Robert CRUMB |
« Un
urbanisme authentiquement humanisant reste à inventer. C’est à la
théorie révolutionnaire de trouver la voie conduisant d’un
urbanisme fondé sur l’exploitation à un urbanisme conçu pour
l’espèce humaine. Et cette transformation reste de la
responsabilité de la pratique révolutionnaire ».
David
Harvey
P.U.F.
| Actuel Marx
2004/1
- n° 35
Du
fordisme à la ville keynésienne
(…)
La
montée en puissance de la grande entreprise, émergeant des cendres
de l’entreprise familiale et s’accompagnant de réorganisations en
profondeur du procès de travail dans nombre d’industries, permit
à nombre d’aspects de la production de s’affranchir de leur
dépendance vis-à-vis de l’accès à des ressources
naturelles ou urbaines particulières.
L’industrie
commença à faire preuve d’une mobilité croissante, sans renoncer
au calcul des avantages locaux en termes de main d’oeuvre
ou d’infrastructures sociales et physiques, mais en se
montrant plus en mesure de tirer avantage de leur disponibilité
inégalement répartie au sein du système urbain. Ceci
n’entraîna pas une décentralisation géographique automatique
d’une production unifiée par le contrôle de grandes entreprises.
C’est précisément parce que la tendance à la formation
de grandes entreprises, de trusts et de cartels était due, pour
une bonne part, à la volonté de domestiquer une concurrence
excessive, que l’on se mit à préférer les joies de la
concentration monopolistique aux rigueurs de la concurrence. Et
la puissance des monopoles pouvait être utilisée sur le plan
géopolitique, soit pour accroître la concentration géographique de
la production, soit pour protéger les concentrations
géographiques déjà existantes. La distorsion de l’espace
relatif imposée par les industries de l’acier aux Etats-Unis,
qui d’un commun accord, pratiquèrent le blocage des prix de
l’acier [« Pittsburgh plus » system], fut un exemple parmi
d’autres des tentatives soutenues de recours à la
puissance monopolistique pour mettre une région urbaine à
l’abri de la concurrence extérieure. Il fallut de nombreuses
années, et dans certains cas, de sérieux traumatismes
financiers, pour que les grandes entreprises apprennent à intégrer
la concurrence (entre les divers sites régionaux d’une même
branche, par exemple) et à faire usage de leur pouvoir pour
contrôler l’espace et pour manipuler la dispersion géographique en
fonction de leurs propres intérêts. Bien entendu, les marges de
manoeuvre restèrent limitées, en la matière, du fait qu’il
fallait assurer des économies internes d’échelle et un flux
continu de production tout en maintenant une certaine proximité
avec les réseaux de sous-traitance et de main d’oeuvre
ouvrière.
Débarrassées
du fardeau d’une concurrence excessive au niveau de la
production, les grandes entreprises en devinrent beaucoup plus
attentives quant au contrôle d’une force de travail et de
marchés à la source d’un flux de revenus et de profits sûrs
et réguliers 1. Leur attachement à une production à grande
échelle les mena également à déplacer leur attention des
marchés privilégiés de clientèles particulières vers un
marché de masse. Et ce marché de masse, c’est la classe
ouvrière. On tient là le fondement du fordisme. La
productivité accrue dans les sites de production était
compensée par des salaires plus élevés devant permettre aux
ouvriers de racheter une part plus grande des marchandises qu’ils
avaient eux-mêmes produites. Ford lui-même ne faisait pas
un mystère de cette stratégie lorsqu’il inaugura la journée
de travail de huit heures payée cinq dollars dans son usine
automobile en 1914. Mais dès lors que les ouvriers ne sont
jamais en mesure de racheter la totalité de ce qu’ils ont
produit, les grandes entreprises se virent contraintes d’adopter
des stratégies de dispersion géographique afin de s’assurer une
mainmise toujours plus grande sur le marché. On comprit alors
rapidement quels avantages il y avait à décentraliser tant la
production des pièces détachées que l’assemblage final.
Cependant, ces ajustements demandèrent bien du temps dans la
mesure où ils étaient largement soumis aux changements dans
les rapports d’ordre spatial issus des nouveaux systèmes de
transports et de communications. Mais plus les entreprises
eurent recours à leur capacité de dispersion, moins les
régions urbaines se concurrencèrent sur la base de leur tissu
industriel et plus ces dernières furent contraintes de se
concurrencer sur le terrain de l’attractivité qu’elles
avaient à offrir à l’investissement industriel en matière
de travail et de marchés comme en matière d’atouts physiques
et sociaux que les entreprises pourraient alors exploiter à
leur propre avantage. Les entreprises furent de moins en moins
liées à des lieux spécifiques pour être de plus en plus
représentatives de l’universalité du travail abstrait sur le
marché mondial.
Parallèlement,
l’innovation eut tendance à voir ses espaces de développement se
déplacer des interstices de la matrice urbaine vers les
laboratoires de recherche gouvernementaux ou des grandes
entreprises, laissant par ailleurs l’élaboration de nouveaux
produits se poursuivre dans ses environnements urbains
traditionnels. La puissance croissante du système de crédit
contribua à renforcer ces déplacements. La centralisation de
la puissance du crédit n’avait rien de nouveau ; les Barings
et les Rotschild avaient appris très tôt qu’une maîtrise
accrue de l’information et une capacité à déployer
leur puissance financière dans l’espace leur permettaient de
mettre au pas même des Etats-nations pendant une bonne partie
du XIXe siècle. Mais leurs opérations s’étaient alors
largement limitées aux dettes gouvernementales et aux projets
de grande envergure, comme par exemple, la construction de
lignes de chemin de fer, abandonnant le crédit commercial et
industriel ainsi que le prêt aux particuliers (là où ils
existaient) à d’autres sources plus fragmentaires. Au XIXe
siècle, la manifestation de crises sous la forme de crises du
crédit et de crises commerciales (celle des années 1847-48 en
fournissant un exemple particulièrement spectaculaire) entraîna
des transformations profondes dans les marchés des capitaux et
des crédits. A la fin du XIXe siècle, le marché financier et
la réorganisation du système bancaire avaient modifié
l’ensemble des conditions mêmes du crédit et de la finance.
L’émergence du capital financier [2] eut des conséquences
multiples. Elle facilita le mouvement du capital-argent d’une
région géographique ou d’un secteur de production à un
autre, permettant ainsi une sophistication beaucoup plus grande
dans l’ajustement des rapports entre division sociale et
géographique du travail. Les financements par la dette de
productions d’infrastructures urbaines en devinrent plus
aisés, comme ce fut aussi le cas pour les investissements à
long terme qui contribuèrent à réduire les barrières
spatiales et à soumettre un peu plus l’espace au temps. Il
en résulta un flux de capital plus continu et accéléré en
direction d’un ensemble d’infrastructures urbaines gagnant
en complexité et en extension, et ce, précisément au moment
où des entreprises de plus en plus dépourvues d’attaches
cherchaient à tirer parti des avantages propres à ces types
d’investissements. On aboutit alors à un resserrement encore plus
étroit des liens entre la production d’infrastructures urbaines et
la logique d’ensemble de flux du capital, et ce, en tout
premier lieu à travers les mouvements de l’offre et de la
demande de capital-argent tels qu’ils se reflètent dans le
taux d’intérêt. Le « cycle de construction urbaine» devint
alors beaucoup plus marqué, comme ce fut aussi le cas pour le
mouvement rythmique de développement urbain inégal dans l’espace
géographique.
Mais
le système de crédit semblait capable de bien plus encore de par
sa capacité à résoudre le problème de sur-accumulation d’un
seul coup. Une allocation ajustée du crédit à la production
et à la consommation offrait la perspective d’un équilibre
entre l’un et l’autre dans le cadre des contraintes de la
réalisation continue de profits. Une croissance auto-engendrée
et sans fin devait être assurée par l’harmonisation entre
les apports d’argent et de crédit à la production d’une part et
à la consommation d’autre part. Il y avait de nombreux
problèmes à résoudre, bien entendu. On ne pouvait parvenir à
une croissance équilibrée au moyen de quelconques modalités
de consommation et de production si l’accumulation devait
s’opérer et si des profits devaient être dégagés. Un juste
équilibre devait être trouvé entre consommation productive
(investissements permettant un accroissement des capacités des
forces productives) et consommation finale (investissements et
flux permettant l’accroissement du niveau de vie de la
bourgeoisie comme de la classe ouvrière). Mais le système de
crédit semblait néanmoins détenir le pouvoir potentiel de
faire ce que, chacune de leur côté, les entreprises à la
recherche d’un compromis fordiste tentaient de faire sans
pouvoir y parvenir du fait de leur capacité restreinte à peser sur
la distribution. Dès lors que le système de crédit se mit à
remplir ce type de fonctions, il devint le vecteur principal du
passage d’une urbanisation par l’offre à une urbanisation
par la demande.
Mais
deux problèmes liés entre eux restaient à résoudre. Tout d’abord,
les marchés financiers, à l’instar de l’argent lui même,
incarnent d’énormes capacités de centralisation au sein même
de la plus grande dispersion possible des capacités
d’appropriation. Ceci permet la concentration de fonctions
clés de prise de décision concernant le capitalisme global
entre quelques mains (J. P. Morgan, par exemple) et dans un
nombre restreint de centres urbains (New York, Londres). Ce qui
fait courir le risque d’un détournement privé de cette
immense capacité sociale centralisée à des fins personnelles
ou d’une utilisation du monopole de pouvoir à des fins
géopolitiques particulières. Il en résulte également un
renforcement de l’agencement hiérarchique et géographique des
centres de la finance constitués en système d’autorité et de
contrôle qui, tout en étant au service de ses propres
intérêts, favorise une accumulation équilibrée. Il y a pire
encore, et ceci nous amène à une deuxième objection ; la
formation de « capital fictif » (les diverses formes de
dettes) doit être régulée d’une manière ou d’une autre si
l’on veut éviter qu’elle échappe à toute maîtrise pour
laisser le champ libre à une spéculation sauvage [3] et un
endettement incontrôlé [ Harvey D., ibid., Chap. 9 et 10].
