Mike Davis : la planète bidonville



Mike DAVIS

La planète bidonville : involution urbaine 
et prolétariat informel 

New Left Review n° 26, 2004


Le milieu du XXIe siècle connaîtra-t-il des révoltes plébéiennes semblables à celles du XVIIIe siècle ? Le passé n’est sans doute pas un guide très fiable des tendances à venir. Le nouveau monde urbain change à une telle vitesse qu’on ne peut guère anticiper dans quel sens il évoluera. Partout, l’accumulation continue de pauvreté mine la sécurité existentielle et pose des défis de plus en plus insurmontables à la créativité économique des pauvres. Peut-être en arrivera-t-on à un point de rupture où la pollution, la congestion et la cruauté de la vie quotidienne ne pourront plus être gérées par les réseaux de survie et de sociabilité des bidonvilles. Pour les vieilles civilisations rurales, l’ultime seuil de tolérance avant l’explosion sociale était souvent lié à la famine. Mais, pour l’instant, personne ne sait à quelle température la nouvelle pauvreté urbaine est censée entrer en combustion. 


Un beau jour, au courant de l’année 2005, une femme donnera naissance à son enfant à Lagos, dans le bidonville d’Ajegunle. Ou alors, ce sera un jeune homme qui abandonnera son village javanais pour les lumières de Djakarta. Ou bien un paysan péruvien fuyant la pauvreté qui s’installera avec sa famille dans un des innombrables pueblos jóvenes de Lima. Peu importe lequel de ces événements se produira vraiment, il passera de toutes façons totalement inaperçu, et pourtant, il marquera un des principaux tournants de l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, la population urbaine de la planète aura dépassé la population rurale. De fait, vu l’imprécision des statistiques concernant le tiers monde, cette transition historique a peut-être même déjà eu lieu. 

L’urbanisation du globe a progressé encore plus rapidement que ne l’avait prédit le Club de Rome dans son fameux rapport aux accents malthusiens de 1972, Les Limites de la croissance. En 1950, il y avait dans le monde quatre-vingt six agglomérations de plus d’un million d’habitants. Aujourd’hui, on en compte quatre cents et, en 2015, elles seront au moins cinq cent cinquante. Ce sont les centres urbains qui ont absorbé près des deux tiers de l’explosion démographique mondiale depuis 1950, et un million de nouveaux-nés et d’immigrants viennent s’y ajouter chaque semaine. À l’heure actuelle, la population urbaine (3,2 milliards d’habitants) est plus nombreuse que ne l’était l’ensemble de la population mondiale en 1960. Les campagnes du globe ont atteint leur maximum démographique (également 3,2 milliards d’habitants) et leur population commencera à décroître à partir de 2020. Seules les villes continueront à croître jusqu’au moment où la terre atteindra environ dix milliards d’habitants, en 2050. 

●  Ménopause urbaine

Où sont les héros, les colonisateurs, les victimes de la Métropole ? 
Brecht, Journal, 1921 

Quatre-vingt quinze pour cent de cette croissance finale de l’humanité aura lieu dans les zones urbaines des pays en voie de développement. Leur population devrait doubler pour atteindre près de quatre milliards d’habitants au cours de la prochaine génération. (La population urbaine agrégée de la Chine, de l’Inde et du Brésil est déjà aujourd’hui à peu près au même niveau que celle de l’Europe et de l’Amérique du Nord.) Le résultat le plus spectaculaire de cette évolution sera la multiplication des mégavilles de plus de huit millions d’habitants et, plus sensationnel encore, des « hypervilles » de plus de vingt millions d’habitants (soit l’entièreté de la population urbaine de la planète à l’époque de la Révolution française). 

En 1995, seule Tokyo avait atteint ce seuil. D’après la Far Eastern Economic Review, aux environs de 2025, le continent asiatique à lui seul devrait déjà accueillir une dizaine de conurbations de cette taille, dont Djakarta (24,9 millions), Dacca (25 millions) et Karachi (26,5 millions). L’immense métro-région fluviale de Shanghaï, dont la croissance a été gelée pendant des décennies par la politique maoïste de sous-urbanisation, pourrait compter près de 27 millions d’habitants. Pour Bombay, on anticipe une population de 33 millions, bien que personne ne sache si une concentration aussi colossale de pauvreté est biologiquement ou écologiquement soutenable. 

Si les mégavilles sont les étoiles les plus brillantes du firmament urbain, les trois quarts de la croissance de la population urbaine seront le fait d’agglomérations plus petites, de zones urbaines de faible visibilité, « pratiquement dépourvues de planification et de services adéquats1 ». En Chine (pays officiellement à 43 % urbain en 1997), le nombre officiel des villes est passé de cent quatre-vint-treize à six cent quarante depuis 1978. Mais la part relative des grandes métropoles, malgré leur croissance extraordinaire, a en fait décliné par rapport à l’ensemble de la population urbaine. Ce sont plutôt les petites villes et les bourgs récemment érigés au rang de villes qui ont absorbé la majorité de la main d’oeuvre rurale chassée des campagnes par les réformes postérieures à 1979. De même, en Afrique, à la croissance explosive de quelques villes géantes comme Lagos (de trois cent mille habitants en 1950 à dix millions aujourd’hui) vient s’ajouter la transformation de dizaines de petites agglomérations comme Ouagadougou, Nouakchott, Douala, Antananarivo et Bamako en villes plus peuplées que San Francisco ou Manchester. En Amérique latine, où les principales métropoles ont longtemps monopolisé la croissance, ce sont aujourd’hui Tijuana, Curitiba, Temuco, Salvador, Belém et d’autres villes secondaires, le plus souvent entre cent mille et cinq cent mille habitants, qui connaissent une explosion démographique. 

