Félix
Guattari
Tokyo
l'orgeuilleuse
Hokoritakaki
Tokyo*
janvier
1986
Des
cubes lumineux au sommet des buildings [2]. Pour baliser le ciel,
interpeller
les dieux ? Plus sûrement par orgueil, à la manière des tours
médiévales
de Bologne.
—
Cette
inimitable attention de votre interlocuteur japonais qui, tout
à
coup, vous fait vous sentir digne de considération et vous induit à
la
tentation
mimétique — irrésistible quoique sans espoir — d’appréhender
—
Puis,
au détour d’une insaisissable transgression, le rejet et l’abandon
sur
les rivages d’une ultime vacuité. Orgueil, douceur et violence
à
fleur de regard.
—
Paradoxe
des valeurs féminines et maternelles omniprésentes mais si
rigoureusement
circonscrites et refoulées.Ostentation de leur répression.
—
Les
high ways, par trois étages de béton, qui enjambent la
villemosaïque,
cuisses
écartées à la façon des héros kabuki écrasant tout sur
leur
passage. Le parachutage quotidien des mille habitants supplémentaires
et
des cent entreprises conquérantes ; le laminage absurde
du
patrimoine urbain.
—
Au
risque de leur vie, je ne sais combien d’« alpinistes »
gravissent,
chaque
année, les pentes les plus inaccessibles de l’Himalaya. Je me
souviens
seulement
que plus de la moitié d’entre eux sont japonais.
—
Qu’est-ce
qui fait courir les Japonais ? L’attrait du gain et du luxe,
la
crainte du manque marquée du fer dans les mémoires, ou d’abord
la
passion d’« être dans le coup », ce que j’appelle : l’éros
machinique !
—
Devenir
enfant du Japon ; devenir japonais de nos futures enfances.
—
À
ne surtout pas confondre avec l’infantilisme capitalistique et ses
zones
d’hystérie collective telles que le syndrome du puérilisme «
kawaii »,
la
lecture-drogue des Mangas ou l’envahissement de la musique-loukum
— à
mon gré, la pire des pollutions.
—
Toutes
les vogues de l’Occident ont gagné, sans résistance, les rivages
de
ces îles. Mais jamais la vague de la culpabilité judéo-chrétienne
qui
irrigue
notre « esprit du capitalisme », n’est parvenue à les submerger.
Le
capitalisme japonais serait-il un mutant, résultat du croisement
monstrueux entre les puissances animistes héritées du féodalisme —
dès l’époque des régimes du « Baku-han » — et les puissances
machiniques de la modernité auxquelles, ici, tout paraît devoir
faire retour ?
—
Intériorités
extranéisées ; extériorités rebelles aux réductions signifiantes
univoques.
Peuple des surfaces engendrant de nouvelles profondeurs,
de
sorte que le dedans et le dehors n’entretiennent plus les rapports
d’opposition exclusive auxquels les occidentaux sont accoutumés et
que les matières signalétiques propres à la texture de la
subjectivité se trouvent inextricablement liées aux composantes
énergéticospatio-temporelles du tissu urbain.
—
Malgré
les boursouflures cancéreuses qui menacent à tout instant
de
l’étouffer, Tokyo laisse transparaître, sous de multiples
aspects, ses
anciens
territoires existentiels et ses affinités ancestrales entre
microcosme
et
macro-cosme. C’est apparent au niveau de ses configurations
primaires
— dont une admirable exploration onirique nous a été proposée
par
Abé Kobô dans son roman Le plan déchiqueté— comme dans
le
comportement moléculaire de ses foules qui paraissent traiter les
espaces
publics comme autant de domaines privés.
—
Suffirait-il
de dire que les anciennes surfaces du Yin et du Yang, du
cru
et du cuit, de l’iconicité analogique et de la discursivité «
digitale »
parviennent
encore à entrer dans le prolongement les unes des autres ?
Ou
encore que le cerveau japonais accommode, aujourd’hui, son côté
droit
ou toute autre fadaise boiteuse et malfaisante à laquelle se
complaisent
nombre
d’anthropologues ?
—
Des
approches différentes, moins archaïsantes, moins simplificatives,
pourraient
peut-être nous ouvrir à une meilleure intelligibilité de la
figure
présente de cet orgueil japonais, de cette affirmation manichéiste
qu’on
voit partout affleurer dans le phallocratisme régnant, dans une
volonté
d’exploit poussée, quelquefois jusqu’à l’absurde, dans cette
puissance
tyrannique
de la honte associée à toute infraction aux signes extérieurs
de
la conformité dominante.
—
Et
si ce culte de la norme, ce « canonisme » cultivé comme des beaux
arts,
recelait une hétérodoxie foncière, de secrètes dissidences ? Et
s’il
n’était
que le masque et le support de voies de singularisations
imperceptibles
— à
tout le moins aux regards occidentaux ?
—
Mandalas
déterritorialisés des gestes intimes de la similitude ; jouissances
inavouables
du respect de l’étiquette, de la ponctualité, de la soumission
aux
rituels qui évacuent le vague à l’âme, circonscrivent l’errance
de
l’intentionnalité floue... Petites différences à partir
desquelles
prolifèrent
— loin des équilibres moîques [sic] — les grandes
projectualités
collectives.
—
Mais
piège, aussi bien, des ces machineries capitalistiques moléculaires
qui,
pour détourner provisoirement les élites japonaises de l’hédonisme
territorialisé
des bourgeoisies historiques, ne les en menacent
pas
moins de sombrer, une fois encore, dans une volonté de puissance
mortifère.
—
À
l’invitation du « Comité d’action et d’entraide » de Sanya
[3], pèlerinage
au
lieu où les Yakuzas assassinèrent Mitsuo Sato, ce cinéaste
progressiste
qui
enquêtait sur le Japon des non-garantis, des précaires et
des
réfractaires.
—
Remarque
d’Abé Kobô sur le fait que Sanya est peut-être moins
représentatif
d’une
misère absolue que d’un refus sans appel de l’ordre existant.
Lui-même
déclare qu’il se voudrait « digne de Sanya ».
—
Vertige
d’une autre voie japonaise : Tokyo renonçant à être la capitale
de
l’Est du capitalisme occidental pour devenir la capitale du Nord
de
l’émancipation du Tiers Monde.
—
NOTES
(*)
Texte daté manuscritement par Félix Guattari du 2 janvier 1986.
Publié en japonais sous le titre « Hokoritakaki Tokyo » in
Guattari, Gen Hiraï, Akira Asada, Kenichi Takeda, Tokyo Gekijou
:Gatari,Tokyo wo yuku,UPU, 1986. Source : Fonds Félix Guattari, Archives IMEC. © Enfants Guattari — Merci aux enfants de Félix
Guattari d’avoir autorisé la publication de ce texte. Merci
également à Olivier Corpet et José Ruiz.
(2)
Référence à une architecture, Kirin Plaza, construite par
Shin Takamatsu à Osaka.
(3)
Sanya est un district de Tokyo où vivent de nombreux sans abris.
Félix
Guattari
TOKYO
L'ORGUEILLEUSE
Assoc.
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Photo : Japon : un Jour une photo
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