Diggers Paper |
Yves Frémion
Les
Diggers de San Francisco / Californie (1965 1968)
2008
A
la fin des années 1960 est apparu un phénomène à la fois connu de
tous et profondément méconnu dans sa réalité. Le
mouvement Hippie a fait couler beaucoup d’encre, et rarement encre
aura coulé aussi stupidement. Il faut dire que le mouvement commence
en 1966 et se dissout à l’automne 1967. La presse commence alors à
en parler, créant littéralement le mouvement dans les média, avec
l’idéologie Flower Power, fleur au fusil et tendez la joue gauche.
La
réalité est fort différente. Le
vaste mouvement de ras-le-bol généralisé qui eut lieu à ce
moment-là recouvrait des choses diverses.
Diggers Paper, Août 1968 |
Au
milieu des pleurnicheries des non-violents, la plupart du temps
mystiques, des apôtres de la défonce libératrice et des gourous
imbéciles, il y eut quelques actions tout à fait radicales, sur
lesquelles un silence intéressé a été fait. C’est d’une de
ces actions qu’il sera question ici.
C’est
parti d’une troupe de théâtre fort connue en ce temps-là, la San
Francisco Mime Troupe, dirigée par RG Davies. Elle était sise dans
le fameux quartier Haight-Ashbury, qui a donné son nom au mouvement
hippie (Haight-Ashbury Independant Property - H.I.P. : décontracté
dans le coup ; des tas d’autres sens). Au sein de la troupe,
quelques individualités, dont la plus marquante est Kenny Wisdom
(1944-1978), plus connu sous son nom d’écrivain, Emmett Grogan.
Grogan
a déjà un passé chargé : bagarreur, défoncé au dernier degré
(il s’est décroché de l’héroïne qu’il s’envoyait depuis
l’âge de treize ans), voleur et révolté permanent (il fricotera
un temps en Irlande avec l’IRA). Grogan a bourlingué, réfléchi,
il est malin, il s’ennuie. Il n’est pas très excité par ce
qu’il se passe à San Francisco, mais le terrain est favorable. A
la suite d’un casse, il est avec ses amis en possession d’un
certain paquet de fric. Il trouve finalement en quoi il va le
transformer.
De
la bouffe ! s’écrie-t—il dans un éclair de génie.
Il
fonce aux Halles dans la périphérie de la ville, et remplit son
break Ford de cageots de légumes et de fruits, de poulets et de
dindes. Ses copains et lui volent deux grands bidons de lait de 90
litres, dans lesquels ils font cuire tout ça.
A
16 h, ils sont au Golden Gate Park où ils attendent les habitants,
prévenus par le tract suivant :
REPAS GRATUIT - RAGOUT CHAUD
- FRUITS FRAIS
APPORTEZ UN BOL ET UNE
CUILLERE
A ASHBURY STREET DEVANT LE
PARC - 16 H
REPAS GRATUIT TOUS LES JOURS
GRATUIT, PARCE QUE C’EST A
VOUS !
Cette
signature n’est énigmatique que pour les ignorants, il s’agit
bien sûr d’une allusion aux anciens Diggers, les Laboureurs
anglais qui formaient l’aile gauche de l’armée de Cromwell.
Grogan a aussi beaucoup lu. Il a mis ça sans trop réfléchir. Mais
il vient de lancer une des plus belles tentatives autogestionnaires
de l’histoire des États-Unis.
Les
gens arrivent, une cinquantaine, quelques uns portent un bol pendu à
leur ceinture. Cela va devenir rapidement le signe de reconnaissance
permanent des fidèles des Diggers. Les cinquante premiers ne restent
pas seuls longtemps. Ils seront deux cents ce jour-là. Toute la
semaine, Grogan et sa bande continuent à nourrir les affamés, les
marginaux, les paumés, les junkies, les profiteurs, les clochards,
les fugueurs, les passants, les hippies, les curieux.
A
aucun moment ils ne voudront dire qui ils sont, ni d’où ils
viennent. Les
journaux underground, nombreux à cette époque, entretiendront le
mystère. Tout
le monde est intrigué. On cherche les motifs. Quel peut bien être
leur intérêt ? Des
donateurs arrivent de partout, des désintéressés, mais surtout des
gens intéressés. Pour
toute réponse, Grogan et ses amis acceptent les dollars et les
chèques, puis les brûlent.
Les
amis de Grogan, les Diggers permanents, s’appellent Billy Landout,
Slim, Minaux et Butcher Brooks. Un photographe qui possède un vieux
mini-car Volkswagen jaune qu’on appelle le Sous-marin jaune, sur
lequel est écrit : "Le chemin des excès mène au palais de la
sagesse." C’est dans ce minicar que la bouffe est transportée
avec les filles qui la préparent. Des filles qui vivent en
communauté se sont proposées pour les relayer à la préparation
des repas. Suzanne Naturelle, Fyllis, Cindy, Bobsie, NanaNina, ce
sont les noms que Grogan donne dans son autobiographie étonnante,
Ringolevio .
