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"Transformer un million de consommateurs clandestins en clients déclarés, en dépit de la simplicité de la formule, est une tâche extrêmement délicate, qui exige la rupture d’un « pacte socio-spatial » qui était en vigueur tacitement dans la ville."
Eduardo Tomazine Teixeira
La pacification des favelas de Rio de Janeiro :
une « contre-insurrection préventive » ?
Les
télégrammes de la diplomatie américaine divulgués par Wikileaks
prouvent que la politique de « pacification » des favelas
ressemble beaucoup à la doctrine contre-insurrectionnelle appliquée
par les États-Unis en Afghanistan et en Irak. Mais qui sont les
insurgés de Rio de Janeiro ? S’agit-il des narcotrafiquants,
dont le pouvoir des armes masque leur médiocre organisation et leurs
intérêts purement commerciaux ; ou au contraire, est-ce la
population des favelas qui fait l’objet de la « pacification » ?
Les
Unités de police pacificatrice (UPP) (la « version
officielle»)
À
partir de 2009, le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro a
développé un programme d’occupation permanente de favelas qui
représente une innovation importante par rapport à la politique
antérieure de confrontation (« guerre au trafic ») menée
depuis plusieurs décennies. Il s’agit des Unités de police
pacificatrice [Unidade de Polícia Pacificadora], des sortes de postes avancés de la Police militaire,
installés en permanence dans certaines favelas choisies pour leur
importance stratégique dans la ville. L’objectif premier de
l’installation de ces unités est, selon leurs responsables,
l’expulsion des bandes de narco-trafiquants qui auparavant
contrôlaient les favelas. Il s’agit de les empêcher de revenir
grâce à la présence ostensible de la police, à l’établissement
de liens étroits avec la population des favelas qui participe
collectivement au maintien de l’ordre, et à la mise en place de
services publics et privés dans ces communautés. À cet effet, tous
les policiers affectés dans les UPP viennent d’être formés, car
l’on cherche ainsi à éviter que la corruption notoire des soldats
qui font partie de la Police militaire de l’État ne « contamine »
la politique de « pacification ».
Ces
policiers, non seulement effectuent des patrouilles dans les favelas,
mais ils s’efforcent également de resserrer les liens avec la
population, en offrant des services bénévoles tels que des leçons
de sports et d’arts martiaux pour les enfants et des activités de
gymnastique aquatique pour les anciens. À partir de 2010, la Justice
de l’État a formé quelques policiers des UPP pour jouer le rôle
de médiateurs dans les conflits entre les habitants des favelas,
afin de remplacer la médiation qui était auparavant souvent exercée
par les narcotrafiquants.
Malgré
le constat de violences et d’abus d’autorité commis par des
policiers des UPP à l’égard des habitants des favelas
« pacifiées », le programme a été considéré comme un
grand succès dans la lutte contre la criminalité violente par ses
responsables, par la presse nationale et par la grande majorité de
la population carioca [2].
Celle-ci a participé à l’inauguration de chaque nouvelle UPP. À
l’heure actuelle, treize unités ont été mises en place, mais le
projet, selon les informations diffusées par le Secrétariat de
sécurité de l’État de Rio de Janeiro [3]
est d’installer 40 unités, couvrant 120 favelas de
l’agglomération, avant 2016, année où les Jeux olympiques se
tiendront dans la ville. L’effectif de la Police militaire devrait
alors augmenter pour passer de 32 000 policiers actuellement, à 64
000. [4].
Cependant, dans une ville qui compte environ mille favelas, il est
clair que les grands investissements correspondant à un doublement
de l’effectif policier en si peu de temps, pour n’occuper qu’une
faible partie des favelas, répondent à quelques objectifs bien plus
précis que l’extinction définitive de la criminalité violente
dans toutes les zones sensibles de Rio de Janeiro.
