Les intellectuels,
le défi maoïste et la répression en Inde
Alors que le premier ministre Manmohan Singh et son gouvernement doivent faire face à une vague de protestation contre la corruption, les opérations militaires contre la guérilla maoïste et les peuples tribaux suscitent une grande indignation. Même la Cour suprême a dû rappeler au pouvoir les valeurs constitutionnelles. Malgré leurs méthodes, souvent violentes, les naxalites reçoivent l’appui d’intellectuels de gauche de plus en plus nombreux.
Naïké
Desquesnes et Nicolas
Jaoul
Le
Monde diplomatique | octobre 2011
Annoncée
en octobre 2009 par le ministre de l’intérieur Palaniappan
Chidambaram, l’opération « Green Hunt » (« traque verte »)
entend éradiquer l’insurrection maoïste — aussi appelée
naxalite — dans les zones forestières et tribales du centre de
l’Inde. En plus de six mille cinq cents civils suppléants de
police (special police officers) de la milice Salwa Judum («
chasseurs de paix »), active dans le Chhattisgarh, cinquante mille
paramilitaires ont été déployés dans cinq Etats-clés de
l’insurrection : Jharkhand, Chhattisgarh, Bihar, Orissa et
Bengale-Occidental. L’approche sécuritaire qui accompagne le
discours officiel sur la croissance économique exacerbe ainsi la
posture autoritaire qui a caractérisé historiquement le
développement indien, souvent au détriment des populations et de la
démocratie locales.
La
communication gouvernementale, largement relayée dans les médias,
présente « Green Hunt » comme une nécessaire étape de
pacification en vue du développement. Cependant, les prises de
position de certains intellectuels montrent un regain de vigilance et
de suspicion à l’égard d’un modèle néolibéral qui
s’accompagne de graves violations des droits humains. Or le
potentiel minier de la région est tel que le gouvernement et les
milieux économiques misent aujourd’hui sur ces projets
d’extraction pour atteindre leur objectif de croissance à deux
chiffres.
Dès
l’annonce de « Green Hunt », le cri d’alarme des intellectuels
laissait présager un basculement des forces progressistes en faveur
des naxalites, alors même que le choix de la clandestinité et la
radicalisation récente de ces derniers avaient accru leur isolement
par rapport au reste de la société. Sumanta Banerjee, historien du
naxalisme, nous explique : « Nous sommes arrivés à un point où
les intellectuels indiens ne peuvent pas rester neutres. Même s’ils
ne sont pas d’accord avec la tactique des maoïstes, ils doivent
s’opposer aux politiques d’industrialisation prédatrices menées
par le gouvernement, qui conduisent à confisquer des hectares de
terres fertiles, à détruire des rivières et à faire fuir des
milliers de villageois de leur lieu de vie. » De manière plus
générale « la résistance armée des maoïstes et celle, non
violente, des gandhiens se rejoignent dans une opposition claire au
modèle néolibéral de développement que défend l’Etat indien ».
Au
nom de la lutte contre le terrorisme
En
l’absence des maoïstes, la forte médiatisation du conflit tend à
assigner aux intellectuels de gauche invités par les médias une
position de porte-parole malgré eux, alors même qu’ils ne font
que soutenir la cause tribale et dénoncer des injustices. Mettant en
avant leur qualité de « citoyens concernés », ils montrent qu’ils
continuent à croire en un modèle équitable de développement.
Leurs inquiétudes semblent trouver un écho au sein des
institutions. C’est ce que confirme le jugement de la Cour suprême
du 5 juillet dernier : il déclare anticonstitutionnel le recours aux
special police officers, exige le désarmement immédiat des jeunes
recrues de la milice et impose au gouvernement central de cesser de
la subventionner (lire « Polémiques autour de la Cour suprême »).
Le gouvernement de New Delhi est accusé de faire « une
interprétation totalement erronée de ses responsabilités
constitutionnelles ».
