YANG YI |
Le
sociologue, Zygmunt Bauman* nous offre dans le quatrième et long
chapitre Si
proches, si distants
dans son ouvrage Le
présent liquide,
une courte analyse à propos des villes,
ces « dépotoirs des problèmes mondialisés », et
réceptacles des « déchets humains mondialisés », au
sein d'une nouvelle modernité qu'il qualifie de liquide**.
Une analyse limpide, s'attachant à observer
un des aspects de nos sociétés contemporaines : les peurs sociales
et son corollaire, les obsessions sécuritaires. On pourrait
reprocher à Bauman, pour ce qui concerne ce chapitre, une perte de
rigueur analytique dans les recommandations qu'il suggère pour y
remédier ; qui s'oppose aux conclusions plus pessimistes du dernier chapitre Utopie
à l’heure de l’incertitude :
le progrès n’est plus « aller de l’avant » mais
celui d’« efforts désespérés pour ne pas sortir de la
course ». Nous ne vivons plus « vers une utopie »
mais dans « une utopie qui ne donne
pas de sens à la vie ». Dans la modernité liquide,
nous sommes tous contraints, selon Zygmunt Bauman, de devenir des chasseurs
au risque de devenir des gibiers.
Zygmunt
BAUMAN
Liquid
Times. Living in the Age of Uncertainty |
2007
Si proches, si distants
Si proches, si distants
Les zones habitées sont décrites comme « urbaines » et baptisées du nom de « villes » lorsqu'elles se caractérisent par une densité de population, d'interaction et de communication relativement élevée. Aujourd'hui, c'est aussi là que l'on rencontre, sous une forme hautement condensée et donc particulièrement tangible, les insécurités conçues en société. C'est aussi dans les zones dites « urbaines » que la forte densité d'interaction humaine coïncide avec une tendance de la crainte née de l'insécurité à trouver des objets sur lesquels se décharger, même si cette tendance n'a pas toujours été propre à ces zones.
YANG YI |
Comme
le souligne Nan Ellin, l'une des plus remarquables analystes des
tendances urbaines contemporaines, la protection contre le danger fut
l' « une des principales incitations à construire des villes
dont les limites étaient souvent définies par de vastes murailles
ou clôtures, depuis les villages de la Mésopotamie antique
jusqu'aux camps des Indiens d'Amérique en passant par les cités
médiévales » [1]. Les remparts, douves et palissades
mrquaient la limite entre « nous » et « eux »,
entre l'ordre et la sauvagerie, entre la paix et la guerre : les
ennemis étaient ceux qui, laissés de l'autre côté de la clôture,
n'avaient pas le droit d'y pénétrer. « Après avoir d'abord
été un lieu relativement sûr », la ville est devenue
associée, au cours du siècle dernier, « plus au danger qu'à
la sécurité ».
Par
un curieux renversment de leur rôle historique et au mépris des
intentions initiales des bâtisseurs et des planificateurs, nos
villes sont aujourd'hui en train de perdre leur rôle de protection
contre le danger pour devenir la principale source de danger. Diken
et Laustsen vont jusqu'à suggérer que l'antique « lien entre
civilisation et barbarie est renversé. La vie en ville se transforme
en un état de nature caractérisé par le règne de la terreur,
accompagné par la crainte omniprésente ». [2]
On
peut dire que presque toutes les sources de danger se sont désormais
installées dans les zones urbaines. Les amis, mais aussi les
ennemis, et surtout les inconnus mystérieux et insaisissables
qui oscillent entre ces deux extrêmes, se côtoient à présent dans
les rues des villes. La guerre contre l'insécurité, en particulier
contre les dangers qui menacent la sécurité personnelle, se déroule
maintenant à l'intérieur de la ville ; c'est dans la ville que sont
définis les champs de bataille, que sont dessinées les lignes de
front. Les tranchées fortifiées (abords infranchissables) et les
bunkers (bâtiments massifs étroitement gardés) qui visaient à
tenir les inconnus à l'écart et à leur barrer le passage sont en
train de devenir l'un des aspects les plus visibles des villes
contemporaines, même si leurs concepteurs font de leur mieux pour
que ces constructions se fondent dans le paysage urbain,
« normalisant » ainsi l'état d'urgence dans lequel
vievent au quotidien les habitants des villes, obsédés par la
sécurité sans jamais être sûrs d'y parvenir.
« Plus
nous nous détachons de notre environnement immédiat, plus nous nous
fions à la surveillance de cet environnement […]. Dans de
nombreuses zones urbaines du monde entier, les maisons existent
désormais pour protéger leurs habitants, non pour intégrer les
gens à leur communauté [3]. » Séparer et tenir à distance,
telle est aujourd'hui la stratégie urbaine la plus courante dans la
lutte pour la survie. Aux extrémités de ce cadre se situent les
ghettos urbains, volontaires et involontaires. Les habitants sans
ressources, en qui les uatres habitants voient une menca potentielle
pour leur sécurité, sont forçés de s'éloigner des quartiers plus
agréables pour aller s'amasser dans des zones isolées semblables à
des ghettos. Les habitants aisés achètent dans un quartier isolé
de leur choix, une sorte de ghetto, et interdisent aux autres de s'y
installer ; en outre, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour
déconnecter leur propre univers du reste des habitants de la ville.
Ces ghettos volontaires ont tendance à devenir les avants-postes ou
les garnisaons de l'extraterrioralité.
« Tous
en étendant leur espace de communication à la sphère
internationale, leurs résidents détournent souvent leur foyer de la
vie publique par le biais d'infrastructures de sécurité de plus en
plus perfectionnées », notent Graham et Marvin [4].
Presque
toutes les villes du monde commencent à présenter des espaces et
des zones puissamment connectés à d'autres espaces « valorisés »
au sein du paysage urbain ou à travers des distances nationales et
même internationales. En même temps, cependant, il y a souvent dans
ces lieux un sentiment palpable et croissant de déconnexion locales
par rapport aux lieux et aux individus physiquement proches mais
socialement et économiquement lointains [5].
