Jean
Baudrillard
La
société de consommation, ses mythes, ses structures
1970
Extraits
Le
drugstore
La
synthèse de la profusion et du calcul, c'est le drugstore. Le
drugstore (ou les nouveaux centres commerciaux) réalise la synthèse
des activités consommatrices, dont la moindre n'est pas le shopping,
le flirt avec les objets, l'errance ludique et les possibilités
combinatoires. A ce titre, le drugstore est plus spécifique de la
consommation moderne que les grands magasins, où la centralisation
quantitative des produits laisse moins de marge à l'exploration
ludique, où la juxtaposition des rayons, des produits, impose un
cheminement plus utilitaire, et qui gardent quelque chose de l'époque
où ils sont nés, qui fut celle de l'accession de larges classes aux
biens de la consommation courante. Le drugstore, lui, a un
tout autre sens : il ne juxtapose pas des catégories de
marchandises, il pratique l'amalgame des signes, de toutes les
catégories de biens considérés comme champs partiels d'une
totalité consommatrice de signes. Le centre culturel y devient
partie intégrante du centre commercial. N'entendons pas que la
culture y est « prostituée » : c'est trop simple. Elle y
est culturalisée.
Simultanément, la marchandise (vêtement,
épicerie, restaurant, etc.) y est culturalisée elle aussi, car
transformée en substance ludique et distinctive, en accessoire de
luxe, en élément parmi d'autres de la panoplie générale des biens
de consommation. « Un nouvel art de vivre, une nouvelle manière
de vivre, disent les publicités, la quotidienneté dans le vent :
pouvoir faire shopping agréable, en un même endroit climatisé,
acheter en une seule fois les provisions alimentaires, les objets
destinés à l'appartement et à la maison de campagne, les
vêtements, les fleurs, le dernier roman ou le dernier gadget, tandis
que maris et enfants regardent un film, dîner ensemble sur place,
etc. » Café, cinéma, librairie, auditorium, colifichets,
vêtements, et bien d'autres choses encore dans les centres
commerciaux : le drugstore peut tout ressaisir sur le mode
kaléidoscopique. Si le grand magasin donne le spectacle forain de la
marchandise, le drugstore, lui, offre le récital subtil de la
consommation, dont tout l' « art », précisément,
consiste à jouer sur l'ambiguïté du signe dans les objets, et à
sublimer leur statut d'utilité et de marchandise en un jeu d'
« ambiance » : néo-culture généralisée, où il n'y a
plus de différence entre une épicerie fine fine et une galerie de
peinture, entre Play-Boy et un Traité de Paléontologie.
Le drugstore va se moderniser jusqu'à offrir de la « matière
grise » : « Vendre des produits ne nous intéresse pas en
soi, nous voulons y mettre un peu de matière grise... Trois étages,
un bar, une piste de danse et des points de vente. Colifichets,
disques, livres de poche, livres de tête – un peu de tout. Mais on
ne cherhce pas à flatter la clientèle. On lui propose vraiment
« quelque chose ». Un laboratoire de langues fonctionne
au deuxième étage. Parmi les disques et les bouquins, on trouve les
grands courants qui réveillent notre société. Musique de
recherche, volumes qui expliquent l'époque. C'est la « matière
grise » qui accompagne les produits. Un drugstore donc, mais
nouveau style, avec quelque chose en plus, peut-être un peu
d'intelligence et un peu de chaleur humaine. »
Le
drugstore peut devenir une ville entière : c'est Parly 2, avec son
shopping center géant, où « les arts et les loisirs se mêlent
à la vie quotidienne », où chaque groupe de résidences
rayonne autour de sa piscine-club qui en devient le pôle
d'attraction. Église en rond, courts de tennis (« c'est la
moindre des choses »), boutiques élégantes, bibliothèque. La
moindre station de sports d'hiver reprend ce modèle
« universaliste » du drugstore : toutes les activités y
sont résumées, systématiquement combinées et centrées autour du
concept fondamental d' « ambiance ». Ainsi
Flaine-la-Prodigue vous offre tout en même temps une existence
totale, polyvalente, combinatoire : « ...Notre mont Blanc, nos
forêts d'épicéas – nos pistes olympiques, notre « plateau »
pour enfants – notre architecture ciselée, taillée, polie comme
une oeuvre d'art – la pureté de l'air que nous respirons –
l'ambiance raffinée de notre Forum (à l'instar des cités
méditerranéennes... C'est là que s'épanouit la vie au retour des
pistes de ski. Cafés, restaurants, boutiques, patinoires,
night-club, cinéma, centre de culture et de distraction sont réunis
sur le Forum pour vous offrir une vie hors ski particulièrement
riche et variée) – notre circuit intérieur de télévision –
notre avenir à l'échelle humaine (bientôt, nous serons classés
monument d'art par le ministère des Affaires culturelles). »
Nous
sommes au point où la « consommation » saisit toute la
vie, où toutes les activités s'enchainent sur le même mode
combinatoire, où le cheval des satisfactions est tracé d'avance,
heure par heure, totalement climatisé, aménagé, culturalisé. Dans
la phénoménologie de la consommation, cette climatisation générale
de la vie, des biens, des objets, des services, des conduites et des
relations sociales représente le stade accompli, « consommé »,
dans une évolution qui va de l'abondance pure et simple, à travers
les réseaux articulés d'objets jusqu'au conditionnement total des
actes et du temps, jusqu'au réseau d'ambiance systématique inscrit
dans les cités futures que sont les drugstores, les Parly 2 ou les
aéroports modernes.
