Tianjin, 2010, photo : yul akors |
Yves Bonard & Romain Felli
Patrimoine et tourisme urbain.
La valorisation de l’authenticité à Lyon et Pékin
[Extraits] Articulo | 2008
L’évolution de l’industrie du tourisme a été marquée ces dernières années par la désynchronisation et la flexibilisation des temps sociaux. Ces évolutions – issues des transformations dans l’organisation de la production économique (post-fordisme) – se sont traduites par une stagnation du nombre de séjours en vacances longues et une croissance soutenue des courts séjours. Contrairement aux longs séjours, davantage orientés sur le binôme mer-montagne, les courts séjours se concentrent sur la paire villes-espace rural. Ces nouveaux flux touristiques forment des ressources majeures pour le développement des territoires, en particulier urbains. Pour la mise en tourisme de ces derniers, la valorisation patrimoniale constitue un volet stratégique essentiel. Celle-ci ne concerne aujourd’hui plus seulement des édifices religieux, politiques ou militaires ponctuels et remarquables ; des quartiers entiers font désormais l’objet de stratégie d’embellissement ayant pour finalité d’augmenter leur attractivité.
Beijing, quartier historique réhabilité, Photo : yul akors |
Le patrimoine – au sein des sciences sociales – ne revêt pas une signification unique. À la définition classique – associée à la notion d’héritage – est venue s’ajouter une définition plus politisée, dans laquelle le patrimoine constitue un objet produit en fonction d’objectifs plus ou moins explicites. Pourtant, l’effet de ces stratégies sur le public-cible visé – le touriste – mérite d’être questionné : le rapport qui se crée entre le patrimoine valorisé et l’expérience du visiteur est en particulier peu connu. Ce rapport pose fondamentalement la question de l’authenticité. Les nouvelles politiques patrimoniales des villes reposent en effet sur la force symbolique du caractère authentique des objets valorisés.
À partir de deux terrains d’étude contrastés – le centre-ville de Lyon et celui de Pékin – nous montrons le caractère marchand du patrimoine, constituant un produit à valoriser économiquement dans un contexte de villes en compétition. Nous testons en outre l’hypothèse que le terme d’authenticité, appliqué à la question patrimoniale, revêt une dimension proprement «fétiche » au sens marxien du terme, à la fois parmi les chercheurs et chez les promoteurs des projets de touristification.
Le tourisme patrimonial urbain
La géographie radicale s’est appliquée à montrer les processus qui conduisent à la marchandisation des territoires, c’est-à-dire à leur production sous forme de valeur d’échange. Un des aspects essentiels de cette marchandisation passe par la touristification de certains lieux, en particulier urbains. Parallèlement à l’évolution des usages du temps libre, les transformations sociales globales ont induit une profonde mutation de l’action publique. La crise du modèle fordiste de croissance, l’érosion du pouvoir étatique et le renforcement de la compétition entre les territoires ont contraint villes et régions à s’impliquer plus directement dans leurs stratégies de développement. Celles-ci conduisent depuis une trentaine d’années des politiques entrepreneuriales (Harvey, 1989), qui se traduisent notamment par des opérations de valorisation récréo-culturelles. Dans cette optique, des pans entiers de ville, dont on fait en sorte qu’ils deviennent plus propices aux balades urbaines, mais aussi plus attrayants pour la fonction résidentielle et pour les activités commerciales, culturelles et touristiques sont mis en valeur. Ces opérations se concentrent sur des territoires stratégiques, c’est-à-dire des terrains dont le pouvoir d’attractivité est potentiellement important : site et/ou situation intéressants, présence d’équipements, qualité de l’environnement ou du cadre paysager. L’affirmation des villes comme centres d’activités, d’innovation, de développement et de tourisme dans un contexte fortement concurrentiel est également lié à la mise en valeur du patrimoine urbain.
La notion de patrimoine, a fortiori de patrimoine urbain, peut être associée à deux grandes conceptions au sein de la recherche en sciences sociales. La première insiste plutôt sur la valeur symbolique et culturelle du patrimoine alors que la seconde met l’accent sur la production du patrimoine dans une logique de valorisation marchande.
