BARCELONE : Luttes Urbaines 1950 / 1980




Tout indique que la Barcelone qui se détruit et qui se construit est guidée par le désir inavoué d'éliminer presque entièrement ce qui avait fait d'elle une ville ouvrière et littéraire. [...] Barcelone détruit les traces archéologiques de la lutte des classes, disperse ses quartiers résidentiels ou les réaménage pour nouveaux riches, tranche dans le vif de ses chairs marginales et les relègue à la périphérie, désinfecte ses gueux au point d'en faire de risibles fantômes hantant les labyrinthes que créent les buldozers. La culture de l'emballage et du simulacre domine la réinauguration d'une ville qui s'ouvre à la mer et aux esterminateurs de toutes ses bactéries. J'ignore qui mettra en littérature cette ville de yuppies, partagées entre penseurs organiques du néant et du pas grand chose, peuplée d'employés en transit et de fast-foods opulents.

Manuel Vasquez Montalban
Barcelonas

Barcelone.

Barcelone qui depuis sa re-naissance post dictature est considérée par l'élite et l'intelligentsia comme une prodigieuse réussite d'expérience d'urbanisme. Re-naissance que les architectes et urbanistes, en France, accordent bien volontiers, en partie, à leurs homologues barcelonais. La Barcelone Olympique, décidée par le politique, dessinée par les architectes est devenue une icône sacrée à laquelle tous accordent des vertus miraculeuses. Les projets prestigieux des nouvelles constructions, des espaces publics requalifiés, l'ouverture de la ville sur la Mer ont fait figure, pendant longtemps, de symboles de la réussite. Les quelques détracteurs au projet de la nouvelle ville olympique, dont le célèbre écrivain Montalban, étaient tout au plus considérés comme des nostalgiques.






Aujourd'hui, Barcelone fait bonne figure dans les capitales européennes ayant atteint un haut niveau culturel et économique. Mais au détriment de deux choses. 


Une crise du logement exemplaire reléguant les classes populaires vers la périphérie et la liquidation des Asociaciones de vecinos [Associations de quartier] de l'Espagne franquiste qui ont combattu courageusement sous Franco l'anarchisme urbain engendré par la dictature et qui, au retour de la Démocratie, ont été assez virulent et en nombre pour participer pleinement aux grandes opérations d'urbanisme. En quelque sorte, la Municipalité socialiste était sous la pression des habitants de Barcelone. Bien évidemment, en France, les Asociaciones de vecinos n'apparaissent pas ou guère dans les manuels d'urbanisme, les revues spécialisées et dans les discours des architectes. Si ce n'est pour exalter le mythe de la participation des citoyens. 

Ce texte, qui reprend en grande partie de longs passages du livre de l'urbaniste français Guy Henry à propos de Barcelone et de l'ouvrage de Montalban sur sa ville natale, Barcelonas, tente de retracer l'histoire des Asociaciones de vecinos et d'expliquer la faillite de la Barcelone d'aujourd'hui, conquise par le capitalisme mondial, envahie par des hordes de touristes, embellissant encore et davantage son centre historique et exilant les classes laborieuses des anciens quartiers historiques vers des lointaines banlieues qui n'ont fait l'objet, depuis la dictature, d'aucun aménagement. 


Les Asociaciones de vecinos


Les Asociaciones de vecinos sont uniques dans l'histoire des luttes urbaines, car en effet, on ne retrouve trace d'autres mouvements sociaux urbains de cette ampleur et de cette longévité ayant pu se développer et s'organiser durablement sous un régime dictatorial. Aucune trace de lutte urbaine au Portugal durant toute la longue dictature, de même en Grèce, voire dans l'Italie de Mussolini. L'Argentine pourrait rivaliser mais son histoire politique est une alternance de dictatures et de gouvernements démocratiques. Certains osent prétendre que la dictature de Franco était, d'une certaine manière, plus permissive et moins autoritaire que d'autres. Rappelons simplement que peu de temps avant la mort du dictateur, plusieurs militants d'organisations de la Gauche furent condamnés à mort (dont un innocent), malgré les appels à la clémence de nombreux gouvernements démocratiques du monde entier.

Les Asociaciones de vecinos participeront à cette culture de la résistance contre la dictature mais en règle générale elles ne proviennent pas de la volonté d'un parti ou d'une organisation clandestine politique. Parmi les dizaines d'associations, certaines penchent davantage vers le marxisme, d'autres vers le socialisme mais d'une manière générale, les membres qui composent une association proviennent d'horizons politiques différents, voire simple citoyens supportant le régime ou même anciens phalangistes à la retraite des armées de Franco. Notre intérêt pour les Asociaciones de vecinos de Barcelone se limite à la période de sa plus grande activité et agressivité, avant qu'elles ne soient institutionnalisées par la municipalité socialiste en 1979. La principale difficulté pour une analyse objective des Asociaciones de vecinos est la débauche de documents [d'auteurs espagnols] concernant le mythe de la participation des citadins dans la vie politique municipale barcelonaise après la dictature, conjuguée à la pauvreté d'informations concernant l'épopée héroïque sous la dictature.


La Barcelone Républicaine et le dictateur


Barcelone Républicaine, dernier rempart contre Franco, allait subir plusieurs châtiments : pendant la guerre, les plus sérieux furent les bombardements de mars et décembre 1938 où périrent des milliers d'habitants ; sous la longue dictature (1936 - 1975), par la politique de brimade de Madrid à l'encontre de la capitale catalane, sa traditionnelle concurrente, stigmatisée comme la ville de tous les maux. Le franquisme, qui n'était rien d'autre que le prolongement "pacifique" de l'état de guerre par ceux qui avaient écrasé le mouvement populaire de 1936, s'est traduit par une forte répression politique et sociale, notamment à l'encontre de la Catalogne, traditionnellement autonomiste, assimilée à l'ennemi intérieur. Le centralisme autoritaire du régime franquiste avait décidé de soumettre la Catalogne à une forme de non développement économique. Ainsi, de 1945 à 1957, la Commission supérieure provinciale d'aménagement chargée de l'urbanisme à Barcelone restera-t-elle attachée au ministère de l'Intérieur. De même, jusqu'en 1950, Barcelone sera exclue des programmes nationaux de reconstruction. Par la suite, lorsque l'Espagne sortira de son isolement diplomatique et entamera son décollage économique, la Catalogne sera, certes, réintégrée à la politique industrielle nationale, mais c'est à une pure logique de profit qu'elle sera soumise ; et notamment dans le domaine de l'urbanisme, exclusivement dédié à la spéculation foncière et immobilière.


