir qu'àleurs commanditaires ou « usagers », au contraire des urbanistes, accusés d'avoir livré les villes à des logiques de réseau qui les ont bouleversées, ou d'avoir conçu il y a longtemps des grands ensembles encore maudits. Les paysagistes sont « innocents » : ils réalisent des lieux de détente et de respiration, cherchant à améliorer des situations difficiles ; ils ne seraient d'ailleurs pas tenus pour véritablement responsables de leurs échecs éventuels, car comment réparer l'irréparable ?

Il n'est pas étonnant que ce soit sur la question de l'espace public que se concentre maintenant l'attention. Lyon en est sans doute l'illustration exemplaire. Or, qu'attend-on aujourd'hui de l'aménagement ou du réaménagement des espaces publics ? Rien moins que de rétablir un liant dans un univers urbain qui n'a cessé de se désagréger, où les opérations architecturales, en se singularisant de plus en plus, ont été incapables de se côtoyer dans l'entente, de retrouver des figures satisfaisantes de mitoyenneté.

Aménager l'espace public, c'est reprendre, recoudre ce qui a été rompu, c'est renouer avec des procédures d'embellissement, c'est refaire de la ville un monde, sinon homogène, du moins fait de relations et de continuités. En dernière instance, aménager l'espace public, c'est assumer ce que l'architecture s'est révélée incapable de faire : qui mieux que le paysagiste est désigné pour remplir le rôle de correcteur des erreurs passées ?

Ce rôle, les paysagistes le remplissent progressivement, et sans doute le feront-ils de plus en plus dans les années qui viennent : il s'agit-là pour eux d'un enjeu professionnel d'importance. Ils ont maintenant un discours qui manifeste une hauteur de vue : ils parlent de géographie et de topographie, leitmotiv de la plupart des propos sur une redécouverts ou une reconquête des paysages urbains ou « naturels ». Ils ont donc su élargir l'horizon, ne pas rester englués dans la jungle des villes : ils se sont ainsi récemment forgé une extraordinaire légitimité.

Aujourd'hui, leur attitude peut même se permettre la modestie. Les solutions qu'ils proposent ne sont pas nécessairement spectaculaire. Certains diront, de façon minimale : « Plantons des arbres, c'est toujours ça de gagné, c'est déjà travailler pour l'avenir ». D'autres avanceront l'hypothèse d'un retour à des solutions conventionnelles et simples, garantes d'une longévité nécessaire à tout aménagement d'espace public. Ainsi, les paysagistes ne deviennent-ils pas la bonne conscience des aménageurs ?

Somme toute, les paysagistes, quelque-fois sans le savoir ou en faisant mine de ne pas le savoir, récoltent les fruits d'une réflexion sur la ville débutée sans la plupart d'entre eux il y a très longtemps, lorsque leurs intérêts étaient encore liés à un urbanisme de colonisation des territoires considérés vierges : villes neuves ou villes nouvelles. Car il a fallu 20 ans pour que l'idée d'une reconquête de l'espace public devienne « naturelle », quelques villes comme Barcelone ayant montré la voie de façon pragmatique il y a plus d'une décennie.

Pour la reprise, la réforme de ce qui existe, la ville est un fond sur lequel les paysagistes écrivent une nouvelle histoire. Qu'adviendra-t-il lorsqu'il leur sera demandé d'aller plus loin, de devenir quasiment urbanistes ? Car nul doute que c'est à ce défi qu'ils sont déjà confrontés, à un véritable transfert de compétence, sachant qu'ils sont perçuc comme n'étant plus comptables des catastrophes passées, et qu'ils ont, sans douleur et sans bruit, occupé un terrain qu'ils ne quitteront plus.

Il leur faudrait alors annoncer plus clairement la couleur en ce qui conerne la conception qu'ils se font de la ville d'aujourd'hui et de demain, de son « paysage », il leur faudrait sortir du bois et rentrer dans la mêlée, et nous dire quel est leur « projet urbain ».

Les débats doivent secouer les architectes et les urbanistes ; ils risquent d'être vifs, mais vivifiants : les paysagistes ne peuvent s'y dérober.






NOTE

[1] Le paysage en politique, en France et au Canada, a fait l'objet d'études ou d'analyses d'universitaires mais dans une approche apolitique, consensuelle et par trop théorique – recherche universitaire oblige. Un article de Sgard, Fortin, Peyrache-Gadeau répertorie les principaux auteurs : les «paysages éthiques» (moral landscape) des géographes australiens Howitt et Suchet-Pearson ; l’« empaysagement » des sociétés contemporaines et le sens du paysage dans l’action politique par Debarbieux, la dimension politique du paysage de Olwig et Mitchell de la revue Landscape Research, etc. Voir l'article sur le site © Développement durable et territoires.



SOURCES :

Debarbieux Bernard
Actualité politique du paysage
2007

Pierre Donadieu

Le paysage : Un paradigme de médiation entre l’espace et la société ? 2007

Quel bilan tirer des politiques de paysage en France ? 2009


Sgard, Fortin, Peyrache-Gadeau
Le paysage en politique
2010


Lolita Voisin
Le paysage mis en politique
2011


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