Ce
rappel à l’ordre de la part de la plus haute autorité n’aurait
pas pu intervenir sans l’initiative de citoyens qui ont déposé
une plainte contre l’Etat du Chhattisgarh, en 2007, pour atteinte à
l’intérêt public. A leur tête, Nandini Sundar, la jeune
directrice du département de sociologie de la Delhi School of
Economics et doyenne de la faculté des sciences sociales de
l’université de Delhi, a donc réussi son pari citoyen. A présent
saluée de toutes parts, cette bataille juridique a été menée avec
un sentiment d’isolement, voire de mépris de la part d’une
gauche plus radicale, enthousiasmée par la lutte armée. La très
médiatique écrivaine et militante écologiste Arundhati Roy, bien
qu’elle n’approuve a priori ni le projet politique des maoïstes
ni leurs méthodes, est ainsi revenue sur ses positions non
violentes, dont elle nie la pertinence dans un contexte de guerre
civile. Son séjour dans la forêt avec les rebelles, qu’elle a
relaté dans un récit de trente-deux pages paru en mars 2010 dans
Outlook, l’un des grands hebdomadaires nationaux, a suscité la
controverse (1). Contemptrice acerbe du mode de vie consumériste des
couches moyennes, elle oppose à leur égoïsme de classe les idéaux
politiques qui animent cette rébellion, cristallisant de ce fait sur
sa personne l’animosité ambiante à l’égard des intellectuels.
Alors
qu’elle se montre critique envers les naxalites dans d’autres
articles — toujours dans Outlook, en octobre 2010, elle fustigeait
par exemple un modèle politique autoritaire et l’absence de
programme écologique clair —, elle donne dans « Walking with the
comrades » la parole aux villageois ayant rejoint la People’s
Liberation Guerrilla Army. Cet exercice de « journalisme embarqué »
présente pour la première fois la version des guérilleros et offre
une vision qualitative du conflit, systématiquement ignorée par les
médias indiens au profit d’une approche souvent réduite au bilan
des victimes et à un assemblage de termes anxiogènes issus de la
sémantique officielle (« zones infestées », « éradication », «
menace maoïste », etc.). Alors que les maoïstes ont été
qualifiés en 2004 de « plus grave menace de sécurité intérieure
» par le premier ministre Manmohan Singh, l’écrivaine dresse,
avec un romantisme assumé et une désinvolture élégante, le
portrait d’une armée de pauvres. « Gandhi, sors ton flingue ! »,
lance-t-elle, avec son sens de la formule iconoclaste, résumant sa
démarche face au mépris officiel de l’écologie et de
l’humanisme.
Réfugié
à New Delhi pour échapper à la loi sécuritaire d’exception
adoptée en 2005 par l’Etat du Chhattisgarh, le militant gandhien
Himanshu Kumar a lui aussi révisé ses convictions non violentes.
Elevé dans un ashram en Inde du Nord par des parents adeptes de
Mohandas Karamchand Gandhi, il s’était installé dans le district
de Dantewada, bastion maoïste, afin de « tester réellement la
force de la non-violence (2) ». En mai 2009, son ashram, qui sert de
centre social et médical à la population locale, est détruit par
des centaines de policiers et de paramilitaires du gouvernement
central. Motif présumé de cette attaque : son travail d’assistance
légale, qui a permis à six cents aborigènes indiens de porter
plainte contre les exactions de la milice, et le fait qu’il
accueille des membres d’organisations non gouvernementales (ONG)
venus enquêter sur les exactions. Agressé alors qu’il avait tenu
à conserver sa neutralité dans le conflit, il justifie désormais
la résistance armée.
Après
une phase de factionnalisme intense, l’aile dure du mouvement
naxalite, né à la fin des années 1960 à la suite de la révolte
tribale de Naxalbari, s’est réunifiée en 2004 sous le nom de
Parti communiste indien maoïste (PCI-m), autour d’un programme de
lutte armée à partir des zones tribales du centre de l’Inde (3).