Les
déchets produits par la nouvelle extraterritorialité physique des
espaces urbains privilégiés habités et utilisés par l'élite
mondiale (« l'exil interne » que l'élite atteint,
manifeste et entretient par la « connexion virtuelle »)
sont les espaces déconnectés et abandonnés ; les « espaces
fantômes », comme les appelle Michael Schwarzer, des lieux « où
les cauchemars ont remplacé les rêves, où le danger et la
violence sont plus courants qu'ailleurs » [6]. Si les distances
doivent rester infranchissables pour écarter tout danger de fuite et
toute contamination de la pureté locale, une politique de tolérance
zéro s'impose ; les sans-abris doivent être bannis des espaces où
ils peuvent gagner leur vie, mais où ils se rendent désagréablement
visibles, et transférés vers des zones hors limites où ils ne
pourront faire ni l'un ni l'autre. « Vagabonds »,
« rôdeurs », « mendiants gênants », et
autres intrus sont devenus les personnages les plus sinistres qui
hantent les cauchemars de l'élite. Manuel Castells fut le premier à
le suggérer : on observe une polarisation croissante et une rupture
toujours plus complète de la communication entre les univers des
deux catégories entre lesquelles se partagent les habitants de la
ville.
L'espace
de la tranche supérieurs est généralement connecté aux
communications planétaires et à un vaste réseau d'échanges,
ouvert aux messages et aux expériences du monde entier. À l'autre
bout du spectre, des réseaux locaux segmentés, souvent ethniques,
comptent sur leur identité comme ressource la plus précieuse pour
défendre leurs intérêts et leur existences [7].
Le tableau qui se dégage de cette description est celui de deux univers
coupés l'un de l'autre. Seul le second est territorialement
circonscrit et peut être pris dans un filet tissé de notions
topographiques classiques. Ceux qui habitent le premier de ces deux
univers distincts peuvent, comme les autres, « y être »
physiquement mais ils ne veulent pas « en être », ni
spirituellement, ni même physiquement.
Les
individus de la tranche supérieur ne se sentent pas rattachés au
lieu qu'ils habitent, puisque leurs préoccupations se trouvent
ailleurs. Ils souhaitent rester seuls, donc libres de se consacrer
pleinement à leurs propres passe-temps, et être assurés des
services indispensables à leur confort quotidien (qu'elle qu'en soit
la définition), mais, pour le reste, ils ne s'intéressent nullement
à la ville où se situent leur habitation. La population urbaine
n'est plus la source de leur richesse, elle n'est plus placée sous
leur responsabilité comme c'était autrefois le cas pour l'élite
urbaine, les propriétaires d'usines ou les marchands de biens et
d'idées. Les élites d'aujourd'hui sont généralement indifférentes
aux affaires de leur ville, qui n'est qu'une localité parmi tant
d'autres, toutes ces localités paraissant petites et insignifiantes
par rapport au cyberespace qui est leur véritable demeure (bien que
virtuelle). Ils n'ont pas besoin de s'intéresser à la ville, et
apparemment rien ne peut les obliger à s'y intéresser s'ils
décident d'être indifférents.
L'univers
de la tranche « inférieure » en est l'exacte contraire.
Il est coupé du réseau mondial de communication auquel sont
connectés les individus de la tranche « supérieure ».
Ses habitants sont « condamnés à rester locaux » et
l'on s'attendrait donc à ce que leur attention et leurs
préoccupations, ainsi que leurs griefs et leurs aspirations, se
concentrent sur les « affaires locales ». C'est à
l'intérieur de la ville qu'ils habitent que se déroule la lutte
pour la survie et pour une place convenable dans le monde, c'est là
qu'ils la gagnent parfois et qu'ils la perdent le plus souvent.
Voici
ce qu'écrit Teresa Caldeira au sujet de São Paulo, deuxième ville
du Brésil, en pleine expansion :
São
Paulo est aujourd'hui une ville de murs. Des barrières physiques ont
été construites partout, autour des maisons, des immeubles, des
parcs, des places, des bureaux et des écoles […]. Une nouvelle
esthétique sécuritaire gouverne tous les types de constructions et
impose une nouvelle logique de surveillance et de distance […] [8].
Quiconque
en a les moyens s'achète un logis dans une « résidence »,
conçue comme un ermitage situé physiquement à l'intérieur de la
ville mais socialement et spirituellement à l'extérieure. « Les
communautés fermées sont censées être des mondes à part. Les
publicités proposent un « mode de vie totale » qui
constitueraient une autre solution que la qualité de vie offerte par
la ville et son espace public détérioré ». La
caractéristique la plus saillante de la résidence est « l'isolement
et l'éloignement par rapport à la ville […]. L'isolement signifie
la séparation par rapport à ceux qui sont considérés comme
socialement inférieurs », et, comme l'affirment les promoteurs
et les agents immobiliers, « le facteur clé pour y parvenir
est la sécurité. Cela signifie des clôtures et des murs entourant
la résidence, des gardes en faction 24 heurs sur 24 pour contrôler
les entrées, et toute une gamme de services », « pour
maintenir les autres à l'extérieur ».
Comme
nous le savons tous, les clôtures doivent avoir deux côtés... Les
clôtures divisent un espace uniforme en un « intérieur »
et un « extérieur », mais l' « intérieur »
des uns est l' « extérieur » des autres. Les habitants
de ces résidences se barricadent pour tenir à l'extérieur la vie
tumultueuse, déconcertante et vaguement menaçante de la ville, et
ils s'enferment dans une oasis de clame et de sécurité. Du même
coup, ils privent les autres de tout accès aux lieux convenables et
sûrs qu'ils sont prêts à défendre bec et ongles et les enferment
dans ces mêmes rues sordides et sales qu'ils tentent à tout prix
d'éviter. La clôture sépare le « ghetto volontaire »
des puissants et les nombreux ghettos imposés aux démunis. Pour les
habitants du ghetto volontaire, les autres ghettos sont des espaces
où « nous ne voulons pas aller ». Pour les habitants des
ghettos involontaires, la zone où ils se trouvent confinés (parce
que exclus ailleurs) est l'espace dont « on ne nous permet pas
de sortir ».