Comment,
par exemple, allait-on rembourser la dette sur les infrastructures
urbaines si celles-ci ne contribuaient pas à la production de
survaleur ? Et si de tels investissements s’avéraient productifs,
ne risquaient-ils pas tout simplement d’aggraver le problème
de sur-accumulation ? Les cycles de crises financières ont
montré que la sur-accumulation pouvait sans aucune difficulté
passer pour une sur-accumulation de dettes sur des actifs
non rentables.
C’est
dans ce contexte qu’il nous faut comprendre la pression croissante
en faveur de l’intervention de l’Etat dans la politique
macroéconomique. La bourgeoisie s’est tout naturellement
tournée vers l’Etat-nation qui présentait un double avantage en
tant qu’espace qu’elle était la mieux à même de contrôler
mais aussi en tant que cadre institutionnel au sein duquel les
politiques fiscales et monétaires se formulaient traditionnellement.
C’est
le passage aux stratégies keynésiennes de gestion fiscale et
monétaire qui renforça l’évolution vers une urbanisation de
la demande. Le traumatisme de la période 1929-1945 servit de
catalyseur. Ford, conformément à ce que l’on pouvait
attendre de lui, vit dans la récession qui frappa les
Etats-Unis un problème de sous-consommation et il tenta
d’augmenter les salaires. Contraint à un recul, au bout de
six mois, par la logique du marché, le fordisme fut un échec
et dut se convertir (contre son gré) à l’intervention
keynésienne d’Etat et aux politiques et aux réformes
institutionnelles du New Deal. Pendant plus d’une génération,
l’urbanisation capitaliste (aux Etats-Unis en particulier) prit
la forme d’une réponse d’Etat à ce que l’on croyait être
les problèmes chroniques de sous-consommation des années 1930
(forme que le choc de la deuxième guerre mondiale tendit à
accentuer par ailleurs).
L’urbanisation
du capital eut des implications profondes. La ville keynésienne
fut conçue comme un artefact de consommation et sa vie sociale,
politique et économique s’organisa autour du thème
d’une consommation soutenue par l’Etat et financée par la
dette. L’axe des politiques de la ville se déplaça des
questions d’alliances et de rapports de classes vers des
coalitions d’intérêts plus diffuses centrées sur les thèmes
de la consommation, de la distribution, de la production et
du contrôle de l’espace. On retrouve tous les symptômes de
la « crise urbaine » des années 1960 dans cette transition.
Ce passage entraîne également une sérieuse tension entre les
villes dites « ateliers » destinées à la production de
survaleur et les villes comme centres de consommation et de
réalisation de cette survaleur. Il y eut tension entre circulation
du capital et circulation des revenus ; entre division spatiale
du travail et division spatiale de la consommation ; entre
villes et banlieues…etc. En fait, les politiques keynésiennes
transformèrent radicalement les termes du déplacement temporel
(financé par la dette) et spatial du problème de
sur-accumulation. Voyons maintenant de quelle manière.
Un
déplacement temporel illimité n’était possible que dans la
mesure où le crédit garanti par l’Etat permettait une
création de capital fictif illimité. Keynes n’envisageait le
financement par la dette que comme une astuce de gestion à
court terme, mais des déficits permanents et grandissants
s’amoncelèrent tandis que le cycle économique restait
sous contrôle et le cycle de construction urbaine, qui avait
occupé une place centrale avant 1939, avait disparu. Le capital
et la force de travail sur-accumulés furent réorientés vers
la production d’infrastructures physiques et sociales, et si
de tels investissements contribuaient à produire des excédents,
c’était donc que toute une nouvelle série de
réorientations devenait possible. Pour les régions urbaines
comme pour les nations, on commença à entrevoir la perspective
d’une spirale ascendante de la croissance économique, à
condition, bien sûr, de bien choisir les cibles du financement
par la dette. Les investissements dans les transports, dans
l’éducation, le logement et la santé semblaient
particulièrement propices à l’amélioration des qualités du
travail, au maintien de la paix sociale au travail et à
l’accélération du retour sur investissement tant du côté
de la production que de la consommation. Mais quelles qu’en
soient les modalités, ce processus se basait sur la création
d’une dette illimitée. Les Etats-Unis étaient sous le
fardeau de ce que même le magazine Business Week devait se
résoudre à appeler une « montagne » de dettes publiques,
privées et industrielles, et dont la plupart se trouvaient contenues
à l’intérieur d’infrastructures urbaines. L’accumulation de
demandes de recouvrements de dettes posait un problème. La tentative
de s’en débarrasser en les monétisant conduisit à de
fortes poussées d’inflation et la démonstration fut faite
que la menace de dévaluation des marchandises et autres actifs
pouvait se convertir en dévaluation de l’argent [4]. Mais toutes les politiques de lutte
contre l’inflation mettaient inévitablement en danger une
bonne partie du capital urbanisé. L’effondrement du marché
immobilier à l’échelle mondiale en 1973 (et avec lui,
l’effondrement des institutions bancaires et financières
fortement impliquées dans l’investissement immobilier) et la
crise fiscale de New York en 1974-75 posèrent les jalons d’un
mode entièrement nouveau de procès urbain fondé sur des
approches non-keynésiennes.
Le
déplacement temporel de la sur-accumulation par le biais d’une
formation d’infrastructures financées par la dette s’accompagna
de processus marqués de réagencement spatial du système urbain. La
spéculation foncière, depuis longtemps réduite au régime de la
marchandise, forme pure de capital fictif, avait aussi joué un rôle
majeur dans le mouvement de banlieurisation massive et dans les
transitions rapides de l’organisation spatiale, aux Etats-Unis en
particulier. Instrument d’une dispersion plus grande encore depuis
les années 1920, l’automobile joua aussi un rôle important.
Cependant, la création de la « solution par la banlieue » au
problème de sous-consommation [5] dépendait encore de la croissance
d’un pouvoir économique des individus qui devait leur permettre de
s’approprier des espaces destinés à leur usage exclusif grâce à
une propriété immobilière financée par la dette et un accès aux
services de transports également financé par la dette (qu’il
s’agisse d’automobiles ou de routes). Si la banlieurisation avait
déjà une longue histoire, elle marqua l’urbanisation
d’après-guerre dans des proportions jusqu’alors inconnues. Elle
entraîna une mobilisation de la demande effective en procédant à
une restructuration de l’espace destinée à faire de la
consommation des produits liés à l’automobile (l’essence, le
caoutchouc) et des industries du bâtiment une nécessité plutôt
qu’un luxe. Pendant près d’une génération après 1945, la
banlieurisation fit partie d’un dispositif d’ensemble
(l’expansion planétaire du commerce mondial, la reconstruction des
systèmes urbains de l’Europe de l’Ouest et du Japon anéantis
par la guerre, et la course quasi permanente à l’armement en
constituant les autres dimensions clés) ayant vocation à protéger
le capitalisme contre les menaces de crises de sous-consommation.
Il
paraît aujourd’hui difficile d’imaginer que le capitalisme
d’après-guerre aurait pu survivre, ou d’imaginer ce à quoi il
aurait pu ressembler, sans la banlieurisation et un développement
urbain tous azimuts. Cela étant dit, le processus d’ensemble
dépendait des restructurations profondes et continues des matrices
spatio-temporelles déterminant l’horizon des décisions
économiques comme de la vie politique et sociale. La révolution des
rapports spatiaux remodela de fond en comble le système
d’implantation atomisé issu du capitalisme industriel qu’elle
remplaça par des modalités spatiales d’empilement [space-packing]
et de recouvrement [space-covering] constituant les marchés du
travail et de biens en mégalopoles tentaculaires. La distinction
ville-campagne fut abolie sous l’angle de la production dans les
sociétés capitalistes avancées, mais ce fut pour refaire surface
sous la forme d’une importante option du point de vue de la
consommation. La dispersion géographique et la densification
spatiale avaient toutefois leurs limites. Plus les investissements se
cristallisaient en configurations spatiales effectives et moins il
paraissait vraisemblable que l’espace pourrait être à nouveau
modifié sans se dévaluer. Le problème n’était pas nouveau. Le
réagencement de la ville industrielle sur la base des priorités
keynésiennes imposa des coûts économiques et réveilla une
résistance sociale souvent venue de communautés ouvrières dont
l’identité avait été héritée de l’expérience industrielle.
L’attachement plus fort aux valeurs de la communauté (et le refus
de ne concevoir la terre que comme pur capital fictif) ralentit la
marche de la banlieurisation en Europe, et vraisemblablement,
contribua à ralentir la croissance globale. Mais même aux
Etats-Unis, l’érosion, et dans certains cas, la destruction des
fondements communautaires préexistants dans des régions plus
anciennes, furent généralement perçues comme le versant négatif
des bienfaits de la banlieurisation. A mesure que ces processus de
transformation spatiale prenaient de l’ampleur, les problèmes
eurent tendance à se généraliser en s’étendant aux communautés
à revenus moyens et supérieurs dotées d’une capacité de
résistance beaucoup plus grande.
La
ville keynésienne était résolument tournée vers une division
spatiale de la consommation basée sur la division spatiale du
travail. L’urbanisation de la demande passait par la mobilisation
en masse de l’idéal de souveraineté du consommateur. La
distribution des excédents, bien qu’inégale, fut effectivement
assez large et les choix, quant à la manière de les dépenser,
étaient de plus en plus souvent laissés aux individus eux-mêmes.