Dans le contexte de l’après-11-Septembre, les autorités ont relié
la question naxalite à la problématique internationale du «
terrorisme » : un moyen commode de justifier leur approche purement
sécuritaire d’un problème structurel, à la fois économique,
social, environnemental et politique. Poursuivant dans cette logique,
certains dépositaires de l’autorité officielle cèdent parfois à
la tentation dangereuse de criminaliser les intellectuels et les
membres d’ONG les plus ouvertement engagés, en dénonçant leur
prétendu soutien à des « terroristes ». L’exemple le plus
célèbre est celui du « médecin aux pieds nus » et militant des
droits humains Binayak Sen, qui, en dépit d’une importante
campagne internationale en faveur de sa libération, a passé deux
ans derrière les barreaux. La Cour suprême a invalidé en avril
2011 sa condamnation à perpétuité par la haute cour du
Chhattisgarh pour « sédition et complot » avec les maoïstes,
condamnation fondée sur les visites médicales qu’il avait
effectuées à la prison de Raipur auprès d’un prisonnier maoïste.
De
la même manière, à New Delhi, en mars 2010, le président de
l’université Jawaharlal-Nehru, un bastion de la gauche
universitaire où se forment de nombreux militants et futurs cadres
marxistes, a tenté de censurer certaines activités culturelles et
politiques sur le campus, pour finalement échouer face à la
mobilisation et aux violences politiques entre pro et anti-« Green
Hunt ». « Les réunions publiques, projections de film et
expositions ne seront autorisées que dans la mesure où elles ne
compromettent pas l’intégrité, l’harmonie et la sécurité
nationales », stipulait la circulaire, qui visait le Forum Against
War on People.
Dans
les milieux marxistes, la rébellion maoïste ravive une tension
historique entre partisans de l’insurrection armée et légalistes.
Depuis quelques années, le soutien des intellectuels marxistes au
communisme parlementaire du Parti communiste indien marxiste (PCI-M)
s’est considérablement érodé en raison de sa politique favorable
à l’implantation de multinationales au Bengale-Occidental, où il
a perdu les élections de mai 2011 après avoir gouverné durant plus
de trois décennies (4). En mars 2007, à Nandigram, la répression
violente contre les opposants à une zone économique spéciale, qui
fait quatorze morts, suscitait un tollé dans l’opinion publique.
La
radicalisation de la gauche indienne gagne également à être
analysée au prisme du sentiment nationaliste. L’opposition au
néolibéralisme ravive en effet un sentiment anti-impérialiste. La
résistance armée des populations tribales parvient à cristalliser
un vieil idéal de souveraineté populaire qui imprègne la
contestation en Inde depuis les luttes anticoloniales. L’insurrection
actuelle fait ainsi écho aux luttes paysannes qui ont marqué la
gauche universitaire et alimenté sa critique du nationalisme indien
et de son caractère bourgeois, après avoir été redécouvertes par
le courant historiographique des subaltern studies. Les défenseurs
de la cause tribale ou adivasi (littéralement, les « habitants des
origines ») soulignent également une différence fondamentale avec
les luttes sécessionnistes des dernières décennies, situées dans
des régions à proximité des frontières, comme le Cachemire, le
Pendjab ou le Nord-Est. Contrairement à ces dernières, les forêts
du Dandakaranya sont au cœur du territoire national. De même,
l’Etat indien s’est posé dès l’indépendance en protecteur
des populations tribales dont le mode de vie est menacé par la
modernisation. A bien des égards, l’aborigène incarne dans
l’imaginaire nationaliste cet « autre de l’intérieur », à la
fois archaïque, vulnérable et authentique, suscitant dans les
classes moyennes urbaines un mélange de mépris et de mauvaise
conscience.