Les
implications économiques de la « pacification » des
favelas
Dans
un article publié récemment dans le bulletin électronique Passa
Palavra [5],
j’ai mis en relief certaines motivations économiques liées à la
mise en place des UPP dans plusieurs favelas cariocas. J’ai montré
que les autorités elles-mêmes, responsables de la politique de
sécurité publique dans l’État de Rio de Janeiro, énoncent
ouvertement, à plusieurs reprises, divers objectifs assignés à ces
Unités de pacification, comme la création d’une « ceinture
de sécurité » pour former un « corridor touristique »
dans la zone Sud et au centre ville, la viabilisation du projet de
« revitalisation » de la zone du Port (le projet Porto
Maravilha), la valorisation immobilière des alentours des favelas
« pacifiées » et la réorganisation des services privés
qui, dans ces lieux, étaient utilisés de façon clandestine. J’ai
montré également que le développement d’un mécanisme
d’occupation permanente des favelas selon le modèle des UPP
contraste sensiblement avec les incursions antérieures violentes du
bras répressif et corrompu de l’appareil de l’État. Il répond
aux exigences de la nouvelle dynamique mondiale de l’accumulation
capitaliste qui a trouvé dans les taux de croissance élevés des
pays de la semi-périphérie une planche de salut. J’ai expliqué
que non seulement l’État de Rio de Janeiro, soutenu par l’activité
pétrolière et son complexe industriel (public et privé) et par les
grands investissements du Gouvernement fédéral, mais aussi sa
capitale, avec son potentiel touristique et ses possibilités
d’accueil de grandes rencontres internationales, jouent un rôle
important dans la reprise de la croissance nationale et dans la
possibilité d’en tirer un profit politique. On voit se modifier la
situation de stagnation économique et de cacophonie politique qui
avait profondément affecté l’État et la ville de Rio de Janeiro
durant les décades 80 et 90. Durant cette période en effet les
fractions les plus destructrices du capitalisme avaient prospéré,
et imposé leur logique dans la capitale régionale, c’est-à-dire
le trafic d’armes et de drogues et « l’industrie de la
sécurité et de la peur », avec la prolifération d’ensembles
immobiliers protégés, de milices privées, de systèmes de caméras,
de voitures blindées, etc.
Puisque
l’économie aime les chiffres, j’apporte ici quelques données
qui nous aideront à mesurer le flux des capitaux qui dynamisent
actuellement l’économie de l’État de Rio. Selon une étude
intitulée Décision
Rio 2010-2012,
réalisée par la Fédération des industries de Rio de Janeiro
(FIRJAN), on prévoit 123 milliards de réals [6]
d’investissements dans l’État jusqu’à 2012, dont 74,9%
proviendront du secteur de la pétrochimie [7].
Toujours selon l’étude de la FIRJAN, ces investissements devraient
créer 360.000 emplois dans l’État et viendraient augmenter la
part de l’État de Rio dans le PIB du Brésil qui passerait de 13%
aujourd’hui à 20%. En ce qui concerne l’organisation de la Coupe
du monde en 2014 et des Jeux olympiques en 2016 à Rio de Janeiro, on
prévoit des investissements atteignant presque 30 milliards de réals
(13 milliards d’euros) [8],
pour la rénovation et l’agrandissement des aéroports, la création
de deux lignes de métro et de corridors express pour les autobus, la
construction d’équipements sportifs et de logements ainsi que
l’assainissement des lagunes et de la Baie de Guanabara. On estime
que la capacité hôtelière passera de 24 000 chambres à près de
50 000, et que le parc hôtelier de Rio augmentera de 15 à 20%
pendant le temps des Jeux olympiques.
Lors
d’une rencontre récemment organisée avec des centaines
d’entrepreneurs et de personnalités de la presse, au Harvard Club
de New York, le gouverneur Sérgio Cabral s’est employé à mettre
en valeur l’importance économique des UPP, en déclarant que « ce
combat contre la criminalité n’est pas seulement essentiel pour le
maintien de l’ordre et pour l’amélioration des conditions de vie
de la population de l’État, mais aussi un facteur décisif pour le
développement économique de Rio de Janeiro » [9].
Cependant,
les entrepreneurs perspicaces n’ont pas attendu la propagande du
gouverneur pour se rendre compte de l’énorme potentiel économique
ouvert par les UPP. La multinationale Procter et Gamble a déjà
installé une unité de production dans la favela Cidade de Deus, où
est implantée une UPP depuis deux ans. Elle a été encouragée par
un allégement de l’impôt IPTU (Impôt sur la propriété
immobilière et territoriale urbaine), et de l’ISS (Impôt sur les
services de toute nature, impôt municipal qui s’applique aux
prestations de services définis par la loi). Philips, de son côté,
a consulté le Secrétariat de sécurité de l’État pour savoir
s’il est prévu d’installer une UPP dans la favela de Dendê,
dans l’Ilha do Governador, car ladite entreprise se déclare
intéressée à construire une usine à cet endroit [10].
