▲ “Urbaniser la lutte de classe” | Groupe “Utopie” | 1969 |
Jean-Louis
Violeau
Jean
Baudrillard, 68 et la fonction
utopique
Enfants
des années 1980 et nostalgiques des années 1960, s’il fallait
retenir trois événements qu’aurait permis Mai 68 et qui auraient
réciproquement permis Mai 68, alors sans hésiter plus longtemps :
la prise
de parole,
celle que Michel de Certeau a si bien restituée pour tous ceux qui
n’auront pas vécu Mai, les rencontres hors des temporalités
atomisées de la vie quotidienne, et enfin le retour de l’Utopie. À
la fin d’un tout récent ouvrage, l’anthropologue Maurice
Godelier délivre ce message : « Les humains, à la
différences des autres espèces, ne vivent pas seulement en société,
ils produisent de la société pour vivre. C’est cela qui les
distingue des deux espèces de primates qui descendent avec l’homme
du même ancêtre commun, et avec lesquels les humains partagent 98%
de leur patrimoine génétique, les chimpanzés et les bonobos. » [1].
Jamais en effet, ajoute-t-il, ceux-ci ne sont parvenus à modifier
leurs façons de vivre en société, à transformer leurs rapports
sociaux. Or, c’est précisément ce que les humains ont la capacité
de faire : ils produisent, pour un groupe humain, une histoire
différente, un avenir différent. Bref, ils font l’histoire. Du
possible, sinon j’étouffe ! écrivaient Gilles Deleuze et
Félix Guattari en reprenant Kierkegaard. C’était en 1984, au
creux des années 80 d’hiver, dans un texte intitulé « Mai
68 n’a pas eu lieu ». Mai 68 comme un « phénomène de
voyance », voir autant l’intolérable que la possibilité de
son dépassement [2] :
« le possible ne préexiste pas, il est créé par l’événement.
C’est une question de vie. L’événement crée une nouvelle
existence. Il produit une nouvelle subjectivité. »
▲ “Urbaniser la lutte de
classe” | Groupe “Utopie” | 1969
|
▲ “Urbaniser la lutte de classe” | Groupe “Utopie” | 1969 |
Ce
qui donne à l’Utopie sa force paradoxale, c’est le fait que les
hommes s’attachent à leurs rêves et souhaitent en général leur
réalisation. En ce sens, l’Utopie est essentiellement politique et
le futur demeure traditionnellement l’horizon temporel de la
critique. De fait, sans le contrepoint de l’Utopie, au
nom de quoi et pour
quoi critiquerions-nous ? Jusqu’à
l’apogée de 1936, le mouvement ouvrier s’était fixé sur la
question de l’exploitation.
Les années 1960 réactualisent la problématique de l’aliénation,
la revue Utopie
en sera, Jean Baudrillard le premier. Et la revue emboîtera un temps
le rêve éveillé de la Commune étudiante de Mai 68 : déniant
le suffrage universel, elle prétendra substituer à l’Etat hautain
et paternaliste une collectivité horizontale de démocratie directe
et de communication immédiate dans une société relativement
transparente à elle-même.
Baudrillard
penseur de 68 ? Sans hésiter, probablement le sociologue qui
sera le plus longtemps et le plus fréquemment revenu encore et
encore sur les « événements ». Un lien avec le rapport
particulier qu’il entretenait avec la notion d’événement.
Évident, mais pas seulement. Probablement aura-t-il depuis 68
toujours cherché à comprendre comment
et pourquoi
l’aliénation
avait-elle change de lieu. « La classe ouvrière n’est plus
l’étalon-or des révoltes », écrira-t-il en 1973 dans Le
Miroir de la production [3] .
Bien vu, et avec une quinzaine d’années d’avance, sur beaucoup,
de la part d’un sociologue qui congédie allègrement la production,
lui préférant la représentation,
la consommation
et donc la dépossession.
Excédent et pénurie forment désormais les deux faces d’une même
pièce de monnaie, le signifiant et le signifié de notre modernité.
Excédent structurel et pénurie structurelle avec au milieu un foyer
central où l’excédent se consume sans cesse pour laisser
régulièrement place à la pénurie. Mais par quoi, ou plutôt par
qui la classe ouvrière a-t-elle alors été remplacée au juste et
comment désormais écrire le futur, à partir d’où ?
Utopie
ne s’écrit pas au futur,
c’est pourtant le titre d’un article publié dans la revue
éponyme. Pas au futur. Et pourquoi donc ? Parce que l’on
avait, d’une certaine manière, déjà fait son deuil du lendemain
dans Utopie ?
Depuis longtemps désormais, Jean Baudrillard le premier pense
volontiers au sur-lendemain plutôt qu’au lendemain. Obsolescence
générale, au-delà de la fin, mots clés d’Utopie.