La
dénonciation des coûts humains et écologiques induits par
l’industrialisation forcée de leurs territoires confère dès lors
un nouveau poids moral à la critique de la loi de 2005 sur les zones
économiques spéciales. Invoquant une atteinte à la souveraineté
nationale, les critiques de ce nouveau modèle de développement font
vibrer la corde émotionnelle. Ils assimilent le renoncement au
modèle socialiste qui imprégnait la rhétorique officielle de
l’indépendance à la trahison d’une promesse symbolique : celle
de tourner résolument le dos à un passé d’exploitation au profit
d’une puissance étrangère. Ils pointent ainsi le lien entre
exploitation capitaliste et colonialisme, jadis au centre de la
critique anticoloniale du drainage des richesses. La politique
gouvernementale dans les zones tribales symbolise donc à différents
niveaux la déviance des officiels par rapport au projet national
adopté à l’indépendance. Le type de développement autoritaire,
propice à l’exploitation des ressources et de la main-d’œuvre,
revient en effet à confisquer un système démocratique de gestion
locale. Or cela se produit au moment où les milieux les plus
démunis, mieux alphabétisés commencent à maîtriser le
fonctionnement des institutions locales et à en faire bon usage pour
défendre leurs droits.
Débat
sur la non-violence
La
mobilisation des intellectuels, confrontés à la montée en
puissance des classes moyennes, est également pour eux une manière
de rompre avec le consumérisme de leur propre milieu et de dénoncer
leur éloignement du modèle nehruvien : celui d’une bourgeoisie
nationale éclairée, responsabilisée vis-à-vis des problèmes du
peuple et soucieuse de son progrès.
Pour
comprendre la relation de ces milieux avec le maoïsme, il faut avoir
à l’esprit que le communisme indien a historiquement recruté
nombre de dirigeants et de cadres au sein de la bourgeoisie et des
hautes castes. Des camaraderies forgées sur les bancs des
universités les plus prestigieuses font que le mouvement maoïste
continue apparemment à bénéficier d’une certaine bienveillance
dans les sphères intellectuelles, et même dans les classes
dirigeantes.
En
comparaison, la mobilisation anti-castes des dalit (intouchables) n’a
jamais bénéficié de cette complicité. La défiance mutuelle et
ancienne entre les intellectuels de gauche et ces derniers explique
ce déficit de légitimité, en dépit d’un profond légalisme et
d’une adhésion sans faille au modèle républicain. Depuis les
années 1990, l’intelligentsia de gauche se trouve en effet
discréditée par le combat que les dalit ont choisi de mener pour
eux-mêmes et par eux-mêmes. Ecartés de la mobilisation en raison
de leur appartenance aux castes brahmaniques, les intellectuels
marxistes ont même été soupçonnés d’un paternalisme
malveillant et qualifiés d’ennemis de l’émancipation.
A
l’inverse, le maoïsme, qui s’affiche pourtant comme résolument
hors la loi et violent, bénéficie de l’aura que donne le
renoncement individuel dans la lutte pour les idéaux. Si l’on
adopte la grille de lecture des dalit, il est tentant de voir dans ce
traitement de faveur une logique paternaliste sous-jacente, les
adivasi, moins organisés et moins politisés que les dalit, ne
présentant pas la même résistance à une direction exogène. Un
impensé élitiste affleure d’ailleurs dans les pétitions du
mouvement contre « Green Hunt », où la notion de citoyenneté
semble parfois réservée aux militants de la « bonne société »
civile, tandis que les populations tribales sont désignées comme la
« population locale ».
Comme
le rappelait l’économiste marxiste Biplab Dasgupta, l’engagement
naxalite des étudiants bhadralok, issus de l’élite traditionnelle
bengalie de Calcutta, au début des années 1970, a constitué un
puissant agent de légitimation sociale pour le maoïsme indien : «
Le mouvement ne pouvait pas être rejeté comme étant contrôlé par
des voyous et des marginaux, puisque l’élite y jouait un rôle
moteur (5). » Le renoncement au confort et à la réussite que
représente l’engagement dans la clandestinité pour des enfants de
bonne famille motivés par un idéal suffirait-il à sanctifier la
rébellion aux yeux des intellectuels ? Les récits maoïstes
encensant les « martyrs » de la révolution valorisent en effet
l’engagement par altruisme et par idéal, une forme de prestige
réservée aux élites, alors que le villageois ne ferait finalement
que défendre ses intérêts de classe.