Le patrimoine, un héritage à préserver…
Dans ce premier sens, le patrimoine – étymologiquement les biens hérités du père – est défini comme l’ensemble « des objets culturels porteurs d’une part de l’histoire et de l’identité d’un groupe social et qu’il convient de préserver en tant que témoins identitaires ». La représentation sentimentale du patrimoine, qui correspond à la relation de l’individu à son environnement et fonde en partie son identité, peut être distinguée de sa représentation culturelle, qui renvoie à la relation entre la collectivité et son environnement. Ces deux dimensions du terme sous-entendent une certaine conception de l’histoire, un rapport particulier au passé, au présent et à l’avenir qui n’est pas partagé de manière similaire par tous les acteurs d’une société.
Toute revendication patrimoniale est alors sensée s’appuyer sur quatre valeurs : l’historicité, l’exemplarité, la beauté et l’identité lesquelles sont mobilisées par différents acteurs au cours du processus de patrimonialisation. En particulier ceux du monde savant, sollicités dans la production patrimoniale comme détenteurs de scientificité, mais aussi la classe politique, impliquée elle plutôt dans la communication sur la valeur symbolique des objets patrimoniaux.
La valorisation patrimoniale, de ce point de vue, a pour objectif de sortir de l’oubli ou de la banalité, donner ou restituer un sens à l’espace ou à un objet paysager ou monumental en passant par une étude scientifique de l’objet visé. Elle implique de replacer l’objet dans son contexte historique et géographique, d’indiquer les qualités tant du point de vue des cohérences formelle et fonctionnelle que du point de vue de l’architecture, de pointer les vulnérabilités à la rénovation et finalement de rendre compte des significations sociales et historiques revêtues par l’objet pour les habitants.
… ou une marchandise à valoriser
Dans la seconde acceptation, le patrimoine n’est pas entendu comme un concept scientifique, mais comme un concept politique, qui vise à intervenir dans le social et non à fournir une description de celui-ci. Dans ce sens, le patrimoine possède une dimension proprement économique, qui correspond à la valeur d’échange et d’exploitation du bien. « Pour qu’il y ait patrimonialisation, il ne suffit généralement pas que l’héritage ciblé ait acquis du sens pour un groupe, une collectivité et qu’il y ait une légitimation “scientifique” par les spécialistes du patrimoine : il faut également que l’objet patrimonial puisse acquérir une valeur économique ». Autrement dit, il faut qu’à la valeur d’usage – l’intérêt esthétique, historique – s’ajoute une valeur d’échange. Dans cette perspective, les sites touristiques, mais aussi les images qui leurs sont associées, deviennent sources de valeur : ils constituent des produits à échanger dans un contexte capitalistique évolué.
Appliquée au contexte des centres urbains, la valorisation marchande témoigne de la diversification des instruments de développement territorial. Celui-ci est ainsi remodelé selon une démarche marketing, orientée selon les caractéristiques d’un marché très volatil formé par les consommateurs potentiels extérieurs à ce territoire. Ces derniers sont les spectateurs d’une ville mise en scène, dont le scripte est maîtrisé, ordonné et pensé en fonction des représentations des attentes de consommateurs potentiels – classes moyennes et supérieures, touristes. Pour Gravari-Barbas et Violier « La valorisation du patrimoine s’inscrit de plus en plus dans une démarche-produit, l’aménagement urbain, associé au star-système de l’architecture contemporaine, adopte une logique de promotion de l’image de marque de la ville et les équipements ludiques deviennent l’accompagnement incontournable des espaces commerciaux ».