Il
arrive que Butcher Brooks s’amuse à faire le tour du quartier
plusieurs fois, passant sous le nez des amateurs, afin de bien leur
montrer que tout ceci ne leur est pas dû. Grogan, lui, s’occupe de
trouver la bouffe, la récupère ou la vole, le matin pour
l’après-midi (les Diggers n’ont pas de frigo). Ils finissent par
louer un garage à Page Street, où ses amis Simoléon Gary,
John-John et Richie-la-Moto organisent le premier magasin gratuit, le
Free Exchange Market, ainsi que l’indique la grande enseigne peinte
au-dessus.
Les
Diggers organisent aussi des spectacles, gratuits également, avec la
San Francisco Mime Troupe. On
y voit Ken Kesey, Neil Cassady. Kesey prête son car multicolore pour
le ramassage scolaire (sur son pare-brise, il y a une banderole avec
En Avant écrit dessus).
Les
amis de Grogan, ceux qu’il appelle Le Hun et Coyote, animent les
spectacles. Cinq marionnettes vivantes se voient intimer l’ordre de
circuler par la police. Aussitôt, le Hun, Grogan et Slim Minaux, qui
sont les marionnettes, jouent avec les flics et, improvisent. Ils
finiront au poste, avec Butcher Brooks.
Emmett
Grogan joue alors un rôle capital dans la formation de l’imagerie
hippie, un peu malgré lui. Les hippies, il n’en a rien à foutre,
mais c’est lui qui aurait inventé le fameux signe des doigts en V,
que les journaux ont pris pour une référence à Churchill, alors
qu’il s’agissait du signe V inversé, que ceux de l’IRA
utilisent pour dire : Fuck you !
Après
ces épisodes, Grogan écrit deux livres, des chansons, devient
militant anti-nucléaire, fait du cinéma, avant de mourir d’une
crise cardiaque dans le métro en avril 1978.
Parallèlement
à l’activité des Diggers, certains continuent leurs spectacles
théâtraux, que Grogan et Landout ont laissé tomber. En particulier
ce sont eux qui jouent la Mort de l’Argent, en compagnie des Hell’s
Angels. Grogan y participera et aussitôt après finira encore au
poste, il s’était fait poisser en train de faucher de la viande.
Lors du procès, son avocat aura beau jeu de montrer que Grogan, ne
vole pas pour lui-même ni pour revendre1la viande, mais simplement
pour la partager avec les pauvres et les affamés qui envahissent
Haigh Ashbury ". Il est condamné à six mois avec sursis
Les
Hells Angels organisent en retour une fête le premier janvier
(1967). Ils payent la bière, la sono, le camion-scène, et invitent
les Greateful Dead et la Holding Company (qui jouait alors avec Janis
Joplin). C’est le premier festival de rock gratuit de l’histoire.
La
police se cache.
Le
parc appartient à tout le monde, ont dit les présents.
Le
rôle des femmes dans tout cela est déterminant. Grogan dira : "
Elles représentaient la véritable force de la communauté de
Haight-Ashbury, c’était elles, les vraies Diggers. Faire cuire
deux ou trois bidons de cent litres de ragoût pour cents personnes,
c’est peut-être marrant si on fait ça une fois par an, mais
essayez donc de vous y coller deux ou trois jours de suite, pendant
deux ou trois semaines, deux ou trois mois. sans être payé, sans
toucher un rond. C’est tuant !"
Le
système s’installe, il marche bien. Landout s’en va un temps il
y a trop de bruit autour pour lui. Les services sanitaires de la
ville exproprient le Free Exchange Market. Ils s’installent alors
Frederick street, où ils ont une cuisine, une salle de-bains, un
sous-sol.
Là,
ils hébergeront en permanence des tas de gens sur des matelas posés
sur le sol. Il y a une vitrine sur laquelle Grogan repeint leur
enseigne.
Leurs
cars sont morts. C’est Richard Brautigan, bien connu depuis comme
romancier " dans-le-coup ", qui débarque alors et leur
fait offrir une Chevrolet camionnette 58 par une fille riche de ses
amies, Flame (Grogan la désigne ainsi sans doute à cause de sa
longue chevelure rousse La camionnette sert d’autobus gratuit et
prend des passagers dans toute la ville, ceci quand il ne sert pas à
la bouffe.
A
l’intérieur du Free Exchange Market, il y a un magasin Gratuit,
rempli de "denrées libérées" c’est à dire libérées
du monde de l’argent et de la " marchandise ", pour
reprendre le concept situationniste. Les paumés de passage, ceux que
les média appellent sans vergogne la " Love generation ",
s’écroulent dans le salon.