La dictature et la spéculation

Sans doute serait-il abusif de parler d'un urbanisme spécifiquement franquiste pour décrire l'évolution de Barcelone pendant la dictature. L'extension anarchique urbaine, la destruction des centres historiques, la politique du zoning ont constitué le lot commun des villes européennes après la seconde guerre mondiale. Cela étant, l'impact du franquisme sur les villes espagnoles s'est surtout manifesté par l'aggravtion de ces effets négatifs, par une urbanisation plus brutale. Un urbanisme que l'on peut qualifier de prédateur se déploiera alors, parasitant et exploitant la métropole barcelonaise dont le dynamisme propre sera comme aspiré, sans contrepartie. Jusqu'à la fin de la dictature, les investissements publics resteront dérisoires, laissant le champ libre à une spéculation effrénée. Lorsqu'il sera reconnu nécessaire d'aménager l'agglomération barcelonaise, les politiques sectorielles mises en place se révéleront largement insuffisantes et la planification technocratique restera inopérante face à l'anarcho-capitalisme dominant. A titre d 'exemple, le détournement de la procédure de modification des plans partiels d'urbanisme, plans qui appliquaient les directives du plan général et décidaient de l'affectation des sols, illustrera bien l'échec de l'urbanisme réglementaire face à des pratique illégales devenues règles de fait. Comme l'écrira l'historien Eduard Moreno : « les plans étaient l'oeuvre des techniciens et les plans partiels, celle des capitalistes spéculateurs. » Ainsi, pendant toute la période de dictature, les interventions urbanistiques de la puissance publique se manifestaient presque exclusivement sous forme réglementaire par une planification inefficace, car contournée dans la pratique, la municipalité se bornant à entériner les opérations spéculatives.


Les bidonvilles


Peu après la guerre civile, Barcelone, connut l'arrivée d'un contingent de 100.000 migrants des plus pauvres de l'Espagne agraire, main d'oeuvre inutile dans leurs régions. Le manque de logements débouchera sur une situation catastrophique, proche de l'effondrement. Les années quarante sont celles des sous-locations, de l'extension désespérée des bidonvilles, mais aussi des couples d'éternels fiancés sans appartement pour se marier, des conflits de génération cohabitant dans le même foyer, de la promiscuité. En 1953, compte tenu des destructions, de la croissance démographique et de l'immigration, il manquait 100.000 logements. Sur 1.280.000 habitants, 400.000 vivaient dans des conditions d'habitations anormales. L'inexorable et continu afflux des migrants, fuyant la pauvreté des campagnes espagnoles, auxquels l'Europe avait fermé ses frontières et qui ne pouvaient émigrer vers les pays de l'Amérique du Sud eut pour conséquence le développement des bidonvilles qui ceinturaient Barcelone. La municipalité réagit par la répression des baraccas, plus symbolique que réelle dans les faits.





Carte de Barcelone datée de 1945 indiquant les zones de barracas. Le front Est maritime de la ville, aujourd'hui succession de plages et d'espaces de loisirs, était un immense bidonville. A noter que ce plan n'indique pas les taudis et l'habitat dégradé.




Le boom économique des années 1960


Les années 1960 sont marquées par la bonne santé de l'économie et de l'ouverture de l'Espagne sur le marché européen, après des années d'isolement. Dans les années 1960, la nécessité de résorber les bidonvilles, de loger une main d'oeuvre bon marché devint une source de bénéfices pour les grands spéculateurs, associés aux grands groupes financiers. Cette urgence de créer des toits, quelqu'ils soient et où qu'ils soient, au-delà ou en deçà de toutes espèces de canons esthétiques dicta les règles de la nécessaire reconstruction et de développement de la ville. La spéculation, attentive, apporta ses règles de plus value de terrains, de constructions utilisant les matériaux de mauvaise qualité et favorisa des projets immobiliers sans originalité où l'architecture était simplifiée à l'extrême. Avec le décollage économique des années 1960 et le perpétuel courant migratoire provenant du sud pauvre du pays, la marché de l'immobilier deviendra l'un des principaux secteurs de relance et d'accumulation. Durant cette période, la municipalité s'associera directement avec les grands investisseurs privés pour la construction de grands ensembles d'habitations en périphérie. Cet urbanisme de complaisance se caractérise par « la collectivisation des dépenses et la privatisation des plus values » dont la principale caractéristique est une forte densité bâtie et l'absence remarquable de tout équipement public faisant de ces nouveaux quartiers des zones de relégation notamment pour la main d'oeuvre bon marché issue de l'immigration. Les nouveaux quartiers en périphérie étaient conçus, en premier lieu, pour apporter aux spéculateurs un maximum de rentes avec un minimum de dépenses qui se traduisait par une succession de blocs de béton disposés de telle manière que l'ombre portée de l'un empêchait l'ensoleillement de l'autre, par l'absence remarquable de services publics élémentaires, comme l'eau courante ou les équipements scolaires, par l'absence d'espaces publics et le non aménagement des rues principales et de desserte. Ces nouveaux quartiers étaient en outre situés en dehors des boulevards du périphérique ceinturant le centre ville et les quartiers de Cerda ; ceux-ci devant marquer la frontière entre une Barcelone vitrine et riche et une Barcelone des faubourgs regroupant les populations ouvrières. Dans cette philosophie, le réseau de transport public fut ainsi conçu pour ne pas desservir ces zones de relégation. 






















Dans le même temps, l'habitat informel, les barracas autoconstruites, se développait du fait d'une politique du logement social excluant la plus majorité de la population pauvre de la ville. La municipalité, sans créer de filière spécifique du logement social, s'était contenté d'accorder des prêts préférentiels aux constructeurs qui pouvaient en même temps pratiquer des tarifs libres. Exclues du marché de l'immobilier, les couches populaires produisirent alors leurs espaces de vie avec leurs propres moyens, occupant illégalement des terrains périphériques non urbanisables telles les pentes de la colline de Monjuïc, les bordures de voies ferrées, dépourvues du moindre équipement. Malgré le caractère illégal de ces pratiques, elles étaient tolérées par une administration qui ne pouvait que les accepter faute d’être capable de pallier à ces problèmes. Cela étant, les grands bidonvilles disparaîtront progressivement dans les années 1970, quelques poches subsisteront au début des années 1980, et certaines zones d'habitat très dégradé jusqu'en 1989. D'autre part, le centre historique s'était complètement paupérisé et accueillait une population âgée non solvable, les couches les plus fragiles ainsi que les populations marginales vivant dans un bâti très dégradé, d'une incroyable densité. Les quartiers des anciens villages absorbés par la croissance de la ville s'étaient surdensifiés sans pour autant être équipés par la municipalité. Dans toutes les parties historiques de la ville, et plus généralement dans toutes les villes d'Espagne, le patrimoine historique était menacé par des opérations de spéculations dont les protagonistes, avec la bienveillance des autorités municipales, pouvaient le sacrifier sur l'autel de la prospérité. A la suite de deux destructions, à l'explosif, du marché d'Olavide et du pont de Molins de Reis, à Madrid, une campagne nationale pour la sauvegarde du patrimoine artistique fut menée par la fine fleur de l'opposition politique et culturelle dont certaines personnalités connues mondialement, les artistes Miro et Tapiès. L'action des signataires du manifeste auront permis de sauver les bâtiments menacés. A une plus grande échelle la démolition du quartier du Barrio Chino, dans la vieille ville, fut même évoquée par certains hygiénistes franquistes dénonçant tout à la fois les vieilles masures, la population marginale où se retrouvait les plus pauvres, les déshérités et les prostituées.