La
question du rapport à la violence est symptomatique de cet impensé
élitiste de la gauche indienne. Si les défenseurs des adivasi sont
divisés entre ceux qui la condamnent et ceux qui la justifient, les
deux camps se renvoient l’accusation de traiter cette question sur
un plan idéaliste, décalé par rapport à la situation sur le
terrain. Dilip Simeon, universitaire de New Delhi et ex-maoïste
converti au gandhisme, note que la justification de la violence par
les naxalites relève d’un rapport platonicien aux idéaux
caractéristiques du brahmanisme, qui permet de penser qu’une
théorie « supérieure » (le marxisme) peut justifier le sacrifice
d’êtres « inférieurs » (les populations tribales). Mais son
adhésion inconditionnelle à la non-violence n’est-elle pas déjà
en soi un rapport similaire aux idéaux de Gandhi, qui fait
abstraction de la réalité du terrain, où la violence est une
donnée quotidienne ? Après son séjour dans les bastions maoïstes,
Roy arguait ainsi sur le plateau de la chaîne New Delhi Television
(NDTV) : « Pour que la non-violence soit une véritable arme, il
faut un public, une audience. Quand mille paramilitaires débarquent
dans un village au milieu de la nuit, que faire ? Comment des
villageois affamés peuvent-ils choisir la grève de la faim ? Dans
un tel contexte, la violence est bien une contre-violence, qui répond
à celle de l’Etat. »
L’écrivaine
s’insurge également contre la bien-pensance de ceux qui, adoptant
par principe une posture « neutre », renvoient dos à dos la
violence étatique et celle de la rébellion : cette « théorie du
sandwich », selon son expression, tend en effet à réduire les
populations locales à des victimes prises entre le marteau de la
répression et l’enclume maoïste, ce qui leur ôte d’emblée la
possibilité d’arrêter un choix politique lorsqu’elles
s’engagent.
Comme
en témoignent les réactions hostiles suscitées par l’engagement
de Roy, les médias sont devenus le lieu d’injonctions répétées
à l’adresse des intellectuels dissidents de se conformer à un
mode de pensée et de comportement « national ». Dans une séquence
télévisuelle d’anthologie, la journaliste de la chaîne Cable
News Network - Indian Broadcasting Network (CNN-IBN) invite
l’écrivaine à « aimer l’Inde ou la quitter »… Les menaces
d’arrestation qui ont pesé sur Roy après ses propos en faveur de
l’autodétermination du Cachemire confirment l’existence d’un
courant d’opinion hostile à la liberté d’expression, tant dans
les institutions que dans les milieux de droite. La branche féminine
du Bharatiya Janata Party (BJP, nationalistes hindous) a attaqué son
domicile, tandis qu’une cour de justice locale y a trouvé un
prétexte à enregistrer une plainte pour sédition (6).
Se
rendre au Chhattisgarh est également devenu difficile pour les
experts indépendants. Roy et Sundar, ainsi que M. Kumar, ont été
déclarés persona non grata par la police de cet Etat. Le militant
et renonçant (7) hindou Swami Agnivesh, qui a pris des initiatives
en faveur de pourparlers de paix, n’a pas non plus échappé à ces
intimidations. Fin mars 2011, une foule composée de membres des
forces de l’ordre et de miliciens l’a attaqué et blessé à la
tête alors qu’il se rendait dans l’un des trois villages brûlés
par les paramilitaires, où des femmes avaient été violées et
trois hommes tués. Une agression de trop contre une figure respectée
de l’opinion, qui n’a pas manqué d’influencer le verdict des
juges de la Cour suprême.