L’exemple de ces deux multinationales donne à penser que le
voisinage des favelas pacifiées offrirait un avantage stratégique
significatif pour le secteur industriel, en procurant des terrains à
prix réduit dans des zones centrales d’une métropole en
croissance économique et à peu de distance de ressources abondantes
de main-d’œuvre bon marché. C’est le contraire de la tendance
historique selon laquelle les entreprises se déplaçaient vers la
périphérie métropolitaine ou même sortaient de la ville en quête,
surtout, de terrains moins chers et d’avantages fiscaux.
Mais
la « pacification » des favelas n’est pas liée à la
valorisation capitaliste de Rio de Janeiro seulement parce qu’elle
crée le calme nécessaire aux affaires. Les quelque mille favelas de
la ville, avec près d’un million d’habitants, constituent un
énorme marché consommateur peu exploité. La collecte des impôts
de la ville n’est pas assurée, et la main-d’œuvre peu formée
constitue un handicap pour la croissance économique.
Ce
n’est pas par hasard que le site officiel du Programme de
pacification des favelas déclare que, après la police, vient
« l’invasion des services ». Il oublie seulement
d’indiquer qu’une telle « invasion » a été limitée
aux services payants, et avant tout à la normalisation de la
consommation électrique, de l’eau et de la télévision par câble.
Conscients du grand potentiel existant dans les favelas « pacifiées »
pour le commerce, les acteurs capitalistes ont créé, à
l’initiative de l’Association commerciale de Rio de Janeiro, un
Conseil d’entreprises privées et d’ONG.
Pour
ceux qui doutent encore de l’intérêt économique de la
« reconquête » des favelas par l’État, il vaut la
peine d’observer comment la diplomatie américaine évalue la
question. Dans un télégramme récent révélé par WikiLeaks, sous
le titre « Économie de la pacification des favelas », on
lit ce qui suit :
« Outre les aspects de sécurité liés au programme de pacification, sont aussi en jeu des intérêts économiques significatifs. Certains économistes ont prévu, dans le cas où toutes les favelas passeraient sous l’autorité de l’État de Rio, une augmentation de 90 millions de réals [39 millions d’euros] en nouvelles taxes sur les services et sur la propriété, qui alimenteraient le budget de la ville. Le président de la compagnie qui fournit l’énergie électrique à Rio, la Light, a estimé que l’économie de Rio de Janeiro pourrait croître de 38 milliards de reals [16 milliards d’euros] avec le développement du commerce et des nouveaux emplois. Selon André Urani, économiste de l’Institut de recherche sur le travail et la société (IETS), la Light perd au moins 200 millions de dollars par an à cause de la consommation clandestine d’énergie dans les favelas […]. Insistant sur le potentiel de marché dans les favelas, Urani a déclaré : “Imaginez les recettes que gagnerait la Light si elle parvenait à transformer le million de consommateurs illégaux de ses services en autant de clients” » [11].
De
consommateurs clandestins à clients déclarés : la
contre-insurrection déguisée en « pacification »
Transformer
un million de consommateurs clandestins en clients déclarés, en
dépit de la simplicité de la formule, est une tâche extrêmement
délicate, qui exige la rupture d’un « pacte socio-spatial »
qui était en vigueur tacitement dans la ville. Car en fait, l’espace
informel des favelas, dans les proportions qu’il a atteintes au
Brésil, ne montre pas seulement l’incapacité de l’État à le
réguler, mais manifeste surtout la nécessité de ce secteur
informel pour assurer la stabilité de notre système socio-spatial.
C’est seulement avec ce type de « compensation »,
c’est-à-dire l’exemption de paiement d’impôts sur la
propriété foncière (IPTU) ou de taxes sur la consommation de
services de base comme l’énergie électrique et l’eau, et
d’autres moins essentiels mais plus liés à la culture européenne,
comme la TV par cable, qu’il fut possible de continuer à rémunérer
très faiblement la main-d’œuvre par le capital ou par des liens
de clientèle de proximité (domestiques, portiers, forains, etc.),
et de ne lui apporter que très peu d’aide de l’État. C’est
seulement ainsi que fut obtenu également le maintien de la « paix
sociale », bien que cet état des choses ait laissé
inévitablement le champ libre au développement d’activités
criminelles localisées dans les zones sensibles, telles que le
commerce en gros de drogues que nous avons vu proliférer.