Cette souveraineté, bien que de nature fétichiste (au sens où Marx
l’entendait), n’était pas illusoire et les implications en
étaient importantes [6]. Dès lors qu’il n’y a pas de
discontinuité naturelle dans le pouvoir de l’argent comme
phénomène progressif, toutes sortes de distinctions artificielles
pouvaient être introduites. De nouveaux genres de communautés
pouvaient être construits, promus commercialement et vendus dans une
société où l’identité personnelle commençait à relever plus
de la manière de dépenser son argent sur le marché que de
l’appartenance de classe. Les lieux de vie étaient destinés à
représenter la réussite sociale, le rang et le prestige. La
concurrence sociale sur le terrain du mode de vie et de la maîtrise
de l’espace social et de ses significations joua bientôt un rôle
important dans la détermination des perspectives offertes à chacun.
Des luttes féroces pour la distribution, les droits à la
consommation et le contrôle de l’espace social en devenaient la
suite logique. Jadis confinées aux strates supérieures de la
bourgeoisie, ces luttes devinrent un des éléments constitutifs de
la vie urbaine de l’ensemble de la population. C’est
principalement sur la base de ces luttes et de la concurrence
qu’elles faisaient naître qu’une urbanisation orientée par la
demande fut mise au service de desseins capitalistes.
Les
enjeux politiques liés à la question urbaine devaient être
remaniés. Le succès du projet keynésien reposait sur la création
d’une puissante alliance de classes associant gouvernement, grandes
entreprises, intérêts financiers et intérêts fonciers. Pour une
telle alliance, il était impératif de trouver une manière de
diriger et de canaliser une base de plus en plus large de
consommateurs souverains et une concurrence sociale croissante sur le
terrain de la consommation et de la redistribution. Il devenait
nécessaire d’articuler et de donner suite à cette recherche de
nouveaux styles de vie et d’opportunités individuelles afin de
créer des modes de croissance temporelle et spatiale favorables à
une accumulation de capital prolongée et relativement stable. Mais
la légitimité populaire (tant au niveau local qu’au niveau
national) devenait affaire de qualité de prestation en matière de
distribution et de satisfaction des besoins et des souhaits des
consommateurs. S’il y eut des phases de concordance entre ces deux
objectifs, il y eut aussi de graves points de tension.
La
tentative de faire du processus urbain le vecteur de la
redistribution vint buter sur ces réalités que sont la structure de
classe, les différentiels de revenus et la précarité des
minorités. Les puissants processus de réorganisation spatiale des
paysages pour consommateurs laissèrent derrière eux des poches de
misère de plus en plus grandes, laissées à l’abandon, et dans la
plupart des cas, concentrées dans les centres villes. Tout se passa
comme si le travail de la destruction créatrice s’était divisé
entre la destruction des centres villes et la création des
banlieues. Cela dit, tout n’allait pas pour le mieux à l’autre
extrémité de l’échelle sociale. En tant que consommateurs,
l’exigence de protection contre des agents immobiliers, entre
autres, cherchant à remodeler l’espace pour la croissance et le
profit se fit entendre même dans les échelons les plus élevés de
la bourgeoisie. Des formes plutôt inhabituelles de « socialisme des
consommateurs » construit autour du pouvoir des autorités locales
afin de maintenir sous contrôle les politiques de croissance à tout
va, pouvaient prendre racines même dans des villes riches (à Santa
Monica, par exemple). La souveraineté des consommateurs, si l’on
veut bien prendre l’expression au sérieux, présuppose une
certaine capacité d’intervention populaire dans le modelage des
qualités de la vie urbaine et dans la construction des espaces
collectifs d’où émerge une image de la communauté assez
différente de celle inscrite dans la circulation du capital. La
production d’espace vint buter sur la sensibilité au lieu. La
frontière entre l’innovation consumériste promue par le
capitalisme et les tentatives de construction de communautés dans
l’optique d’une authentique réalisation de soi devint des plus
incertaines.
C’est
précisément dans ce contexte que les révoltes des centres-villes
des années 60 (et une partie de l’agitation urbaine ultérieure en
Europe), entre les phénomènes de croissance zéro et les mouvements
écologistes, mirent un frein au mouvement de plus en plus rapide de
transformation urbaine caractéristique de la ville keynésienne. Les
mouvements sociaux urbains des années 60 firent campagne sur les
questions de distribution et de consommation, si bien que les
politiques urbaines durent trouver l’ajustement entre pure machine
à croissance [growth machine] et questions de redistribution. La
gestion de la circulation des revenus devait permettre l’inclusion
économique et politique d’un quart-monde [underclass] spatialement
isolé ainsi qu’une distribution socialement juste des profits dans
le cadre du système urbain. On voyait de plus en plus souvent dans
la ville un système redistributif. Les questions de travail et
d’emploi, de la ville comme environnement de la production, sans
être occultées, étaient perçues comme des éléments secondaires
dans une matrice complexe de forces à l’oeuvre dans le cadre du
procès urbain. Toutefois, la rivalité autour de la circulation des
revenus et des redistributions tendit à exacerber tant les tensions
entre communautés que les conflits géopolitiques (entre villes et
banlieues, par exemple). Et en outre, rien dans cette stratégie ne
permettait de garantir une paisible circulation du capital.
Cette
analyse de l’urbanisation par la demande et de ses tensions
internes est, certes, une simplification tendant à privilégier le
cas des Etats-Unis. Elle est aussi assez superficielle au sens où
elle n’est pas suffisamment attentive à l’unité nécessaire de
la production et de la consommation au sein de la logique de
production et de réalisation de survaleur. Cette question fut
toujours sous-jacente aux préoccupations nées de l’urbanisation
industrielle. Engels y fut particulièrement attentif dans son
enquête sur Manchester en 1844, avec sa célèbre description des
différentes zones résidentielles de consommation reflétant des
rapports de classes dans la production. Les prolétariats urbains
constituaient depuis longtemps des marchés captifs que les
capitalistes se chargeaient d’approvisionner et la question de la
demande réelle locale comme base d’un commerce extérieur prospère
avait, depuis fort longtemps, été abordée. Il y avait enfin ces
villes, comme Paris ou Londres, qui fonctionnaient traditionnellement
comme des centres de consommation ostentatoire et où le volume et le
type de demande réelle jouèrent un rôle central dans l’ordre et
dans le rythme de l’activité industrielle locale.
La
ville keynésienne n’était pas non plus fermée aux questions de
production. Mais il y eut un glissement d’une importance suffisante
pour que l’on parle d’une transformation majeure du procès
urbain. Si la profonde crise économique des années 30 fut bien plus
qu’une crise de sous-consommation, le fait qu’on l’interprétât
comme telle et que les représentants du capital l’aient ainsi
abordée, jeta les bases d’un remodelage complet du procès urbain.
En outre, (si la seule réponse aux problèmes de sous-consommation
consiste à tout faire pour créer une « ville post-industrielle »
dans laquelle le développement industriel n’a aucun rôle à
jouer) il importe peu que la survie globale de l’urbanisation
dépende de l’intérêt porté aux villes comme ateliers de
production. La production de la ville keynésienne fut une réponse
réelle à un phénomène superficiel de sous-consommation dans
lequel on vit la racine des problèmes du capitalisme. Bien entendu,
cette réponse réelle à ce phénomène superficiel créa autant de
problèmes qu’elle ne réussit à en résoudre.
La
lutte pour la survie urbaine au cours de la transition
postkeynésienne L’effondrement du programme keynésien bouleversa
la donne. Un par un, les piliers de la stratégie d’après-guerre,
destinée à éviter les dangers de la sous-consommation, s’érodèrent
au cours des années 60. La remontée du commerce mondial portée par
le flux de capital à l’échelle internationale entraîna une
prolifération du problème de sur-accumulation. La concurrence venue
d’Europe de l’Ouest et du Japon s’accentua au moment où
s’affaiblissait la capacité d’absorption rentable de nouveaux
investissements. Le financement par l’inflation sembla résoudre la
difficulté en provoquant une vague de prêts internationaux qui
seraient bientôt à la racine des difficultés monétaires
ultérieures (l’instabilité du dollar comme monnaie de réserve)
et de la crise internationale de la dette dans les années 1980. Les
mêmes politiques engendrèrent un flux ascendant de capital et de
force de travail excédentaires principalement en direction de la
production d’environnements urbains construits (investissements
immobiliers, construction de bureaux, ensembles immobiliers privés)
et, dans une moindre mesure, vers l’expansion du salaire social
(dans le domaine de l’éducation et de l’aide sociale). Mais
lorsqu’en 1973, la politique monétaire fut restreinte en réaction
à la poussée d’inflation, la formation rapide de capital fictif
fut brusquement interrompue, le coût de l’emprunt augmenta, les
marchés immobiliers s’effondrèrent et les administrations locales
furent au bord de – et dans le cas de New York, basculèrent dans –
des crises fiscales traumatisantes (ce qui n’est pas une mince
affaire quand on se souvient que le budget et l’emprunt de la ville
de New York étaient de loin supérieurs à ceux de la plupart des
Etats-nations). Les flux de capital qui donnèrent lieu à la
création d’infrastructures physiques et sociales s’affaiblirent
au moment où la récession et une concurrence plus agressive firent
de la question de l’efficacité et de la productivité de tels
investissements un enjeu majeur. Il devint clair pour tout le monde
qu’il y avait eu, et qu’il demeurait de graves problèmes de
sur-accumulation des actifs dans l’environnement construit, et
d’obligations en matière de dépenses sociales. Cet investissement
ne présentait qu’un taux de rentabilité très faible, quand il
n’était pas nul. Il s’agissait de tenter de sauvegarder ou de
réduire le plus possible cet investissement en évitant des
dévaluations massives des actifs physiques et sans destruction des
services existants. La poussée en faveur de la rationalisation du
procès urbain en vue d’améliorer son efficacité et son rapport
coût-performance fut considérable.