De
façon générale, c’est bien contre l’engagement en faveur des
défavorisés, pourtant autrefois porté par le Mahatma Gandhi,
Jawaharlal Nehru et Bhimrao Ramji Ambedkar, pères fondateurs de
l’Inde indépendante, que l’Etat lui-même s’acharne. La
capacité des intellectuels à interpeller une partie de l’opinion
et des classes dirigeantes repose sur le sentiment que « le résultat
de ce qui se passe là-bas aidera à définir le type de pays que
l’Inde va devenir dans les années qui viennent », comme l’affirme
Sundar dans son livre Subalterns and Sovereigns (8). Cette inquiétude
de la plaignante a été validée par le jugement de la Cour suprême,
qui évoque, à propos de l’attitude gouvernementale, «
l’obscurité qui a commencé à envelopper nos décideurs
politiques, de plus en plus aveugles aux valeurs et à la sagesse
constitutionnelles ». La légitimité morale de la classe dirigeante
se voit donc remise en cause par la plus haute autorité officielle,
qui affirme qu’elle a été gagnée par « la culture de l’égoïsme
sans bornes et de l’avidité, engendrée par l’idéologie de
l’économie néolibérale ».
En
dépit de sa victoire, au terme d’un procès éprouvant de quatre
années contre l’Etat du Chhattisgarh, Sundar reste aujourd’hui
pessimiste. Alors que le remaniement ministériel du 12 juillet 2011
fournissait l’occasion de limoger le ministre de l’intérieur, M.
Chidambaram, le premier ministre l’a maintenu à son poste et a en
revanche muté son ministre de la justice, M. Veerappa Moily. Lequel
n’avait pas su empêcher la Cour suprême d’émettre plusieurs
jugements accusant le gouvernement de manquer à ses responsabilités
non seulement dans cette affaire mais aussi dans les récents
scandales de corruption et d’évasion fiscale.
L’actuel
gouvernement espère ainsi conserver le soutien électoral des
classes moyennes urbaines, récemment reconquises par le Parti du
Congrès aux dépens du BJP. Afin de ne pas perdre l’électorat
défavorisé, le parti présente également une face plus « sociale
», grâce à Mme Sonia Gandhi, qui est à sa tête, et à son fils
Rahul. Leurs discours souhaiteraient faire oublier que le pouvoir
défend avant tout les intérêts miniers.
Certains
craignent désormais que la fin de la milice, à la suite de cette
décision de justice, ne débouche sur un Etat policier, voire sur
l’intervention de l’armée régulière. Mais les militaires
eux-mêmes jugent une telle option trop délicate sur le plan
politique : comment justifier que l’armée intervienne contre sa
propre population ? Renforcés par le soutien des intellectuels, les
maoïstes semblent conserver un avantage idéologique et moral, en se
positionnant habilement comme les seuls véritables défenseurs d’une
éthique nationale de responsabilité vis-à-vis du peuple.
NOTES
(1)
« Walking with the comrades », Outlook, New Delhi, 29 mars 2010.
(2)
« If Gandhi were alive today, he’d be in a jail in Dantewada :
Himanshu Kumar », entretien sur Daily News and Analysis, Bombay, 23
mai 2010.
(3)
Lire Cédric Gouverneur, « En Inde, expansion de la guérilla
naxalite », Le Monde diplomatique, décembre 2007.
(4)
Lire Cédric Gouverneur, « “Didi”, ou la politique du grand
écart », Le Monde diplomatique, août 2011.
(5)
Biplab Dasgupta, The Naxalite Movement, Allied Publishers, Bombay,
1975.
(6)
Un délit inscrit dans le code pénal afin de sanctionner les «
paroles, signes ou représentations qui encouragent à la haine, au
mépris, à la désaffection contre le gouvernement établi par la
loi indienne ».
(7)
Qui mène une vie d’ermite itinérant.
(8)
Nandini Sundar, Subalterns and Sovereigns. An Anthropological History
of Bastar (1854-2006), préface à la seconde édition, Oxford
University Press, New Delhi, 2008.
Naïké
Desquesnes
Rédactrice
spécialiste de l’Asie du Sud à Courrier international.
Nicolas
Jaoul
Anthropologue,
chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à
l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux
(IRIS)
LIEN
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