Dans cette course au touriste, les besoins culturels et récréatifs de la population résidente deviennent secondaires. L’enjeu devient d’inventer localement de nouveaux usages du territoire, dans l’espoir d’y attirer des investisseurs, consommateurs, touristes ou nouveaux résidents. Les décideurs locaux tentent de renforcer la valeur d’échange du territoire qu’ils administrent. Cette nécessité d’augmenter la valeur s’inscrit pleinement dans la compétition territoriale, entre villes, mais aussi à l’échelle intra-urbaine, entre centre-ville et banlieues. La valorisation passe notamment par la production et le réaménagement d’équipements susceptibles d’accroître la capacité d’un territoire à polariser des flux de personnes, de biens ou d’informations – friches transformées en parcs technologiques et centres d’affaire, quartiers centraux anciens convertis en logements haut de gamme, réalisation de nouvelles infrastructures de transport en commun, nouveaux pôles d’attraction –, l’amélioration de la qualité du cadre de vie – en valorisant les espaces publics et de nature, pour attirer et retenir des emplois hautement qualifiés, de nouveaux résidents aisés, des consommateurs et des touristes – et finalement l’organisation de manifestations permettant d’attirer des visiteurs et de promouvoir une image qualifiante. Ces recherches permettent de considérer le patrimoine urbain comme faisant partie d’un effort de valorisation des territoires. Le problème qui se pose alors est celui du rapport entre ce patrimoine-marchandise et l’expérience phénoménale du touriste.
La question de « l’authentique »
En effet, pour la plupart des auteurs qui traitent de la question du patrimoine urbain, la notion d’authenticité est au coeur des débats. Ce discours sur l’authenticité oscille lui aussi entre deux pôles.
D’une part certains auteurs mettent l’accent sur le caractère unique, historique, authentique du patrimoine, qu’il s’agit de préserver et de présenter, face au rouleau compresseur du développement, de la modernité ou du capitalisme. Cette représentation du patrimoine urbain, fait de celui-ci la relique du passé ou un marqueur dans le paysage urbain qui résiste à la modernité capitaliste. Le touriste vient donc chercher une expérience unique, authentique, qui tranche avec le monde environnant soumis à la marchandisation et à l’uniformité. Pour Bachimon par exemple, le touriste est à la recherche de l’authenticité, mais il la tue ou, au mieux, la fige. Il se peut également que le patrimoine urbain soit détourné de cette fonction première, mais celle-ci reste néanmoins sa raison d’être.
D’autre part, d’autres auteurs mettent l’accent sur l’uniformité induite par le développement, la modernité, etc., y compris sur la production du patrimoine. Pour Fainstein et Gladstone, le tourisme est responsable de la perversion des cultures locales : « l’image l’emporte sur la réalité, le tableau historique sur l’histoire véritable, le faux sur l’original ». Pour Brunel, l’industrie du tourisme transforme la planète en une multitude de lieux dépaysants qui tendent à se conformer à des archétypes : « les tours opérateurs réussissent le prodige à la fois de créer ce mythe du paradis perdu et de répondre à notre attente en nous l’offrant : ils savent comment fabriquer le monde dont nous rêvons. Susciter un besoin, offrir le produit, une des recettes de base du capitalisme ». Pour Amirou, la « chose-à-voir », digne d’un déplacement touristique, n’est plus qu’image : elle est détachée de son contexte habituel et ainsi « privée de l’épaisseur, de la réalité qu’elle détenait de sa fusion avec son contexte ». Bourdin, lui, met en lumière le risque des politiques de patrimonialisation « d’aboutir à une mise en valeur généralisée, pauvre de signification et balisée par quelques éléments emblématiques caricaturaux ». Pour Lefebvre, « il est vrai que la ville persiste, mais dans un aspect muséifié et spectaculaire. L’urbain conçu et vécu comme pratique sociale est en voie de détérioration et peut-être de disparition ».
Pour Gravari-Barbas, les politiques patrimoniales urbaines contribuent à faire une ville idéologiquement correcte et esthétiquement attrayante en aplanissant les incohérences de l’histoire, l’enjeu étant au final d’en faire un produit plus parfait que la réalité elle-même. Pour Harvey enfin, la production d’un passé mythifié sert à produire des éléments d’identité locale, mais constitue aussi une source de profit. D’autres auteurs, dans une perspective assez semblable, refusent finalement d’interroger la notion d’authenticité. Ils se contentent alors d’étudier la perception que les touristes en ont. Il s’agit une stratégie de recherche intéressante, mais qui ne résout pas le problème de savoir pourquoi les touristes se représenteraient une telle chose.