Une culture de la Résistance

La conscience des années quarante et cinquante, faite de douleurs et de survie, céda la place, dans les années soixante à un sentiment optimiste de participation au progrès. Mais si les associations et syndicats d'ouvriers, condamnés à la clandestinité, continuaient d'alimenter depuis la fin de la guerre civile une contestation sociale ponctuelle et défensive, La Barcelone des années de prospérité économique vivait dans une sorte de contradiction : l'oubli et le souvenir, le conformisme et la rébellion. L'oubli de la guerre civile, des malheurs d'une vie sous une dictature encore inflexible se conjuguaient avec l'ouverture des frontières de l'Europe qui favorisa l'arrivée des investisseurs étrangers, sensibles au fait d'une main d'oeuvre bon marché et surtout bien encadrée par un syndicalisme vertical contrôlé par le pouvoir ; mais également la venue d'un tourisme de masse apportant une culture toute autre que celle prônée par le franquisme. Car en effet, ce tourisme peu conforme à l'idée que la culture franquiste et de l'Opus Dei se faisait de la bonne tenue allait jouer un rôle non négligeable - et inattendu pour le régime franquiste- dans l'évolution des moeurs de la société civile. C'est via Barcelone, géographiquement plus proche de l'Europe, que s'inflitrèrent les mini-jupes les plus provocantes, les premiers slips pour homme, l'eurocommunisme, la cocaïne, les lithographies de Francis Bacon. 

Dans ce nouveau contexte, où les vieilles générations combattaient pour sauvegarder la mémoire cachée, les nouvelles luttaient à présent pour faire reculer les limites de la « permissivité » que le régime distillait au compte goutte. Les jeunes générations, les enfants de la guerre, se souvenant d'un passé qui n'était presque pas le leur, occupèrent une place prépondérante dans la lutte contre le franquisme. Les affrontements entre la garde civile et étudiants débutèrent dès les années 1959 et se poursuivirent tout au long de la dictature. Les médias présentaient comme l'expression ingénue d'une vitalité toute juvénile, manipulée et utilisée par les agents du communisme et du séparatisme ce qui était en fait une guerre civile. Une guerre qui fit de nombreuses victimes et les affrontements sur la voie publique se poursuivaient le plus généralement par des séances de torture, plus douces si elles étaient appliquées à des fils de bonne famille et plus brutales si elles s'exerçaient contre des éléments du mouvements ouvriers. La répression du mouvement étudiant fut très dure, particulièrement à partir des années du boom économique des années 1960 ; et maintes familles de la bourgeoisie ou de la grande bourgeoisie découvrirent le véritable visage de la dictature en constatant le traitement qu'elle réservait à leurs propres enfants. Les étudiants morts, les tortures, les condamnations à de lourdes peines de prison, contrariaient l'insousiance de ces années de prospérité économique et d'ouverture sur le monde. En 1968, la Résistance atteignait, par un réseau d'organisations oeuvrant dans la clandestinité, et parallèlement dans les associations publiques tolérées par le régime toutes les couches sociales de la population ; la lutte armée des commandos anarchistes qui pratiquaient le terrorisme urbain dans Barcelone même, les actions de mouvements chrétiens influencés par les prêtres ouvriers français ou bien s'opposant au national-catholiscisme de la dictature et de l'Opus Dei, les partis politiques de gauche condamnés à la clandestinité, la résistance ouvrière qui fut réprimée parfois dans le sang par l'assassinat de ses membres les plus actifs, de même des mouvements étudiants, des jeunes chefs d'entreprise aspirant à un néocapitalisme sans restrictions, des industriels et la petite bourgeoisie catalane autonomistes s'opposant au centralisme autoritaire de Madrid, voire même d'anciens phalangistes hostiles à Franco. Dans ce concert, les associations de quartier occuperont une place importante.


Les mouvements sociaux urbains


Historiquement, ce seront les quartiers les plus pauvres et notamment les baraccas qui engagent le mouvement dès les années 1955. Les conditions infrahumaines d'habitat des baraccas, sans eau courante, sans électricité, sans équipements sanitaires, sans équipements scolaires, étaient la cause d'une mortalité infantile peu tolérable pour l'opinion publique et notamment pour l'ensemble du monde écclésiastique ; l'Opus Dei franquiste, les catholiques progressistes et les mouvements des prêtres ouvriers contribuèrent, chacun à leur manière, à infléchir la politique sociale du régime en matière d'habitat pour le plus grand nombre. D'autant plus que le régime franquiste, soucieux de son image, tentait de rejoindre le marché euphorique européen. Il faut rappeler que les organisations ouvrières et les partis politiques d'opposition clandestins (interdits jusqu'en 1977), ont un rôle non négligeable dans la résistance au franquisme. Mais la clandestinité auquelle étaient condamnés ces espaces de résistance ne pouvaient guère rassembler.


Au milieu des années 60, on voit éclore un « mouvement citoyen » de protestation pacifiste concomitant du mouvement ouvrier, tels que les clubs divers, centres culturels, associations de parents d'élèves, etc. Un grand nombre d'initiatives socioculturelles fleurissent peu à peu sur tout le territoire, espaces, pour un certain nombre d'entre elles, de résistance et de revendications. Cette re-naissance de mouvements associatifs apolitiques fut en premier lieu possible par l'assouplissement des mesures d'interdiction du régime politique qui autorisa (la loi d'Associations civiles de 1964 ) ou toléra une certaine liberté d'expression dans certains domaines et notamment dans les questions relatives à la politique municipale.

A Barcelone, la lutte concrète des habitants contre un "désordre" urbain évident était difficile à cacher, et les progrès de la prise de conscience difficiles à réprimer. Profitant des nouvelles lois concernant les associations, les Asociaciones de Vecinos se constituèrent à la charnière des années 1960-70, et ont signifié des tentatives d'expression citoyenne au niveau du quartier, dans les agglomérations, dans le cadre des luttes urbaines contre le laisser faire des autorités et le pouvoir des grands spéculateurs. Parallèlement à ces associations, l'avant-garde architecturale barcelonaise, et d'une certaine manière la classe cultivée, méneront une campagne publique contre la politique urbaine, la destruction du patrimoine bâti et végétal, la piètre qualité architecturale, l'académisme officiel et ils soutiendront les luttes urbaines.


Les Asociaciones de vecinos


Dans les années 1970, les luttes rassemblaient tout autant les classes moyennes et les couches populaires :
-- les habitants des quartiers paupérisés du centre historique et ceux des zones dégradées, sous-équipées de la périphérie ; principales victimes du système, ils organisèrent les premiers mouvements revendicatifs urbains ;
-- les habitants des quartiers décents voire aisés : bien que n'étant pas directement menacés par la politique urbaine du franquisme, ceux-ci exprimaient des revendications globales en rapport avec la dégradation des conditions de vie et l'absence de représentativité politique. Au sein de cette catégorie, de nombreux intellectuels et professionnels s'engagèrent et leur rôle fut déterminant pour relayer efficacement les revendications populaires.
-- les petits propriétaires exclus de la spéculation immobilière accaparée par les grands propriétaires, associés aux principaux groupes financiers ; leur mécontentement s'était manifesté au sein de nombreux comités de défense de résidents.