Je
voudrais ici rappeler le point de départ de notre analyse :
initialement construites pour offrir la sécurité à tous les
habitants, les villes sont aujourd'hui plus souvent associées au
danger qu'a la sécurité. Pour citer une fois de plus Nan Ellin,
« le facteur peur [dans la construction et la reconstruction
des villes] s'est certainement accru, comme l'indiquent la fermeture
des portières des voitures et des portes de domiciles, le
développement des systèmes de sécurité, la popularité des
communautés 'fermées' pour tous les groupes d'âges et de revenus
et la surveillance renforcée des lieux publics, sans parler des
innombrables reportages sur le danger diffusés par les médias »
[9].
Les
menaces authentiques ou présumées, contre le corps et les biens des
individus se transforment rapidement en éléments décisifs chaque
fois que l'on prend en compte les avantages et les inconvénients
d'un lieu de vie. Ce sont également des priorités pour le marketing
de l'immobilier. L'incertitude quant à l'avenir, la fragilité de la
position sociale et l'insécurité existentielle, qui accompagnent
constamment la vie à l'heure de la « modernité liquide »
mais s'enracinent dans les lieux éloignés et échappent au contrôle
individuel, tendent à se concentrer sur les cibles les plus proches
et à se canaliser sous forme d'inquiétudes pour la sécurité
personnelle, à leur tour condensées en élans ségrégationnistes /
exclusionnistes qui mènent inexorablement aux guerres de l'espace
urbain.
Comme
nous l'apprend la pénétrante étude effectuée par Steven Flusty,
le principal souci des urbanistes et des architectes américains est
aujourd'hui de favoriser ces guerres en concevant de nouveaux moyens
d'interdire l'accès des espaces sécurisés aux malfaiteurs en acte
ou en puissance et de les tenir à bonne distance [10]. Les nouveaux
produits de l'urbanisme, ceux qui attirent le plus d'attention et
sont les plus imités, sont des « espaces interdictionnels »,
« conçus pour intercepter, repousser ou filtrer les usagers
éventuels ». de manière explicite, l’objectif des « espaces
interdictionnels » est de diviser, de ségréguer et d'exclure,
et non de créer des passerelles, des passages et de lieux de
rencontre, de faciliter la communication ou de réunir les habitants
de la ville.
Les
inventions architecturales et urbanistiques recensées par Flusty
sont les équivalents techniquement mis à jour des douves, tourelles
et embrasures des remparts pré-modernes ; mais, au lieu de défendre
la ville et tous ses habitants contre l'ennemi extérieur, elles
servent à séparer différents types de citadins – et à empêcher
toute agression -, ainsi qu'à en protéger certains contre d'autres,
dès lors que l'acte même d'isolement spatial leur attribue le
statut d'adversaire. Parmi les divers « espaces
interdicionnels » cités par Flusty figurent « l'espace
glissant », « inaccessible parce que les chemins qui y
mènent sont tortueux, interminables ou inexistants » ;
« l'espace piquant », « difficile à occuper,
protégé par des détails tels que les arroseurs fixés sur des murs
et activés pour chasser les rôdeurs, ou les rebords en pente pour
qu'on ne puisse s'y asseoir » ; « l'espace nerveux »,
« où l'on est constamment observé à cause de la surveillance
active de patrouilles ou d'appareils reliés à des postes de
sécurité ». Ces espaces interdictionnels ont un objectif
unique, bien que composite : couper les enclaves extraterritoriales
du territoire urbain, ériger de petites forteresses à l'intérieur
desquelles les membres de l'élite mondiale supraterritoriale peuvent
cultiver et goûter leur indépendance physique et spirituelle, leur
isolement par rapport à la localité. Dans le paysage de la ville,
les « espaces interdictionnels » sont devenus les signes
de la désintégration de la vie locale partagée.
La
nouvelle élite, dont l'orientation mondiale contredit l'implantation
locale et qui n'est que faiblement attachée à son lieu
d'habitation, a rompu toute relation avec la population locale ; un
fossé s'est creusé entre les espaces de vie des deux groupes ainsi
définis, tant du point de vue spirituel que du point de vue de la
communication. Ces deux phénomènes sont probablement les deux
ruptures sociales, culturelles et politiques les plus importantes qui
soient apparues lors du passage d'une modernité « solide »
à une modernité « liquide ».
Il
y a beaucoup de vrai, il n'y a que du vrai dans la séparation
mutuelle évoquée ci-dessus. Mais ce n'est pas toute la vérité.
Parmi
les éléments manquants ou sous-estimés, le principal explique
(mieux que les aspects les plus connus) ce qui est peut être la
caractéristique centrale de la vie urbaine contemporaine, et la plus
importante à long terme : l'étroite interaction des forces de la
mondialisation avec la manière dont l'identité des sites urbains
est négociée, formée et reformée.
Contrairement
à ce qu'implique la sécession de la « tranche supérieure »,
on aurait tort de considérer que les aspects « mondial »
et « local » des conditions de vie contemporaines
résident dans deux espaces distincts et hermétiquement clos qui ne
communiqueraient que de façon marginale et occasionnelle. Dans une
étude récemment publiée, Michael Peter Smith critique la
conception (formulée notamment par David Harvey et John Friedman
[11]) qui oppose « une logique dynamique des flux économiques
mondiaux » à « une image statique de la culture
locale », aujourd'hui « valorisés » comme « lieu
de vie » de « l'être-au-monde » [12]. Selon Smith,
« loin de refléter une ontologie statique de l' « être »
ou de la « communauté », les localités sont des
constructions dynamiques « en train de se faire ».