Dans cette seconde optique, le touriste est alors présenté comme quelqu’un sans cesse trompé qui ne voit pas l’uniformité dans laquelle il est plongé, qui n’est pas capable de repérer l’arnaque dont il est la victime. Au-delà, cette conception suppose encore une fois le partage entre vrai et faux, entre authentique et inauthentique. Simplement au lieu de placer le patrimoine touristifié du côté de l’authentique – comme le feraient les tenants de la première école – les tenants de cette seconde école y voient l’expression inauthentique d’un monde soumis à des rapports marchands, uniformisants, etc.
L’authenticité comme caractère fétiche
de la marchandise-patrimoine
N’est-il pas possible néanmoins, de dépasser ces deux critiques apparemment contradictoires ? Nous disons « apparemment », car comme nous l’avons vu, en réalité, ces deux écoles partagent une même conception qui est celle de l’opposition entre authentique et inauthentique en matière de patrimoine. Nous pensons que ce partage entre authentique et inauthentique, bien loin d’expliquer quoi que ce soit, doit lui-même être expliqué, en relation avec les structures de base de la totalité capitaliste, dès lors que nous considérons le patrimoine comme étant porteur de valeur.
Au sein du capitalisme, la marchandise comporte deux facettes : une valeur d’usage et une valeur d’échange 1. La valeur d’usage correspond à l’utilité de l’objet produit, à la satisfaction des besoins qu’il procure, à la richesse qu’il comprend pour l’être humain. La valeur d’usage est le produit d’un travail, qui engage la force de travail humaine avec la nature. Cette activité de production (qui existe dans tous les modes de production) est appelée par Marx « travail concret ». Par opposition, la valeur d’échange (parfois simplement appelée « valeur »), qui est spécifique au mode de production capitaliste, est la forme dominante de la richesse au sein de cette formation sociale particulière. La valeur d’échange d’une marchandise correspond aux heures de travail socialement nécessaires qu’elle incorpore. La marchandise n’est alors que l’incarnation d’un échange social d’heures de travail. Son utilité propre (sa valeur d’usage) n’importe pas. Ce qui s’échange n’est pas du travail concret (tel produit particulier qui remplit tel besoin) mais une valeur universelle, du « travail abstrait ». Or la logique du capitalisme est celle de l’accumulation de la valeur. C’est pourquoi la valeur est la forme dominante de la richesse au sein du capitalisme (et non la production de valeurs d’usage, qui ne sont que le support de la valeur).
Néanmoins, le type de relations sociales propres au capitalisme, déforme la perception que les individus ont de ces relations. Au lieu de percevoir la marchandise comme leur propre production, qui renferme à la fois la valeur d’usage et la valeur, la marchandise est perçue comme dissociée de la valeur d’échange, qui semble, elle, s’incarner dans l’argent. S’opposent donc deux apparences : d’une part la marchandise qui apparaît comme produit du travail concret et qui porte une valeur d’usage ; d’autre part l’argent qui apparaît comme le reflet du travail abstrait et de la valeur d’échange. Marx appelle cette dissociation, le caractère « fétiche » de la marchandise. Il s’agit d’un type de perception distordue propre aux relations sociales dans le capitalisme. Ce type de représentation distordue peut s’observer, par exemple, dans les discours qui opposent l’industrie à la finance ou la production à l’échange, bref le caractère concret, localisé, de la production et de la consommation à celui abstrait, cosmopolite de l’échange ; en valorisant le premier et critiquant le second.
Le concept d’authentique sert, ipso facto, à désigner ce qui ne l’est pas comme « inauthentique ». L’inauthenticité renvoie à l’idée de fausseté. Dans le cas du patrimoine c’est la modernité capitaliste qui est en général l’objet de cette désignation. Les marqueurs d’espace modernes apparaissent ainsi comme inauthentiques, comme découlant de la mondialisation du capital, du pouvoir de l’argent, mais aussi comme détachés du contexte, comme cosmopolites, uniformes, identiques, etc. Par opposition, un tissu urbain patrimonial serait authentique, concret, local, particulier, voire unique, etc. On retrouve là l’opposition entre abstrait et concret, entre valeur d’échange et valeur d’usage. Or le patrimoine, participant au processus de valorisation d’un territoire comporte, comme nous l’avons vu, une double face : une valeur d’usage et une valeur d’échange. Il n’est donc pas possible de l’opposer comme « concret » et « authentique » face à des forces qui seraient abstraites et uniformisantes.