L’urbanisation, ce n’est pas seulement la croissance des villes, mais la transformation structurelle et l’interaction croissante d’un vaste continuum urbain–rural. Dans son étude de la Chine méridionale, Gregory Guldin démontre que les campagnes ne se contentent pas d’engendrer un exode rural sans précédent, mais qu’elles s’urbanisent aussi in situ, ce qui fait de la Chine et d’une bonne partie de l’Asie du Sud-Est un paysage hermaphrodite, une campagne partiellement urbanisée 2. En Indonésie, où ce processus d’hybridation « rurbaine » est particulièrement avancé à Jabotabek (le grand Djakarta), les chercheurs appellent cette nouvelle forme d’occupation des sols desokota et débattent la question de savoir s’il s’agit de paysages transitionnels ou de nouvelles formes d’urbanisme. 

Les urbanistes s’interrogent également sur les extraordinaires agencements, réseaux, couloirs urbains et villes-satellites qui relient entre elles les villes du tiers monde. Ainsi, par exemple, les deltas de la Rivière des perles (Hong Kong–Guangzhou) et du Yangtze (Shanghaï), de même que le couloir Pékin–Tianjin, sont en train de se transformer en mégalopoles urbaines-industrielles comparables à la conurbation Tokyo–Osaka, à la vallée inférieure du Rhin ou au couloir New York–Philadelphie. Ce n’est peut-être là que la première étape de l’émergence d’un couloir urbain continu allant depuis le Japon et la Corée du Nord jusqu’à l’Ouest de Java. Il est quasiment certain que Shanghaï sera demain, à l’égal de Tokyo, New York et Londres, une de ces « villes globales » par où transite le flux mondial des capitaux et de l’information. Le nouvel ordre urbain pourrait se traduire par une inégalité croissante à l’intérieur des villes et entre villes de taille et de fonction différentes. Guldin cite ainsi les débats chinois sur le déplacement des anciennes inégalités de revenu et de développement entre ville et campagne, qui tendraient à être remplacées par un fossé entre petites villes et mégapoles côtières.


Retour à Dickens

J’ai contemplé des hôtes innombrables, voués irrémédiablement à l’obscurité, à la saleté, à la pestilence, à l’obscénité, à la misère et à une mort précoce. 
Dickens, « A December Vision », 1850 

La dynamique de l’urbanisation dans le tiers monde récapitule et contredit à la fois les précédents de l’Europe et de l’Amérique du Nord des XIXe et XXe siècles. En Chine, pays essentiellement rural pendant des millénaires, la plus importante révolution industrielle de l’histoire est le levier d’Archimède qui déplace une population de la taille de celle de l’Europe des campagnes profondes vers les paysages de gratte-ciel asphyxiés par le smog. Mais, dans la plupart des pays en voie de développement, la croissance urbaine n’est pas alimentée par l’énergie du puissant complexe industriel et exportateur chinois, ni par le flux constant de capitaux d’outremer (qui représente la moitié des capitaux étrangers investis dans le tiers monde). 

Il s’agit, dans ces pays, d’une urbanisation radicalement découplée de l’industrialisation, voire de toute forme de développement. S’agit-il là seulement de l’expression de la tendance intrinsèque et inexorable du capitalisme de l’âge informationnel à découpler l’augmentation de la production de la croissance de l’emploi? 

En réalité, en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, au Moyen-Orient et dans certaines régions d’Asie, l’urbanisation sans croissance est plus le résultat d’une conjoncture mondiale spécifique – la crise de la dette de la fin des années 1970 et la restructuration des économies en voie de développement sous l’égide du FMI dans les années 1980 – que le reflet d’on ne sait quelle loi de fer du progrès technologique. En outre, l’urbanisation du tiers monde s’est poursuivie à un rythme effréné (3,8 % par an entre 1960 et 1993) à travers la période de vaches maigres des années 1980 et du début des années 1990, et ce malgré la chute des salaires, l’augmentation des prix et l’explosion du chômage urbain. 

Cette explosion urbaine « perverse » contredit les modèles économiques orthodoxes qui prédisaient que l’effet négatif de la récession urbaine aurait entraîné en retour le ralentissement, voire l’inversion, de l’exode rural. Le cas africain est particulièrement paradoxal. Comment les villes de Côte d’Ivoire, de Tanzanie, du Gabon et d’ailleurs – pays dont les économies connaissaient une contraction de 2 % à 5 % par an – ont-elles pu supporter une croissance démographique de 5 % à 8 % par an ? Cette énigme s’explique en partie, bien entendu, par les politiques de déréglementation agricole et de « dépaysannisation » imposées par le FMI (et désormais aussi l’OMC), qui ont accéléré l’exode de la main d’oeuvre rurale excédentaire vers les bidonvilles urbains alors même que les villes cessaient d’être des machines à créer des emplois. Cette croissance de la population des villes en dépit de la stagnation, voire du déclin, de l’économie urbaine n’est que le reflet extrême de ce que certains chercheurs ont baptisé la « sururbanisation » – un des nombreux sentiers inattendus sur lesquels la mondialisation néolibérale a entraîné la tendance millénaire à l’urbanisation. 