Les
Quakers proposent alors à Emmett Grogan la somme de dix mille
dollars par an pour faire exactement la même chose, mais au profit
de leur église. D’autres églises concurrentes accourent avec des
propositions tout aussi malhonnêtes. Chaque fois, les Diggers leur
suggèrent de commencer en montrant l’exemple eux-mêmes, et de
distribuer leur fortune qui est immense, aux déshérités.
Dans
le même ordre de racket, un gros trafiquant de LSD offre dix mille
sachets d’acides aux Diggers. Ceux-ci les distribuent aussitôt,
mais gratis pour casser le coup du dealer, ainsi que les soixante
quinze dindons offerts avec, les grandes vedettes de l’underground,
les sympas et les débiles, débarquent pour se montrer, Ginsberg,
Leary, Alpert. Il arrive qu’ils se fassent virer comme des
malpropres.
La
maison d’à côté est occupée par un Swa mi qui y a installé un
magasin Krishna. Les rapports sont très hostiles. Un jour, le Swami,
qui prêche la non-violence, appelle carrément la police à cause du
bruit. Sautant sur le prétexte, la police débarque. Le
brigadier-chef amène lui-même des seringues pour être plus sûr de
les trouver, là où ça l’arrange. Grogan assomme le flic avant de
se faire assommer lui-même à coups de matraque, le Free Exchange
Market est réduit en miettes par la police, qui piétine la bouffe ,
jette de l’eau dessus et badigeonne tous les vêtements avec de la
peinture.
Au
nouveau procès, ils sont relaxés, le juge ayant eu peur de se
ridiculiser devant la presse.
Ils
organisent alors le grand Happening humain avec les stars du
psychédélisme et
du gauchisme de l’époque : Jerry Rubin, Leary Gary Snyder, les
commerçants HIP, des groupes rock : Quick silver, Jefferson
Airplane, Grateful Dead, Janis Joplin & Big Brother and the
Holding Company. Le service d’ordre est assuré par les Hells
Angels, les seuls à avoir de l’autorité dans ces sortes de,
rassemblements. Au menu : des dindons en sandwich sur lesquels on a
jeté une sauce qui n’est autre que du LSD. Grogan est assez contre
tout ça, il trouve à juste titre, que cela profite surtout tout aux
commerçants et que ça entretient les illusions des paumés, qui
croient vivre dans Haigh Hasbury une pauvreté heureuse, alors qu’il
ne s’agit de panse-misère.
Une
soirée avec des poètes, Snyder, Ginsberg Brautigan, est organisée
"au profit des Diggers". C’est gratuit mais les poètes
font une quête. Grogan déclare : Le bénéfice des Diggers est ce
qui profite à tout le monde. Il convertit aussitôt le résultat de
la quête en tournées générales au bar.
Puis
c’est la mémorable fête dans l’église Méthodiste de Glide. La
presse présente, ne trouve personne pour répondre à ses questions.
Tellement ahurie par ce qu’elle voit, elle ne soufflera mot de cet
événement.
Les
Diggers ne pensent pas qu’à la fête et au plaisir mais aussi à
organiser des choses utiles à tous. Des crèches pour les
adolescents sont implantées dans la ville, et tout le monde y est
accueilli, sauf si on y vient avec des armes ou des seringues.
Mais
peu à peu le mythe les dévore. Des milliers de jeunes en mal de
société, en plein drame ou en pleine crise, accourent, croyant
trouver chez eux la solution de tous leurs problèmes. L’espoir de
vivre autre chose les anime et il est impossible de leur faire
entendre raison. La police commence les rafles pour arrêter les
mineurs en fugue. Lorsqu’ils retrouvent un de ces pauvres
adolescents en danger, ils commencent toujours par le rassurer à
coups de matraque pour le protéger sans doute contre les mauvaises
pensées.
Le
centre de santé du Free Exchange Market est un modèle : les soins
sont gratuits, certains médecins vont soigner à domicile, en
particulier chez les Noirs et les Chicanos. Il s’agit de jeunes
médecins des environs, qui sympathisent avec cette contre-société
grignotant la ville de l’intérieur. Des infirmiers ou des internes
détournent des médicaments pour les offrir gratis à ceux qui en
ont besoin, le système-Grogan fait des petits.
Des
infirmiers ou des internes détournent des médicaments pour les
offrir gratis à ceux qui en ont besoin, le système Grogan fait des
petits. Il faut "libérer" les produits aliénés dans la
société de consommation pour leur donner leur véritable emploi,
les sauver de ce monde pourri en les confisquant et leur donner une
vraie vie, comme on libère les oiseaux de leur rage. Malgré cela,
le directeur des services de santé de San Francisco prend ça très
mal. il envoie inspecteur sur inspecteur vérifier les conditions
d’hygiène, encourage les bourgeois du quartier, propriétaires des
lieux, à se servir de ce prétexte pour mettre dehors les
locataires. Certains d’entre eux ne s’en privent pas : virer des
hippies fauchés pour y installer les bourgeois riches qui veulent
s’encanailler un brin, est une affaire juteuse.
Il
faut dire que le cinéma commence à s’emparer du phénomène et
vient tourner sur place des scènes à sensation. Le grand commerce
s’empare de ce coin brusquement rentable, et boites de nuit et
boutiques "hippies" fleurissent au milieu des offices
débitant des " love-flowers".
Diggers
et, commerçants HIP ne s’entendent pas du tout. La municipalité
ferme le Free Exchange -Market. Ils s’installent alors dans Cole
street dans un magasin vitré, possédant un étage intérieur. Mais
ce n’est plus pareil.
Tout
le monde cherche à les exploiter, à se servir d’eux. Souvent les
gens mêmes qu’ils cherchent à aider. Un jour, Grogan repère deux
grosses femmes noires qui raflent dans le magasin gratuit tout ce
qu’elles peuvent, puis vont le revendre ailleurs Il les engueule.
Vous le donnez, alors que ça peut vous foutre, ce qu’on en fait,
répliquent-elles.
C’est
parallèlement, le début de certaines dissensions entre eux. Les
media les utilisent malgré eux. Cela crée des jalousies. Grogan
s’en va six semaines respirer un peu.
D’un
commun accord, bien que sans être, consultés ils vont tous profiter
de l’occasion pour laisser croire aux média qu’Emmett Grogan
n’existe pas, que c’est un mythe, un nom collectif utilisé par,
eux tous, que chacun d’eux est Grogan. Malgré son départ, ça
continue sans lui. A son retour, il reprend le collier.
Un
nouveau concert de rock gratuit est organisé dans un parc, avec deux
camions-scène dos à dos deux projecteurs géants. Le Grateful Dead
; Country Joe & the Fish, Janis Joplin et Big Brother &
Holding Company viennent jouer sous les lanternes multicolores. C’est
un gros succès.
Grogan
reçoit des menaces bizarres et repart. C’est à ce moment que se
déroule ce qu’on a appelé l’Eté d’Amour (Love Summer),
pendant lequel les media s’en donnent à coeur joie. Les concerts
organisés par les Diggers qui ne revendiquent jamais rien, sont
attribués à d’autres, tout fiers de cette renommée qui ne leur
coûte rien.
Grogan
est à Londres, où il rencontre Alexandei Trocchi, un ancien
situationniste qu’il admire. Il participe à un débat sur la
"dialectique de la libération". Il est en compagnie
d’intellectuels minables qui se prennent pour des grosses têtes.
Il fait alors un discours vibrant, qu’il a tout simplement copié
sur un discours d’Hitler, très démagogue sur la révolution, le
socialisme, la vie communautaire etc. C’est une ovation. Il ne lui
reste alors plus qu’à révéler la supercherie. La fureur des
participants et des spectateurs est à son comble et il se fait
virer. Il voyage alors va voir les Provos hollandais de près, visite
les Kommune 1 et 2 à Berlin, se glisse dans Mai 68 à Paris, passe à
Prague, avant de fréquenter ceux du Black Panther Party.
De
retour à Haight-Ashbury, il s’occupe de distribution de repas
gratuits à domicile, avec ce slogan d’une grande évidence : C’est
gratuit parce que c’est à vous ! Au bout d’une semaine, il a
cent noms sur sa liste, et il se retrouve seul à s’en occuper
Certains le boudent, d’autres s’approprient les mérites de cette
action dans laquelle il reste soigneusement anonyme. Le climat se
dégrade, il en a assez, il arrête tout.
Cette
désillusion produit l’effet inévitable : il replonge dans la
drogue dure. Il ne peut plus assumer son "travail". Ses
amis les plus fidèles prennent le relais, mais ça ne marche pas
terrible. Grogan se désintoxique une nouvelle fois.
Il
reprend la même idée avec le soutien des Black Panthers et monte
des petits-déjeuners pour les enfants Noirs d’Oakland (capitale du
BPP). li fournit le lait et les provisions, que les Panthers de la
ville distribuent. Epuisé par tout cela, il quitte la Californie en
janvier 1970.
Avec
lui, le mouvement Digger disparaît, après plus de deux ans de
fonctionnement.
Quel
parti politique peut se vanter d’une réussite semblable ?
Yves
Frémion
LIENS
Le [magistral] site français Freakencesixties :
Diggers.org
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