Franchir le pas du lendemain répondrait-il à un surcroît de
lucidité ? Un franchissement plutôt qu’une résolution
dialectique des contradictions, vers un au-delà de la barrière du
temps, voir les choses d’après la fin.
S’il fallait trouver un écho chez les romanciers, alors Ballard,
sans hésiter. Baudrillard aura sans cesse lutté contre le règne de
l’équivalence généralisée, contre tout ce qui s’opposait aux
singularités.
Aller
au-delà de la fin, par exemple pour voir s’il reste pour finir
quelque chose d’un événement, si l’hétérogène, le corps
étranger qui remettait en cause la règle du jeu a subsisté ou s’il
a été définitivement digéré. Jean Baudrillard le premier,
germaniste à l’origine, a toujours été un grand lecteur et un
admirateur de la pensée allemande des années 1930-1940, l’Ecole
de Francfort naissante, le messianisme séculier et marxisant de
Benjamin, Arendt, et puis surtout Kracauer et Günther Anders.
Apocalypse et millénarisme ? Sans doute, un peu, même si
Utopie n’a
jamais été une secte et s’est régulièrement renouvelée.
Parousie ? Pensée hérétique ? Oui, en tout cas hors du
cercle pragmatique. Une radicalisation de l’Utopie plutôt qu’un
renouvellement de l’Utopie, voilà. Si l’Histoire tout à coup
prenait fin, ou en tout cas abordait une extrémité stagnante, le
sursaut serait-il envisageable ? Epuisement des fins,
surabondance des moyens, absence de contradictions,
social-mondialisation dépressive, « en-temps-réel »,
actualisation sans passé ni futur, performance
permanente. Saturation ? Liquidation. Au-delà de l’échange
généralisé des choses et des gens, la réversion critique ?
Un seuil critique, un sursaut qui serait alors autre chose que de
l’Histoire, une nouvelle filière d’événements, des événements
hérétiques, subversions du jeu et de la règle du jeu plutôt que
« révolutions », plus de discours de prévisibilité, de
prospective, encore moins de vérité, pas d’échéance probable,
un futur incertain, c’était ça la revue Utopie.
Utopie,
une « revue de sociologie de l’urbain »
à
la fin des années 1960 en France
Ainsi
pourraient donc se trouver condensés le point de vue et la position
d’Utopie,
en tout cas d’Utopie
deuxième manière, lorsque la revue choisit, en 1970, d’aborder
définitivement les rives du continent théorique en délaissant le
mélange subtil d’architectes, d’urbanistes et de sociologues,
qui avait présidé à ses débuts. Peut-être après tout de tels
mélanges n’étaient tout simplement plus tenables en ce début de
décennie 1970, au moment où l’on allait passer de la domination
(verticale) à l’hégémonie (réticulaire).
Utopie
à ses débuts : des individus plutôt que des disciplines. De
1966 au début des années 70, publiée aux éditions Anthropos, la
revue Utopie
a
rassemblé pour quelques numéros sociologues (Jean Baudrillard, René
Lourau, assistants d’Henri Lefebvre à Nanterre), urbanistes
(Isabelle Auricoste, Catherine Cot, Hubert Tonka, assistant d’Henri
Lefebvre à l’Institut d’urbanisme de la rue Michelet et qui
co-fondera le département d’urbanisme de Vincennes) et architectes
(Jean Aubert, Jean-Paul Jungmann, et Antoine Stinco qui rénovera
plus tard les musées de l’Orangerie à Paris ou des Abattoirs à
Toulouse, ou encore le Cargo, la Maison de la Culture de Grenoble).
Jean Baudrillard a évoqué rétrospectivement Utopie
comme l’un des seuls lieux où une alchimie a pu un temps
véritablement fonctionner, notamment parce que les architectes
étaient « sortis du détail de leur activité » en
écartant toute ambition constructive. Même si le rapport demeure
souvent problématique au sein du groupe entre hommes du faire
et hommes du dire,
reste qu’il s’agit effectivement d’une conjoncture
exceptionnelle, fusionnelle pour ainsi dire, un mode de disparition
par l’excès et le dépassement où comme dit Baudrillard, « chacun
se retrouvait sur la base d'une liquidation de sa propre
discipline » [4].