De Marx à Weber, les classiques de la sociologie étaient convaincus que les grandes villes du futur suivraient la voie industrialisante qu’avaient empruntée Manchester, Berlin et Chicago. De fait, Los Angeles, São Paulo, Pusan et, aujourd’hui, Ciudad Juárez, Bangalore et Guangzhou, ont plus ou moins reproduit cette trajectoire classique. Mais la plupart des villes du Sud ressemblent plus à la Dublin de l’ère victorienne, laquelle, comme le signale Emmet Larkin, était unique entre toutes « les cités de taudis engendrées par le monde occidental au XIXe siècle [car] ses taudis n’étaient pas le produit de la révolution industrielle. En réalité, entre 1800 et 1850, Dublin a plus souffert des problèmes de la désindustrialisation que de ceux de l’industrialisation 3 ». 

De façon analogue, la croissance prodigieuse de Kinshasa, Khartoum, Dar es Salaam, Dacca et Lima se fait en dépit de l’effondrement des industries de substitution des importations, du déclin du secteur public et de la mobilité descendante des classes moyennes. Les forces planétaires qui poussent les gens à quitter les campagnes – la mécanisation à Java et en Inde, les importations agroalimentaires au Mexique, à Haïti et au Kenya, la guerre civile et la sécheresse à travers l’Afrique et, partout, la concentration des terres et la concurrence du secteur agroindustriel – semblent alimenter l’urbanisation même quand le pouvoir d’attraction des villes est drastiquement affaibli par la dette et la dépression. Dans un contexte d’ajustement structurel, de dévaluation et de retrait de l’État, cette croissance trop rapide a inévitablement entraîné la production en série de bidonvilles et un retour massif à un univers urbain digne de Dickens. 

Cette incroyable explosion des bidonvilles est le thème principal du rapport historique inquiétant publié en octobre 2003 par le programme « Habitat » des Nations Unies, Le Défi des bidonvilles (ci-après : Slums). Premier véritable audit mondial de la pauvreté urbaine, ce texte intègre intelligemment diverses enquêtes locales, d’Abidjan à Sydney, et des statistiques mondiales qui incluent pour la première fois la Chine et l’ex-bloc soviétique. Slums se distingue également par son honnêteté intellectuelle. 

Un des chercheurs associés au rapport m’a expliqué que « les apologistes du “consensus de Washington” (Banque mondiale, FMI, etc.) ont toujours prétendu définir le problème des bidonvilles non pas comme un effet de la mondialisation et des inégalités, mais plutôt comme un “déficit de gouvernance”». Le nouveau rapport rompt avec la prudence et l’autocensure traditionnelles des textes onusiens et accuse carrément le néolibéralisme, en particulier les programmes d’ajustement structurels du FMI : « L’orientation fondamentale des interventions tant nationales qu’internationales au cours des vingt dernières années a en fait renforcé la croissance de la pauvreté urbaine et des bidonvilles, ainsi que l’exclusion et les inégalités, et elle a affaibli les efforts des élites urbaines pour faire des villes des moteurs de croissance ». 

Certes, Slums néglige ou sous-estime certaines des questions les plus importantes qu’engendrent la sururbanisation et l’occupation informelle des sols, comme la surextension des villes, la dégradation de l’environnement, les risques urbains, les processus favorisant l’exode de la main d’oeuvre rurale ou la dimension genrée de la pauvreté urbaine et du travail informel. Mais ce sont là des objections mineures. Slums a le mérite incomparable de répercuter et crédibiliser les résultats de recherches cruciales sous l’égide institutionnelle des Nations Unies. De même que le rapport de la Commission intergouvernementale sur le changement climatique (IPCC) reflète un consensus scientifique sans précédent à propos des dangers de l’effet de serre, Slums lance un avertissement tout aussi crédible sur la menace planétaire de la pauvreté urbaine. (Un troisième rapport serait nécessaire pour explorer le terrain inquiétant de l’interaction entre ces deux phénomènes.)



L’urbanisation de la pauvreté 

La montagne d’ordures semblait s’étendre indéfiniment, et puis, peu à peu, sans limite ni démarcation perceptible, se transformait en quelque chose d’autre.Mais en quoi ? Un amoncellement labyrinthique de structures de carton, de contreplaqué, de planches pourries et de carcasses rouillées de voitures assemblées de façon précaire pour former des habitations. 
Michael Thelwell, The Harder They Come, 1980 

Il semblerait que la première définition lexicographique du mot « slum » apparaisse en 1812 dans le Vocabulary of the Flash Language de Vaux, qui l’indexe comme un synonyme d’« activité criminelle ». Mais dès les années 1830 et 1840, marquées par des épidémies de choléra, les slums étaient les endroits où vivaient les pauvres, pas les activités qu’ils pratiquaient. 