Parly
2
« Le
plus grand centre commercial d'Europe. »
« Le
Printemps, le B.H.V., Dior, Prisunic, Lanvin, Frank et Fils, Hédiard,
deux cinémas, cent autres boutiques, groupés en un seul point ! »
Pour
le choix des commerces, de l'épicerie à la haute couture, deux
impératifs : le dynamisme commercial et le sens de l'esthétique. Le
fameux slogan « la laideur se vend mal » est ici dépassé.
Il pourrait être remplacé par « la beauté du cadre est la
première condition du bonheur de vivre ».
Structure
à deux étages... organisée autour du « Mail » central,
artère principale et voie triomphale à deux niveaux. Réconciliation
du petit et du grand commerce... réconciliation du rythme moderne et
de l'antique flânerie.
C'est
le confort jamais connu de flâner à pied entre des magasins offrant
leurs tentations de plain-pied sans même l'écran d'une vitrine, sur
le Mail à la fois rue de la Paix et Champs-Elysées, agrémenté de
jeux d'eaux, d'arbres minéraux, de kiosques et de bancs, totalement
libéré des saisons et des intempéries : un système de
climatisation exceptionnel, ayant nécessité treize kilomètres de
gaines de conditionnement d'air, y fait régner un printemps
perpétuel.
Non
seulement on peut tout y acheter, d'une paire de lacets à un billet
d'avion, y trouver compagnies d'assurance et cinémas, banques ou
service médical, club de bridge et exposition d'art, mais encore on
n'y est pas esclave de l'heure. Le Mail, comme toute rue, est
accessible sept jours sur sept, de jour comme de nuit.
Naturellement,
le centre a instauré pour qui veut le mode le plus moderne de
paiement : la « carte crédit ». Elle libère des
chèques, de l'argent liquide... et même des fins de mois
difficiles... Désormais, pour payer, vous montrez votre carte et
signez la facture. C'est tout. Chaque mois vous recevez un relevé de
compte que vous pouvez payer en une seule fois ou par mensualités.
Dans
ce mariage de confort, de la beauté et de l'efficacité, les
Parlysiens découvrent les conditions matérielles du bonheur que nos
villes anarchiques leur refusaient...
Nous
sommes là au foyer de la consommation comme organisation totale de
la quotidienneté, homogénéisation totale, où tout est ressaisi et
dépassé dans la facilité, la translucidité d'un « bonheur »
abstrait, défini par la seule résolution des tensions. Le drugstore
élargi aux dimensioins du centre commercial et de la ville future,
c'est le sublimé de toute vie réelle, de toute vie sociale
objective, où viennent s'abolir non seulement le travail et
l'argent, mais les saisons – lointain vestige d'un cycle enfin
homogénéisé lui aussi ! Travail, loisir, nature, culture, tout
cela, jadis dispersé et génératuer d'angoisse et de complexité
dans la vie réelle, dans nos villes « anarchiques et
archaïques », toutes ces activités déchirées et plus ou
moins irréductibles les unes aux autres – tout cela enfin mixé,
malaxé, climatisé, homogénéisé dans le même travelling d'un
shopping perpétuel, tout cela enfin asexué dans la même ambiance
hermaphrodite de la mode ! Tout cela enfin digéré et rendu à
la même matière fécale homogène (bien sûr sous le signe
précisément de la disparition de l'argent « liquide »,
symbole encore trop visible de la fécalité réelle de la vie
réelle, et des contradictions économiques et sociales qui la
hantaient jadis) – tout cela est fini : la fécalité contrôlée,
lubrifiée, consommée, est désormais passée dans les choses,
partout diffuse dans l'indistinction des choses et des rapports
sociaux. Comme dans le Panthéon romain venaient syncrétiquement
coexister les dieux de tous les pays, dans un immense « digest »,
ainsi dans notre Super-Shopping Center, qui est notre Panthéon à
nous, notre Pandémonium, viennent se réunir tous les dieux, ou les
démons, de la consommation, c'est-à-dire toutes les activités,
tous les travaux, tous les conflits et toutes les saisons abolies
dans la même abstraction. Dans la substance de la vie ainsi unifiée,
dans ce digest universel, il ne peut plus y avoir de sens : ce
qui faisait le travail du rêve, le travail poétique, le travail du
sens, c'est-à-dire des grands schèmes du déplacement et de la
condensation, les grandes figures de la métaphore et de la
contradiction, qui reposent sur l'articulation vivante d'éléments
distincts, n'est plus possible. Seule règne l'éternelle
substitution d'éléments homogènes. Plus de fonction symbolique :
une éternelle combinatoire d' « ambiance », dans un
printemps perpétuel.