De
fait, c'est seulement dans le monde éthéré de la théorie que peut
être facilement tracée la ligne séparant l'espace abstrait,
« quelque part dans le nulle part », des opératuers
mondiaux et l'espace charnel, tangible, suprêmement « ici et
maintenant », des locaux. Les réalités de la vie urbaine ne
tolèrent pas ce genre de divisions trop nettes. Dessiner des
frontières dans l'espace vécu est un sujet de contentieux, un enjeu
dans la guerre menée sur divers fronts ; tout tracé d'une ligne est
provisoire, menacé d'être redessiné ou effacé, et offre donc une
issue naturelle à la large gamme des angoisses nées d'une vie sans
sécurité. Le seul effet durable des efforts continus mais vains
visant à renforcer et à stabiliser les frontières instables est le
recyclage de craintes diffuses sous forme de préjugés ciblés,
d'antagonismes entre groupes, de confrontations occasionnelles et
d'hostilités constamment en effervescence. Par ailleurs, sur notre
planète en cours de mondialisation rapide, personne ne peut affirmer
être un « opérateur mondial » pur et simple. Le mieux
auquel puissent prétendre les membres de l'élite influente et
voyageuse, c'est une mobilité planétaire élargie.
Quand
la menace devient trop présente, quand l'espace entourant son lieu
de résidence devient trop risqué et trop difficile à contrôler,
l'élite peut déménager, option dont ne disposent pas ses voisins
(physiquement) proches. La possibilité de fuir les inconforts locaux
confère à l'élite une certaine indépendance dont les autres
citadins ne peuvent que rêver, une indifférence hautaine qu'ils
n'ont pas les moyens de manifester. Contrairement à ceux qui ne sont
pas libres de briser leurs liens locaux, l'élite n'a guère de
raisons solides de vouloir « mettre en ordre les affaires de la
ville ».
Tout
cela ne signifie pourtant pas que, dans sa quête « de sens et
d'identité », aussi intense que celle de tout un chacun,
l'élite connectée mondialement peut négliger le lieu où elle vit
et travaille (même si c'est provisoirement et « jusqu'à
nouvel ordre »). Comme tous les autres individus, les membres
de l'élite ne peuvent s'empêcher d'appartenir au paysage urbain et
leurs activités s'inscrivent, bon gré mal gré, dans la localité.
En tant qu'opérateurs mondiaux, ils parcourent le cyberespace, mais,
en tant qu'agents humains, ils sont confinés chaque jour dans
l'espace physique où ils opèrent, dans l'environnement fixé et
continuellement redéfini à l'intérieur du cadre de la lutte des
hommes pour le sens, l'identité et la reconnaissance. C'est autour
des lieux que l'expérience humaine tend à se former, que
l'on tente de gérer la cohabitation, que l'on conçoit, absorbe et
négocie la signification de la vie. Et c'est dans les lieux
que se déroulent la gestation et l'incubation des besoins et désirs
humains, c'est là qu'ils se développent dans l'espoir d'être
satisfaits, qu'ils courent le risque de la frustration et, de fait,
c'est là qu'ils sont le plus souvent étouffés.
Pour
cette raison, les villes contemporaines sont la scène ou le champ de
bataille où se rencontrent et s'affrontent les puissance planétaires
et les identités obstinément locales ; c'est là qu'elles cherchent
un accord satisfaisant, ou du moins supportable, un mode de
cohabitation dont on espère qu'il sera une paix durable, mais qui
s'avère en général n'être qu'un armistice, une courte trêve
permettant de réparer les défenses brisées et de redéployer les
unités combattantes. C'est une confrontation, et non un facteur
isolé, qui met en branle et guide la dynamique des villes de la
« modernité liquide ». Entendons-nous bien : il peut
s'agir de n'importe quelle ville, à des degrés divers. Au cours
d'un récent séjour à Copenhague, Michael Peter Smith raconte qu'il
a croisé en moins d'une heure « de petits groupes d'immigrés
venus de Turquie, d'Afrique et du Moyen-Orient », vu
« plusieurs femmes arabes voilées ou non », lu « des
panneaux dans différentes langues non européennes » et eu
« une intéressante conversation avec un barman irlandais, dans
un pub irlandais, en face des jardins de Tivoli » [13]. Cet
exemple devait lui servir pour la conférence sur les connexions
transnationales qu'il prononça une semaine plus tard à Copenhague,
« lorqu'un membre de l'auditoire affirma que le
transnationalisme était un phénomène qui s'appliquait à des
« villes planétaires » comme New York ou Londres, mais
qui ne valait guère pour des lieux insulaires comme Copenhague ».
Les forces qui influent réellement sur nos conditions de vie
circulent aujourd'hui dans un espace mondial, alors que nos
institutions sont encore attachés au sol et restent donc locales.
Parce
qu'ils garderont encore longtemps ce caractère local, les organismes
politiques intervenant dans l'espace urbain souffrent généralement
d'une carence de pouvoir et manquent surtout de ce pouvoir qui leur
permettrait d'agir efficacement et de manière souveraine. À ce
relatif manque de pouvoir au niveau politique local correspond la
pénurie de politique dans le cyberespace extraterritorial, terrain
de jeu du vrai pouvoir.
L'un
des plus stupéfiants paradoxes de notre temps, c'est que, sur notre
planète en cours de mondialisation rapide, la politique a
tendance à rester passionnément locale. Ayant été chassée
du cyberespace, ou plutôt n'ayant jamais été admises dans cet
espace auquel on continue de lui barrer l'accès, elle se rabat sur
les affaires « à sa portée » : les questions locales et
les relations de voisinage. La plupart du temps, pour la majorité
d'entre nous, les questions locales semblent être les seules à
propos desquelles nous pouvons « faire quelque chose » :
influencer, réparer, améliorer, rediriger. C'est à l'échelle
locale que notre action ou notre inaction peut « faire la
différence », puisque, en ce qui concerne les affaires d'Etat
et autres questions « supralocales », il n'y a « pas
d'autres solution » (comme nous le répètent nos hommes
politiques et tous « ceux qui sont au courant »). Etant
donné l'inadéquation pitoyable des moyens à notre disposition,
nous en venons à soupçonner que les « affaires mondiales »
suivront leur cours quoi que nous fassions, quoi que nous envisagions
raisonnablement de faire.