Une génération plus tard, on parlait de l’existence de slums en Amérique et en Inde, et les taudis urbains étaient généralement reconnus comme un phénomène international. Le taudis « classique » était un espace passablement pittoresque doté d’une forte idiosyncrasie locale, mais les réformateurs de l’époque s’accordaient généralement à considérer qu’ils partageaient tous des caractéristiques communes : habitat précaire, surpopulation, pauvreté et vice. Pour les libéraux du XIXe siècle, la dimension morale du problème était décisive, et les taudis étaient avant tout perçus comme des espaces où la lie de la société déployait une vitalité sordide et souvent turbulente. Les auteurs de Slums n’ont que faire des calomnies victoriennes, mais maintiennent la définition classique : surpopulation, habitat précaire ou informel, accès réduit à l’eau courante et aux services d’hygiène et définition floue des droits de propriété. 

Cette définition multidimensionnelle est en fait un critère tout à fait insatisfaisant de ce qu’est un taudis ou un bidonville. On pourra ainsi être surpris de constater que, d’après l’ONU, seulement 19,6 % des citadins mexicains vivent dans des bidonvilles. Mais, même dans le cadre d’une définition aussi restrictive, Slums estime la population des bidonvilles à au moins neuf cent vingt-et-un millions pour l’année 2001, soit pratiquement l’équivalent de la population mondiale à l’époque où le jeune Engels commençait à s’aventurer dans les rues malfamées de Manchester. Les habitants des bidonvilles constituent 78,2 % de la population urbaine des pays les moins développés et un tiers des citadins de la planète. Si l’on en juge par la structure démographique de la plupart des villes du tiers monde, au moins la moitié de cette population a moins de vingt ans. 

C’est en Éthiopie qu’on trouve la proportion la plus spectaculaire d’habitants de bidonvilles (99,4 % de la population urbaine), ainsi qu’au Tchad (également 99, 4 %), en Afghanistan (98,5 %) et au Népal (92 %). Mais les populations urbaines les plus misérables sont sans doute celles de Maputo et de Kinshasa, où le revenu des deux tiers des habitants est inférieur au minimum vital journalier. À Delhi, les urbanistes déplorent l’existence de « bidonvilles à l’intérieur des bidonvilles », où les nouveaux venus colonisent les derniers interstices libres des espaces périphériques desquels les anciens pauvres urbains ont été brutalement expulsés au milieu des années 1970. Au Caire et à Phnom Penh, ces mêmes nouveaux venus occupent ou louent des espaces d’habitation sur les toits, engendrant de nouveaux bidonvilles suspendus dans les airs. 

La population des bidonvilles est souvent délibérément et parfois massivement sous-estimée. À la fin des années 1980, par exemple, Bangkok avait un taux de pauvreté « officiel » de seulement 5 %, alors que certaines études démontrent qu’un quart de la population (1,16 millions de personnes) y vivait dans des bidonvilles et des camps de fortune. De même, l’ONU a récemment découvert qu’elle avait très largement sous-estimé la pauvreté urbaine en Afrique. Les habitants de bidonvilles en Angola, par exemple, sont probablement deux fois plus nombreux qu’on le croyait. Même chose au Libéria, ce qui n’a rien de surprenant, étant donné que Monrovia a vu tripler sa population en une seule année (1989–1990) en raison d’une cruelle guerre civile. 

Il existe peut-être plus de deux cent cinquante mille bidonvilles dans le monde. Les cinq grandes métropoles d’Asie du Sud (Karachi, Bombay, Delhi, Calcutta et Dacca) contiennent à elles seules près de quinze mille zones urbaines de type bidonville, soit une population totale de plus de vingt millions de personnes. Les habitants de bidonvilles sont encore plus nombreux sur tout le littoral d’Afrique de l’Ouest, tandis que d’immenses conurbations de pauvreté s’étendent à travers l’Anatolie et les hauts-plateaux de l’Éthiopie, embrassent le piémont des Andes et de l’Himalaya, prolifèrent à l’ombre des gratte-ciel de Mexico, de Johannesburg, de Manille et de São Paulo et colonisent les rives de l’Amazone, du Niger, du Congo, du Nil, du Tigre, du Gange, de l’Irrawaddy et du Mékong. Les avatars de la planète bidonville sont tout à la fois interchangeables et uniques en leur genre : bustees de Calcutta, chawl et zopadpatti de Bombay, katchi abadi de Karachi, kampung de Djakarta, iskwater de Manille, shammasa de Khartoum, umjondolo de Durban, intra-muros de Rabat, bidonvilles d’Abidjan, baladi du Caire, gecekondu d’Ankara, conventillos de Quito, favelas du Brésil, villas miseria de Buenos Aires et colonias populares de Mexico sont la sinistre antithèse des utopies résidentielles protégées où les classes moyennes du monde entier tendent à se cloîtrer. 

Si le taudis classique occupait généralement un centre ville en déclin, les bidonvilles d’aujourd’hui sont le plus souvent relégués à la périphérie des agglomérations à croissance explosive. L’incroyable expansion horizontale de villes comme Mexico, Lagos ou Djakarta est non moins problématique que celle des banlieues des pays riches, et elle est compliquée par le fait qu’il s’agit souvent d’une expansion des bidonvilles. La surface bâtie de Lagos, par exemple, a doublé entre 1985 et 1994. Le Gouverneur de l’État de Lagos a déclaré en 2002 à des journalistes que « près des deux tiers de la superficie de l’État, qui fait 3 577 km2, peuvent être classifiés comme taudis ou bidonvilles ». Comme l’écrit une observatrice, « cette ville est un mystère (…) des autoroutes non éclairées côtoient des montagnes d’ordure en combustion lente et débouchent sur des rues en terre battue au milieu d’un labyrinthe de 200 bidonvilles aux égoûts à ciel ouvert (…). Personne ne sait vraiment combien de gens y habitent – le chiffre officiel est de 6 millions, mais la plupart des experts pensent qu’on est plus près de 10 millions –, sans parler du nombre d’homicides par an [ou] du taux d’infection par le sida 4 ». Lagos n’est que le segment le plus important du couloir de bidonvilles qui accueille soixante-dix millions d’habitants entre Abidjan et Ibadan, sans doute la plus vaste extension continue de pauvreté urbaine de la planète. 