Tout
simplement des filles et des garçons dans le vent des idées,
impliqués plutôt que préoccupés par une problématique. Utopie,
la « revue de sociologie de l’urbain », est née à
Navarrenx en 1966, l’année où Paul (Jean-Pierre Léaud), sondeur
pour l’IFOP dans Masculin Féminin
de Godard, drague Madeleine (Chantal Goya) mais sous le couvert de la
sociologie (et inversement), alternant une question sur la démocratie
et un « j’aime beaucoup votre style de poitrine ». Et
voilà quarante ans, un numéro de la revue de l’Internationale
Situationniste avait reproduit une
double page du magazine « de charme » Lui
présentant la panoplie de « l’homme
moderne » d’alors. Au milieu de l’électro-quincaillerie,
déjà, des années 1960 et d’autres symboles du consumérisme,
figurait en bonne place le premier tome des œuvres de Marx dans
l’édition de la Pléïade, chez Gallimard.
Au
sortir de 35 années d’incertitudes et de crises, nous nous sommes
aujourd’hui habitués en France à une perception parfois un peu
enchantée de cette période de l’après-guerre que Jean Fourastié
dénomma les
Trente Glorieuses.
Si l’on regarde pourtant un peu mieux les thèmes dominants de la
sociologie alors (re)naissante, les fractures apparaissent déjà :
« les héritiers », la « culture jeune », la
« nouvelle classe ouvrière », trois concepts censés
décrire la société issue de la grande croissance [5],
auxquels s’ajoutent les premières questions adressées aux
« grands ensembles » et l’émergence des thématiques
urbaines. Nous y sommes encore. Et nous y étions déjà avec Utopie,
partie de l’un des deux grands chantiers novateurs de la sociologie
marxiste, la sociologie urbaine – l’autre domaine étant
l’éducation, et René Lourau, l’un des protagonistes des débuts
de la revue y consacra presque l’essentiel de son œuvre après
1969 et la parution de L’illusion
pédagogique [6].
L’influence
décisive des débuts d’Utopie ?
Lefebvre sans hésiter, sachant que le maître reste hors
institutions et ne laisse rien en héritage - tandis que le
professeur a son élève pour successeur et lui transmet sa chaire.
Lefebvre donnera beaucoup à ses élèves de l’Institut de
Sociologue Urbaine de Nanterre-Paris X, postes et titres, honneurs et
positions, mais ne laissera pas grand-chose à ses disciples d’Utopie
- sauf bien entendu l’essentiel, l’inspiration première. A lire
les souvenirs d’un autre pionnier de Nanterre, travaillant alors
aussi bien sur les ouvriers que sur les étudiants, on comprend mieux
quelles fractures ont pu contrarier la trajectoire de quelques-uns au
sein de l’institution :
« Avec
Lefebvre, non seulement ça n’a jamais collé, mais je crois que
nous sommes vraiment restés éloignés l’un de l’autre. J’ai
détesté Lefebvre tout en étant d’ailleurs prêt à reconnaître
ses qualités. Mais fondamentalement, Lefebvre est un rhéteur qui,
pour des raisons faciles à comprendre, a gardé le discours
communiste tout en essayant de tricher un peu. L’homme était très
intelligent mais aussi très désagréable, tel un lion rugissant
pour dire « je suis le meilleur ». En 68, il est passé
sous la table ; on ne l’a pas vu pendant un mois !
Lefebvre fait partie de la génération des gens qui ont mis du mou
dans le système communiste, c’est déjà mieux que ceux qui n’en
ont pas mis. Mais je ne trouve guère d’éléments novateurs dans
sa pensée. Son concept de critique
de la vie quotidienne
est surestimé. A dire vrai, tous les sociologues, depuis Simmel,
s’occupent de la vie quotidienne. Pour moi, il s’agit d’un
non-concept, c’est pire que la ville. (…) Lefebvre, c’est aussi
tout un clan et j’ai toujours eu des rapports extrêmement mauvais
avec l’un de ses assistants, René Lourau. En revanche, j’ai
toujours eu des sentiments de grande estime pour un autre de ses
assistants, Jean Baudrillard. »[7]
La
sociologie est une discipline encore toute neuve, la licence n’a
été créée qu’en 1958, mais les conflits sont déjà rassis.
Touraine quittera Nanterre pour l’EHESS à la fin des années 1970,
Jean Baudrillard quelques années plus tard, en 1986. Plutôt que
terminer tranquillement sa carrière à Nanterre, il sera alors
invité pour quatre années par Marc Guillaume à Paris IX-Dauphine.
Dauphine où Hubert Tonka, l’assistant de la rue Michelet, de
l’Institut d’Urbanisme et non de Paris X, avait accompagné une
vingtaine d’années plus tôt, dans cette université comme
Vincennes enfantée par les « événements » de Mai,
l’implantation d’un département d’urbanisme – comme on s’y
consacra sur un mode pionnier au cinéma ou aux arts plastiques.