La
vitrine
La
vitrine, toutes les vitrines, qui sont, avec la publicité, le foyer
de convection de nos pratiques urbaines consommatrices, sont aussi
par excellence le lieu de cette « opération-consensus », de cette
communication et de cet échange des valeurs par où toute une
société s'homogénéise par acculturation quotidienne incessante à
la logique, silencieuse et spectaculaire, de la mode. Cet espace
spécifique qu'est la vitrine, ni intérieur ni extérieur, ni privé
ni tout à fait public, qui est déjà la rue tout en maintenant
derrière la transparence du verre le statut opaque et la distance de
la marchandise, cet espace spécifique est aussi le lieu d'une
relation sociale spécifique. Le travelling des vitrines, leur féerie
calculée qui
est toujours en même temps une frustration, cette valse-hésitation
du shopping, c'est la danse canaque d'exaltation des biens avant
l'échange. Les objets et les produits s'y offrent dans une mise en
scène glorieuse, dans une ostentation sacralisante (ce n'est pas un
faire-part pur et simple, pas plus que dans la publicité, c'est,
comme dit G. Lagneau, un faire-valoir). Ce don symbolique que mi-ment
les objets mis en scène, cet échange symbolique, silencieux, entre
l'objet offert et le regard, invite évidemment à l'échange réel,
économique, à l'intérieur du magasin. Mais pas forcément, et, de
toute façon, la communication qui s'établit au niveau de la vitrine
n'est pas tellement celle des individus aux objets qu'une
communication généralisée de tous les individus entre eux à
travers non pas la contemplation des mêmes objets, mais à travers
la lecture et la reconnaissance, dans les mêmes objets, du même
système de si-gnes et du même code hiérarchique des valeurs. C'est
cette acculturation, c'est ce dressage qui a lieu à chaque instant
partout dans les rues, sur les murs, dans les couloirs du métro, sur
les panneaux publicitaires et les enseignés lumineuses. Les vitrines
scandent ainsi le procès social de la valeur : elles sont pour tous
un test d'adaptation continuel, un test de projection dirigée et
d'intégration. Les Grands Magasins constituent une sorte de sommet
de ce procès urbain, un véritable laboratoire et creuset social, où
« la collectivité (Durkheim, dans Les
Formes élémentaires de la vie religieuse)
renforce sa cohésion, comme dans les fêtes et les spectacles ».
La
société thérapeutique
L'idéologie
d'une société qui prend continuellement soin de vous culmine dans
l'idéologie d'une société qui vous soigne, et très précisément
comme malade virtuel. Il faut croire en effet que le grand corps
social est bien malade, et les citoyens consommateurs bien fragiles,
toujours au bord de la défaillance et du déséquilibre, pour que
partout chez les professionnels, dans les gazettes et chez les
moralistes analystes se tienne ce discours « thérapeutique ».
Bleustein-Blanchet
: « Je considère que les gallups sont un instrument indispensable
de mesure que le publicitaire doit utiliser comme le médecin
qui
prescrit analyse et radiographie. » Un
publicitaire : « Ce que vient chercher le client, c'est une
sécurité. Il a besoin d'être rassuré, pris en charge. Pour lui,
vous êtes tantôt le père, ou la mère, ou le fils... » « Notre
métier est pro-che de l'art médical. » « On est comme les
toubibs, on donne des conseils, on n'impose rien. » « Mon métier,
c'est un sacerdoce, comme celui du médecin. »
Architectes,
publicitaires, urbanistes, designers, tous se veulent démiurges, ou
plutôt thaumaturges de
la relation sociale et de l'environnement. « Les gens vivent dans la
laideur » : il faut guérir tout cela. Les psycho-sociologues eux
aussi se veulent thérapeutes
de
la communication humaine et sociale. Jusqu'aux industriels qui se
prennent pour des missionnaires du bien-être et de la prospérité
générale. « La Société est malade » : c'est le leitmotiv de
toutes les bonnes âmes au pouvoir. La Société de Consommation est
un chancre, « il faut lui rendre un supplément d'âme », dit M.
Chaban-Delmas. Il faut dire que de ce grand mythe de la Société
Malade, mythe qui évacue toute analyse des contradictions réelles,
les medicinemen contemporains que sont les intellectuels sont très
largement complices. Ceux-ci cependant ont tendance à localiser le
mal à un niveau fondamental, d'où leur pessimisme prophétique. Les
professionnels, en général, tendent plutôt à entretenir le mythe
de la Société Malade non pas tellement organiquement (dans ce cas,
c'est incurable) que fonctionnellement, au niveau de ses échanges et
du métabolisme. D'où leur optimisme dynamique : il suffit pour la
guérir de rétablir la fonctionnalité
des
échanges, d'accélérer le métabolisme (c'est-à-dire encore une
fois injecter de la communication, de la relation, du contact, de
l'équilibre humain, de la chaleur, de l'efficacité et du sourire
contrôlé). Ce à quoi ils s'emploient allègrement et avec profit.
Jean
Baudrillard
La
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