Mais,
même si leurs causes obscures sont indubitablement mondiales et
lointaines, certaines questions ne pénètrent l'arène des problèmes
politiques que par leurs répercussions locales. La pollution
planétaire de l'air ou des réserves d'eau (tout comme la production
mondiale d'individus « superflus » et d'exilés) devient
une question politique lorsqu'un dépotoir pour déchets
toxiques ou un camp pour réfugiés et demandeurs d'asile est créé
tout près de chez nous, de notre foyer, proximité effrayante mais
également encourageante dans la mesure où elle nous met le problème
« à portée de main ». La commercialisation progressive
des questions de santé, effet évident de la concurrence sans merci
entre les géants supranationaux de l'industrie pharmaceutique, prend
un tour politique lorsqu'un hôpital de quartier réduit ses
services, lorsqu'une maison de repos ou un asile psychiatrique doit
fermer. Ce sont les habitants d'une ville, New York (ou même
simplement Manhattan), qui ont dû affronter les ravages causés par
le terrorisme de conception planétaire ; ce sont les maires et les
conseils municipaux d'autres villes qui doivent maintenant endosser
la responsabilité de protéger la sécurité individuelle, désormais
vulnérable, soumise à des forces inaccessibles qui frappent depuis
la sécurité de leurs abris lointains. Alors que la dévastation
mondiale des moyens de subsistance et le déracinement de population
établies de longue date rejoignent le domaine de l'action politique
en nous imposant d'intégrer les « migrants économiques »,
ces individus colorés qui se pressent dans des rues d'aspect jadis
uniforme..
Bref,
les villes sont devenues les dépotoirs de problèmes conçus à
l'échelle planétaire. Les citadins et leurs représentants élus
se retrouvent confrontés à une tâche qu'ils seraient bien en peine
d'accomplir : trouver des solutions locales aux difficultés
mondiales.
C'est
là, je le répète, la source du paradoxe : la politique est de plus
en plus locales dans un monde de plus en plus modelé par des
processus planétaires. Comme l'a noté Manuel Castells, la
caractéristique toujours plus nette de notre époque est une
intense, voire compulsive ou obsessive, « production de sens et
d'identité : mon quartier, ma communauté, ma ville, mon école, ma
rivière, ma plage, ma chapelle, ma paix, mon environnement. […]
Soudain livrés sans défense à un typhon planétaire, les gens se
sont agrippés à eux-mêmes » [14]. j'ajouterais
personnellement que plus ils restent « agrippés à
eux-mêmes », plus ils sont « livrés sans défense à un
typhon planétaire » et deviennent incapables de décider et
d'affirmer ces identités locales qui leur appartiennent, à la
grande joie des opérateurs mondiaux, qui n'ont aucune raison de
craindre des êtres sans défense.
Comme
le sous-entend d'ailleurs Castells, la création de « l'espace
des flux » a pour corollaire une nouvelle hiérarchie
(planétaire) de domination par la menace du désengagement. L'
« espace des flux » peut « échapper au contrôle
de n'importe quel lieu », alors que – et parce que ! -
« l'espace des lieux est fragmenté, localisé, donc de plus en
plus impuissant face à la versatilité de l'espace des flux, la
seule résistance possible possible pour les localités consistant à
refuser le droit de se poser aux flux écrasants, qui iront alors se
poser dans un lieu voisin, entraînant l'évitement et la
marginalisation des communautés rebelles ». [15]
Par
conséquent, la politique locale, surtout urbaine, est
devenue désespérément surchargée, bien au-delà de ses
capacités. On compte désormais sur elle pour atténuer les effets
d'une mondialisation incontrôlable avec des ressources que cette
même mondialisation a rendues dérisoires. D'où l'incertitude
perpétuelle dans laquelle doivent agir tous les agents politiques,
incertitude que les hommes politiques admettent parfois, mais qu'ils
tentent de dissimuler par des discours bravaches, d'autant plus
vociférants que leurs auteurs se retrouvent démunis et impuissants.
Quoi
qu'il soit arrivé aux villes au cours de leur histoire, si
spectaculaires qu'aient pu être au cours des siècles les
changements qu'ont traversés leur structure, leur aspect et leur
mode de vie, un élément demeure constant : les villes sont des
espaces où des inconnus séjournent et se déplacent à proximité
les uns des autres.
L'omniprésence
perpétuelle des inconnus est une composante permanente de la vie en
ville, et leur visibilité ajoute une bonne dose d'incertitude à la
vie de tous les citadins. Cette présence impossible à éviter
longtemps est une source intarissable d'angoisse ; c'est l'origine
d'une agressivité généralement assoupie et qui éclate de temps à
autre.
La
peur de l'inconnu, subliminale mais ambiante, cherche désespérément
des exutoires crédibles. Souvent, les angoisses accumulées se
déchargent contre une certaine catégorie d' « intrus »,
choisis comme incarnation de « l'inconnu » : opacité du
cadre de vie, flou des risques et méconnaissance des menaces.
Chasser une catégorie d'intrus de leurs foyers et de leurs magasins
permet d'exorciser momentanément le fantôme terrifiant de
l'incertitude : le monstre horrible de l'insécurité est brûlé en
effigie. La fonction latente des barrières installées à la
frontière, ostensiblement dressées contre les « faux
demandeurs d'asile » et contre les « migrants purement
économiques », est de consolider l'existence vacillante,
erratique et imprévisible de ceux qui vivent à l'intérieur. Mais
la modernité liquide est vouée à rester capricieuse quel que soit
le traitement accordé aux « intrus indésirables » ; le
soulagement est donc de courte durée et les espoirs investis dans
les « mesures strictes et fermes » sont étouffés dès
leur naissance.
L'inconnu
est par définition, un agent mû par des intentions que l'on peut au
mieux deviner, sans jamais être sûr de les avoir pleinement
comprises. C'est la variable inconnue de toutes les équations,
chaque fois que les citadins réfléchissent à ce qu'ils doivent
faire et comment agir. Même si les inconnus ne deviennent pas
l'objet d'une agressivité déclarée, même s'ils ne sont pas
ouvertement et activement détestés, leur présence dans le champ
d'action reste troublante, rendant difficile de prévoir l'effet des
actions et leurs chances de réussite.