Les luttes urbaines révélaient tout un chapelet de problèmes graves restés sans solution et les principales luttes des associations furent :
. dans les quartiers d'habitat social périphériques, les revendications portaient sur l'amélioration des conditions de vie et de l'habitabilité des logements, les protestations contre l'absence de services publics essentiels, comme l'eau courante, des demandes d'ouverture de crèches, de garderies et d'équipements scolaires, l'accès au réseau de transport public, d'aménagement du réseau viaire, etc.
. dans les quartiers de l'Eixample, les revendications s 'opposaient à la construction d'usines dangereuses dans des quartiers surpeuplés, la construction particulièrement dévastatrice de grandes infrastructures routières, la dénonciation de projets spéculatifs concernant notamment les quartiers touchés par le percement des tunnels nécessaire pour le passage de grandes infrastructures routières,  les expropriations liées au tracé des accès au tunnel de Vallvidrera, la résistance pour le réaménagement des barracas à l 'occasion du prolongement du port, le plan partiel de Monjuïc des quartiers adossés à la montagne ; la campagne « Salvam Sants » pour l'aménagement d 'une place et préserver des espaces non bâtis ; la revendication d'un grand espace vert à la place de la friche de La Espana Industrial ; la résistance à la construction d'un pont pour la circulation automobile au-dessus de la place de Lesseps et de parking en-dessous ;
. dans les quartiers historiques et les anciens villages, les demandes portaient tout autant sur la préservation des espaces libres et la création d'espaces publics, la défense du patrimoine historique.







Les modes d'action employés par les associations étaient légaux, à la différence des mouvements sociaux urbains de l'Italie qui à la même époque, n'hésitaient pas à s'opposer aux forces de l'ordre et à occuper illégalement des immeubles entiers en cours de construction. Les grandes manifestations étaient sans aucun doute, le mode d'expression le plus utilisé, qui engageait des milliers de personnes à défiler pacifiquement dans le quartier vers le centre. Les grèves de loyer seront massives dans les grands ensembles d'habitat social. Les actions juridiques étaient peut être plus efficaces car les associations aidés par des avocats et des architectes engagèrent des procédures contre n'importe quel projet, émanant aussi bien de la municipalité que des acteurs privés, s'écartant du strict cadre des lois et des règlements d'urbanisme. L'édition de tracts et de feuillets d'information était une occupation essentielle pour les associations.




Les actions les plus marquantes seront celles des associations de quartier en lutte contre les constructions des nouvelles voies rapides de circulation, les rocades et les autoroutes urbaines. Les associations luttèrent afin d'obtenir des améliorations de tracé, des réductions de pollution sinon visuelle mais sonore. Les travaux du premier périphérique furent tellement contestés que la construction fut abandonnée à la moitié du tracé prévu (1972). Pour le deuxième périphérique, au Nord de la ville (Ronda de Dalt), il faut signaler deux actions particulièrement remarquables : Pour éviter que les quartiers soient coupés par le tracé en surface du périphérique, les résidents des alentours organisèrent des piquets afin d'empêcher le travail des pelles mécaniques, jusqu'à ce que des assurances sur le devenir du quartier soient obtenues (1972). Un autre conflit concerna l'expropriation, pour cause de construction de la voie, de 32 familles très mal indemnisées. En avril 1973, la municipalité accepta finalement de libérer des habitations dans un grand ensemble nouvellement construit du Patronat Municipal de l'Habitat, pour reloger cette communauté.


Autour de centres d'intérêts diversifiés, les associations avaient relancé une dynamique culturelle qui faisait figure d'avant-garde en Espagne dans la mesure où il s'agissait d'un des rares espaces de contestation tolérés par le régime. S'emparant des problèmes urbains, les associations lancèrent des actions défensives devenant progressivement plus offensives. Finalement, en releyant les initiatives des habitants auprès de l'administration municipale, le réseau associatif devint un véritable creuset politique expérimentant des pratiques de participation populaire. Vecteur du changement socio-politique, il formera " le tissu paradémocratique". Au fil des ans, le mouvement associatif prit une telle ampleur, à la surprise de tous, que les autorités tentèrent de le canaliser par le biais d'une fédération regroupant l'ensemble des associations avec pour volonté évidente un meilleur contrôle. Quatre associations seulement y adhérèrent, les autres, coordonnées par les liens élémentaires d'une complicité démocratique continuèrent à pratiquer à leur guise la vigilance urbaine avec une attention toute particulière contre les opérations de spéculation évidente. D'un côté, le régime avait autorisé une certaine liberté d'expression dans des domaines comme le football et la politique municipale ; de l'autre, la multiplication des associations de quartier avait transformé cet "espace de liberté" en présence publique de l'opposition, non seulement au régime, mais aussi au système d'exploitation qu'il servait désormais sans pudeur. Dès lors, ce mince espace autorisé de liberté et d'expression fut investit par les membres les plus actifs de la population. Les associations de quartiers se multiplièrent avec pour volonté de participer au réaménagement et à la gestion de la ville. Malgré les difficultés administratives, politiques et sociales auxquelles il se heurtait, le mouvement associatif avait une envergure extraordinaire et les associations de quartiers n'hésitaient pas à s'exprimer ouvertement contre des projets urbains particulièrement destructeurs pour leur cadre de vie et ce, dans un système de dictature qui ne tolérait guère la moindre contestation.


Les intellectuels barcelonais

Durant toute la période franquiste, les architectes théoriciens de l'avant-garde n'avaient pas ou pratiquement pas accès à la commande architecturale. Le régime franquiste ne tolérera que les travaux théoriques d'une minorité intellectuelle ; forcée au silence, et du fait de nombreuses disparitions durant la guerre ou bien d'exil de grandes personnalités, les intellectuels connaîtront une lente phase de recomposition et de restructuration les conduisant, de fait, à un ressourcement théorique et idéologique. Les intellectuels barcelonais engagés contre la dictature donneront naissance à une culture de la résistance, profondément marquée par une révolte collective et intériorisée face à un système répressif et politique largement subi. Puis, après cette phase de recomposition émergera dès les premières années du boom économique des années soixante, une nouvelle dynamique culturelle non institutionnelle plus revendicative développant une action polémique publique. Ainsi, parallèlement à la lutte politique apparut dès la fin de la guerre civile se développera une autre forme de lutte sur le plan culturel associant les milieux intellectuels et artistiques.