Tonka y tenait séminaire sur la guérilla urbaine et il se trouvait
du même coup au cœur des deux grandes entreprises pionnières de
rénovation de l’enseignement universitaire sur la ville. Contre
les géographes, c’est évident, avec les sociologues, bien
entendu, mais aussi avec les politistes et puis certains
scientifiques comme Henri Laborit à Vincennes. Là-bas, Tonka était
au cœur des débats entouré de tout un tas d’ « ex »
juste un peu plus âgés que lui, « ex » du PCF,
Madeleine Rebérioux ou Etienne Balibar, du PSU, Serge Mallet,
Emmanuel Terray, Michel Winock, des courants trotskystes comme Denis
Berger… Enfin et surtout, un étudiant vincennois est obligé de
choisir des UV [Unités de valeur, inspirées d’abord du modèle
américain] dites « libres », au sein d’un autre
département (ou parfois même des UV dites alors « autogérées ») :
décloisonnement imposé pour une dizaine d’années. Côté
Nanterre, Baudrillard va tenir avec Jacques Donzelot, à partir de la
fin des années 1970 et pour une petite dizaine d’années, juste à
« cette époque de transition entre la pensée critique des
années 1960-1970 qui bousculait les frontières entre les
disciplines et celle du retour dans le giron de celles-ci » [8]. En somme, résistance ultime du postulat qui avait accompagné dix
ans plus tôt les débuts d’Utopie
et qu’Henri Lefebvre explicita programmatiquement dans un long
article paru en 1969 dans le numéro 2 sous l’intitulé « De
la science à la stratégie urbaine ».
On
a sans doute un peu oublié combien la sociologie dominait alors le
monde intellectuel et en premier lieu celui des architectes en prise
avec leur époque et des urbanistes chargés de planifier les
premières « villes nouvelles ». C’est entre autres ce
qui conduit Françoise Choay, toujours pamphlétaire mais pas encore
universitaire, à appuyer fermement le mouvement de 68 aux
Beaux-Arts, « cette serre chaude à cultiver les inadaptés où
le « système » et l’incurie des patrons a enfermé des
générations de jeunes gens à l’abri des bruits et de la fureur
de la société », tout en procédant à cette mise en garde si
surprenante vue de nos années 2010 : parmi « les pièges
et les difficultés », « il ne faut pas, en particulier,
que cet admirable mouvement d’ouverture aux vrais problèmes et à
la réalité rugueuse tombe dans le mythe des sciences de l’homme
et s’abandonne comme autrefois à l’architecte conducteur
de troupeau
prôné par Le Corbusier, au nouveau démiurge, la sociologie. »[9] En écho, dans ce même numéro, Lefebvre choisit le prétexte
d’écrire sur Marcuse et L’homme
unidimensionnel
pour développer tous les thèmes de L’Irruption
de Nanterre au sommet
qui paraîtra à la rentrée chez Anthropos. Nanterre, « faculté
parisienne hors Paris. Non loin de la Défense. Vers 1980 ce sera,
peut-être, un centre urbain. Paysage désolé, désolant. La Faculté
a été strictement conçue selon les exigences de la société
industrielle »[10].
Le gonflable, éphémère et obsolescence
au carrefour du marxisme et de la mode
Pour
ce qui concerne l’architecture, le gonflable
est apparu soudain à la veille des « événements » de
68, au cours des années 1966-67, comme une tentative utopique, une
tentative presque désespérée pour faire un pas de côté hors de
la cage de fer du système de production du bâtiment, comme un
support peu onéreux, maniable, flexible, rapide à mettre en œuvre.
C’est par exemple autour de 1968 que le groupe d’architectes
autrichiens Coop Himmelblau (littéralement la « coopérative
bleu ciel ») fait du nuage tout à la fois son emblème, son
programme et son projet architectural : une « peau
climatique » et « auto-planante », You,
get off my
cloud,
« branchée à une artère d’approvisionnement »,
« variable comme un nuage » et exprimant les « formes
de vie du futur » comme un « organisme de vie
dynamiquement groupé »[11].
Cette « architecture de l’air », cette quête de
l’immatérialité renvoie aux efforts répétés des avant-gardes
pour faire disparaître tout obstacle entre l’intérieur et
l’extérieur, privé et public, et assurer une continuité de
l’espace. « Récupéré » très vite, dès Osaka et
l'Exposition universelle de 1970 parsemée de gigantesques pavillons
gonflables dont le plus célèbre reste celui de la firme Fuji, la
vogue du gonflable
ne résista pas à l'augmentation brutale du prix du pétrole[12].