Partager
l'espace avec des inconnus, côtoyer des inconnus indésirables,
c'est là ce que les citadins trouvent difficile à éviter, voire
impossible. Cette proximité est leur destin, un modus vivendi qu'il
faut réexaminer chaque jour, mettre à l'épreuve dans l'espoir de
lui donner une configuration qui rendra la cohabitation tolérable et
la présence des inconnus vivable. C'est une donnée non négociable,
mais la manière dont les citadins affrontent ses exigences est une
question de choix. Ces choix sont faits au quotidien, par action ou
par omission, à dessein ou par défaut, par décision consciente ou
en respectant aveuglément et mécaniquement la coutume, par
discussion et délibération collectives ou en suivant
individuellement les méthodes approuvées (parce qu'elles sont en
vogue et n'ont pas encore été discréditées).
Les
évolutions décrites par Steven Flusty et citées ci-dessus sont les
manifestations sophistiquées d'une mixophobie urbaine omniprésente.
La
« mixophobie » est une réaction prévisible et répandue
à la diversité déconcertante et éprouvante des types humains et
des modes de vie qui se côtoient dans les rues des villes
contemporaines, non seulement dans les « quartiers sordides »
officiellement reconnus comme tels (et donc évités), mais aussi
dans les zones ordinaires (autrement dit non protégées par des
« espaces interdictionnels »). Quand s'installeront la
polyvocalité et la bigarrure culturelle de l'environnement urbain à
l'heure de la mondialisation, qui iront en s'intensifiant plutôt
qu'en diminuant, les tensions suscitées par la nouveauté
déplaisante, déconcertante ou exaspérante de ce cadre inspireront
sans doute des élans ségrégationnistes.
L'expression
brutale de ces élans peut, de manière temporelle mais répétée,
soulager les tensions croissantes. Chaque défoulement successif
renouvelle l'espoir frustré par le précédent : même si les
différentes troublantes s'avèrent inattaquables et intraitables,
peut-être, du moins, pourra-t-on extraire le venin de leur dard en
assignant à chaque forme de vie son espace physique séparé,
inclusif et exclusif, clairement libellé et bien gardé...
Entre-temps, à défaut de cette solution radicales, peut-être
pouvons-nous au moins nous assurer, ainsi qu'à nos proches et aux
« gens comme nous », un territoire exempt de ce pêle-mêle
chaotique qui affecte irrémédiablement les autres quartiers de
ville. La mixophobie se manifeste au milieu d'une mer d'indifférence.
Les
racines de la mixophobie sont banales, simples à localiser, faciles
à comprendre, mais pas pour autant autant faciles à pardonner.
Comme le suggère Richard Sennett, « le sentiment de 'nous',
qui exprime un désir d'être semblable, est un moyen pour les
hommes » et les femmes « de contourner la nécessité de
s'étudier plus profondément les uns les autres »[16]. C'est
une promesse de confort spirituel, la perspective de rendre la
proximité plus supportable sans devoir accomplir l'effort de
comprendre, de négocier, de trouver des compromis, effort qu'exige
la vie dans la différence. « Inhérent à la formation d'une
image cohérente de la communauté est le désir d'éviter la
participation réelle. Quand on sent des liens communs sans
expérience commune, c'est d'abord par crainte de la participation,
de ses dangers et de ses défis, de sa souffrance. »
L'élan
vers une « communauté de semblables » est le signe d'une
fuite de l'altérité externe, mais aussi de tout engagement envers
l'interaction interne, vive mais tumultueuse, revigorante mais
gênante. L'attrait d'une « communauté d'identiques »
est celui d'une police d'assurance contre les risques de la vie
quotidienne dans un monde polyvocal. L'immersion dans l'
« identique » ne réduit ni élimine ces risques. À
l'instar de tous les palliatifs, elle promet au mieux de nous
protéger de certains de leurs effets les plus immédiats et les plus
redoutés.
Choisir
la fuite en avant comme remède à la mixophobie a une conséquence
insidieuse et délétère : une fois adopté, ce prétendu régime
thérapeutique devient d'autant plus solide qu'il est inefficace.
Sennett explique pourquoi il en est – nécessairement – ainsi :
« Depuis vingt ans, les villes américaines se développent de
telle manière que les zones ethniques deviennent relativement
homogène ; ce n'est pas un hasard si la peur de l'intrus s'est
également développée au point que ces communautés ethniques sont
coupées les une des autres [17]. Plus les individus restent dans un
environnement uniforme, en compagnie d'autres « comme eux »,
qu'ils peuvent côtoyer sans courir le risque de malentendus et sans
devoir assurer la traduction entre des univers de signification
distincts, plus ils risquant de « désapprendre » l'art
de négocier les significations partagées et un agréable modus
vivendi. Puisqu'ils ont oublié, ou n'ont pas pris la peine
d'acquérir, les compétences nécessaires pour mener une vie
satisfaisante au milieu de la différence, rien d'étonnant à ce que
les adeptes de la thérapie par la fuite considèrent avec une
horreur croissante la perspective d'un face-à-face avec des
inconnus. Les inconnus apparaissent toujours plus effrayants à
mesure qu'ils deviennent « autres », méconnus et
incompréhensibles, lorsque s'amenuisent (ou ne naissent pas) le
dialogue et l'interaction qui auraient fini par assimiler leur
« altérité ». Le désir d'un environnement homogène et
territorialement isolé peut être provoqué par la mixophobie, mais
la pratique de la séparation territoriale est la ceinture de
sécurité et la source d'alimentation de cette mixophobie. Elle
devient peu à peu son principal renfort.