Nous pouvons alors parler de caractère « fétiche » de l’authenticité du patrimoine, en ce que cette apparence authentique est une perception déformée de la réalité des rapports sociaux. Ce fétiche de l’authentique semble incarner un objet concret, particulier, unique, situé en dehors des rapports économiques dominants, par opposition au reste de la modernité qui serait uniformisante, standardisée, etc. Or c’est le même mouvement, la même totalité sociale, qui produit le partage entre l’authentique et l’inauthentique. Dans l’essence des choses, le patrimoine est autant une production de la modernité capitaliste que le non-patrimoine.
En ce sens, il est absurde de penser retrouver de l’authenticité « sous » ou « en amont » ou « derrière » les rapports sociaux capitalistes, car cette perception de l’authentique ne fait sens que dans l’opposition entre abstrait et concret, opposition qui n’est perçue comme telle qu’au sein de la totalité sociale capitaliste.
Cette manière de conceptualiser l’« authenticité » du patrimoine urbain permet d’éviter le double écueil mentionné plus haut. D’une part, cela évite d’en rester à un niveau naïf de perception du patrimoine qui le verrait opposé aux processus économiques et sociaux capitalistes. D’autre part, cela permet d’éviter de considérer le touriste comme une simple personne trompée par quelque chose de simplement faux. Le caractère fétiche de la marchandise patrimoine permet de comprendre l’authenticité, de même que l’inauthenticité, comme des catégories propres aux perceptions inhérentes au capitalisme, qui découlent de la dialectique entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des marchandises. Il n’y a donc pas un vrai et un faux, mais la production historique d’un authentique qui est le résultat nécessaire du type de relations sociales propres au capitalisme.
Le patrimoine dans la touristification de deux métropoles :
Lyon et Pékin
Comment le caractère marchandisé du patrimoine, lié à des politiques publiques de valorisation récréo-culturelles, s’incarne-t-il concrètement ? Et comment l’aspect fétiche de l’« authentique » se décline-t-il suivent des contextes différenciés ? Il nous semble intéressant pour répondre à ces questions, de se pencher sur deux études de cas. Les deux centres urbains que nous avons choisi d’analyser, celui de Lyon et celui de Pékin, sont tous deux soumis à des transformations en vue d’une valorisation récréo-culturelle qui s’appuie sur la patrimonalisation de certains quartiers. Néanmoins, ces deux centres diffèrent par nombre d’autres aspects, tels que leur taille, leur mode de gouvernance et surtout leur contexte économique et national très différencié. Malgré ces différences importantes, les résultats des politiques de patrimonialisation semblent très proches.
Pékin : un centre-ville rénové et touristifié
La Chine, au moins depuis les réformes de Deng Xiaoping, connaît une transition du capitalisme d’Etat (la bureaucratie de type soviétique), au capitalisme contrôlé par l’Etat (imbrication des fonctionnaires du parti et d’une nouvelle classe bourgeoise). Cette transition se traduit par une immense accumulation de valeur, une croissance de la richesse, mais aussi des effets territoriaux importants. Cette valeur se polarise dans les centres urbains, en particulier sur la façade maritime du pays, laissant les zones rurales en dehors de tout développement économique. À ces inégalités territoriales à l’échelle du pays, s’ajoutent des inégalités intra-urbaines. L’appel d’air créé par le développement économique a drainé des millions de mingongs (migrants illégaux) des zones rurales vers les centres urbains. À l’inverse une petite fraction de la population accumule la richesse et se constitue en tant que nouvelle classe bourgeoise urbaine. Les investissements économiques affluent dans les centres urbains, mais restent soumis à un fort contrôle étatique. Ces transformations produisent des effets très importants dans le paysage urbain chinois contemporain, que nous ne pouvons détailler ici. Lin et Wei parlent à ce propos de restless urban landscape que l’on pourrait rendre par « paysage urbain sans cesse en mouvement ».