L’écologie des bidonvilles tourne évidemment autour de l’offre d’espace habitable. Une étude récente publiée par la Harvard Law Review estime que 85 % des habitants des villes du tiers monde ne possèdent aucun titre de propriété légal. C’est grâce à un tel flou juridique, qui concerne souvent des terrains censément publics, que ce flot d’humanité s’est infiltré dans l’espace urbain. Le mode d’implantation des bidonvilles est très variable, depuis les invasions collectives extrêmement disciplinées de Mexico et de Lima jusqu’aux très complexes (mais souvent illégaux) systèmes de location de terrains à la périphérie de Pékin, Karachi et Nairobi. Même dans des villes comme Karachi, où l’État est formellement propriétaire de la périphérie urbaine, la spéculation foncière permet au secteur privé d’accumuler d’énormes profits aux dépens des plus pauvres. Les appareils politiques nationaux et régionaux participent généralement à ce marché informel (et à la spéculation foncière illégale) tant qu’ils sont en mesure de contrôler les allégeances politiques des habitants et d’exploiter un flux régulier de loyers ou de pots-de-vin. Dépourvus de titres de propriété légaux, les habitants des bidonvilles sont contraints à une dépendance quasi-féodale à l’égard des politiciens et des bureaucrates locaux. La moindre entorse à la loyauté clientélaire peut se traduire par une expulsion, voire par la destruction d’un quartier entier. 

L’offre d’infrastructures, en revanche, est très loin de suivre le rythme de l’urbanisation, et les bidonvilles péri-urbains n’ont souvent aucun accès à l’hygiène et aux services publics. La situation est légèrement moins critique en Amérique latine qu’en Asie du Sud, et c’est en Afrique, où de nombreux bidonvilles n’ont ni eau ni électricité, qu’elle est la plus grave. Tout comme à Londres pendant l’ère victorienne, la contamination de l’eau par les déchets d’origine humaine et animale provoque des diarrhées chroniques qui mettent fin à la vie d’au moins deux millions d’enfants par an. Près de 57 % des Africains vivant en zone urbaine n’ont pas accès aux services d’hygiène minimaux et, dans des villes comme Nairobi, les pauvres en sont réduits à se servir des « toilettes volantes » (de simples sacs en plastique). À Bombay, dans les quartiers les plus pauvres, on compte environ une cuvette de WC pour cinq cents habitants. Seuls 11 % des quartiers pauvres de Manille et 18 % de ceux de Dacca ont accès à un système d’égoût fonctionnel. 

Même sans tenir compte de l’épidémie de sida, l’ONU estime que deux habitants des bidonvilles africains sur cinq vivent dans des conditions d’indigence qui les mettent littéralement « en danger de mort ». Les pauvres sont partout obligés de s’installer sur des terrains à risque et généralement non constructibles – pentes trop raides, zones inondables, etc. –, parfois à l’ombre des raffineries, des usines chimiques, des décharges toxiques, ou encore coincés entre les voies ferrées et les autoroutes. La pauvreté urbaine favorise des scénarios de risque majeur absolument sans précédent, comme en témoignent les inondations chroniques de Manille, de Dacca et de Rio, les explosions de pipeline de Mexico et de Cubatão (Brésil), la catastrophe de Bhopal en Inde, l’explosion d’un dépôt de munitions à Lagos, et les coulées de boue mortelles de Caracas, La Paz et Tegucigalpa. En outre, les communautés urbaines marginalisées sont vulnérables à de soudaines explosions de violence étatique, comme celle qui eut lieu en 1990 à Lagos, où les autorités ont détruit à coup de bulldozer le bidonville côtier de Maroko, qui gâchait la vue des résidents de l’opulente forteresse urbaine de Victoria Island ou, en 1995, la démolition en plein hiver glacial du quartier de Zhejiangcun, dans la périphérie de Pékin. 

En dépit de ces catastrophes annoncées, les bidonvilles ont un brillant avenir devant eux. Les campagnes continueront d’accueillir pendant encore quelque temps la majorité des pauvres du monde, mais ce douteux privilège passera aux bidonvilles urbains vers 2035. Au moins la moitié de la future expansion urbaine du tiers monde se fera de façon « informelle ». Le chiffre de deux milliards d’habitants des bidonvilles en 2030 ou 2040 a quelque chose de monstrueux et d’à peine imaginable, mais la pauvreté urbaine ne se réduit pas aux bidonvilles. De fait, dans certaines villes, la majorité des pauvres ne vit pas dans des bidonvilles stricto sensu. D’après les chercheurs de l’Observatoire urbain des Nations Unies, aux alentours de 2020, la pauvreté urbaine pourrait atteindre 45 % à 50 % de la population urbaine mondiale.