D'autre part, à la fin des années 1960, outre les conditions inhumaines d'habitat des classes populaires et ouvrières, il était devenu évident, même pour les grands administrateurs modérés au service de la dictature, en charge de l'urbanisme, que Barcelone présentait des graves dysfonctionnements et un paysage urbain indigne pour une grande capitale régionale. En outre, Barcelone, faute d'équipements majeurs et de quartier, ne pouvait assurer son rôle de centre vital pour une aire métroplitaine composée de 172 communes qui allait compter près de quatre millions d'habitants en 1980. Dans une telle situation, il était logique que l'un des premiers fronts critiques se constitue à partir de cet évident chaos urbain.

Les bourgeois progressistes barcelonais, notamment des plus jeunes issus des plus illustres familles de la ville, jouent un rôle prépondérant dans leur médiatisation, en prenant publiquement leur défense. Les associations professionnelles (le Collège des Architectes et des Architectes Techniques, le Collège des Avocats, etc.) et diverses entités socio-culturelles (Amis de la ville ...) solidaires avec les revendications urbaines, contribuaient aux luttes urbaines par la publication de livres, d'articles et de manifestes pour la défense du patrimoine et, plus audacieux, d'analyses présentant les mécanismes de la spéculation. Les premiers notamment sous la plume d'architectes, soutiennent les actions des associations en lutte, les seconds regroupant des journalistes, des architectes, des sociologues de la ville, des économistes, des juristes et des avocats dénonçent - courageusement- les malversations de la municipalité et de la spéculation. Antoni de Moragas doyen du Collège des architectes s'opposa publiquement dans la phase la plus acharnée des corporations professionnelles à l'appareil culturel et politique du franquisme, ce qui lui valut plusieurs arrestations et dégradations officielles. Architectes, urbanistes, sociologues établirent un diagnostic, repensèrent la ville et engagèrent une action critique, mieux tolérée dans ce domaine que dans d'autres, qui semblaient plus "politiques". Des jeunes architectes sensibles au rôle que pourrait jouer la pression sociale et professionnelle pour rendre sa dignité au cadre urbain organisent des expositions et même des débats radiophoniques contribuant à faire naître une conscience critique et, en même temps, à reculer les limites de la permissibilité du régime.

L'influence et les actions des architectes regroupés au sein du Groupe R seront fondamentales dans la lutte contre le franquisme par des actions polémiques contre les réalisations architecturales et urbaines de la municipalité et des groupes financiers et à la diffusion de ces actions grâce aux publications et à de nombreuses conférences. Au sein de l'école d'architecture de Barcelone, les membres les plus actifs du Groupe R engageront une action théorique largement ouverte et la formation de ce nouveau front critique fut facilité par l'essor des associations de quartier. Car au-delà de ces actions théoriques, cette dynamique culturelle débordera rapidement du milieu universitaire et du cadre restreint de l'architecture et l'action polémique s'accentuera avec l'apport de thèmes sociaux et les prises de position liées aux luttes urbaines engagées par les habitants de Barcelone.

Peut être son plus grand apport civique a-t-il été la critique de l'existant, cette culture de dénonciation de la ville. Parmi cette pléïade de contestaires, de nombreux occuperont après la dictature des postes importants de gestionnaire dans l'administration de la municipalité socialiste de 1979.


Le monde politique


Cette dynamique culturelle, mélange de réflexions et d'actions, est primordiale car sa base théorique reposait tout à la fois sur un intense climat intellectuel, engageait les milieux artistiques, soutenait les habitants en lutte et entretenait des relations intimes avec les partis politiques clandestins de gauche. En fait, la partie la plus culturellement avancée de la profession, contestant la politique urbaine du régime bien qu'issus de la bourgeoisie catalane, s'étaient forgé une conscience politique aiguë dans la lutte clandestine contre le franquisme en adhérant aux groupes sociaux engagés dans les luttes urbaines ou syndicales.

Les années de la dictature sont aussi pour le parti communiste l’occasion de gagner une certaine implantation ouvrière, Barcelone ayant une haute culture de l'anarchisme qui s'opposait au communisme. Mais le parti communiste se révéla dans la clandestinité être l’organisation la plus présente et la plus active au sein des masses populaires. Lorsque des grèves éclatèrent contre le régime franquiste dans les années soixante, leurs dirigeants furent le plus souvent des militants du PC espagnol. Mais sur le plan politique, les perspectives de la direction du PC n’avaient rien de révolutionnaires. Elles s’exprimaient par des formules telles que la « voie pacifique vers le socialisme », « l’eurocommunisme » ou la « rupture démocratique avec le franquisme », et la recherche d’alliances avec tout ce que l’Espagne pouvait compter comme hommes politiques bourgeois plus ou moins libéraux opposants à Franco. La fin de la dictature en 1975 confirma cette orientation.


CCOO : Comisiones obreras


Les CCOO (commissions ouvrières) ont formé un des premiers syndicats clandestins pour combattre le régime de Franco par le Parti Communiste et des travailleurs catholiques. Dès 1962, elles prolifèrent dans les entreprises avec des représentants élus lors d'assemblées générales, surgissant et disparaissant au gré des luttes. Le PC est très critique au début, les accusant même de faire le jeu du patronat et du franquisme et il tente d'implanter au sein des usines son propre syndicat l'OSO (Opposition syndicale ouvrière). C'est un échec et ce syndicat disparaît en 1966. Le PC change alors de stratégie et par le jeu d'adhésion, d'infiltration et de noyautage s'empare de la direction des Commissions ouvrières, modifie son fonctionnement et au fil des années en fait un organisme permanent et classique. Dans les quartiers ouvriers, seront organisées des Commissions Ouvrières de Quartier destinées à soutenir les habitants en lutte. Peu de documents et de témoignages retracent l'histoire des ces commissions de quartier ; les informations disponibles évoquent la présence de militants de la Gauche clandestine apportant aux habitants des conseils pour créer une association, organiser une manifestation, éditer des tracts et des feuillets d'information, une aide juriqique pour engager des procèdures judiciaires, ou obtenir de la municipalité des équipements publics. Les Commissions Ouvrières de Quartier étaient également des lieux de rencontre pour les citadins non salariés : personnes en situation précaire, chômeurs, retraités, mères au foyer, étudiants.

Enfin, ce n'est qu'à la fin toute proche du dictateur que les grands bourgeois de Barcelone, à la tête de l'activité économique de la région et coupables des actes de spéculation éhontée, rejoindront, autant que possible, ce vaste mouvement pour le retour à la démocratie. L'inéluctabilité d'un retour à la démocratie, l'avènement d'une culture critique animée par une "Gauche ludique", malgré la censure et la répression, suscita des liens inédits avec la bourgeoisie Catalane, dont un des principes est d'être Catalan avant d'être franquiste. Tels journalistes maoïstes spécialisés en politique international publiaient dans les journaux présumés de droite, la revue Tele/eXpres, appartenant au gendre de Franco se métamorphose en organe quotidien des progressistes de la ville, tels conseillers délégués à l'industrie lourde ou légère prêtaient leurs demeures pour des réunions de l'appareil communiste barcelonais, les jeunes dirigeants néo-capitalistes du Cercle d'économie invitaient en conférence les ténors de la culture de la Gauche européenne. Paradoxalement, les acteurs économiques catalans ayant bénéficié de la bienveillance de Franco, continueront à occuper une place importante après la dictature sur l'échiquier catalan, plus que les syndicats ouvriers clandestins et le Parti Communiste. Ainsi l'un des plus grands promoteurs immobilier barcelonais Josep Lluis Numez, qui avait été la cible de l'indignation des mouvements sociaux anti-spéculation, sera bientôt acclamé en tant que président du Barça, vainquer en 85 du championnat d'Espagne.