Plastique et climatisation, l’époque ignore encore l’énergie
rare (et donc chère), même si la continuité entre espaces
intérieurs et extérieurs s’est bel et bien réalisée depuis,
mais au nom de l’extension de la société de consommation et de
l’effacement des barrières avec les objets, ainsi qu’en témoigne
la généralisation progressive des rideaux d’air soufflé au seuil
des espaces commerciaux. Encore une manifestation de la propension
déconcertante (enfin, parfois seulement) de l’économie à
recycler les projets utopiques.
De
la théorie « radicalisée » jusqu’au gonflable,
solution énergétique plutôt que structurelle où se dissout
l’identité prescriptive de l’architecte à qui il ne resterait
plus dès lors qu’à enterrer la soufflerie pour faire
convenablement son travail… Et de fait, le parcours de ce groupe
donne à voir l’époque, à l'épicentre d'une nébuleuse où se
coagulent la tradition de l'ultra-gauche, la pensée situationniste,
l'empreinte d'Henri Lefebvre, la « critique de la vie
quotidienne », une pensée de l'urbanisme et de la ville
libérée de l'empreinte d'un Pouvoir oppressif, mais également une
pensée dirigée contre le structuralisme, contre les structures qui
toujours cherchent à s’éterniser. Le gonflable comme support
évanescent et éphémère niant la pérennité de l'architecture
ancrée dans la pierre autant que dans la rente foncière, mais aussi
la crise de l'Université (et de l'Ecole des Beaux-Arts), l'aventure
universitaire vincennoise et l'ébullition de Nanterre. Le mode de
pensée de l’ultra-gauche, vécu contradictoirement autant sur le
vécu que dans la théorie, sera toujours un peu rétif aux analyses
historiennes. Le Vietnam ? Alors oui, pour les déserteurs. Une
grève ? Seulement si elle est sauvage. La démocratie
bourgeoise ? pas grand-chose à faire… La nébuleuse
conseilliste, celle d’Utopie,
et celle de Noir et rouge et
d’ICO,
des anciens de Socialisme ou Barbarie,
de Pouvoir ouvrier et bien entendu des situationnistes - Baudrillard,
d’ailleurs, a toujours partagé leur méfiance inconditionnelle à
l’égard de la « culture, même s’il n’a, contrairement à
ces derniers, jamais cru vraiment possible de garder ses distances au
sein de la société du spectacle. Et même s’il n’a jamais
partagé tout à fait leur vision des masses réduites à la
soumission par le spectacle, préférant considérer les
« consommateurs » comme une force d’inertie, et leur
passivité comme une forme de défi silencieusement lancé à un
pouvoir qui souhaiterait sans cesse les manipuler. D’ailleurs, Jean
Baudrillard clarifiera définitivement cette vision dans la toute
dernière publication d’Utopie,
plus précisément dans le dernier numéro des Cahiers
d’Utopie publié en 1978, « À
l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social ».
Pour
l’heure, juste au lendemain de 68 et aux confins de la nébuleuse
gauchiste, le « social », c’est un « démocrate »
sensible et attentif, mais un « démocrate » quand même
avec qui on discute un peu, qui prête son appartement, oui, à qui
on demande éventuellement de l’argent, dont la voiture est de fait
à la disposition de la Révolution, mais à qui on explique aussi
gentiment qu’une fois cette dernière advenue, on statuera
éventuellement sur son sort ! Vagues connaissances de William
Klein et proches des mannequins qui seront ses actrices anonymes aux
côtés des Sami Frey, Delphine Seyrig, Jean Rochefort ou Roland
Topor, les architectes d’Utopie seront
figurants pour Qui êtes-vous Polly
Maggoo ? (1966), le film sur les
milieux de la mode qui précède Loin du
Vietnam (1967) ainsi que les débuts de
Grands soirs et petits matins
(1968-1978) et la sortie de Mister
Freedom (février 68) où le grotesque
Superman américain est perturbé par un bibendum Michelin bleu. Car
en ces années-là, en cette fin des sixties
comme l’on a pu dire, Gilles Caron montrait par exemple que l’on
pouvait aussi bien prendre au vol la bouille de Cohn-Bendit que
Twiggy au Trocadéro, un GI sur la colline 875 ou Faye Dunaway et
Warren Beatty accompagnant la sortie du Bonnie
and Clyde d’Arthur Penn. Les comics
américains et quelques planches de Robert Crumb, les premières en
France, apparaîtront ainsi dans les colonnes d’Utopie,
tout comme Pravda la survireuse
(Eric Losfeld éd., 1968), la motarde aventurière qui prend la route
sous les traits de Françoise Hardy. Son auteur, Guy Peellaert, celui
des Rock Dreams
(1974), est une lointaine connaissance de Jean-Paul Jungmann, et
lorsque ce dernier enseignera deux années durant aux Halles, de 1969
à 1971, à l’expérimentale Unité d'Enseignement et de Recherche
sur l'Environnement dans les pavillons de Baltard désaffectés, il
se retrouvera au cœur du principal foyer d’importation de la
contre-culture anglo-saxonne, là où débarqueront les premiers
numéros d’It
ou Oz,
avec pour voisins Jean-François Bizot d’Actuel,
Vasco et ses Light shows,
François Tusques et le free jazz, Jacques Higelin et Areski
Belkacem, Red Noise ou encore le groupe Crouille-Marteau.