Le « big bang » de la pauvreté urbaine 

Après avoir éclaté d’un rire énigmatique, ils changèrent rapidement de sujet. Là-bas, au pays, comment faisaient les gens pour survivre aux programmes d’ajustement structurel ? 
Fidelis Balogun, Adjusted Lives, 1995 

L’évolution de la nouvelle pauvreté urbaine n’est pas un processus historique linéaire. La lente expansion de la bidonvillisation des grandes villes est ponctuée par des crises sociales orageuses et de soudaines explosions d’urbanisation précaire. Dans son recueil de nouvelles Adjusted Lives, l’écrivain nigérian Fidelis Balogun décrit l’avènement des Programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI à partir du milieu des années 1980 comme l’équivalent d’une gigantesque catastrophe naturelle qui a détruit pour toujours l’âme traditionnelle de Lagos et soumis les citadins nigérians à une nouvelle forme d’esclavage. « Apparemment, d’après la logique absurde de ce type de programme économique, pour réinsuffler un peu de vie à une économie exsangue, il fallait d’abord “ajuster” drastiquement la ceinture des plus défavorisés, qui forment la majorité. La classe moyenne ne tarda pas à disparaître, et les ordures d’une minorité de plus en plus riche devinrent le pain quotidien de tous ceux, toujours plus nombreux, qui vivaient désormais dans une pauvreté abjecte. La fuite des cerveaux vers les pays pétroliers du Golfe et l’Occident devint une véritable hémorragie 5 ». 

C’est pendant les années 1980, où le FMI et la Banque mondiale ont pris prétexte de la dette pour restructurer les économies du tiers monde, que les bidonvilles sont devenus un destin inévitable non seulement pour les pauvres venus des campagnes, mais aussi pour des millions de citadins réduits à l’indigence par la violence des « ajustements ». Comme le soulignent les auteurs de Slums, les PAS sont « délibérément anti-urbains ». Leur conception même contredit les priorités urbaines en matière sociale, fiscale et d’investissement. Partout, le FMI a offert aux pays pauvres les mêmes recettes empoisonnées: dévaluation, privatisation, suppression des subsides alimentaires et du contrôle des importations, austérité dans la santé et l’éducation et démantèlement implacable du secteur public. Simultanément, les PAS ont ruiné les petits paysans en éliminant les aides et en les intégrant de force à un marché mondial dominé par les multinationales de l’agroalimentaire. 

En toute hypocrisie, les PAS ont « retiré l’échelle » (i.e., les protections douanières et les aides à la production) dont les pays de l’OCDE s’étaient jadis servi pour passer d’une économie agricole à une économie urbaine de biens et de services à forte valeur ajoutée. Pour les auteurs de Slums, la « cause principale de l’augmentation de la pauvreté et des inégalités pendant les années 1980 et 1990 est le retrait de l’État ». Outre la réduction directe des dépenses et du contrôle publics imposée par les PAS, ils soulignent l’érosion plus subtile des prérogatives de l’État liée à la « subsidiarité », à savoir le transfert du pouvoir à des échelons inférieurs de gouvernement, en particulier aux ONG liées au principaux organismes d’aide internationale. « Toute cette structure apparemment décentralisée est complètement étrangère à la notion de gouvernement représentatif à base nationale qui a si bien servi les pays développés ; elle est en revanche parfaitement adaptée aux besoins des forces hégémoniques globales. La perspective internationale dominante [celle de Washington] devient de facto le paradigme du développement, de telle sorte que l’unification accélérée de la planète va dans le sens de ce qui convient aux donataires et aux organismes internationaux ». 

Ce sont les villes d’Afrique et d’Amérique latine qui ont le plus souffert de la dépression artificielle provoquée par le FMI et la Maison Blanche. Dans de nombreux pays, pendant les annés 1980, les effets récessifs des PAS, s’ajoutant à la sécheresse prolongée, à la hausse des prix du pétrole et des taux d’intérêt et à la baisse du prix des matières premières, ont été plus sévères et plus durables que ceux de la crise de 1929. Fuite des capitaux, désindustrialisation, croissance faible, voire négative, des revenus des exportations, réduction drastique des services publics urbains, hausse des prix et chute des salaires réels, tel est le bilan des politiques d’ajustement structurel en Afrique. À Kinshasa, c’est toute une classe moyenne de fonctionnaires qui a été éliminée, engendrant un déclin radical des salaires réels et une prolifération cauchemardesque de la délinquance et des gangs. À Dar-es-Salaam, les dépenses publiques par habitant ont chuté de 10 % pendant les années 1980. À Khartoum, la libéralisation et l’ajustement structurel ont fabriqué 1,1 million de « nouveaux pauvres », pour l’essentiel d’anciens salariés et fonctionnaires publics. À Abidjan, une des rares villes tropicales africaines à posséder un secteur industriel important et des services urbains modernes, elles ont conduit à la désindustrialisation, à l’effondrement du secteur de la construction, et à une détérioration rapide des transports et de l’hygiène publics. Au Nigéria, l’extrême pauvreté, qui est de plus en plus un phénomène urbain, est passée de 28 % en 1980 à 66 % en 1996. D’après la Banque mondiale, le PIB actuel par habitant (deux cent soixante dollars) y est inférieur à ce qu’il était au moment de l’indépendance, il y a quarante ans, et aux trois cent soixante-dix dollars atteints en 1985. 