Des luttes urbaines contre la dictature

D'abord sectorielles, les revendications qui s'élevaient de toute part aboutirent à la constitution d'un large consensus politique exigeant le rétablissement de la démocratie dans l'ensemble du pays. Les luttes urbaines menées par ses associations mettaient directement la gestion franquiste et, d'une certaine manière avaient servi d'exutoire à la contestation politique dirigée contre la dictature franquiste. Peu avant la mort du dictateur, aucune tentative de spéculation n'échappait à la vigilance des habitants regroupés et organisés ; à la démission des autorités publiques s'était en quelque sorte substituée une démocratie de base, qui surveillait chaque geste du pouvoir sur la ville.


DES HÉRITAGES ENCOMBRANTS

Après la mort de Franco en 1975, qui marque la fin officielle du régime totalitaire, une succession d'évènements politiques va fonder la nouvelle démocratie espagnole pendant la période dite de transition (1975 - 1982). Après une première période de transition difficile (1975-1977) conduite en partie par des militaires, les élections municipales de 1979 consacrent des maires socialistes dans de nombreuses villes, dont Barcelone. En 1982, le nouveau courant socialiste remporte les élections législatives. Cela étant, la politique urbaine mise en oeuvre à Barcelone par les maires socialiste n'a pas suivi un déroulement linéaire car en effet ils s'opposeront aux partis politiques de centre droit à la tête de la Generalitat (entité politique disposant d'un Parlement et d'un gouvernment, qui dirige la communauté autonome de Catalogne), qui exerçe sur le territoire de Barcelone et des communes de l'aire métropolitaine les compétences relatives à l'urbanisme, au logement, à la culture.

Les socialistes élus successivement à la municipalité [l'Ajuntamant] auront à gérer deux héritages : d'un côté, ils leur fallait affronter les conséquences urbaines de trente cinq années de franquisme ; d'un autre côté un réseau constitué d'associations de quartiers particulièrement offensif, revendicatif et déterminées. A cela, s'ajoute une situation économique difficile, issue des conséquences de la crise du pétrole intervenue en 1973 et de la réorganisation de l'industrie de la Catalogne.

Le premier plan d'urbanisme de l'aire métropolitaine de Barcelone (le Plan général métropolitain, PGM) post-franquiste est conçu dès 1976, et placé sous le signe d'une sorte de pacte, d'une recherche de consensus entre la junte militaire, encore et pour un temps aux commandes de l'appareil, les milieux financiers des grands groupes de promotion immobilière et les associations de quartier. Cependant, profitant du climat politique qui caractérise la période de transition démocratique et s'appuyant sur le dynamisme des associations de quartier, les autorités municipales gelèrent les plus grands projets urbains décidés sous l'ère franquiste. Notamment par l'arrêt spectaculaire des grands travaux de voirie déjà entrepris. Ainsi, pendant de nombreuses années, les tranchées des voies rapides périphériques resteront béantes, signe de victoire de luttes urbaines de longue haleine qui auront ainsi réussi à stopper un urbanisme de voie brutal et périmé. Premier plan élaboré à partir des préoccupations quotidiennes des citadins, il constituait une rupture, ou plutôt un nouveau point de départ fondamental dans la manière de penser et de mettre en oeuvre l'urbanisme de la ville, du fait notamment, de l'infiltration de techniciens progressistes au sein de l'appareil municipal dans une période où le franquisme moribond cherchait une ouverture politique.

Dans le cadre d'un vaste pacte entre franquistes "intelligents" et opposition, Barcelone devint capitale d'une région à l'autonomie retrouvée, avec un nouveau statut et des forces politiques reconstituées ou naissantes. Barcelone vécut des journées d'émotion et d'effervescence : la légalisation de ses partis et syndicats de gauche, spécialement celles du PCUS, bête noire du franquisme ; le retour dans l'arène de formations nationalistes historiques, qui remplacèrent progressivement, jusqu'à les exclure ou presque, l'ensemble des mouvements sociaux et culturels qui avaient rendu possible la résurgence de la raison démocratique. Ce fut une première période d'incubation et le véritable changement s'effectua sous le premier maire socialiste, élu démocratiquement en 1979, qui marque le déclin inexorable des associations de quartier.Les historiens du futur parviendront peut être à expliquer de manière satisfaisante comment la ville pleine d'espérance des années 1975, 1976, 1977, s'est muée à la fin des années soixante dix en une ville excessivement normale et repliée sur elle-même. Elle avait connu un bouillonement critique, clé de sa renaissance à la fin du franquisme, mais ce tissu social si vivant semblait à présent fatigué, ou désanchanté, peut être parce qu'il était aux commandes de la ville.

L'installation des socialistes à la mairie permit à beaucoup d'intellectuels et de critiques de la période antérieure de cesser de penser la ville pour la faire, et d'entrer dans le temple de la gestion réelle. Le choc de la réalité et du désir provoqua une synthèse pragmatique, à la fois cause et effet du démantèlement de la conscience critique qu'avait incarné le mouvement associatif. Il suffit de citer quelques noms : Jordi Borja, ancien coordinateur de la réflexion sur l'urbanisme critique, devenu bras droit du maire socialiste Maragall : Lluis Millet, architecte critique, bientôt chargé des infrastructures des jeux olympiques ; José Miguel Abad, tête de liste communiste, devenu adjoint au maire dans la première municipalité socialiste de Narcis Serra et responsable suprême de la programmation de la Barcelone olympique ; ou Oriol Bohigas lui-même, pionnier de la résistance professionnelle des architectes critiques contre la ville franquiste, désormais responsable de l'urbanisme et concepteur de la future Barcelone à la mairie socialiste. De l'intérieur de l'administration, ces hommes, parmi d'autres, ont mis à l'épreuve leurs anciennes idées en les modérant, dans l'esprit de la transition post-franquiste.