La
mixophobie n'est pourtant pas le seul combattant présent sur le
champ de bataille urbain. La vie en ville est une expérience
notoirement ambigüe. Elle fascine et repousse. Pour rendre la
vie du citadin plus pénible encore, ce sont les mêmes
aspects de la vie urbaine qui, de façon intermittente ou simultanée,
attirent et repoussent... La diversité déconcertante de
l'environnement urbain est une source de peur (surtout pour ceux
d'entre nous qui sont déjà « perdus loin des sentiers
battus », plongés dans un état d'incertitude aiguë par une
mondialisation déstabilisante). C'est ce même scintillement
kaléidoscopique du paysage urbain, malgré toutes les nouveautés et
les surprises qu'il renferme, qui constitue son pouvoir de séduction
et son charme, auxquels il est difficile de résister.
L'affrontement
avec le spectacle incessant et constamment éblouissant de la ville
n'est donc pas vécu de manière univoque comme un fléau et une
malédiction ; l'éviter n'est pas ressenti comme une pure
bénédiction. La ville suscite la mixophilie autant qu'elle
sème et alimente la mixophobie. La vie urbaine est intrinsèquement
et irréparablement ambivalente.
Plus
une ville est grande et hétérogène, plus elle offre d'attraits. La
condensation massive d'inconnus est à la fois un répulsif et un
aimant très puissant, qui attire toujours plus d'individus las de la
monotonie de la vie dans les campagnes ou les petites bourgades, de
son caractère répétitif, et désespérés par le manque d'occasion
et de perspectives. La diversité est une promesse de possibilités
nombreuses et toutes différentes, adaptées à tous les talents à
et à tous les goûts. Donc, plus la ville est grande, plus elle a de
chances d'attirer un nombre croissant d'individus qui rejettent ou se
voient refuser les possibilités d'aventure dans des lieux plus
petits, moins tolérants aux idiosyncrasies, plus pingres dans les
libertés qu'ils offrent ou tolèrent. Il semble que la mixophilie,
tout comme la mixophobie, soit une tendance qui s'autopropulse,
s'autopropage et s'auto-entretient. Ni l'une ni l'autre ne risque de
s'épuiser ou de perdre de sa vigueur durant le renouvellement de la
ville ou la remise à neuf de l'espace urbain.
La
mixophobie et la mixophilie coexistent dans chaque ville, mais elles
coexistent également en chacun des habitants de la ville. C'est
évidemment une coexistence malaisée, pleine de bruit et de fureur,
mais aussi riche de sens pour ceux qui bénéficient de l'ambivalence
propre à la modernité liquide.
Puisque
les inconnus sont destinés à vivre encore longtemps ensemble, quel
que soit le cours à venir de l'histoire urbaine, l'art de vivre
paisiblement et heureusement avec la différence et de profiter de la
gamme de stimuli et de possibilités offerte par la ville prend une
importance primordiale, parmi les compétences qu'un citadin a besoin
– et ferait mieux – de maîtriser.
Étant
donné la mobilité humaine croissante et les changements accélérés
dans la distribution des rôles, l'intrigue et les décors de la
scène urbain, l'éradication totale de la mixophobie paraît peu
vraisemblable. Peut-être est-il néanmoins possible d'influer sur
les proportions dans lesquelles mixophilie et mixophobie se mêlent
et de réduire l'inpact troublant de la mixophobie ainsi que
l'angoisse qu'elle engendre. De fait les architectes et les
responsables du planning urbain pourraient apparemment beaucoup
contribuer à l'essor de la mixophilie, au détriment des occasions
de réaction mixophobique aux défis de la vie en ville. Et
apparemment, ils peuvent œuvrer – et œuvrent abondamment – en
sens inverse.
Ainsi
que nous l'avons vu plus haut, même si elle séduit les promoteurs
comme moyen rapide de réaliser des bénéfices, même si elle séduit
leurs clients comme remède rapide aux inquiétudes liées à la
mixophobie, la ségrégation des zones résidentielles et des espaces
publics est en fait la première cause de mixophobie. Les solutions
proposées créent ou même aggravent les problèmes qu'elles
prétendent résoudre : les constructeur de communautés fermées et
de résidences étroitement surveillées et les architectes des
« espaces interdictionnels » créent, reproduisent et
intensifient la demande qu'ils affirment combler et le besoin qu'ils
promettent de satisfaire.
La
paranoïa mixophobique puise en elle-même sa propre nourriture et
fonctionne comme une prophétie qui s'auto-vérifie. Si la
ségrégation est proposée et choisie comme remède radicale aux
dangers qu'incarnent les inconnus, la cohabitation avec des inconnus
devient chaque jour plus difficile. Homogénéiser les quartiers
d'habitation puis limiter au strict minimum toute communication entre
eux est une excellente recette pour intensifier la volonté d'exclure
et de ségréguer. Une telle mesure peut momentanément aider à
réduire les souffrances des individus atteints de mixophobie, mais
le remède est lui-même pathogène et rend le mal plus profond et
moins curable, si bien que la drogue doit être administrée à doses
toujours plus fortes pour rendre la douleur supportable.
L'homogénéisation sociale de l'espace, soulignée et renforcée par
la ségrégation spatiale, fait baisser la tolérance face à la
différence et multiplie donc les occasions de réactions
mixophobiques, ce qui rend la vie urbaine encore plus « pleine
de risques » et donc plus redoutable, au lieu de la rendre plus
sûre, plus facile et plus agréable.
Pour
favoriser des sentiments mixophiles, il vaudrait mieux adopter la
stratégie architecturale et urbanistique opposée : la propagation
des espaces publics ouverts, attirants et accueillants, où toutes
les catégories de citadins auraient envie de se rendre régulièrement
pour les partager délibérément. Comme l'a notamment signalé
Hans-Georg Gadamer dans Vérité et méthode, la compréhension
mutuelle repose sur une « fusion des horizons » : les
horizons cognitifs, les horizons conçus et élargis à mesure que
s'accumule l'expérience vécue. La « fusion » requise
par la compréhension mutuelle ne peut résulter que de l'expérience
partagée, et la partage de l'expérience est inconcevable sans
partage de l'espace.