L’architecte
Jean-Paul Jungmann est d’ailleurs resté pour un remarquable
collectionneur de bandes dessinées, et il s’amusait déjà à
mêler dans ses articles d’Utopie
les images de cinéma (Griffith, Lang, Huston, L'Herbier...), de
science-fiction et les perspectives de Mendelsohn, Tony Garnier,
Sant'Ellia, Kurokawa ou Archigram, voisinant avec des projets bâtis
de Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods, de l'Atelier de
Montrouge ou de Le Corbusier, et des références aux écrits de
Christopher Alexander, Kevin Lynch, Gaston Bardet ou Pierre Lavedan.
Le moment 68 chez les architectes, c’est donc aussi ce mélange
détonnant et anti-académique imaginé par de jeunes étudiants en
quête de références qu’ils vont chercher aussi bien chez les
pères fondateurs de l’analyse urbaine, quelques figures tutélaires
du Mouvement moderne ou de l’architecture utopique, ou encore dans
les milieux branchés de la mode parisienne. Le tout en présentant
pour leur diplôme des projets « gonflables » : Un
podium itinérant pour cinq mille spectateurs
pour Aubert, le Dyodon, habitation
pneumatique expérimentale pour
Jungmann, et Un hall itinérant
d'exposition d'objets de la vie quotidienne
pour Stinco. La revue l'Architecture
d'aujourd'hui publiera d’ailleurs ces
projets dès le mois de décembre 1967, sous le titre « Voyage
aux alentours d'Utopie ». Et tout juste deux mois avant mai, le
1er
mars 1968, s’ouvre à l’ARC, au Musée d’Art Moderne de la
Ville de Paris, une exposition sur les structures gonflables conçue
par les gens d’Utopie,
invités par Pierre Gaudibert qui se rapprochera des maos après 68
et démissionnera de l’ARC à la fin de l’année 1971 tout en
ayant accompagné la revue Opus
International depuis ses débuts. Signe
des temps, signe surtout de la collision des temps, la Salle
rouge pour le Vietnam qui devait
succéder aux Structures gonflables
a, elle, pris les routes de France après le mois de mai pour éduquer
les masses en exaltant la
juste-lutte-de-l'héroïque-peuple-Vietnamien-en-lutte-contre-l'impérialisme
américain.
Utopie
à ses débuts : des individus plutôt que des disciplines.
Trois architectes, un traducteur-sociologue, une paysagiste, une
architecte-sociologue, un urbanosociologue, tout simplement des
filles et des garçons dans le vent des idées, impliqués plutôt
que préoccupés par une problématique. Utopie,
la « revue de sociologie de l’urbain », est née à
Navarrenx en 1966, l’année où Paul (Jean-Pierre Léaud), sondeur
pour l’IFOP dans Masculin
Féminin
de Godard, drague Madeleine (Chantal Goya) mais sous le couvert de la
sociologie (et inversement), alternant une question sur la démocratie
et un « j’aime beaucoup votre style de poitrine ». Et
voilà quarante ans, un numéro de la revue de l’Internationale
Situationniste
avait reproduit une double page du magazine « de charme »
Lui
présentant
la panoplie de « l’homme moderne » d’alors. Au milieu
de l’électro-quincaillerie, déjà, des années 1960 et d’autres
symboles du consumérisme, figurait en bonne place le premier tome
des œuvres de Marx dans l’édition de la Pléïade, chez
Gallimard. Résumant à grands traits son itinéraire vingt ans plus
tard, Baudrillard écrira dans le second volume de ses Cool
mémories :
« Pataphysicien à vingt ans – situationniste à trente –
utopiste à quarante – transversal à cinquante ». Et puis
« viral et métaleptique à soixante », dira-t-il,
ajoutant ce trait : « toute mon histoire »[13].