A la tête de l'Ajuntament de Barcelone depuis 1979, l'équipe socialiste était l'héritière directe des luttes urbaines de la période franquiste, lorsque la question urbaine posée en termes cruciaux avait servi d'exutoire à la contestation politique dirigée contre la dictature franquiste. Le projet socialiste pour Barcelone en matière d'urbanisme était bien au-delà des projets urbains et architecturaux de qualité qui pouvaient étonner le monde car il s'agissait d'une véritable révolution pour la refondation du pouvoir municipal et de la gestion de la cité, par l'adoption d'une nouvelle Charte municipale dont l'enjeu était d'approfondir les conquêtes sociales issues de la transition démocratique. Parmi les nombreuses mesures imaginées, la mise en place d'un dispositif de participation citadine concernant les Asociaciones de vecinos devait les placer en tant qu'acteurs décisionnels à part entière. Une véritable révolution, car il s'agissait, rien de moins, sur le plan politique d'octroyer aux citadins des droits d'expression, d'information et de contrôle sur la gestion de la ville et, sur le plan social, de mettre en place des mécanismes de coopération entre l'administration municipale et les habitants, regroupés au sein des Asociaciones de vecinos ou de nouveaux organismes professionnels, afin de répondre à une demande sociale diversifiée. Car en effet, les demandes des Asociaciones de vecinos avaient évolué. Avec le rétablissement des libertés publiques et de la démocratie parlementaire, on est passé de la lutte pour des droits élémentaires à des exigences de transparence et de concertation. Et c'est dans ce sens que va l'offre de participation contenue dans le projet socialiste, en insistant sur le rôle de la gestion urbaine comme espace d'innovation sociale. Le projet proposait en effet que les habitants et les associations soient reconnus comme forces de proposition face à l'administration municipale, comme partenaires (au sens de co-acteurs) de la gestion urbaine.

La participation des habitants dans la gestion municipale de Barcelone s'opéra en plusieurs étapes. La première fut d'installer les nouvelles instances élues dans les quartiers de Barcelone, découpés en districts, dont l'objectif était de rationnaliser la gestion urbaine tout en valorisant l'identité de chaque quartier. La seconde étape fut le transfert des compétences de l'Ajuntament vers les districts en leur assignant un rôle de consultation et de contrôle tandis que des fonctions de décision et de gestion leur étaient octroyées. L'Ajuntament se réservant le rôle de coordonner le programme pour l'ensemble de la ville et de centre décisionnel. Ce ne fut pas tout. A côté des droits d'expression et de contrôle, des mécanismes de coopération sociale ont été mis en place pour la programmation ou la gestion quotidienne des services et des équipements publics. Par exemple, on expérimentait, dans tel district, un nouveau dispositif de gestion d'un équipement sportif : le directeur est un fonctionnaire municipal, les employés sont membres d'une association de résidents, tandis qu'une commission mixte s'assure de la bonne gestion.


L'échec, ou le mythe

de la participation citadine


Les Asociaciones de vecinos de l'Espagne franquiste n'échapperont pas à leur désintégration dûe à leur bureucratisation et leur institutionnalisation, comme les Comitati di quartieri italiens en 1976, comme les Moradores au Portugal, comme les Claimants Unions en Angleterre, et dans une certaine mesure, les Soviets de quartiers après la révolution de février 1917.

Avec le recul, on peut aujourd'hui constater que, paradoxalement, les premières années du retour de la démocratie ont été accompagnées par une érosion du consensus qui avait porté les socialistes jusqu'au pouvoir. Deux phénomène se sont conjugués et expliquent ce processus :
= le passage de la clandestinité à la légalité n'a pas joué en faveur des mouvements socio-politiques. La "Démocratie réelle" a en effet remplacé les structures informelles et volontaires, qui furent efficaces parce que très proches de la base, par le système des partis politiques, qui en sont, à l'inverse trop éloignés. Avec l'absorption du personnel associatif par les partis politiques, un affaiblissement de la participation s'est produit, ainsi qu'une sorte de "stérilisation" de la sphère politique, désormais réservée aux professionnels. Jordi Borja, alors adjoint au maire de Barcelone déplorait ainsi la "faible capillarité sociale" des partis politiques espagnols ;
= corollaire des mutations industrielles récentes qui ont engendré une grave crise en Catalogne, la relative paupérisation des classes populaires et d'une partie des classes moyennes -accompagnée bien sûr de la marginalisation des plus défavorisés- a fragilisé la base sociale et affaibli le réseau associatif. Même si certains réflexes de solidarité et de coopération ont résisté, ils sont désormais fortement contrebalancés par la montée des individualismes et des corporatismes. Dans ce contexte, l'électorat n'est pas indifférent à l'idéologie populiste des partis catalans de droite. Mais ce point n'est pas spécifique à la Catalogne.

Bernard Bessière rappelle ainsi, dans son étude consacrée à la culture espagnole de l'après-franquisme, les propos d'Enrique Tierno Galván, maire socialiste de Madrid de 1979 à 1986, déplorant la désaffection générale de ses concitoyens vis-à-vis des idéaux politiques : "Il y a aujourd'hui un phénomène qui affecte la plupart des Espagnols y compris les socialistes et qui est la disparition des idéaux, le scepticisme voire une certaine irresponsabilité. Ils préfèrent s'abandonner à un loisir de pur bien-être […]. Jamais les Espagnols n'ont été si dépourvus d'enthousiasme idéologique. Nous sommes devenus un peuple d'indifférents. Le peuple ne veut plus entendre parler de contenus idéologiques dans les programmes municipaux : il veut avant tout des administrateurs efficaces qui puissent leur garantir le bien-être. La question du « pour quoi vivre » ne les intéresse pas, mais seulement le « comment bien vivre ». Ce sont les bons administrateurs qui gagnent les élections, et non pas les bons idéologues. Nous sommes dans un tunnel dont je veux croire que nous pourrons sortir bientôt. Mais aujourd'hui les idées sont en crise".

La faillite des réformes barcelonaises conduite par les socialistes concernant la politique urbaine tient à leur incapacité de maîtriser les phénomènes de spéculation foncière et immobilière, des grands groupes financiers, des banques, tout autant que des petits propriétaires et de s'opposer aux décisions du gouvernement espagnol. Ainsi, le secteur historique de Barcelone, qui a été durant toute la dictature, le réceptacle des populations les plus pauvres est devenu aujourd'hui, du fait de sa centralité et des opérations d'urbanisme, un espace recherché pour les logements de luxe et l'activité commerciale ou tertiaire. En principe, ce n'était pas là l'intention de la municipalité socialiste qui formulait des objectifs sociaux en termes d'assainissement, de réhabilitation et de reconquête d'une zone mixte, résidentielle et commerciale. Ces objectifs étaient difficilement compatibles avec la concurrence des intérêts privés, le renforcement des fonctions centrales et la plus-value qu'entraînent les opérations de réhabilitation. Des fortunes considérables se sont ainsi réalisées dans les années 1980 sur la place barcelonaise. Les groupes financiers, les banques, les promoteurs se sont constitués un capital immobilier et foncier d'une importance considérable en achetant des immeubles entiers, vétustes, dégradés à bas prix, pour les réhabiliter en profitant ainsi d'aides financières publiques. Dans l'Eixample, le prix des emprises foncières non bâties a été multiplié par vingt en l'espace de quelques années. Les capitaux investis dans l'immobilier étaient en bonne part des capitaux non déclarés cherchant, par une sorte de blanchissement, à se soustraire à la "croisade contre la fraude fiscale" menée par le gouvernement. La municipalité socialiste promulgua en 1989 les premières mesures limitant la spéculation alors que dans le même temps, l'Etat promulguait la libéralisation des loyers qui contribua, bien sûr, à la flambée des prix. De fait, les populations précaires désertèrent, rue après rue, ilôt après îlot, quartier après quartier, le centre historique de Barcelone pour un exil vers les quartiers d'habitation de la périphérie. Selon l'architecte Solà-Morales, Barcelone expulsait et se libérait de ses problèmes hors de son périmètre administratif. Celui de l'habitat, de la circulation, celui de la marginalité, celui des implantations industrielles : "La Barcelone des grandes réalisations, des beaux espaces publics, des opérations urbaines emblématiques se fait au détriment d'un hinterland singulièrement dépourvu de politique urbaine et d'équipements".