L’implantation
des relations capitalistes dans les favelas, outre le fait qu’elle
entraîne une redéfinition juridique du statut de ceux qui
consomment des services, présuppose, en effet, un changement dans la
dynamique territoriale de ces lieux. Il ne s’agit pas seulement de
l’expulsion d’acteurs socio-économiques concurrents, comme les
narcotrafiquants, mais il s’agit surtout d’accepter une asymétrie
entre les devoirs et les droits, qui se traduira par l’augmentation
du coût de la vie dans la favela et par une nouvelle discipline
imposée par l’appareil de répression de l’État. Finalement,
même les taux actuels de croissance économique du pays ne suffisent
pas pour intégrer dans le circuit normal de l’économie, du jour
au lendemain (mot d’ordre de la « pacification »), la
masse des travailleurs des favelas « pacifiées ». De
plus, l’État est incapable, selon le modèle économique actuel,
d’investir suffisamment en si peu de temps pour remédier aux
déficiences historiques de l’infrastructure technique et sociale
de ces zones sensibles. Le défi majeur de la valorisation
capitaliste des favelas au moyen d’une occupation permanente du
terrain par la police n’est donc pas la menace d’une
contre-offensive des narcotrafiquants délogés, mais de faire en
sorte que les résidents acceptent les termes de la situation
nouvelle qui leur est imposée, « leur pacification ».
Ce
n’est pas pur hasard si la diplomatie des États-Unis reconnaît
des similitudes entre le Programme de pacification des favelas et la
politique de contre-insurrection appliquée par les États-Unis en
Afghanistan et en Irak, comme le montre le télégramme suivant
révélé par WikiLeaks :
« Le Programme de pacification des favelas reprend certaines des caractéristiques de la doctrine et de la stratégie de contre-insurrection des États-Unis en Afghanistan et en Irak. Le succès du programme dépendra en dernière instance, non seulement d’une coordination effective et durable entre la police et les autorités de l’État et de la ville, mais également de l’acceptation par les habitants des favelas de la légitimité de l’État […]. L’autre facteur significatif pour le succès du projet est la manière dont les habitants des favelas assumeront leurs responsabilités civiques, telles que le paiement des services et des impôts légaux. Le lieutenant du BOPE [12], Francisco de Paula, qui est aussi un résident de la favela Jardim Batam (favela contrôlée par des « milices » avant l’UPP), nous a raconté que beaucoup de membres de sa communauté résistaient à l’idée de devoir payer des tarifs plus élevés pour des services comme l’électricité et l’eau, naguère obtenues par piratage. Carvalho a dit aussi que ses officiers constataient une confusion généralisée chez les habitants qui jusque là payaient l’électricité et la télévision par cable fournies par des sources clandestines. “Il est très difficile pour eux de penser que dorénavant il faudra payer des services qu’ils obtenaient auparavant à moindre coût ou même gratuitement”, a-t-il dit. Carvalho s’est aussi plaint de la mentalité dominante chez les habitants des favelas qui ont vécu pendant des dizaines d’années sous le contrôle de groupes de narcotrafiquants. “Cette génération est perdue”, a-t-il ajouté. “Nous avons besoin de nous concentrer sur les enfants par des programmes de sport et d’éducation” » (souligné par moi) [13].
Dans
un autre passage, le même télégramme relate les difficultés
rencontrées par la police dans cette situation :
« Carvalho a expliqué, par exemple, que ses officiers ont eu à maîtriser une manifestation dans la favela du Chapéu Mangueira/Babilônia, où les habitants se plaignaient de ne pas recevoir les mêmes avantages que ceux octroyés dans d’autres favelas “pacifiées”. Carvalho rendit le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro responsable des déficiences constatées dans la fourniture de services essentiels, en disant : “Il n’y a pas de services ici, et l’État n’est pas suffisamment organisé pour les fournir”. Les représentants des favelas, qui pourtant appuient généralement le programme de pacification, mentionnent toujours la nécessité de nouveaux programmes sociaux et de services essentiels » [14].