La
perte de vitesse de l’urbanisation par la demande était
profondément liée aux problèmes économiques qui commencèrent à
faire surface dans les années 1970 et 1980. Et dans la mesure où
l’urbanisation en était venue à faire elle-même partie du
problème, il fallait donc qu’elle soit aussi une partie de la
solution. Il s’ensuivit une transformation fondamentale du procès
urbain après 1973. Bien entendu, il s’agit plus d’une
réorientation que d’une révolution (et ce, en dépit de ce que
les adeptes de l’économie de l’offre et autres néoconservateurs
racontèrent de part et d’autre de l’Atlantique). Il fallait
transformer l’héritage urbain transmis par les périodes
précédentes et faire avec la contrainte qu’imposaient les
quantités, les qualités et les configurations de ces matériaux
bruts. Les choses se firent par à-coups, au rythme incertain de
retournements apparemment arbitraires de la politique monétaire et
fiscale et des fortes poussées de concurrence internationale et
interurbaine au niveau des divisions sociales et spatiales du
travail. Cette transformation dut encore faire avec les capacités
imprévisibles de la résistance populaire. Et l’on ne voyait pas
très clairement de quelle manière l’urbanisation du capital
devait s’adapter à des problèmes qui étaient tout sauf des
problèmes de sous-consommation. Les problèmes de stagflation ne
pouvaient être résolus qu’en établissant un équilibre entre la
production d’excédents et leur absorption réelle plutôt que
fictive.
La
question de la bonne organisation de la production revint au centre
du débat après au moins une génération de construction du procès
urbain autour du thème de la croissance portée par la demande.
Comment les régions urbaines, largement héritières de ces
orientations privilégiant la demande, pouvaient-elles s’adapter à
un monde de l’offre ?
Quatre
possibilités distinctes, sans être mutuellement exclusives, et sans
être exemptes de coûts ou de dangers économiques et politiques,
semblaient envisageables. Elles seront considérées l’une après
l’autre. Par souci de clarté, je les aborderai dans la perspective
des régions urbaines en tant qu’unités concurrentielles
économiques et géopolitiques au sein de la géographie capitaliste
d’un développement inégal et oscillant [7].
Concurrence
dans le cadre de la division spatiale du travail
Les
régions urbaines peuvent chercher individuellement à améliorer
leur situation concurrentielle par rapport à la division
internationale du travail. Le résultat d’ensemble ne se concrétise
pas nécessairement par un mieux. La transformation des conditions du
travail concret dans les régions urbaines, si elle est imitée
ailleurs, déplacera le sens du travail abstrait sur le marché
mondial et par conséquent, changera le contexte dans lequel
différentes expressions du travail concret sont possibles. Une
concurrence renforcée entre les régions urbaines, tout comme une
concurrence renforcée entre entreprises, ne ramène pas forcément
le capitalisme à un équilibre confortable mais peut déclencher des
mouvements qui entraîneront le système loin de cet équilibre.
Toutefois,
ces régions urbaines qui parviennent à occuper une position
dominante dans la concurrence résistent, au moins sur le court
terme, mieux que les autres. Cela dit, il y a plusieurs manières
d’atteindre cet objectif, la distinction la plus importante
résidant ici entre le fait d’augmenter le taux ascendant
d’exploitation de la force de travail (survaleur absolue) ou de
rechercher des technologies et une organisation plus avancées
(survaleur relative). Observons les termes de cette alternative l’un
après l’autre.
L’option
en faveur d’une technologie et d’une organisation plus avancées
aide certaines industries dans une région urbaine à résister à
une concurrence plus agressive. Mais une telle orientation peut tout
autant être à l’origine de créations d’emplois que de
destructions d’emplois. Croissance de la production et de
l’investissement et déclin de l’emploi : le cas de figure est
assez familier [8]. La recherche de perfectionnement organisationnel
peut parfois imposer des changements radicaux dans l’échelle de
l’entreprise (affectant ainsi sa capacité à s’insérer dans la
matrice des possibilités urbaines, ne serait-ce que pour des raisons
de besoins fonciers différents). Mais elle déborde également sur
les questions de coût et d’efficacité des infrastructures
physiques et sociales. L’alliance des classes dirigeantes au sein
de la région urbaine doit alors se montrer beaucoup plus attentive
aux finesses de l’organisation urbaine des villes en tant
qu’ateliers de production de survaleur relative. Ce qui peut être
fait de diverses manières. Une amélioration des infrastructures
physiques et une attention minutieuse portée aux forces productives
incorporées au territoire (eau, traitement des eaux usées, par
exemple) accroissent la capacité à engendrer de la survaleur
relative. On arrive cependant au même résultat avec des
investissements dans les infrastructures sociales (éducation,
sciences et technologie) qui améliorent le milieu urbain comme
centre d’innovation. Les coûts pour l’industrie peuvent encore
être artificiellement réduits par des aides.
Mais
ceci implique des redistributions du salaire social (de survaleur
absolue). Le durcissement de la concurrence interurbaine (dont on
trouve de nombreux signes) pose divers problèmes. Les continuelles
avancées en matière de technologies et de formes organisationnelles
(avancées auxquelles contribue aussi l’investissement public)
encouragent une concurrence toujours plus agressive pour attirer le
capital particulièrement mobile des sociétés, et avec lui,
investissements et emplois. Il en résulte une déstabilisation et
une tendance à hâter les dévaluations d’actifs et
d’infrastructures associés aux dispositifs technologiques
antérieurs. En outre, l’évolution technologique de plus en plus
rapide, se faisant aux dépens de la croissance (de l’emploi ou de
la production), fragilise l’ensemble de la logique d’accumulation
et mène tout droit au marasme des crises globales. La volonté de
créer un « environnement favorable aux entreprises », en plus des
cadeaux faits aux grandes entreprises et des aides à l’industrie
en général, peut déclencher des résistances populaires, en
particulier si cela affecte (comme c’est généralement le cas) le
salaire social. Dans ce cas, les enjeux politiques liés à la
question urbaine sont plus susceptibles de retrouver la forme de la
lutte des classes que d’en revenir aux querelles fragmentaires
autour de la distribution.
Ces
transitions immédiates restent sujettes à un certain nombre de
blocages. Tout d’abord, la maîtrise de la technologie relève plus
de l’entreprise elle-même que des propensions à l’innovation
propres au dispositif urbain (même si l’innovation en matière de
produits garde encore une partie de sa base urbaine antérieure). Les
transferts de technologie entre régions urbaines sont, par
conséquent, globalement affaire de politiques d’entreprises. De ce
point de vue, l’aspect social domine l’aspect spatial de la
division du travail. Toutefois, ce genre de frein n’opère pas dans
le cas des aménagements d’infrastructures. On retrouve ici l’Etat
qui se comporte en entrepreneur [9], cherche à appâter un capital
privé sensible à la qualité et à la quantité de force de travail
et des infrastructures sociales autant qu’aux ressources physiques
développées au sein de la région urbaine.
L’augmentation
du taux d’exploitation de la force de travail offre une autre
possibilité de survie face à la concurrence internationale au
niveau de la production. L’analyse marxienne classique y voit une
attaque délibérée contre le niveau de vie du monde du travail et
une tentative d’abaissement du salaire réel en ayant recours à
l’accroissement du chômage, à l’emploi précaire, à la
diminution du salaire social (particulièrement au niveau de l’aide
sociale), et à la mobilisation d’une armée de réserve bon marché
(constituée d’immigrés, de femmes, de minorités…). C’est une
attaque menée contre les institutions de la classe ouvrière
(notamment contre les syndicats) et contre les savoir-faire et les
qualifications professionnelles. Mais cette attaque touche aussi ce
qui pourrait bien être l’un des fondements d’une alliance de
classes reposant sur l’urbain. Nombre de régions urbaines évoluent
dans ce sens et dans certains cas, c’est l’administration urbaine
qui s’attache avec zèle à mettre le monde du travail au pas en
pratiquant baisses de salaires et réductions de droits, mais
d’autres options existent, moins conflictuelles. Le taux
d’exploitation, après tout, est toujours relatif aux qualités de
la force de travail. L’ensemble spécifique de qualités que chaque
marché du travail urbain a à offrir, en plus d’un certain nombre
d’infrastructures, est à même de séduire le capital mobile des
sociétés.
La
concurrence interurbaine sur les quantités, qualités et coûts de
la force de travail, est par conséquent plus nuancée que ce que le
modèle marxien simplifié semble suggérer. Ces nuances permettent
d’ailleurs à l’alliance des classes dirigeantes une bien
meilleure adaptation pour diviser et dominer une main d’oeuvre. En
outre, la mobilité de la force de travail entre les régions
urbaines constitue un frein supplémentaire aux tactiques répressives
destinées à extraire de la survaleur absolue. La concurrence
interurbaine sur le marché du travail réduit néanmoins la capacité
de réaction de la main d’oeuvre quand l’accumulation est en
perte de vitesse. La menace de pertes d’emplois, de désengagement
et fuite des entreprises, le caractère inévitable des restrictions
budgétaires dans un environnement concurrentiel, marquent tous une
nouvelle donne dans l’orientation des politiques urbaines qui
délaissent les questions d’équité et de justice sociale pour
l’efficacité, l’innovation et une révision à la hausse des
taux réels d’exploitation.