En Amérique latine, les PAS (souvent mis en oeuvre par des dictatures militaires) ont déstabilisé l’économie rurale tout en détériorant l’emploi et le logement urbains. En 1970, les théories « foquistes » de la guerrilla rurale étaient encore conformes à la réalité du continent, avec soixante-quinze millions de pauvres dans les campagnes contre quarante quatre millions en ville. Mais, à partir de la fin des années 1980, la grande majorité des pauvres (cent quinze millions en 1990) vivait désormais en zone urbaine, contre seulement quatre-vingt millions à la campagne. Et les inégalités urbaines ont explosé. À Santiago, la dictature de Pinochet a rasé des quartiers pauvres, expulsant leurs occupants liés à la gauche et obligeant les pauvres à se transformer en allegados entassés à deux ou trois familles dans le même logement exigu. À Buenos Aires, les revenus du décile le plus riche étaient dix fois plus élevés que ceux du décile le plus pauvre en 1984, vingt trois fois en 1989. À Lima, où le salaire minimum a chuté de 83 % pendant la récession provoquée par le FMI, le nombre de ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté est passé de 17 % en 1985 à 44 % en 1990. À Rio de Janeiro, le coefficient de Gini, mesure classique de l’inégalité, est passé de 0,58 en 1981 à 0,67 en 1989. Dans un continent d’extrême inégalité, les années 1980 ont vu se creuser encore plus le fossé entre riches et pauvres. 

Partout dans le tiers monde, les chocs économiques des années 1980 ont obligé les individus à faire fond sur les ressources des ménages et, en particulier, sur les capacités de survie et l’inventivité désespérée des femmes. En Chine et dans les villes industrielles d’Asie du Sud-Est, des millions de jeunes femmes sont devenues la proie de l’esclavage salarié et du despotisme d’usine. En Afrique et dans la majeure partie de l’Amérique latine (si l’on excepte les villes frontalières du nord du Mexique), cette option est inexistante. La désindustrialisation et la disparition des emplois masculins du secteur formel obligent les femmes à improviser de nouveaux moyens de subsistance en devenant travailleuses à la pièce, vendeuses d’alcool, camelots de rue, balayeuses, lavandières, chiffonnières, bonnes d’enfants ou prostituées. 

En Amérique latine, où la main d’oeuvre féminine urbaine a toujours été moins importante qu’ailleurs, l’entrée des femmes dans le secteur tertiaire informel a été particulièrement massive. En Afrique, où les tenancières de gargote et les vendeuses de rue sont des figures coutumières, il ne faut pas oublier que la plupart des femmes du secteur informel ne sont pas des travailleuses indépendantes, mais s’insèrent dans des réseaux pervers et omniprésents de micro-exploitation des pauvres par les moins pauvres, phénomène souvent négligé dans la littérature sur le secteur informel. 

Théoriquement, les années 1990 auraient dû corriger les tendances catastrophiques des années 1980, les bienfaits de la mondialisation succédant au calvaire des thérapies de choc. Avec une amère ironie, les auteurs de Slums signalent qu’effectivement, dans les années 1990, pour la première fois dans l’histoire, le développement urbain mondial s’inscrit dans les paramètres quasi utopiques du libre marché néoclassique. « Pendant les années 1990, les échanges ont continué à croître à un taux pratiquement sans précédent, les régions les plus autarciques se sont ouvertes et les dépenses militaires ont baissé. La chute rapide des taux d’intérêt et des prix des matières premières a fortement réduit les coûts de production. La circulation des capitaux a été partout considérablement libéralisée. Bref, si l’on en croit la doctrine néolibérale en vigueur, il s’agissait là de conditions économiques presque parfaites devant engendrer une décennie de prospérité et de justice sociale sans comparaison ». 

Mais, loin de décroître, la pauvreté urbaine n’a cessé d’augmenter implacablement, et avec elle « le fossé entre pays pauvres et pays riches, tout comme au cours des deux décennies précédentes ; dans la plupart des pays, les inégalités se sont accrues ou, au mieux, stabilisées ». À la fin du XXe siècle, d’après la Banque mondiale, le coefficient de Gini au niveau mondial atteignait le chiffre incroyable de 0,67, soit l’équivalent mathématique d’une situation où les deux tiers de la population de la planète reçoivent un revenu égal à zéro et le tiers supérieur reçoit tout.



Vers le seuil de tolérance ? 

La croissance mondiale d’un vaste prolétariat informel est un développement structurel tout à fait inédit qui n’a été anticipé ni par le marxisme classique ni par les théoriciens de la modernisation. Certes, des tendances à l’involution urbaine s’étaient déjà manifestées au XIXe siècle. Les révolutions industrielles européennes n’avaient pas pu absorber la totalité de la main d’oeuvre rurale, surtout à partir des années 1870, quand l’agriculture du Vieux Continent a commencé à subir la concurrence des États-Unis. Mais l’immigration massive vers les colonies de peuplement d’Amérique, d’Océanie, voire de Sibérie, était une soupape de sécurité qui évita la prolifération des nouveaux Dublin ainsi que des formes d’anarchisme du sous-prolétariat qui s’étaient développées dans les régions les plus pauvres d’Europe du Sud. De nos jours, en revanche, la main d’oeuvre excédentaire se heurte à des obstacles sans précédent – une véritable « grande muraille » de contention high tech – à tout mouvement de migration à grande échelle vers les pays riches. Et les programmes de colonisation de nouvelles frontières comme l’Amazonie, le Tibet, le Kalimantan et l’Irian Jaya ont souvent des conséquences désastreuses en termes d'environnement et de conflits ethniques, sans pour autant réduire substantiellement la pauvreté urbaine au Brésil, à la Chine et à l’Indonésie. 

Les bidonvilles restent donc pour l’instant la seule solution éprouvée au problème du « stockage » de l’humanité excédentaire du XXIe siècle. Mais les grands bidonvilles ne sont-ils pas aussi des volcans prêts à entrer en éruption ? Ou faut-il croire qu’une impitoyable concurrence darwinienne entre des pauvres de plus en plus nombreux instaurera l’hégémonie de la violence communautaire autophage comme forme suprême d’involution urbaine ? Un prolétariat informel a-t-il la moindre chance de se tranformer en un « sujet historique », solution miracle des prophéties marxistes ? Une force de travail désagrégée peut-elle se réagréger en un projet d’émancipation global ? Les formes de protestation prédominantes des mégavilles déshéritées ressembleront-elles plutôt aux émeutes urbaines de l’ère préindustrielle : des explosions épisodiques pendant les crises de consommation alternant avec la routine de la gestion clientélaire, du spectacle populiste et de la démagogie ethnique ? Ou bien faut-il croire à l’émergence d’un sujet historique inédit à la Hardt et Negri ? 

La littérature actuellement disponible sur la pauvreté et les mouvements sociaux urbains n’offre guère de réponses à ces questions majeures. Certains chercheurs contestent l’idée même que les habitants des bidonvilles ou les travailleurs informels, souvent ethniquement et économiquement hétérogènes, puissent constituer une quelconque « classe en soi » – sans même parler d’une « classe pour soi » potentiellement militante. Certes, le prolétariat informel est porteur de « chaînes radicales » au sens marxiste où il n’a guère d’intérêt à la préservation du mode de production existant. Mais, dans la mesure où sa force de travail est largement inutilisable en dehors des emplois domestiques au service des riches, il n’a guère accès à la culture d’organisation collective du mouvement ouvrier ou à la lutte de classe à une grande échelle. Son horizon social se limite à la rue ou au marché du bidonville, il ne connaît ni l’usine, ni la chaîne de montage internationalisée. 

Les luttes des travailleurs informels tendent avant tout à être épisodiques et discontinues. Elles tendent aussi à se concentrer sur les questions de consommation immédiate : occupation de terres en quête de logements bon marché, émeutes contre la hausse des prix de la nourriture ou des services. 


Jusqu’ici, la négociation des problèmes urbains dans les sociétés en voie de développement est plus souvent passée par des relations clientélaires que par l’organisation collective. En Amérique latine, depuis la crise des années 1980, les leaders néopopulistes ont su exploiter avec un succès notable l’aspiration désespérée des pauvres urbains à un environnement quotidien plus stable et plus prévisible. En matière de rédempteurs populistes, la gamme de préférences idéologiques du secteur informel urbain est assez éclectique : Fujimori au Pérou, Chávez au Venezuela. En Afrique et en Asie du Sud, le clientélisme urbain coïncide trop souvent avec l’hégémonie de fanatiques ethno-religieux et de leurs aspirations cauchemardesques à la purification ethnique. On peut citer entre autres les milices anti-musulmanes du Oodua People’s Congress à Lagos et le mouvement semi-fasciste Shiv Sena à Bombay. 

Le milieu du XXIe siècle connaîtra-t-il des révoltes plébéiennes semblables à celles du XVIIIe siècle ? Le passé n’est sans doute pas un guide très fiable des tendances à venir. Le nouveau monde urbain change à une telle vitesse qu’on ne peut guère anticiper dans quel sens il évoluera. Partout, l’accumulation continue de pauvreté mine la sécurité existentielle et pose des défis de plus en plus insurmontables à la créativité économique des pauvres. Peut-être en arrivera-t-on à un point de rupture où la pollution, la congestion et la cruauté de la vie quotidienne ne pourront plus être gérées par les réseaux de survie et de sociabilité des bidonvilles. Pour les vieilles civilisations rurales, l’ultime seuil de tolérance avant l’explosion sociale était souvent lié à la famine. Mais, pour l’instant, personne ne sait à quelle température la nouvelle pauvreté urbaine est censée entrer en combustion. 



Mike Davis



New Left Review n° 26, 2004

MOUVEMENTS N°39/40, 2005
Traduit par Marc Saint-Upéry

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1. UN-Habitat, The 
Challenge of the Slums : 
Global Report on 


2. G. GULDIN, What’s a 
Peasant to Do ? Village 
Becoming Town in 
Southern China, 
Boulder, CO, 2001 


3. Préface à J. PRUNTY, 
Dublin Slums, 
1800–1925 : A Study 
in Urban Geography, 
Dublin, 1998. 


4. A. OTCHET, « Lagos : 
the survival of the 
determined », UNESCO 
Courier, juin 1999. 


5. F. BALOGUN, Adjusted 
Lives : Stories of 
Structural Adjustment, 
Trenton, NJ, 1995.

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