Les
plus pénibles des craintes contemporaines naissent de l’incertitude existentielle. Leurs racines s'enfoncent bien au-delà des conditions
de vie en ville, et il suffit pas d'agir à l'échelle de l'espace
urbain et avec les ressources d'une municipalité pour couper ces
racines. La mixophobie qui hante la cohabitation des citadins n'est
pas la source de leur angoisse, mais le produit d'une interprétation
perverse et trompeuse de ses sources ; la manifestation de tentatives
désespérées et vaines pour atténuer la souffrance que cause
l'angoisse, qui croient guérir la maladie en faisant disparaître
l'éruption superficielle. C'est la mixophilie, aussi inscrite dans
la vie urbaine que son inverse mixophobe, qui porte un germe d'espoir
; non seulement à l'espoir de rendre moins pénible la vie urbaine
(qui implique la cohabitation et l'interaction avec une immense
diversité d'inconnus), mais aussi l'espoir d'atténuer les tensions
qui naissent de causes similaires à l'échelle planétaire.
Comme
on l'a dit précédemment, les villes d'aujourd'hui sont les
dépotoirs des difficultés mondiales ; on peut cependant aussi y
voir des laboratoires où sont chaque jour inventées, expérimentées,
mémorisées et assimilées des méthodes pour vivre avec la
différence, méthodes que doivent encore apprendre les habitants
d'une planète de plus en plus surpeuplée. L'oeuvre de la « fusion
des horizons » d'après Gadamer, condition nécessaire de ce
que Kant appelle allgemeine Vereinigung des Menschheit [union
universelle de l'humanité], commence peut-être sur la scène
urbaine. Sur cette scène, la vision apocalyptique du conflit
inévitable, du « choc des civilisations » selon
Huntington, peut se traduire en rencontres quotidiennes,
bienveillantes et souvent très gratifiantes avec l'humanité qui se
cache derrière le masque terrifiant des races, des nationalités,
des divinités et des liturgies différentes et méconnues les unes
des autres. Pour reprendre les termes de Mark Jürgensmeyer, c'est
dans les rues partagées de la ville que l'on découvre le mieux que,
même si « les expressions idéologiques laïques de la
rébellion » sont désormais « remplacées par des
formulations religieuses », « les griefs, le sentiment
d'aliénation, de marginalisation et de frustration sociale sont
souvent les mêmes » de part et d'autre de toutes les
frontières qui séparent et opposent les différents groupes.
Zygmunt
BAUMAN
Liquid
Times. Living in the Age of Uncertainty | 2007
Éditions
du Seuil :
NOTES
*
Zygmunt Bauman est l'un des sociologues actuels les plus influents.
Né en 1925, ce Juif polonais d'origine modeste a échappé
aux camps de concentration en fuyant en URSS, lors de l'offensive
allemande de 1939. Il acquiert pendant la guerre le grade d'officier
de l'armée rouge, statut qui lui vaut d'initier des études de
sociologie à son retour en Pologne, au lendemain de la guerre.
Devenu professeur à l'université de Varsovie, il y acquiert une
réputation internationale. Celle-ci ne le met pas à l'abri : une
purge antisémite le contraint à abandonner sa chaire et à quitter
la Pologne, en 1968. Il se réfugie alors au Royaume-Uni, en 1972.
Livre après livre, Z. Bauman n'a de cesse de recenser les dégâts
de nos « sociétés individualisées ». A ses yeux, celles-ci vont
de pair avec une extrême précarisation des liens, qu'ils soient
intimes ou sociaux. L'approfondissement de la modernité est aussi
son dévoiement, l'exaltation de l'autonomie ou de la responsabilité
individuelle mettant chacun en demeure de résoudre des problèmes
qui n'ont d'autres solutions que collectives.
** La modernité est en
train de passer de la phase “solide” à une phase “liquide”,
dans laquelle les formes sociales (les structures qui limitent les
choix individuels, les institutions qui veillent au maintien des
traditions, les modes de comportements acceptables ) ne peuvent plus
– et ne sont plus censées – se maintenir durablement en l'état,
parce qu'elles se décomposent en moins de temps qu'il ne leur en
faut pour être forgées et se solidifier. N'ayant plus le loisir de
s'implanter durablement, les formes existantes ou esquissées ne
peuvent plus servir de cadre de référence aux actions humaines et
aux stratégies à long terme en raison de leur faible espérance de
vie : elles durent moins de temps qu'il n'en faut pour élaborer une
stratégie commune et cohérente, et encore moins qu'il n'en faut
pour mener à bien un “projet de vie” individuel.
[1]
Nan Ellin, « Fear and City Building » Hedgebog Review,
« Fear itself ».
[2]
Bülent Diken, Cartsen Laustsen, « Zones of Indistinction :
Security, Terror and Bare Life », Space and Culture,
2002.
[3]
Gary Gumpert, Susan J. Drucker, « The Mediated Home in a Global
Village », Communication Research, 1996.
[4]
Stephen Graham, Simon Marvin, Splintering Urbanism, 2001.
[5]
Ibid.
[6]
Michael Schwarzer, « The Ghost Wards : the Flight of Capital
from History », Thresholds, 1998.
[7]
Manuel Castells, The Informational City : Information Technology,
Economic Restructuring and the Urban Regional Process, 1989.
[8]
Teresa Caldeira, « Fortified Enclaves : the New Urban
Segregation », Public Culture, 1996.
[9]
Nan Ellin, «Shelter from the Storm, or Form Follow Fear and vice
versa », Architecture for Fear (dir.), 1997.
[10]
Steven Flusty, « Building Paranoia ».
[11]
Voir John Friedman, « Where we Stand : a Decade of World City
Research », « World Cities in a World System ; David
Harvey, « Frome Space to Place and Back again :
Reflections on the Condition of Postmodernity », 1993.
[12]
Michael Peter Smith, Transnational Urbanism : Locating
Globalization, 2001.
[13]
Ibid.
[14]
Manuel Castells, « Le pouvoir de l'identité »
[15]Id,
« Grassrooting the Space of Flows », in James O. Wheeler,
Cities of the Telecommunication Age : the Fracturing of
Geographies, 2000.
[16]
Richard Sennett, The Use of Disorder : Personal Identity and City
Life, 1996.
[17]
Ibid
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