Concurrence
et division spatiale de la consommation
Les
régions urbaines ont la possibilité de choisir une deuxième option
en tentant individuellement de renforcer leur position
concurrentielle sur le terrain de la division spatiale de la
consommation. Les enjeux vont en l’occurrence au-delà des seules
redistributions dues au tourisme, quand bien même celles-ci auraient
effectivement leur importance. Pendant plus d’une génération,
l’urbanisation par la demande s’était largement concentrée sur
les styles de vie, la construction de la communauté urbaine, et sur
une organisation de l’espace social privilégiant les marqueurs et
les symboles de prestige, de réussite sociale et de pouvoir. Elle ne
cessa d’élargir la base de participation à ce consumérisme.
Quand le moment vint où la récession, le chômage et l’élévation
des coûts du crédit rendirent cette participation élargie
incertaine pour des secteurs importants de la population, la donne
resta inchangée pour les autres. La bataille pour la conquête de
leur pouvoir d’achat devint frénétique tandis que ces
consommateurs, de leur côté, étaient en mesure d’opérer des
choix beaucoup plus avertis. La consommation de masse des années
1960 perdit une part de son ampleur mais passa à des types de
consommation plus informée dans les années 1970 et 1980.
Cette
concurrence pour attirer le pouvoir d’achat des consommateurs peut
être féroce et coûteuse. Les investissements dans la création de
lieux de vie agréable et dans l’amélioration de la qualité de
vie sont toujours élevés. Les investissements qui cherchent à
établir de nouveaux modes de division spatiale de la consommation
sont notoirement risqués. Cependant, les régions urbaines qui
engagent ce genre de dépenses avec succès sont alors à même de
capter les excédents de la circulation des revenus. De puissantes
coalitions se retrouvent d’ailleurs parfois derrière de telles
stratégies. Les propriétaires fonciers et immobiliers, les agents
immobiliers, les financiers et les administrations urbaines cherchant
par tous les moyens à diversifier les sources d’apport fiscal
peuvent être rejoints par des travailleurs prêts à s’employer
dans n’importe quelles conditions pour proposer du divertissement
(dont Disneyland n’est que le prototype), de nouveaux terrains de
jeux pour consommateurs (comme le programme des docks de Londres ou
le Inner Harbor de Baltimore), des stades sportifs et des salles de
conférences, des marinas et des hôtels, des restaurants à thème
et des installations culturelles entre autres. La construction de
lieux de vie entièrement nouveaux (zones réhabilitées en quartiers
bourgeois [gentrification], lotissements pour retraités,
développements du type « villages dans la ville ») s’inscrit
dans un tel programme.
Mais
il s’agit là de bien plus que d’investissements physiques. La
ville doit se montrer innovante, attrayante et créative en matière
de style de vie, de culture savante et de mode. Les investissements
touchant aux activités culturelles ainsi qu’à toute une série de
services urbains participent aussi de cette volonté de capter les
excédents de la circulation des revenus. Les risques sont
considérables mais les dividendes le sont tout autant. La
concurrence acharnée dans ce domaine débouche sur des luttes
géopolitiques sur le terrain de l’impérialisme culturel. La
survie de villes comme New York, Los Angeles, Londres, Paris ou Rome
dépend dans une large mesure de la place que chacune occupe au sein
de cette lutte internationale pour l’hégémonie culturelle et pour
l’appropriation d’une partie de la circulation globale des
revenus.
La
concurrence interurbaine concernant la division spatiale de la
consommation a des conséquences importantes. Elle fait ressortir le
contraste existant entre les villes-ateliers vouées à la production
et à l’innovation technologique, et les villes comme centres de
consommation ostentatoire et d’innovation culturelle. De graves
conflits peuvent apparaître entre les infrastructures nécessaires à
ces fonctions bien différentes. Elle a aussi des implications
profondes quant à la structure du marché de l’emploi en ce
qu’elle favorise les emplois dits « de services » au détriment
des qualifications ouvrières. En outre, elle rend nécessaire la
formation d’un type particulier d’alliance de classes dans le
cadre de l’urbain, alliance dans laquelle la coopération
public-privé au service de la consommation ostentatoire et de
l’innovation culturelle a un rôle vital à jouer. Il en ressort
alors une tendance, accentuée du fait de la concurrence
interurbaine, à avoir recours aux fonds publics pour subventionner
la consommation des riches aux dépens des aides locales au salaire
social des pauvres. Les effets de polarisation qui en découlent sont
difficiles à contenir. L’argument selon lequel la seule façon de
préserver l’emploi d’un quart monde de plus en plus pauvre,
c’est de créer des palais de la consommation pour riches à l’aide
de subventions publiques, doit tôt ou tard finir par s’user. Tout
comme doit finir par s’user l’idéologie de la ville
postindustrielle comme solution aux contradictions du capitalisme.
Mais la base de cette idéologie ne se limite pas à cette
justification qu’est la lutte pour la survie urbaine menée sur le
terrain de la concurrence spatiale autour des enjeux de la
consommation.
Tournons-nous
maintenant vers cette question plus vaste.
Concurrence
sur les fonctions de prises de décisions
Troisième
possibilité ; les zones urbaines peuvent se faire concurrence sur
les fonctions de contrôle et de prises de décisions dans les
secteurs de la haute finance et du gouvernement, secteurs qui, de par
leur nature même, ont tendance à être fortement centralisés tout
en représentant un immense pouvoir sur toutes sortes d’activités
et d’espaces. Les villes peuvent entrer en concurrence pour devenir
des centres du capital financier, de collecte et de maîtrise de
l’information, et de prises de décisions gouvernementales. Ce
genre de concurrence passe par une stratégie de développement
infrastructurel. L’efficacité et la centralité au sein d’un
réseau planétaire de transports et de communications sont des
questions vitales impliquant des investissements publics lourds du
type aéroports, voies de transit rapide, systèmes de communication.
La
mise à disposition d’espaces de bureaux et de connections
appropriés dépend de la coalition public-privé entre promoteurs,
financiers et intérêts publics capables de satisfaire et
d’anticiper les besoins. L’assemblage d’une grande variété de
services, et notamment de ceux destinés au regroupement et au
traitement rapide de l’information, nécessite d’autres types
d’investissements tandis que de leur côté, les exigences en
qualifications spécifiques de ce type d’activités avantagent les
centres urbains disposant d’infrastructures éducatives (écoles de
commerce et de droit, possibilités de formation à l’informatique,
par exemple).
La
concurrence dans ce domaine est non seulement coûteuse mais aussi
particulièrement dure parce qu’elle a lieu dans une arène
caractérisée par la présence de pouvoirs monopolistiques
difficiles à briser. L’agglomération de fonctions puissantes dans
une ville comme New York a naturellement tendance à happer d’autres
fonctions importantes. Néanmoins, pour être le plus efficace
possible, les fonctions de décision et de contrôle doivent être
hiérarchiquement agencées dans l’espace imprimant ainsi une
puissante dynamique d’organisation hiérarchique de l’ensemble du
système urbain 10. Les réagencements de structures spatiales
relatives (notamment de celles issues des nouveaux systèmes de
communication) offrent de nombreuses possibilités de réagencements
dans les contours et dans la forme de la hiérarchie tandis que de
leur côté, de nouveaux centres régionaux peuvent émerger de
reconfigurations dans les divisions spatiales du travail et de la
consommation. Les fonctions de décision et de contrôle peuvent
d’ailleurs être l’élément déterminant des réajustements
régionaux et de la croissance urbaine différentielle. Elles
comportent en outre des avantages considérables.
L’existence
même d’un pouvoir monopolistique permet l’appropriation
d’excédents produits ailleurs. Et dans les périodes de
difficultés économiques, comme l’observait Marx, les financiers
ont toujours tendance à s’enrichir aux dépens des intérêts
industriels simplement du fait que le contrôle de l’argent et du
crédit autorise un contrôle à court terme de l’élément vital
du capitalisme en temps de crise. Par conséquent, ce n’est pas un
hasard si la concurrence interurbaine, au cours de la période
difficile des années 1970 et 1980, porta largement sur la question
de savoir qui parviendrait à retenir des fonctions de décision et
de contrôle à un moment de rapide croissance de ces fonctions et où
de multiples forces jouaient dans le sens de réajustements
géographiques [11].
Une
telle concurrence conduit globalement à ce que l’on subventionne
l’emplacement des fonctions de décision et de contrôle avec
l’espoir que les puissances monopolistiques qui y résident
permettront la récupération des subventions par le biais de
l’appropriation de survaleur. Bien entendu, tout cela n’aide pas
nécessairement à stabiliser le système capitaliste dans son
ensemble. Néanmoins, c’est certainement la voie de la survie
urbaine individuelle dans un monde de concurrence interurbaine. Ce
qui crée cependant l’illusion selon laquelle la ville du futur
pourrait être une ville purement centrée sur les fonctions de
décision et de contrôle, une ville informationnelle, une ville
post-industrielle où les services sont au coeur de l’économie
urbaine.
Concurrence
pour la redistribution
Quatrièmement
: dans une société à l’organisation aussi complexe que la nôtre,
les régions urbaines peuvent entrer en concurrence (ce qu’elles
font d’ailleurs) autour des canaux de redistribution directe du
pouvoir économique. Les systèmes privés de redistribution tels que
l’Eglise, les syndicats, les associations professionnelles, les
organisations humanitaires entre autres, sont loin d’être
anecdotiques. Cependant, les principaux enjeux de la concurrence
interurbaine portent sur les redistributions en provenance des
échelons supérieurs des administrations gouvernementales. Les
dépenses de ce type connurent une croissance rapide durant la
période keynésienne et restent d’ampleur massive, bien que
faisant l’objet de nombreuses attaques dans la mesure où la
bourgeoisie les rendait principalement responsables de déficits
générateurs d’inflation. Il demeure que ces redistributions
empruntent des canaux divers, nombreux et souvent dissimulés dans
d’obscures dispositions fiscales ou quelqu’étrange décret. Les
sommes engagées dans ces canaux sont affaires de politique,
d’économie et de jugements exécutifs. Le changement d’un canal
à un autre peut anéantir l’économie d’une région urbaine et
en renforcer une autre. Par exemple, le passage des politiques
conçues pour maintenir le salaire social aux Etats-Unis à des
dépenses militaires financées par le déficit après 1980 (un genre
de keynésianisme militaire) fit la prospérité économique de bien
des régions urbaines investies dans l’industrie de la défense.
Ces régions urbaines, situées le long d’un grand arc allant du
Connecticut et Long Island à l’état de Washington en passant par
la Caroline du Nord, le Texas et la Californie, n’étaient
aucunement hostiles à la poursuite de ce genre de combinaison
politique.
Les
redistributions dépendent en partie du degré de sophistication des
alliances des classes dirigeantes lorsqu’elles engagent des sommes
qu’elles pourraient estimer leur revenir (fonds pour la
construction de routes, traitement des eaux usées, éducation,
transports en commun…). Mais elles dépendent également du simple
pouvoir géopolitique tel qu’il s’exprime à un niveau supérieur
d’enjeux politiques (lorsqu’il s’agit, par exemple, de
mobiliser les électorats urbains) et de la menace d’agitation
sociale et de désordres politico-économiques. Les tactiques de
concurrence interurbaine sont aussi variées que les modes de
redistribution eux-mêmes. Toutefois, les attaques menées, au cours
des années 1970 et 1980, contre les politiques redistributives ne
sauraient être prises pour preuve que ces politiques ne
correspondent plus à des stratégies viables de survie urbaine. La
ville garde des privilèges et des fonctions de redistribution
considérables mais les termes de la concurrence ont assez
radicalement changé depuis la fin du compromis keynésien.
Les
quatre options que nous avons envisagées ne sont pas mutuellement
exclusives. Heureuse est la région urbaine dont la compétitivité
est telle en matière de division spatiale de la consommation qu’elle
amène à elle des fonctions de décision et de contrôle et avec
elles, les personnels à hauts salaires aidant à capter les
redistributions fiscales au profit des industries de défense. C’est
encore mieux si l’on trouve aussi un choix de technocrates
hautement qualifiés et un large apport d’immigration récente
prête à s’employer pour de très bas salaires tant dans les
services que dans une production ordinaire alimentant un vaste marché
de consommation lui-même à la base d’un secteur d’exportation
florissant. Pour Los Angeles, par exemple, ce fut la réussite dans
chacune de ces quatre options dans la difficile période post-1973.
En revanche, des villes comme Baltimore, Lille, et Liverpool
connurent des échecs dans tous ces secteurs et les conséquences en
furent terribles. Les lois coercitives de la concurrence interurbaine
pour la production, le contrôle et la réalisation de survaleur
contraignent le cours de l’urbanisation du capital à des
réorientations majeures. Les forces qui pèsent sur l’urbanisation
changent, mais avec elles change aussi la signification du procès
urbain pour tous les aspects de la vie économique, sociale et
politique. Dans une période de transition aussi brutale et souvent
en apparence aussi incompréhensible que la nôtre, il est difficile
d’évaluer cette signification, d’en déchiffrer les messages
complexes ou même de saisir intellectuellement et empiriquement tant
la manière dont les diverses forces interagissent que les effets
qu’elles produisent.
L’apparence
superficielle de la crise et avec elle, le champ des préoccupations
sociales et politiques, se sont profondément modifiés entre 1970 et
1980. La sous-consommation ne semblait plus être la contradiction
centrale du capitalisme et commença à faire place à la
stagflation. Les solutions pour y remédier semblaient bien
différentes de celles apportées par la réponse généralement
keynésienne à la Grande Dépression. Mais derrière les séductions
des industries high-tech (censées résoudre les problèmes d’une
productivité en perte de vitesse en même temps qu’elles
déclenchent toute une nouvelle vague d’innovations de produits),
il y a un monde réel de déqualification aggravée et de travail
sous-payé, répétitif et assommant, et accompli par une main
d’oeuvre largement féminisée. Cette réalité fut accompagnée
par nombre d’exposés journalistiques sur la réapparition des
ateliers où l’exploitation du travail est intense pour des
salaires de misère [sweatshops] à New york, Los Angeles, Londres ou
Paris, ou autrement dit, un autre type de solution basée sur un
retour à des conditions de travail (non réglementées et tolérées)
dont beaucoup pensaient qu’elles avaient depuis longtemps été
bannies d’un monde capitaliste censé être civilisé et
civilisant. De nouveaux systèmes de travail à distance, de
sous-traitance et de travail à domicile (une excellente manière
d’économiser sur les dépenses directes de capital fixe et de
tirer avantage de l’obligation de travailler dans laquelle se
trouvent nombre de femmes) firent leur apparition, favorisés par des
systèmes sophistiqués de communication et de contrôle externe. La
centralisation des fonctions de prise de décision pouvait aller de
pair avec des systèmes de productions fortement décentralisés et
même individualisés rendant plus difficile la communication entre
travailleurs et donc permettant d’affaiblir la conscience
collective et avec elle, la capacité d’action. Derrière les
illusions de la ville post-industrielle se cachent les réalités de
la ville nouvellement industrialisée.
Hong
Kong et Singapour sont des prototypes ramenés de force dans le monde
capitaliste avancé par voie de concurrence interurbaine dans le
cadre de la division spatiale du travail. Les médias nous ont
également accoutumés aux grands titres laissant espérer, même
pour des régions urbaines ravagées, une renaissance urbaine à
partir d’un rapiéçage fait d’ensembles de bureaux, de parcs de
loisirs, de centres commerciaux, et d’investissements dans de
nouveaux complexes immobiliers et dans la réhabilitation de
l’ancien. L’ambiance « branchée » et le dynamisme de certaines
villes sont tels que les réalités qui s’y cachent en deviennent
difficilement perceptibles. A New York, lieu extraordinaire d’une
centralisation gigantesque de pouvoir, d’impérialisme culturel, de
consommation ostentatoire et de réhabilitation spectaculaire au
profit des classes moyennes (Soho, Upper West Side, et même, au
moins en partie, Harlem), un foyer sur quatre vit de revenus
inférieurs au seuil de pauvreté et un enfant sur deux grandit dans
ces conditions. A Baltimore, l’offre immobilière abordable pour
une population dont la paupérisation continue de s’aggraver est
inférieure à ce qu’elle était dans les années 1960. Malgré
cela, Baltimore fait figure de modèle national et même
international de renaissance urbaine basée sur le tourisme et sur
une croissance de la consommation ostentatoire. Curieusement, la
pénurie de logement, la faim, le manque d’accès aux soins
médicaux et à l’éducation, les injustices de la redistribution
et les discriminations racistes, sexistes ou basées sur le lieu
d’habitation ne font plus la une des journaux, quand bien même la
situation est aujourd’hui pire qu’elle ne l’était dans les
années 1960 où l’on parlait alors de crise urbaine. Si la
question de la distribution ne disparaît pas tout à fait des
préoccupations, il s’agit en fait de restructurer les incitations
matérielles favorisant l’entreprise et d’affaiblir les
résistances syndicales dans l ’espoir de résoudre le problème,
non pas de réalisation de profit, mais de capacité de production en
perte de vitesse.
C’est
ce qui explique, dans divers pays capitalistes avancés (en
particulier en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis), les attaques
sauvages contre l’Etat providence. Cependant, la concurrence
interurbaine, en se concentrant sur les subventions aux grandes
entreprises et à la consommation des tranches salariales
supérieures, alimente ce processus de polarisation au niveau local
de manière tout à fait déterminante. L’urbanisation capitaliste
perd alors son visage humain et l’on en revient au style
d’urbanisation capitaliste que les politiques sociales keynésiennes
avaient si vaillamment tenté d’inverser après 1945. Les riches
sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres,
pas nécessairement parce que certains en auraient décidé ainsi
(même si certains, dans les milieux du pouvoir, en décident bel et
bien ainsi), mais parce que c’est le corollaire naturel des lois
coercitives de la concurrence. Et parmi les diverses dimensions d’une
concurrence renforcée, la concurrence interurbaine a un rôle
central à jouer.
L’urbanisation
du capital
Voilà
fort longtemps qu’Henri Lefebvre a démontré (sans avoir été
beaucoup suivi, il faut le reconnaître) que l’importance du procès
urbain pour la dynamique du capitalisme est bien supérieure à ce
que la plupart des commentateurs sont prêts à reconnaître. Le
travail que j’ai consacré ces dernières années à l’histoire
et à la théorie de l’urbanisation du capital témoigne de la
force du message de Lefebvre et ce, à plusieurs titres.
L’urbanisation
a toujours été affaire de mobilisation, de production,
d’appropriation et d’absorption d’excédents économiques. Dans
la mesure où le capitalisme n’en est qu’une version
particulière, on est en droit de penser que le procès urbain a une
portée plus universelle que l’analyse spécifique d’un
quelconque mode de production particulier. Bien des études en
urbanisme comparé ont, bien entendu, pris ce chemin. Mais en régime
capitaliste, l’urbanisation fait l’objet d’utilisations
spécifiques. Les excédents recherchés, mis en mouvement et
absorbés sont des excédents de produit du travail (appropriés
comme capital et s’exprimant habituellement sous forme de pouvoir
monétaire concentré) et de la capacité de travail (s’exprimant
comme force de travail sous forme marchandise). Le caractère de
classe du capitalisme détermine une certaine forme d’appropriation
et une séparation de l’excédent en deux formes contradictoires et
parfois mutuellement inconciliables : le capital et le travail. Quand
cet antagonisme ne peut être aménagé, le capitalisme doit enrichir
son répertoire de possibilités en recourant à des pouvoirs de
dévaluation et de destruction tant des excédents de capital que de
travail. Créatrice à bien des titres, particulièrement en matière
de technologie, d’organisation et d’aptitude à transformer la
nature matérielle en richesse sociale, la bourgeoisie doit aussi
assumer le fait déplaisant qu’elle est, pour reprendre les termes
de Berman [12], « la classe dirigeante la plus destructrice de
l’histoire de l’humanité ». Elle est maîtresse dans l’art de
la destruction créatrice. Le caractère de classe du capitalisme
modifie radicalement les conditions et la signification de la
mobilisation, de la production, de l’appropriation et de
l’absorption des excédents économiques. Le sens de l’urbanisation
en est aussi profondément modifié.
Lorsque
l’on est confronté à des catégories de ce genre, il est toujours
tentant d’en faire des « phases historiques » du développement
capitaliste. C’est, dans une certaine mesure, le cheminement que
j’ai suivi dans ce chapitre en abordant la mobilisation des
excédents dans la ville mercantile, la production d’excédents
dans la ville industrielle et l’absorption d’excédents dans la
ville keynésienne comme autant de pinces à linge auxquelles on peut
suspendre une description abrégée de l’histoire de l’urbanisation
capitaliste. Les choses sont toutefois plus compliquées et méritent
d’être nuancées. Même si l’accent se déplace,
l’appropriation, la mobilisation, la production et l’absorption
sont des moments toujours distincts d’un même processus intégré.
C’est leur relation d’interdépendance dans l’espace qui
compte. Une reconstruction de la dynamique spatiale et temporelle de
la circulation du capital dans le cadre des rapports de classes
propres au capitalisme signale les points d’intégration d’un
mode de production capitaliste. Mais comme on l’a vu pour
l’urbanisation dans la période de transition post-keynésienne,
toutes sortes de combinatoires stratégiques sont possibles étant
donné la forme particulière de l’organisation urbaine et de
l’économie dans le contexte de ses relations spatiales.
Même
si l’on a de bonnes raisons de présenter l’urbanisation comme
l’expression de tout ceci, il nous faut aussi reconnaître que
c’est par l’urbanisation que les excédents sont mobilisés,
produits, absorbés et appropriés et que c’est par le délabrement
urbain et la régression sociale que les excédents sont dévalués
et anéantis. Comme tout moyen, l’urbanisation détermine à sa
manière des visées et des résultats ; définit à sa manière des
possibilités et des contraintes et modifie les perspectives du
développement capitaliste comme celles de la transition vers le
socialisme. Le capitalisme doit s’urbaniser pour se reproduire.
Mais l’urbanisation du capital crée des contradictions. Le paysage
social et physique d’un capitalisme urbanisé est, par conséquent,
bien plus qu’un témoignage muet des forces transformatrices de la
croissance capitaliste et des mutations technologiques.
L’urbanisation capitaliste a sa logique propre et ses propres
formes de contradiction.
On
peut arriver à la même conclusion par un autre chemin. La thèse
qui est la mienne consiste à dire qu’il y a un immense intérêt à
examiner au plus près la grande complexité et le maillage
infiniment sophistiqué de la vie urbaine comprise comme élément
clé de tout ce qui peut être fondamental dans l’expérience
humaine, dans la formation de la conscience et l’action politique.
J’aborde ces questions beaucoup plus en profondeur dans
Consciousness and the Urban Experience, mais il me faut y consacrer
quelques brèves remarques ici. L’étude de la vie urbaine éclaire
une multiplicité de rôles, qu’il s’agisse d’ouvriers, de
patrons, de femmes au foyer, de consommateurs, d’habitants d’un
voisinage, de militants politiques, d’emprunteurs, de prêteurs,
etc. Ces rôles ne s’accordent pas nécessairement entre eux. Les
individus intériorisent toutes sortes de contraintes, de tensions et
les signes extérieurs de conflits individuels et collectifs ne
manquent pas. Mais l’urbanisation implique un certain mode
d’organisation humaine dans l’espace et dans le temps, mode qui
peut comprendre toutes ces forces discordantes non pas pour les
réconcilier, mais pour les canaliser vers les nombreuses
possibilités d’une transformation sociale tant créatrice que
destructrice. Il y a bien plus en jeu ici que de simples intérêts
de classes. Toutefois, l’urbanisation capitaliste présuppose la
possibilité de mobilisation du processus urbain au profit de
configurations à même de favoriser la perpétuation du capitalisme.
Comment cela ? La réponse abrégée consiste tout simplement à dire
que les choses ne se passent pas nécessairement ainsi. La forme de
l’organisation urbaine que le capitalisme implante ne s’adapte
pas nécessairement à tout ce que le mode de production lui impose,
et ce, pas plus que la conscience individuelle ou collective ne se
résume à une lutte des classes simple et polarisée.
Tels
sont les dilemmes qui se cachent dans les stratégies de survie
urbaine dans la transition post-keynésienne. La volonté de produire
des excédents à un endroit dépend de la capacité d’en réaliser
et d’en absorber à un autre. La mobilisation d’excédents par le
biais de fonctions de prise de décision présuppose qu’une
production devant faire l’objet de prises de décision existe. La
stabilité d’ensemble du capitalisme dépend de la cohérence de
ces intégrations. Cependant, les alliances de classes dans le cadre
de l’urbain (même lorsqu’elles sont elles-mêmes organisées de
manière cohérente) ne prennent pas forme et ne font pas stratégie
sur la base de questions de coordination aussi générales. Elles
entrent en luttes les unes avec les autres pour défendre le mieux
possible leurs propres actifs de bases et pour préserver leur
pouvoir d’appropriation par tous les moyens. Certes, le capital
financier et des grandes entreprises, et dans une moindre mesure, la
force de travail, se déplacent entre les entités urbaines (faisant
ainsi la vulnérabilité permanente des alliances de classes dans le
cadre de l’urbain). Ce qui ne garantit en rien une évolution
urbaine parfaitement adaptée aux exigences du capitalisme. Ceci fait
simplement apparaître la tension constante entre les divisions
sociales et spatiales de la production, de la consommation et du
contrôle.
La
concurrence interurbaine est donc un déterminant important de
l’évolution du capitalisme et joue un rôle fondamental (comme je
l’ai montré dans le chapitre 5) dans son développement
géographique inégal. Cette concurrence pourrait être perçue comme
potentiellement harmonieuse si Adam Smith avait eu raison de penser
que grâce à la main invisible du marché, l’égoïsme, l’ambition
et les calculs à court terme de chacun ont vocation à être à
l’avantage de tous au bout du compte. Mais là encore, c’est la
critique impitoyable que Marx fit de cette thèse qui a le dessus.
Plus la main invisible de la concurrence interurbaine est parfaite,
plus s’agrandit l’inégalité entre capital et travail sur fond
d’instabilité croissante du capitalisme. Sur le long terme, le
renforcement de la concurrence n’éloigne pas de la crise
capitaliste ; il y mène.
Qu’est-ce
donc que la transition post-keynésienne et vers quoi
s’oriente-t-elle ? Il n’y a pas de réponse automatique à cette
question. Les lois du mouvement capitaliste suivent la trace des
contradictions contraignant le capitalisme à évoluer, mais elles
n’en dictent pas les chemins. Notre géographie historique reste de
notre responsabilité. Mais les conditions dans lesquelles nous
cherchons à construire cette géographie sont toujours fortement
structurées et contraignantes. Du seul point de vue de la
concurrence interurbaine, par exemple, (et il faut reconnaître qu’il
s’agit là d’une simplification abusive que je n’essayerai même
pas de justifier) nombreux sont les indices de l’accentuation du
déséquilibre temporel sur fond de développement géographique
inégal soumis à de rapides mouvements de va-et-vient marqués par
des phénomènes de dévaluations sporadiques géographiquement
circonscrits, eux-mêmes accompagnés de sursauts d’accumulation
géographiquement circonscrits et encore plus sporadiques. Les
exemples, en l’occurrence, ne manquent pas. Aux Etats-Unis, les
villes du Sun Belt qui connurent des succès éclatants au moment du
boom énergétique après 1973 sont maintenant en crise à chaque
fois que baisse le prix du pétrole ; Houston, Dallas et Denver,
autrefois en pleine expansion, sont aujourd’hui confrontées à de
graves difficultés. Des hauts lieux de la haute technologie comme la
Silicon Valley virent rapidement au cauchemar pendant que New York,
au bord du gouffre au début des années 1970, se met d’un seul
coup à gagner des fonctions de prise de décision et même des
emplois industriels à main-d’oeuvre bon marché tournés vers le
marché local. Voilà le genre de revers de fortune susceptible
d’avoir lieu en cas de renforcement de la lutte interurbaine pour
la mobilisation, la production, l’appropriation et l’absorption
de surplus.
Mais
existe-t-il des indicateurs plus larges ? Aux Etats-Unis, l’accent
mis sur le contrôle et la consommation met la question de
l’appropriation au premier plan, devant la production, ce qui, sur
le long terme, crée de graves dangers géopolitiques dès lors qu’un
nombre croissant de villes deviennent des centres du mercantilisme
dans un monde où les possibilités de production rentable se
rétrécissent. Ce type de combinaison fragile, au niveau de l’Etat
nation, fut directement responsable des modes de répartition
déséquilibrés du développement géographique inégal
caractéristique de la grande période de l’impérialisme.
Et
c’est encore ce type de tension que l’on retrouve à la racine
des deux guerres mondiales. Cependant, la recherche de possibilités
de production rentable dans un environnement de concurrence renforcée
entre les entreprises, les régions urbaines et les nations signale
des transitions rapides dans les conditions socio-ethniques et
organisationnelles de production et de consommation. Ce qui laisse
augurer des remises en cause de toutes les structurations cohérentes
accomplies dans le cadre de l’économie urbaine, de dévaluations
significatives de nombre d’actifs infrastructurels physiques et
sociaux qui y ont été construits, et de l’instabilité menaçant
les alliances de classes dirigeantes.
Cela
implique aussi la destruction de nombreux savoir-faire traditionnels
du monde du travail, la dévaluation de la force de travail et
l’affaiblissement de fortes cultures de reproduction sociale.
Ramener le Tiers monde chez soi n’est pas une manoeuvre évidente
du point de vue de l’urbanisation d’inspiration keynésienne. Il
y a ici quelqu’ironie à ce qu’en s’engageant un peu trop
rapidement sur cette voie, le principe de crise inscrit dans le
capitalisme passe à nouveau pour un problème de sous-consommation.
Qu’en
est-il alors des possibilités de transition vers un autre mode de
production et de consommation ? A un moment où la lutte pour la
survie au sein du capitalisme domine la pratique politique et
économique comme la conscience, il devient plus difficile encore
d’envisager une rupture radicale et la construction d’une
alternative socialiste. Et pourtant, les incertitudes et instabilités
de la période (pour ne rien dire de la menace de dévaluation
massive et de destruction dans le cadre d’une réorganisation
interne, de confrontation géopolitique et d’effondrement
politico-économique) rendent la question plus cruciale que jamais.
L’alternative
ne saurait cependant se construire à partir d’un quelconque et
irréel modèle clefs en main. Elle doit être patiemment
retravaillée sur la base des transformations de la société telle
que nous la connaissons et en tenant compte de ses formes
particulières d’urbanisation. L’étude de l’urbanisation du
capital montre les possibilités et les contraintes nécessaires que
rencontre la lutte pour cet objectif. La géographie historique du
capitalisme a profondément contribué à donner forme à des
paysages physiques et sociaux. Ces paysages forment aujourd’hui les
ressources et les forces productives créées par l’humanité et
reflètent les rapports sociaux dont il faudra extraire des
configurations socialistes. Le développement géographique inégal
du capitalisme peut au mieux être lentement modifié et la
maintenance des configurations spatiales existantes (si
prépondérantes dans la reproduction de la vie sociale telle que
nous la connaissons) implique la poursuite de la structuration et de
la répétition des espaces de domination et de soumission, de
privilèges et de privations. La question absolument centrale est de
savoir comment sortir de cette logique sans détruire la vie sociale.
L’urbanisation du capital nous emprisonne de mille et une manières.
Tel le sculpteur, nous sommes nécessairement limités par la nature
du matériau dont nous tentons de tirer de nouveaux contours, de
nouvelles formes. Et il nous faut reconnaître que le paysage
physique et social du capitalisme tel qu’il se structure dans sa
forme particulière d’urbanisation, contient toutes sortes de
défauts cachés, d’obstacles et de préventions hostiles à la
construction d’un socialisme idéalisé.
Mais
le capitalisme est aussi destructeur, lui-même perpétuellement en
révolution, maintenant un équilibre précaire entre des valeurs et
des traditions qui lui sont propres et que nécessairement, il
détruit pour offrir de nouvelles possibilités d’accumulation. Ce
qu’Henry James appelait « le sacrifice réitéré pour le profit
pécuniaire » fait de l’urbanisation du capital un processus
étonnamment ouvert et dynamique.
L’urbain,
comme Lefebvre [13] se plaît souvent à le dire, est le lieu de
l’inattendu ; une multitude de possibilités y sont en latence. La
question est de comprendre ces possibilités et de se doter des
instruments politiques que leur exploitation nécessite. Les
tactiques de la lutte des classes doivent se montrer aussi fluides et
dynamiques que le capitalisme lui-même. Aux Etats-Unis par exemple,
le passage à un style d’urbanisation plus soumis aux exigences des
grandes entreprises dans la période de transition post-keynésienne,
ouvre un espace dans lequel les mouvements en faveur d’un
socialisme municipal sont plus à même de trouver leur place pour
constituer la base d’une lutte politique plus large. Mais pour
pouvoir se saisir de cette opportunité, une transition radicale est
nécessaire dans les politiques urbaines américaines qui doivent
renoncer aux fragmentations pluralistes pour aller vers des choix
relevant de la conscience de classe. Les obstacles que ce processus
rencontre, comme je l’ai montré dans Consciousness and the Urban
Experience, sont de taille précisément parce qu’ils sont inscrits
en profondeur dans les structures mêmes du capitalisme contemporain.
L’individualisme
de l’argent, la conscience de la famille et de la communauté, le
chauvinisme de l’Etat et des autorités locales font concurrence à
l’expérience des rapports de classes sur le lieu de travail et
créent une cacophonie d’idéologies discordantes que nous
intériorisons tous à des degrés divers. Mais même à présupposer
que c’est la conscience de la classe qui domine dans les rivalités
complexes de mouvements sociaux urbains, une autre dimension de la
lutte doit être prise en compte. On remarque, par exemple, que dans
les pays européens où le socialisme municipal a déjà remporté
des victoires et où des orientations politiques sont clairement
adoptées sur une base de classe, le pouvoir des grandes entreprises,
point d’appui de l’alliance de classes dans le cadre de l’urbain,
s’érode et cède la place à l’Etat nation qui permet à la
bourgeoisie de rester aux commandes plus facilement ; la distribution
des pouvoirs entre région urbaine, Etat et organes multinationaux,
est elle-même le résultat de la lutte de classes. La bourgeoisie
essaiera toujours d’éloigner l’autorité, les pouvoirs et les
fonctions des espaces qu’elle ne contrôle pas pour les installer
là où son hégémonie est incontestée. La tension entre ville et
Etat, que Braudel [14] juge si importante dans sa description de l
’émergence du capitalisme, est toujours d’actualité. Elle
mérite une attention plus grande dès lors qu’elle fait partie à
part entière des processus de luttes de classes entourant la
question de la survie du capitalisme et la production du socialisme.
Le capitalisme a survécu non seulement grâce à la production de
l’espace, comme nous le dit Lefebvre, mais aussi grâce à la
maîtrise du contrôle sur l’espace ; et ceci reste vrai tant au
niveau des régions urbaines qu’au niveau de l’espace global de
la dynamique capitaliste.
L’urbanisation
du capital n’est qu’un élément dans un ensemble complexe de
problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés dans notre
recherche d’une alternative au capital. Mais il s’agit d’un
élément vital. Comprendre comment le capital s’urbanise et les
conséquences de cette urbanisation est une condition nécessaire à
l’élaboration de toute théorie de la transition vers le
socialisme. Dans le paragraphe de conclusion de Social Justice and
the City, j’écrivais ceci :
« Un
urbanisme authentiquement humanisant reste à inventer. C’est à la
théorie révolutionnaire de trouver la voie conduisant d’un
urbanisme fondé sur l’exploitation à un urbanisme conçu pour
l’espèce humaine. Et cette transformation reste de la
responsabilité de la pratique révolutionnaire ».
L’objectif
n’a pas changé. Mais il vaudrait la peine de l’inscrire dans une
perspective plus vaste. Un mouvement qui lutte pour le socialisme
sans se poser la question de l’urbanisation du capital et de ses
conséquences est d’avance condamné à l’échec. La construction
d’une forme d’urbanisation proprement socialiste est aussi
nécessaire à cette transition vers le socialisme que l’émergence
de la ville capitaliste le fut pour la survie du capitalisme. Penser
les voies de l’urbanisation socialiste revient à énoncer les
conditions de l’alternative socialiste elle-même.
Et
c’est l’objectif que doit se fixer la pratique révolutionnaire.
David
Harvey
L'URBANISATION
DU CAPITAL
P.U.F.
| Actuel Marx
2004/1
- n° 35
Traduit
de l’anglais par Thierry Labica
NOTES
1. Gramsci
A., 1971. Selections from the Prison Notebooks. Trans. and ed. Q.
Hoare and G. N. Smith. London.
2.
Harvey D., 2000. The Limits to Capital. Londres, Verso. Chap. 10.
3. Harvey D., ibid., Chap. 10
4. Harvey D., ibid., Chap. 10
5.
Walker R. A., 1976. The Suburban Solution. PH. D. diss.. Department
of Geography and Environmental Engineering. John Hopkins University.
Baltimore ; Walker R.A., 1981. « A Theory of Suburbanization ». In
Urbanization and planning in capitalist society. Ed. M. Dear and A.
Scott. New York.
6.
Harvey D., 1985, Consciousness and the Urban Experience, Oxford,
Basil Blackwell,
chap. 5.
7. Smith N., 1990. Uneven Development : Nature, Capital and the Production of Space. Oxford, Basil Blackwell.
8.
Massey D. and R. Meegan, 1982. The Anatomy of Job Loss. London,
Routledge.
9.
Goodman R., 1982. The Last Entreprneurs. Cambridge MA, South End
Press.
10.
Cohen R., 1981. « The new international division of labor,
multinational corporations
and urban hierarchy ». In Urbanization and urban planning in capitalist
society. Ed. M. Dear and A. Scott. New York.
11.
Friedmann J. and G. Wolff, 1982. « World city formation : An agenda
for research
». In International Journal of Urban and Regional Research 6, pp.
309-44.
12. Berman
M., 1982. All That is Solid Melts into Air. New York, p. 100.
13.
Lefebvre H., 1974. La production de l’espace. Paris.
14.
Braudel F., 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme,
Paris, Armand
Colin.
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