La marchandisation des espaces urbains patrimoniaux à Pékin passe donc par leur valorisation touristique, ainsi que par leur requalification en espaces de bureaux ou de logements de luxe. Cette tendance à la marchandisation patrimoniale a été notée par Friedmann, qui affirme : « Like its capitalist counterpart in the West, the Reform era city has become the site and expression of the desire for unlimited accumulation, and urban place identity has become chiefly a matter of city marketing, of branding cities. Even the preservation of heritage areas, such as the few remaining hutong in Beijing, is now more a matter of tourist promotion than a shared, deeply felt sense of place. Despite recent enthusiasm for heritage preservation, China’s urban economy is on a historical trajectory of complete commodification ».
C’est dans ce contexte que doivent se comprendre les politiques patrimonialo-récréatives mises en œuvre à Pékin. Nous parlons ici des quartiers de hutongs (ruelles) composés de siheyuans (maisons sur cour) qui forment la trame historique du vieux Pékin. Ces quartiers et leurs maisons sont considérés comme ayant une forte valeur patrimoniale, et un gros potentiel touristique. Les siheyuans historiques étaient des demeures réservées à une élite et comprenaient, outre les appartements du maître et de sa famille, des logements pour domestiques, des cuisines, etc. L’ensemble formait un carré, fermé sur lui-même par des murs. Ces demeures imposantes ont connu une profonde transformation au cours du XXe siècle.
Le développement économique, tel que prôné par Mao Zedong, visait à faire triompher l’accumulation de capital productif sur la consommation, et à faire des campagnes le lieu essentiel de la production. Il en a résulté un sous-investissement massif dans le logement urbain. Alors que la population urbaine croissait, très peu de nouveaux logements étaient produits, et les anciens laissés à l’abandon. Cette tendance s’est encore accrue après le tremblement de terre de 1976 et les immenses destructions qu’il a opéré dans le logement urbain. À Pékin, les habitants et les migrants ont donc procédé à de l’auto-construction, mettant à profit, en particulier, les structures des siheyuans. Les cours intérieures ont ainsi été remplies de nouvelles pièces. La structure (architectonique) du centre ancien de Pékin s’est donc sensiblement modifiée pendant la période maoïste. Il s’est fortement densifié en dehors de toute planification, et largement en dehors de tout permis.
Depuis une dizaine d’années, la municipalité de Pékin, a mis en œuvre un programme de « préservation » de certaines zones historiques du centre ancien, alors que la recomposition urbaine avance extrêmement rapidement 3. Ces zones de préservation définissent différents types de périmètre au sein desquels, certains standards urbanistiques doivent être atteints. En général, le plan de préservation consiste en la destruction des siheyuans sur-densifiés et leur reconstruction dans un style « vernaculaire ». Ces politiques de « préservation » du patrimoine urbain ont ainsi eu un double effet. Elles ont dé-densifié fortement les zones, reléguant (au mieux) en périphérie les habitants de siheyuans surpeuplés. Elles ont conduit à la création d’un style patrimonial, basé sur une conception assez largement mythifiée de l’architecture chinoise « traditionnelle ». Cette combinaison s’explique par une volonté de revaloriser ces quartiers généralement centraux, en permettant notamment de les transformer en logement de luxe, voire en bureaux.
Dans d’autres zones, par contre, c’est la fonction touristique qui a été mise en avant, comme dans la zone de protection historique de Dashilan, à l’extrémité sud de la place Tian An Men. Sa caractéristique principale est la rue historique commerçante de Dazhalan. Cette zone comporte 19 000 habitants environ (en 2000) dont 5300 habitent directement dans la zone de préservation historique, constituée par 67 hutongs. Dans le cadre de la transformation prévue, l’idée essentielle est de rendre ce quartier plus attirant pour le tourisme en mettant en avant ses qualités historiques et récréatives (restaurants, commerces, salons de thé, etc.). Le petit commerce de biens artisanaux doit être promu, à l’inverse du petit commerce de proximité qui est actuellement dominant et qui devra disparaître largement. Il existe un plan de zoning qui attribue certaines fonctions à certains hutongs, comme celle de devenir une « rue des restaurants » ou « rue des commerces culturels ». On se trouve là face à une volonté de définir un urbanisme de type festival market place. Plus au sud de la zone, le quartier sera rasé aux deux tiers et reconstruit en style siheyuan afin de permettre la création de logement pour les nouvelles classes aisées, et un décor satisfaisant pour une zone de « protection du patrimoine ».