Le
(contre)travail des avant-gardes : la fonction
utopique
Cette
lutte sera donc passée par les avant-gardes artistiques (peut-être
en premier lieu par celles-ci), et – c’est peut-être un peu
exceptionnel - elle sera aussi passée par les architectes. Passée
par les contre-utopies, entre noirceur et absurde, humour et ironie,
inonder Florence ou assécher les canaux de Venise pour sauver les
centres historiques des avatars du tourisme de masse, bétonner les
vingt arrondissements de Paris, sauf la Seine et les ponts, jusqu’à
la hauteur de la tour Eiffel, ériger un gratte-ciel phallique à
Chicago ou New York pour dire que l’architecte en est désormais
réduit à décorer les façades, raconter l’histoire de Douze
villes idéales gouvernées chacune par
un système tyrannique dictant leur organisation, dépouiller la
famille de ses oripeaux de la société de consommation en la
laissant toute nue face à ses objets et ses actes les plus
fondamentaux, dessiner un Monument
continu indifférent au monde,
traversant des territoires variés pour relier les lacs des Alpes,
enjamber les vallées et couper indifféremment en deux les villes ou
les déserts… Ces projets auront chacun à leur manière montré le
visage que prendrait l’espace s’il était entièrement occupé
suivant les principes et les logiques de l’urbanisme de leur temps,
celui des années 1960. Ils auront parlé d’un monde qu’il ne
s’agissait (presque) plus de changer,
mais (déjà) de sauver.
Car
il s’agit bien pour finir d’une course au progrès, tout à la
fois surenchère et défi fatal en ces temps de conquête de
l’espace, d’édification du Mur de Berlin et de défis
technologiques. Contemporains lucides et cousins lointains de ces
mouvements d’architectes radicaux, les situationnistes constataient
en 1964 : « nous sommes forcément sur la même route que nos
ennemis - le plus souvent, les précédant - mais nous devons y être,
sans aucune confusion, en ennemis. Le meilleur gagnera »[14].
À sa manière, c’est aussi le « grand jeu » que
Baudrillard cherchera à mettre en œuvre : aller plus vite que le
système, accélérer, le défi et le rejet de la « radicalité
intégrée ». Chercher à mettre en échec un système intégré
où « personnalisation et intégration vont strictement de
pair. C’est le miracle du système »[15]. En
clair, « il faut vivre en intelligence avec le système et en
révolte avec ses conséquences. Il faut vivre avec l’idée que
nous avons survécu au pire. »[16] Dès 1968, dès Le
système des objets,
Baudrillard remarquait que « l’homme de rangement n’est ni
propriétaire ni simplement usager, c’est un informateur actif de
l’ambiance »[17].
La
singularité selon Baudrillard : s’imprégner de l’air du
temps sans y succomber. Chercher à y ouvrir des brèches en
« métabolisant » les signes et les images véhiculés
par son temps, paradoxal, aléatoire, ambigu et réversible.
Séduction et insurrection, surenchère et réversibilité, renvoyer
le principe de vitesse sur le système. Le
système des objets,
encore : « C’est tout l’univers de la Stimmung
qui a disparu, celui de l’unisson « naturel » des
mouvements de l’âme et de la présence des choses :
l’ambiance intériorisée. Aujourd’hui, la valeur n’est plus
d’appropriation ni d’intimité, mais d’information,
d’invention, de contrôle, de disponibilité continue aux messages
objectifs. »[18] En somme, chacun à leur manière, tous auront cherché, à travers
leurs écrits et leurs projets de papier, à faire éclater les
représentations communément admises, celles de la famille et du
travail, du quartier et de l’environnement, de l’intime et du
public, du populaire et du savant, du beau et du laid, juste avant
que la fin des années 1970 n’autorise le retour de toutes ces
figures traditionnelles sous la forme ricanante du rétro – c’est
irrépressible, je pense alors un peu à ses photos, un appartement
classique, un coin de cheminée, une lumière nordique, pâle, des
moulures, du parquet, des murs blancs… White
cube
ou bon chic bourgeois ? Jean Baudrillard, vers le neutre ?
Mais où est donc passée l’authenticité ?
Ce qui domine dans le système des objets ? C’est le système !
Ou plutôt la Matrice. La personnalisation dans l’intégration…
Et
le « sourire cool » du Pop art prend soudain le rictus du
complice sournois et grimaçant… Et les objets de montrer au
passage l’une de leurs fonctions profondes : camper « le
décor idéal d’un équilibre névrotique »[19].
Pour le dire autrement, pour le dire comme le psychanalyste Félix
Guattari, « à mesure que les révolutions déterritorialisantes
liées au développement des sciences, des techniques et des arts
balaient tout sur leur passage, une compulsion de
reterritorialisation subjective se mobilise. »[20] Ce mouvement s’aggravant encore lorsque l’essor des machines
focalise ses effets sur des facultés humaines comme la mémoire, la
perception, l’entendement et l’imagination… Ensuite, ce fut
l’imaginaire appauvri de « l’écran total ». Réalité
Intégrale : perte de l’échange symbolique, du négatif et de
l’antagonisme, de l’altérité, de l’utopie et du territoire,
de l’obscène et du secret… Personne ne cherche impunément à
mettre le feu aux représentations fondatrices. Flexibilité,
mobilité, autonomie, identité, créativité, originalité, vitesse,
hédonisme et nomadisme sont aujourd’hui devenus les mots de passe
du « nouvel esprit du capitalisme » magistralement cerné
par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur ouvrage éponyme paru
chez Gallimard en 1999, dix ans déjà.