L’auteur
du télégramme conclut ainsi :
« Comme dans la contre-insurrection, la population de Rio de Janeiro est le véritable centre de gravité […]. Un des principaux défis du projet est de convaincre la population de la favela que les bénéfices obtenus en se soumettant à l’autorité de l’État (sécurité, propriété reconnue de la terre, accès à l’éducation) sont plus importants que les coûts (taxes, facturation des services, obéissance civile). Comme dans le cas de la doctrine de contre-insurrection états-unienne, il ne faut pas nous attendre à des résultats immédiats […]. Si néanmoins le programme parvient à conquérir « les esprits et les cœurs » dans les favelas et s’il continue à bénéficier de l’appui effectif du gouverneur de l’État et du préfet de la ville, ainsi que du soutien des entreprises privées, attirées par la perspective de réintégrer un million de résidents des favelas dans les circuits commerciaux, alors ce programme pourra refaire le tissu économique et social de Rio de Janeiro. Pour y parvenir, un poste (diplomatique) travaillera aux côtés des autorités de l’État concernées pour faciliter les échanges, les séminaires et les partenariats » [15].
Intrigué
en apprenant que la diplomatie des États-Unis voit de nettes
similitudes entre la « pacification » des favelas à Rio
de Janeiro et la doctrine de contre-insurrection états-unienne en
Irak et en Afghanistan, j’ai fait une rapide enquête sur cette
doctrine. J’ai trouvé, dans la Military Review, un
article du général Huba Wass de Czege, intitulé de façon
suggestive : « Comment garder ses amis et conquérir des
alliés », où l’auteur explicite très clairement les
spécificités de la doctrine.
« Les techniques de contre-insurrection les plus rigoureuses de la Guerre froide et d’autres époques dans l’histoire sont obsolètes – y compris les déplacements forcés de populations, l’enrôlement obligatoire de la population locale dans les forces de sécurité, la généralisation de l’interdiction de circuler et même les menaces de mort envers les civils pour qu’ils se rangent du côté du gouvernement. La couverture omniprésente des médias jointe à une propagande habile faite par les insurgés a mis fin à ces tactiques qui avaient fonctionné dans les forêts obscures des Philippines, de Java occidental, de Malaisie, du Vietnam et d’autres lieux. Car l’emploi de ces tactiques aujourd’hui entraînerait la perte d’alliés et une condamnation internationale, et empêcherait d’atteindre des objectifs nationaux vitaux par ailleurs. Cependant, isoler la population des insurgés reste un principe consacré dans les opérations de contre-insurrection. Comme il n’est plus possible de déplacer des villages entiers vers des lieux plus faciles à contrôler, il faut disposer d’un nombre toujours plus grand de soldats et de policiers. La nouvelle doctrine de contre-insurrection, fondée sur de nombreuses études historiques, enseigne que le contrôle et la protection de la population pendant les périodes de troubles, comme pendant une révolte déterminée, exigent 20 soldats pour assurer la sécurité de 1000 habitants.
Les soldats doivent être capables de distinguer les étrangers, de vivre au milieu de la population locale, d’être présents la nuit et de se faire respecter par les insurgés. Les effectifs nécessaires pour cela ne paraissent pas raisonnables pour un observateur occidental habitué à des niveaux de contrôle policier d’environ 3 hommes pour 1000 personnes en temps normal […]. Avec l’évolution des choses, l’objectif des relations publiques militaires vis-à-vis de la population locale est d’offrir un récit cohérent et digne de foi du succès, du progrès et des conséquences positives, qui aille au-delà de la seule présence physique du commando. Étant donné la nature des opérations militaires, cet élargissement de la portée des opérations représente un travail difficile, mais il est de plus en plus essentiel pour le succès. » [16]
Que la
« pacification » ressemble beaucoup à la doctrine de
contre-insurrection, je n’en doute aucunement. Reste à savoir qui
sont les insurgés à Rio de Janeiro pouvant justifier l’emploi
d’effectifs qui « ne paraissent pas raisonnables pour les
Occidentaux ». Nous savons très bien que les narcotrafiquants
ne sont pas des insurgés, mais des criminels insérés dans la
partie la plus vulnérable du circuit international du commerce de
drogues et d’armes. Bien qu’ils agissent au mépris de la loi, de
tels criminels ne remettent pas en question l’institution étatique,
ils ne cherchent pas à imposer un nouveau gouvernement, ils n’ont
pas de prétentions politiques. Ce ne sont donc pas des insurgés.