Ce type d’opération de destruction/reconstruction en style vernaculaire semble éloigné de ce que pourrait être une volonté de préserver le caractère authentique du patrimoine dans ces quartiers. Néanmoins, ce caractère pose lui-même problème. S’agirait-il de conserver les bâtiments dans leur état originel ? Dans ce cas-là, que faire des soixante dernières années environ, avec les transformations importantes qu’elles ont amenées à la structure urbaine ? Ne s’agit-il pas aussi de patrimoine ? Est-il possible enfin de diviser le support matériel (le bâtiment) des relations sociales, des pratiques, des types de sociabilité qu’il abrite ? Ces rapides questions soulignent, dans le cas de Pékin, l’impossibilité de définir un critère d’authenticité pour le patrimoine urbain, qui apparaît, en conséquence, comme l’expression d’une transformation à visée économique. Cette conception du tourisme patrimonial à Pékin est donc à l’opposée de celle de Wang qui y voit la persistance d’îlots de traditions face à la modernité urbaine destructrice. En réalité, le type de patrimoine et d’authenticité qui sont produits relèvent du même mouvement que la modernisation urbaine décriée par Wang.
Le patrimoine à Pékin est donc produit, et ce produit découle directement d’un impératif de valorisation économique du territoire, à forte composante touristique. Les espaces produits du patrimoine urbain ne sont donc pas les survivances d’une histoire ancienne ou des lieux de résistance face à l’uniformisation amenée par la modernité capitaliste. Ils sont les produits mêmes de cette modernité.
Conclusion
La revendication de la mise en valeur d’un patrimoine à des fins de touristification apparaît comme un outil territorial majeur. Il sert à la légitimation des transformations matérielles d’une part, mais aussi à la présentation promotionnelle d’un territoire dans un but de valorisation touristique. Le patrimoine apparaît selon ce point de vue comme une marchandise, produit et valorisé comme tel. Il forme la pierre angulaire du discours à la fois justificatoire et programmatique produit par les pouvoirs publics.
L’analyse des mutations engagées dans les centres urbains des agglomérations de Lyon et Pékin montre l’absence de déterminants culturels ou contextuels. Si la méthode employée peut diverger – à Pékin on préfère détruire pour reconstruire à l’ancienne, alors qu’à Lyon on entretient soigneusement les objets patrimoniaux jugés comme signifiants – les objectifs et les discours convergent. En se référant à l’intérêt collectif de la sauvegarde du patrimoine, l’enjeu pour les villes consiste à opérer des transformations qualifiantes et attractives pour des acteurs richement dotés en capitaux, au premier plan desquels figurent les touristes. Mais ces stratégies produisent aussi leur lot de laissés-pour-compte, et apparaissent comme productrices d’inégalités.
Le discours portant sur le caractère « authentique » du patrimoine est consubstantiel à ce type d’opération urbaine, lorsqu’elle a une visée de touristification. La mise en valeur d’une « authenticité » revendiquée dans les projets de patrimonialisation relève de son caractère « fétiche », concourant à la perception déformée de la réalité des rapports sociaux en jeu dans la production patrimoniale.
Notes
1 Notre lecture de Marx, en particulier la question du caractère fétiche de la marchandise, est directement inspirée de Postone (1993).
2 Cette partie est basée sur un travail de terrain accompli en août 2002, dont il a déjà été rendu compte dans Felli (2005). Pour des informations plus générales sur Pékin voir Sit (1995).
3 Pour un détail de ce programme voir Felli (2005) et sur la même question, mais dans une perspective plus descriptive, voir Abramson (2007).
Yves Bonard and Romain Felli,
« Patrimoine et tourisme urbain. La valorisation de l’authenticité à Lyon et Pékin »,
Articulo - Journal of Urban Research [Online], 4 | 2008
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