Jean-Louis
Violeau
Jean
Baudrillard, 68 et la fonction
utopique
Laboratoire
Architecture-Culture-Société
UMR CNRS 7136 Architecture
Urbanisme Société
Ecole
Nat. Sup. d’Architecture Paris-Malaquais
NOTES
1. Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que
nous apprend l’anthropologie, Albin Michel, « Bibliothèque
Idées », Paris, 2007.
2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mai 68 n’a pas eu
lieu », Les Nouvelles littéraires, 3-9 mai 1984,
repris in Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, textes et
entretiens 1975-1995, Minuit, Paris, 2003, (p.p.215-217)
pp.215-216.
3. Jean Baudrillard, Le Miroir de la production ou l’illusion
critique du matérialisme historique, Casterman, Tournai, 1973,
p.120.
4. Jean Baudrillard, A propos d’Utopie, entretien avec
l’auteur (1997), Sens & Tonka éd., Paris, 2005, p.28.
5. Pour une série de témoignages autour de ces trois séries de
questionnements livrés par des sociologues et historiens alors tout
jeunes (Michel Verret, Jean-Claude Passeron, Viviane Isambert,
Antoine Prost) ou encore étudiants (Anne-Marie Sohn, Yvette
Delsaut, Philippe Robert, René Mouriaux), voir Jean-Michel
Chapoulie, Olivier Kourchid, Jean-Louis Robert et Anne-Marie Sohn
(dir.), Sociologues et sociologies. La France des années 60,
Paris, L’Harmattan, 2005.
6. Entrepris au lendemain de son décès brutal le 11 janvier 2000, le
recueil d’une série de témoignages émanant de proches ou de
collègues vient mieux éclairer le parcours du sociologue René
Lourau. Cf. Ahmed Lamihi et Gilles Monceau (dir.),
Institution et implication. L’œuvre de René Lourau,
Paris, Syllepse, 2002.
7. « L’invité, Alain Touraine », entretien avec Corinne
Martin et Thierry Paquot, Urbanisme, n°319, juillet-août
2001, (pp.14-21) p.19 et 20.
8. Jacques Donzelot, « Patasociologie à l’université de
Nanterre », in François L’Yvonnet (dir)., Jean
Baudrillard. L’Herne, Paris, Cahiers de l’Herne, n°84,
2004, (pp.59-66) p.59. Donzelot se souvient, amusé, que les
formulations que chacun choisirent pour un thème annuel (la
famille, la distinction des sexes, du social, de la politique)
« obéirent vite à une règle simple : je traitais de la
naissance, lui de la mort de chacun de ces objets » (id.,
p.61).
9. Françoise Choay, « Mort de l’Ecole des Beaux-Arts »,
La Quinzaine littéraire, n°52, 15-30 juin 1968.
10 Henri Lefebvre, « Lefebvre parle de Marcuse », La
Quinzaine littéraire, n°52, 15-30 juin 1968.
11 Citations extraites du catalogue Plastic Years présentant
les travaux du groupe en 1969 et reprises par Ghislain His dans
« Architectures du nuage », Faces, n°63
(« L’air »), revue de l’Institut d’Architecture et
d’Urbanisme de l’Université de Genève, automne 2006, pp.12-15.
12. A propos de l’architecture gonflable, voir notre contribution,
« Utopie : in acts » au catalogue The
Inflatable Moment. Pneumatics and Protest in ’68, Marc
Dessauce (éd.), Princeton Architectural Press, New York, 1999,
pp.36-60. Voir également Marie-Ève Mestre et Stéphane Magnin
(dir.), Air-Air. Celebrating Inflatables, Grimaldi Forum,
Monaco, 2000.
13. Jean Baudrillard, Cool memories II, Galilée, Paris, 1990,
p.131.
14. Internationale Situationniste, n°9, août 1964.
15. Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, Paris,
1968, p.202.
16. Jean Baudrillard, Cool memories IV, Galilée, Paris, 2000,
p.10.
17. Jean Baudrillard, Le système des objets, op. cit.,
p.37.
18. Idem, p.34.
19. Ibidem, p.108.
20. Félix Guattari, « du postmoderne au postmédia, inédit,
décembre 1985 », Multitudes, n°34
(« l’effet-guattari »), automne 2008, (pp.128-133)
p.129.
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