Bien que les bandes de narcotrafiquants défient le monopole que
détient l’État ou ses délégués sur l’emploi légitime de la
violence dans les micro-territoires que sont les favelas, il ne
semble pas que ce soit la raison pour laquelle l’État brésilien
ait renoncé à certaines de ses fonctions, comme la fourniture
d’infrastructure technique et sociale adaptée, la régularisation
de l’emploi des terrains qui permettrait légitimement de collecter
les impôts correspondants, ou encore la capacité de gérer des
conflits : il n’y a, encore aujourd’hui, pas de
commissariats (ni d’unités mobiles) dans les favelas, ce qui
signifie que le bras civil de la police n’est pas représenté dans
ces lieux. Au contraire, il est facile de présumer que le
non-exercice de telles fonctions a exposé l’État à voir son
autorité contestée dans les favelas.
En
outre, après deux années de mise en place des UPP, nous n’assistons
à aucune contre-offensive des narcotrafiquants pour reprendre le
contrôle des favelas dont ils ont été expulsés, de sorte que le
recours à un effectif si important de policiers pour le contrôle
quotidien des favelas « pacifiées » ne paraît pas
raisonnable, selon le terme employé par le général de Czege. Mais
peut-être est-il parfaitement raisonnable si nous considérons que
la population des favelas, cette « génération perdue »,
pour parler comme le lieutenant du BOPE, est potentiellement
insurgée. Comme nous n’avons pas de véritable ennemi intérieur
au Brésil, le problème est de contrôler de près la population
opprimée pour qu’elle assume ses « responsabilités
civiques », c’est-à-dire pour que les habitants des favelas
acceptent de payer les factures et les taxes en attendant une
contrepartie hypothétique en services publics gratuits. Et il faut
les persuader (eux et toute la société) qu’une présence
policière et des contrôles aussi importants se déploient
uniquement pour éviter le retour de la présence ostensible des
bandes armées de narcotrafiquants. Voilà la « doctrine de la
pacification », qui a été initiée en Haïti dans les rues
« sombres » de Port-au-Prince (où il n’y a pas non
plus d’insurgés, mais des pauvres complètement privés de
services publics), loin de la « couverture omniprésente des
médias ». Elle est mise en oeuvre dans les favelas de Rio de
Janeiro, où les relations publiques de l’armée, de la police et
du gouvernement de l’État, ainsi que les grands médias,
s’efforcent d’offrir « un récit cohérent et digne de foi
du succès, du progrès et des conséquences positives du programme,
qui va au-delà de la seule présence physique du commando » De
Rio de Janeiro, on peut facilement imaginer que la « doctrine
de la pacification » soit exportée vers d’autres métropoles
(semi)périphériques, là où l’intégration de nouvelles couches
de la population pauvre dans le système capitaliste réclamera une
rupture brutale avec d’autres stratégies de survie.
Eduardo
Tomazine Teixeira
A
“doutrina da pacificação”
janvier
2011
Via
:
AlterInfo
America Latina
Notes
[5]
Article (en portugais) intitulé « Unités de police
pacificatrice : que sont-elles, à quelles demandes
répondent-elles et quels défis posent-elles aux mouvements
sociaux ? », disponible sur Internet aux
adresses http://passapalavra.info/?p=25554,
ethttp://passapalavra.info/?p=25791.
[11]
Viewing cable 09RIODEJANEIRO329, « Counter-insurgency doctrine
comes to Rio’s favelas », disponible
sur http://wikileaks.ch/cable/2009/09/0....
[12] Batalhão
de Operações Policiais Especiais,
c’est-à-dire, en français, Bataillon des opérations spéciales
de police.
[16]
Général Huba Wass de Czege, 2009 : « Como manter amigos
e conquistar aliados ». In : Military
Review.
Septembre-octobre, p. 62-73. Disponible sur Internet à
l’adresse :http://usacac.army.mil/CAC2/Militar....
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