Bien évidemment, les associations de quartier, de plus en plus fréquenté par les classes moyennes au détriment des classes populaires, profitaient des nouvelles structures mises en place par la municipalité pour tenter également d'évacuer leurs propres problèmes vers d'autres districts ; une sorte de Not In My Back Yard à l'échelle d'un quartier. Cela étant, la participation des habitants était bien circonscrite aux strictes limites de leur district, l'Ajuntament décidait de la coordination pour l'ensemble des quartiers. La solidarité qui prévalait dans les premières associations entre les membres issus de classe socio-professionnelle différente s'estompa fortement dès leur institutionnalisation : chaque classe retrouvait ses propres marques et revendiquait des objectifs souvent inconciliables, voire opposés. Mais, selon les socialistes, l'instauration des nouvelles structures devait permettre de placer au coeur des débats, la complexité, l'hétérogénéité d'une réalité reconnue comme telle. En ce sens, leur volonté était de créer des espaces de frottement, de confrontation et d'expression indispensable au renouvellement d'une société et ce, dans la recherche permanente du consensus général, plutôt que des solutions de compromis. Cette vue théorique ne résista guère à la montée des individualismes exacerbées par une conjoncture économique très difficile. Enfin, des témoignages ajoutent que nombre d'associations de quartier du secteur historique et de l'Eixample, investies en masse par les classes moyennes étaient déserté par les classes populaires. Pour de multiples raisons : les uns ayant du quitter le centre, les autres éprouvant une sorte de timidité à s'exprimer en public, d'autres par lassitude, ayant obtenu satisfaction et se désintéressant de la collectivité, d'autres encore car ils étaient clandestins.


Les Jeux Olympiques


Montalban affirmait ainsi : "Les avant-gardes pensaient : "Contre Franco, nous étions mieux" - ou du moins, contre Franco, les ennemis étaient plus nets et les amis plus convaincus". L'hégémonie de la politique sur l'action sociale, le désenchantement face à la crise économique, le sentiment de la fin de l'Aventure, de l'utopie, de l'histoire, s'est traduit dans la physionomie même des rues. Le bouillonnement des Ramblas de la transition, qui s'enivraient au Cas Boadas et buvaient un orgeat au Café de la Opera, a été remplacé par les Ramblas de la solitude, théâtre nocturne des quêtes des plus sordides, des chairs les plus tristes, des drogues dures, douces et de toute la gamme des drogues molles, recensées et non recensées. Et il ajoutait : " Peut être est-ce la raison pour laquelle, quand on relança le projet d'une Barcelone olympique pour 1992, à l'initiative du maire socialiste Narcis Serra [...] les naufragés du Titanic s'accrochèrent à l'espoir olympique, comme si l'on pouvait vampiriser la musculature des athlètes afin de régénérer celle, fatiguée, de la génération du changement. Presque tous les espoirs furent investis dans les Jeux Olympiques : ils allaient donner un élan au réaménagement de la ville, relancer la construction et avec elle l'économie, ouvrir enfin les frontières closes de Barcelone [...].

Pour les socialistes, le bénéfice de l'organisation des Jeux était assez evident : financièrement, les JO devaient permettre de mobiliser des ressources étatiques et régionales afin de réaliser des aménagements urbains lourds réutilisables pour le développement ultérieur de la ville, politiquement, la cause des JO pouvait servir de ciment pour faire adhérer au projet municipal des forces politiques qui, sans les Jeux, resteraient à distance, que ce soit au sein du conseil municipal ou, plus encore, au sein de la Generalitat. Les Jeux devaient permettre de rasembler, de modifier le jeu politique local en instaurant un consensus entre des forces politiques concurrentes.

Ce fut une magistrale erreur. C'était, en quelque sorte, faire entrer le loup dans la bergerie. Car en effet, dès l'annonce de la victoire de Barcelone, le capital international s'intéressa à cette métropole, certes peu importante sur l'échiquier européen comparée à Londres, Paris, Madrid, mais qui présentait le considérable avantage d'être, outre l'organisatrice des prestigieux et médiatiques Jeux Olympiques, une des moins chères d'Europe. En attendant leur venue, pour les promoteurs, les banques, les hommes d'affaire catalans et espagnols, les JO était considéré comme un horizon radieux de profits inestimables. A nouveau, les élites socialistes prétendaient pouvoir, sinon de convaincre mais de "canaliser" toute la puissance financière des groupes capitalistes, à force de consensus, de règles, dans un projet de ville répondant à l'intérêt général, c'est à dire à une opportunité économique exceptionnelle pour le capital devant améliorer les zones dégradées de la ville, habitées par le prolétariat et les populations les plus précaires.

Mais d'autres voix s'élevaient de certains milieux sociaux et culturels, qui voyaient dans cette espérance olympique une fuite en avant, la domination de certaines parties de la ville sur d'autres et la subordination des nécessités réelles de la ville à la nécessité artificielle et chimérique des olympiades. Montalban décrit La Barcelone post Olympique : " [...] Tout indique que la Barcelone qui se détruit et qui se construit est guidée par le désir inavoué d'éliminer presque entièrement ce qui avait fait d'elle une ville ouvrière et littéraire. [...] Barcelone détruit les traces archéologiques de la lutte des classes, disperse ses quartiers résidentiels ou les réaménage pour nouveaux riches, tranche dans le vif de ses chairs marginales et les relègue à la périphérie, désinfecte ses gueux au point d'en faire de risibles fantômes hantant les labyrinthes que créent les bulldozers. La culture de l'emballage et du simulacre domine la ré inauguration d'une ville qui s'ouvre à la mer et aux exterminateurs de toutes ses bactéries. J'ignore qui mettra en littérature cette ville de yuppies, partagées entre penseurs organiques du néant et du pas grand chose, peuplée d'employés en transit et de fast-foods opulents."


yul akors / 2008


Texte reprenant des extraits des livres de :



Manuel Vasquez Montalban


Barcelonas

Editorial Empuries S.A.


Guy Henry

Barcelone,
Dix années d'urbanisme, la renaissance d'une ville

Editions Le Moniteur, Paris, 1992



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire